X

— Ne serais-tu pas amoureuse, toi ?

Colette regarda Lina et, haussant les épaules, fit :

— Tu es absurde !

La jeune fille sourit, et Colette poursuivit son récit :

— Je reconnais que j’ai été imprudente. Oui, j’ai eu la chance que Chavanay soit un homme plus réservé que mon illustre cousin. Mais je ne vois rien dans ce que je viens de te raconter qui puisse te faire supposer que j’éprouve le plus petit sentiment pour lui.

Lina hocha la tête d’un air entendu :

— Eh bien ! moi, j’y vois quelque chose.

— Quoi donc ?

— Cette véhémence que tu mets à te défendre. Mais, ma chérie, il n’y a aucun mal. Quel plus beau parti ma châtelaine pourrait-elle trouver que ce monsieur jeune et distingué, assez riche pour acheter son château ?

— Tu parles comme les annonces matrimoniales. Sache, Lina, que, pour moi, le mariage n’est pas une question de beau parti. Il doit y avoir d’autres sentiments que ceux que l’argent peut dispenser. D’abord, je n’aime pas Chavanay, mais l’aimerais-je que sa fortune serait à mes yeux un vice rédhibitoire.

— Le joli mot !

— Parfaitement. Je suis pauvre et, si j’épousais un homme riche, je me sentirais éternellement en état d’infériorité. J’aurais l’impression d’être sa gouvernante ou d’être en pension dans sa belle maison, ou encore d’être son esclave, suivant la manière dont il se comporterait à mon égard.

Lina réfléchit un instant :

— Tu as peut-être raison, mais peut-être as-tu tort… Il y a un point dont tu serais certaine, c’est qu’il ne t’épouserait pas pour ta fortune.

Colette eut un sourire mêlé de tristesse.

— Je ne prétends pas être épousée pour ma fortune.

— Tu te trompes. La fortune n’est pas une question de capital. Ce n’est qu’un rapport. Peut-être sembles-tu pauvre à Chavanay, mais ta situation, supérieure à celle de beaucoup de jeunes filles de ton âge, peut sembler être la fortune à quelque garçon paresseux. Ne cherchons pas plus loin un exemple : tu apporterais la fortune à François… si ses sentiments sont bien ceux que tu lui prêtes.

— Tu as raison, fit Colette, toute songeuse. Tu as raison quant à la fortune et quant à mon cousin. Mais retiens deux choses : que jamais je n’accepterai d’épouser un homme plus riche que moi, et que je ne suis pas amoureuse de Chavanay comme tu le penses.

Lina embrassa son amie et elle lui dit :

— Ne m’en veux pas, ma chérie, il se peut que je me trompe, je ne voulais que t’ouvrir les yeux.

Ce fut la conclusion d’une longue conversation au cours de laquelle Colette avait raconté à Lina son voyage en Normandie.

Colette s’aperçut soudain qu’il était très tard et qu’il était l’heure de rentrer chez elle.

En sortant de chez Lina et comme elle traversait la chaussée pour aller prendre l’autobus, le bruit aigu d’une auto freinant brusquement fit sursauter Colette.

Elle sortit de ses pensées pour apercevoir le museau monstrueux d’une grosse voiture américaine arrêtée presque contre elle. La peur rétrospective la cloua sur place un instant, puis, d’un bond, elle se réfugia sur le trottoir. Elle ressentit alors pleinement la peur. Son cœur heurtait à grands coups sa poitrine et, durant quelques secondes, les lumières de la rue papillonnèrent.

Déjà, l’auto était repartie, et Colette gardait l’image de ce capot noir auquel les enjoliveurs donnaient une allure de requin.

Elle poursuivit son chemin, remontant le flot des passants qui débouchaient du métro, et elle se dirigea vers la station de l’autobus.

Tandis qu’elle attendait, obsédée par la vision de l’auto qui avait failli la renverser, elle en vint à rapprocher la massive silhouette de la ligne si élégante de la voiture de Chavanay.

En images rapides, dans un rythme de cinéma, elle revoyait l’auto de Chavanay arrêtée devant l’auberge, puis la voiture s’en allant le matin de Pâques. Elle passait maintenant devant elle sur la vieille place de Pont-Audemer et, près du pont, elle, Colette, se glissait sur ses coussins de cuir rouge. Puis l’auto bondissait sur la route de Deauville, les arbres encore dénudés se reflétaient fugitivement sur les chromes des phares. La jeune fille goûtait à nouveau toute l’ivresse de la merveilleuse randonnée.

— Eh bien avancez !

Un choc dans le dos ponctua cet ordre et, brutalement, Colette fut entraînée par la foule qui se précipitait vers l’autobus arrêté. Quand elle se trouva prête à monter, elle vit le receveur raccrocher la chaîne et dire d’une voix morne :

— Complet !

Derrière, des gens grommelaient contre elle et, fort gênée, elle tourna les yeux vers la chaussée où les autos poursuivaient leur ronde éblouissante de feux rouges, blancs et jaunes.

« Tu t’es laissé fasciner comme une midinette par cette belle auto, c’est l’auto que tu aimes, aie le courage de te l’avouer », se disait-elle.

Jamais les six étages de la rue du Mont-Cenis n’avaient paru si pénibles à Colette. Il lui avait fallu ce but du refuge proche de son logis pour qu’elle eût la force de s’enfoncer dans le couloir sombre.

Elle montait, l’âme ravagée par l’odeur de poussière, par les murs lépreux, par les cris des gens du deuxième étage qui commençaient une scène de ménage, par les pleurnicheries des gosses du troisième, par le silence du quatrième où, derrière cette porte, deux pauvres vieux grelottaient de froid, sans soupe pour ce soir, car il y avait des mois qu’ils ne pouvaient plus faire qu’un seul repas par jour. Colette eût volontiers pleuré de toute cette misère, de cette médiocrité des jours sans soleil, de ce vide qu’elle sentait en elle.

Elle ouvrit la porte de son logement et, comme un papillon attiré par la lumière, elle s’avança dans une demi-obscurité jusqu’à l’immense baie qui s’ouvrait sur Paris. Un Paris nocturne au ciel transparent. Un Paris fait des blocs cyclopéens des immeubles qui escaladaient la Butte, avec des carrefours de lumière poudreuse, des carrés sombres et des jaillissements géométriques de néon rouge, et bleu.

Combien de temps resta-t-elle collée à la vitre ? Elle s’en arracha enfin et, tandis qu’elle se dirigeait vers l’interrupteur pour allumer la lumière, elle dit :

« C’est bête d’être pauvre. Si j’étais riche, je saurais bien si c’est lui que j’aime. »