IX


— Aller à Pont-Audemer, mademoiselle ?… Mais, aujourd’hui, il n’y a aucun moyen de transport. Quand je dis aucun, c’est une façon de parler. Vous pourriez demander au père Horlaville s’il ne pourrait vous y conduire, ou peut-être à l’un de ces messieurs.

L’hôtelier avait volontairement élevé la voix.

Chavanay, qui fumait une cigarette confortablement assis dans un fauteuil, se leva :

— Vous désirez aller à Pont-Audemer ?

Colette le regarda d’un air si lamentable qu’il dit avec autorité :

— Je vous emmène.

— Oh ! monsieur, vraiment, je suis confuse.

— Nous y serons dans cinq minutes. Je vous en prie, ne vous excusez pas.

La jeune fille le remercia d’un sourire et, sous le regard amusé de leurs compagnons de la veille, elle monta dans la somptueuse Delahaye.

— Vous prenez le train ? demanda Chavanay, tandis qu’ils abordaient la côte de Trouville-la-Haule.

— Cet après-midi seulement, mais, avant, je veux faire une visite.

— Je vous ramène à Paris, si vous le voulez.

La jeune fille ne répondit pas immédiatement tant elle était surprise. Chavanay n’était pas Lesquent, mais était-il bien convenable d’accepter ?

— Je n’ai pas l’intention de rentrer très tard, insistait-il.

Colette regarda le long capot gris, les nickelages étincelants, et elle s’enfonça plus profondément dans les coussins de cuir.

— J’accepte avec plaisir et je vous remercie.

Déjà, elle regrettait.

« Je n’aurais pas dû accepter. Que va-t-il penser de moi ? »

« Puisqu’il te l’a offert », lui répondait son autre voix intérieure.

Ils amorçaient la descente de Pont-Audemer.

— Où désirez-vous que je vous arrête ?

— Laissez-moi avant le pont.

Il freina et rangea sa voiture au bord de la Risle.

— À quelle heure voulez-vous que je vous reprenne ?

— Je ne sais pas, après le déjeuner ou plus tard.

— Vous déjeunez chez vos amis ?

— Ce ne sont pas des amis. J’ai juste une course à faire.

Elle sentait le rouge lui monter au visage ; elle éprouvait toujours beaucoup de difficulté à déguiser ou à ne pas dire la vérité.

Chavanay regarda sa montre-bracelet.

Il est onze heures un quart. Je vous reprends ici dans une heure, c’est convenu ?

Déjà, il remontait dans l’auto et, tout intimidée, Colette le remerciait.

« Quelle idée ai-je eue d’accepter son invitation ? »

La Delahaye repartait vers Vieux-Port.

La jeune fille pensa alors au notaire et, d’un pas d’automate, s’engagea sur le pont.

— Mademoiselle Semnoz ?

— Oui, maître, et je m’excuse de vous déranger aujourd’hui, mais il est indispensable que je vous voie et je vous prie de m’accorder un quart d’heure d’entretien.

Le notaire eut un air de lassitude.

— Soit, mais je ne pourrai pas vous accorder plus de temps, car je m’apprêtais à sortir.

Il introduisit la jeune fille dans son salon et, lui désignant un fauteuil, lui demanda l’objet de sa visite.

— Maître, je suis allée hier visiter Grandlieu. Je suis venue de Paris, samedi, en compagnie de François Lesquent.

En effet, il m’avait demandé votre adresse.

— J’ai donc, non seulement découvert notre château, mais également mon cousin. Le hasard m’a fait le témoin d’une conversation entre lui et un certain M. Chavanay qui serait acheteur de Grandlieu. Je voudrais vous poser quelques questions, maître. D’abord, que pensez-vous des pommiers de la propriété ?

Le notaire ouvrit de grands yeux étonnés.

— Les pommiers ?

— Oui. Que valent ces arbres, rapportent-ils encore des fruits ?

— En bon Normand, je vous dirai que suivant les années, il y a plus ou moins de pommes.

— Ce n’est pas ce que je vous demande, dit nerveusement la jeune fille. Les arbres sont-ils vieux ou sont-ils en plein rapport ?

— Ils sont pour la plupart en plein rapport.

— Donc, Lesquent est un coquin. De toute façon, il était un coquin, mais vous venez de me donner la preuve qu’il voulait me tromper. Une autre question, maintenant. Est-il vrai que Francois Lesquent avait fabriqué un faux testament ?

Cette fois, l’attitude du notaire se modifia. Il avait, jusqu’ici, traité la jeune fille avec condescendance. Il mit ensuite peut-être plus de sécheresse, mais aussi plus de déférence dans sa tenue.

— Mademoiselle, je vous prie de considérer que je ne peux pas répondre à votre question. Vous n’ignorez pas que j’ai dû faire de difficiles démarches pour vous trouver. Je pense avoir défendu vos intérêts comme l’exigeait mon devoir, ne m’en demandez pas plus, et soyez assurée que vous ne serez pas lésée. Maintenant, pour me permettre de protéger vos intérêts, je vous demande de vouloir bien me dire ce que vous a appris votre visite au château de Grandlieu.

La jeune fille raconta son voyage. Elle dit la façon dont François s’était comporté avec elle, puis comment elle avait entendu sa conversation avec Chavanay. Enfin, elle confia au notaire comment le bavardage de la servante avait achevé de la mettre en garde contre son cousin.

Par une sorte de pudeur, elle n’osa avouer que ses relations avec Chavanay avaient dépassé le stade d’une rencontre fortuite dans une salle d’auberge.

— Il y a beaucoup de « racontars » dans les confidences de la servante, dit Me Lemasle avec un ton d’ennui. N’y attachez pas trop d’importance. Comprenez que Lesquent était en droit de se considérer le légataire universel de son cousin avec lequel il venait de vivre trois années. Et la loi veut que vous, qui ne connaissiez pas le défunt, ayez des droits égaux à lui. Alors, qu’il cherche à tirer son épingle du jeu, c’est humain ; mais je veillerai à ce que vos droits soient défendus, comptez sur moi, mademoiselle.

— Je comprends très bien, maître, mais peut-on tenir Lesquent pour responsable de la mort d’Anthime Letellier ?

— La servante a eu vite fait de bâtir un roman. C’est très grave de laisser mourir un homme et, sincèrement, je ne crois pas que Lesquent soit coupable d’un crime. Pour revenir à la vente du château, ce M. Chavanay est venu me voir samedi ; nous allons attendre son offre et, s’il achète, eh bien ! je veillerai à ce que votre part soit égale à celle de votre cousin… Mais, soyez tranquille, il n’y aura pas de soulte, je m’y opposerai.

L’entretien était terminé. M Lemasle reconduisit la jeune fille jusqu’à la porte et, après lui avoir de nouveau donné tout apaisement, il lui souhaita un bon retour.

Comme elle franchissait le porche de la maison du notaire, Colette aperçut la Delahaye qui remontait lentement vers le pont. Instinctivement, elle se rejeta dans l’ombre et attendit que Chavanay fût passé.

— Je suis allé rechercher mes bagages à Vieux-Port ; maintenant, nous sommes libres, lui dit-il quand elle l’eut rejoint. Si nous allions déjeuner à Deauville, il y a moins de quarante kilomètres, nous y serions dans une demi-heure.

« Quand je raconterai ça à Lina », pensait Colette.

Chavanay se montra un compagnon fort agréable, discret, jugeant des gens et des choses avec esprit, laissant percevoir, avec tact, des connaissances étendues.

Non seulement il ne chercha pas à savoir qui était Colette Semnoz, mais jamais la conversation n’effleura un sujet qui eût amené la jeune fille à dire quelles étaient ses occupations, où elle habitait, quelle était sa position sociale, pour quelle raison elle était venue, solitaire, passer le week-end à Vieux-Port. Lui-même était fort réservé à son sujet.

Tandis qu’ils suivaient la route si pittoresque entre Honfleur et Trouville, Colette se faisait cette réflexion :

« Il me semble que nous sommes de vieux amis ; nous ne nous connaissons pas et, au lieu de nous révéler qui nous sommes, nous parlons de la Normandie à Pâques, du métier de pêcheur, du plaisir et de l’ennui des villes d’eau, du dernier concert Pleyel et de l’exposition des Impressionnistes à l’Orangerie. »

La jeune fille écoutait Chavanay la plupart du temps ; cependant, elle ne craignait pas de donner son avis et de faire rebondir la conversation.

Quand il arrêta son auto devant le Normandy, elle dit avec une certaine gêne :

— Je ne suis pas habillée pour venir ici.

Il la regarda de son œil froid, puis il fit :

— C’est sans importance.

Il avait dit cela avec une telle fermeté qu’elle retrouva toute son assurance et elle était sûre d’elle en entrant dans le restaurant, peut-être parce qu’il était à ses côtés. Tout au moins, c’était ce qu’elle pensait.

Ils s’assirent à une table près d’une baie qui s’ouvrait sur la plage déserte. Au loin, la mer miroitait et, très haut dans le ciel, de paisibles nuages blancs remontaient lentement vers la Seine.

« Dans une heure ou deux, leur ombre courra sur la pelouse de Grandlieu », pensa-t-elle fugitivement.

Le maître d’hôtel s’approcha à pas feutrés pour présenter les menus. Discrètement, Colette regarda sur le côté. Il y avait deux Anglaises aux vêtements d’un vert invraisemblable et, plus loin, quelques couples qui déjeunaient silencieusement. Derrière Chavanay, une jeune femme prenait un café-filtre en fumant une cigarette. Aucune des convives ne portait une de ces robes extraordinaires que l’on voit sur les photos de présentation de couture. Alors, rassurée, la jeune fille s’intéressa au menu.

Le luxe était, ici, fait de silence et de distinction.

Très rapidement, Colette s’y habitua et, au dessert, elle savoura pleinement l’ambiance fastueuse du palace. Elle baignait dans une telle euphorie qu’elle sentit la nécessité de révéler à Chavanay quels intérêts elle avait dans le domaine de Grandlieu. Mais n’était-il pas déjà trop tard ? N’allait-elle pas le heurter en lui apprenant qu’hier elle l’avait dupé en lui parlant du château comme si elle ne l’avait pas connu ? Peut-être se fâcherait-il, ou peut-être, simplement, leur bonne entente se trouverait voilée et cette belle journée gâchée.

Elle remit à plus tard cet aveu.

Après le déjeuner, ils firent une promenade sur la plage, mais le fond de l’air était si frais qu’ils l’écourtèrent. Ils reprirent la route.

« Il faut absolument que je le lui dise avant ce soir », pensait-elle.

Mais, ni pendant le trajet, ni au thé qu’il lui offrit à Saint-Germain, ni tandis qu’ils rentraient à Paris, elle ne se décida.

Au début de l’après-midi, elle avait redouté de gâcher le reste de la journée et, dans la soirée, elle craignit de le vexer.

« Ce sera un triste remerciement que de lui laisser supposer que je me suis jouée de lui pendant toute cette belle journée. »

— Je vous dépose de quel côté ?

Ils arrivaient à la porte Maillot.

— Laissez-moi à l’étoile, si vous le voulez.

Tandis qu’ils remontaient l’avenue de la Grande-Armée, il insista :

— Je peux vous reconduire chez vous.

En un instant, Colette vit se dérouler le film merveilleux de cette journée de femme fortunée qu’il venait de lui permettre de vivre. Elle refusa que la dernière séquence se jouât devant la porte vétuste de la rue du Mont-Cenis.

— Si vous voulez arrêter du côté de l’avenue Victor-Hugo…

Elle sentait le sang affluer à ses joues. Certainement, sa voix avait faibli en émettant ce mensonge.

« Il faut que je le lui dise, au sujet de Grandlieu. »

La Delahaye se détacha du flot de voitures qui contournaient l’Arc de Triomphe et elle s’engagea dans l’avenue.

— Quel numéro ?

— Soixante-huit.

Elle avait dit ce chiffre au hasard.

Chavanay arrêta sa voiture devant un grand immeuble de pierre, un seul des battants de la porte monumentale était ouvert.

— Je ne sais comment vous remercier…

— Je vous en prie, vous ne pouvez pas vous imaginer le plaisir que j’ai eu à passer cette journée en votre compagnie. Passer n’est d’ailleurs pas le mot juste, parce que l’on passe le temps comme l’on tue le temps. Tandis qu’aujourd’hui, j’ai vécu de belles heures.

Il semblait à Colette que Chavanay énonçait ce qu’elle ressentait elle-même. Était-il assez perspicace, devin même, pour penser et dire ce qu’elle pensait, ou n’était-ce pas là une extraordinaire communion de sentiments ? Elle se sentit si intensément troublée qu’elle ne bredouilla que quelques mots, avant de glisser hors de la voiture.

— Quand vous reverrai-je ?

— Je ne sais pas, je…

L’esprit troublé, Colette songeait :

« Comment expliquer mes cachotteries au sujet du château ? Il est trop tard, maintenant… Et ma fausse adresse ?… Pourrait-il comprendre, cet homme riche habitué au luxe, les sentiments d’une petite fille simple, obligée de gagner sa vie, et honnête ? » Elle eut, tout à coup, l’impression d’avoir volé cette belle journée ! Un désir de fuir s’empara d’elle.

— Quand vous reverrai-je ? insista le jeune homme.

À quoi bon ! Les beaux souvenirs n’ont pas de lendemain.

Elle fuyait.

— Colette !…

Son nom lui parvint dans un souffle de vent frais, et elle franchit le porche comme si, au-delà de la porte massive, elle eût trouvé un refuge. C’était réellement une fuite.

Deux portes s’ouvraient, l’un à droite, l’autre à gauche, et, au fond, encore une autre qui devait donner dans la cour où jadis les équipages attendaient la sortie des belles dames.

Colette prit la porte de droite et elle hésita à se jeter dans l’ascenseur qui, minuscule et sombre, lui semblait un abri indispensable à sa panique. Elle réfléchit cependant qu’il valait mieux gravir l’escalier à pied. Elle monterait jusqu’en haut, puis elle redescendrait lentement. Cinq minutes plus tard, Colette s’avança vers la porte pour s’assurer si la voiture de Chavanay était encore là. Elle ne la vit pas. Alors elle sortit de l’immeuble et, d’un pas rapide, se dirigea vers la station de métro qui s’ouvrait à deux pas.

Furtivement, elle essuya une larme qui témoignait, croyait-elle, de son énervement. Quand elle était petite et qu’elle avait bien joué un jour de vacances, elle pleurait ainsi toujours le soir avant de s’endormir.

Fugitivement, la pensée l’effleura que, peut-être, elle pleurait cet ami irrémédiablement perdu dans cette capitale immense qui grondait autour d’elle.

Tandis que le métro remontant vers Montmartre la berçait doucement, elle se rappela l’inscription :

Pierre Chavanay,
rue de la Baume

aperçue sur la petite plaque de cuivre qu’elle avait encore, tout à l’heure, devant les yeux sur le tableau de bord de l’auto. Il manquait bien le numéro… Qu’importait puisque jamais, jamais elle n’irait rue de la Baume !