XV

— Vous êtes donc persuadé que l’entrée de la cachette est située dans cette pièce ?

Lesquent hocha la tête.

— À peu près certain.

Ils se tenaient, Colette et lui, dans la bibliothèque, que, pour la circonstance, il avait hâtivement rangée. Dans un coin, son divan était recouvert d’un plaid vert et rouge qui dissimulait mal l’oreiller. En revanche, il ne traînait plus aucun vêtement, ni de linge.

La bibliothèque était une vaste pièce qui pouvait avoir quelque douze mètres sur dix. Sur deux faces, les murs étaient recouverts de rayons garnis de livres. Une autre face, percée d’une grande fenêtre, donnait sur le parc. La quatrième portait, en son centre, une cheminée monumentale avec, de part et d’autre, des portes qui ouvraient, l’une sur une salle, l’autre sur le couloir menant au hall. De chaque côté des portes, une seule rangée de rayons abritait des livres, tandis que, de chaque côté de la fenêtre, deux bibliothèques Empire contenaient des livres rares aux reliures splendides.

— J’ai sondé le plancher, dit Lesquent. Il m’a donné bien du mal, car, ainsi que vous pourrez le constater, il est fait de petits carrés de marqueterie. Il me semblait donc assez logique que l’un de ces carrés se soulève, ou s’enfonce, permettant l’accès à la cachette du comte de Boissy. Ceci était d’autant plus vraisemblable qu’il n’y a pas de cave sous cette pièce, c’est un terre-plein. J’ai passé des jours et des jours à chercher le point faible de ce parquet. Sans succès, J’ai essayé de passer une lame d’acier entre les lamelles de bois, mais en vain. Je n’avais pas tout à fait terminé ce travail quand je suis allé à Paris pour vous voir. Depuis, j’ai achevé mes recherches dans ce sens et j’ai commencé à explorer la cheminée. Si vous le voulez bien, nous allons l’examiner de plus près.

Ils s’approchèrent de la grande cheminée et Lesquent expliqua ce qu’il avait déjà fait et ce qu’il convenait, selon lui, de faire.

— Cette cheminée, dit-il, est très ancienne, plus ancienne que le château. Rien dans la monographie ne nous le précise, mais, à son style, je ne serais pas étonné qu’elle fût la cheminée du pavillon de chasse, Elle est assez vaste pour qu’une demi-douzaine de personnes puissent s’asseoir à l’intérieur, ainsi qu’on le faisait dans le temps à la veillée, le feu chauffant et éclairant les chasseurs qui devaient évoquer ici leurs prouesses.

Lesquent, pour démontrer son assertion, entra dans la cheminée et Colette l’y suivit.

— Ma première idée, dit-il, fut pour cette magnifique plaque décorée aux armoiries de Grandlieu. J’ai réussi à la desceller sans qu’elle me fît rien découvrir. Vous voyez, maintenant elle ne tient plus. Avec un peu de plâtre, je la reposerai. J’ai sondé aussi les dalles du sol. Tandis qu’il parlait, Colette examinait la cheminée avec attention. Elle regardait le mur du fond, les murs latéraux ; en levant les yeux, elle vit le conduit de fumée et, soudain, poussa un cri d’étonnement.

— Comment se fait-il qu’il y ait deux conduits ?

— Deux conduits ?

— Regardez, en voici un tout au fond, dont on ne voit pas l’issue, et, devant, il y en a un autre avec, tout là-bas, un petit carré de ciel.

— Je n’avais pas remarqué, dit Lesquent d’une voix mal assurée.

Il regarda tour à tour chaque orifice.

— C’est certainement pour avoir un meilleur tirage que cette cheminée est à double conduit. Venez ici, vous verrez le jour.

Colette s’approcha et leva la tête.

— Je ne vois pas.

— Vous ne vous mettez pas là où il faut. Tenez, penchez la tête par là.

Se disant, il la prit par l’épaule et lui appuya sur le cou.

Au même instant, il y eut un fracas effroyable. La jeune fille voulut se redresser, Lesquent l’immobilisait.

— Lâchez-moi !

Brusquement, ils s’étaient trouvés dans une obscurité totale.

— Que se passe-t-il ? fit Colette.

— Nous sommes sans doute dans la cachette, dit Lesquent d’une voix glaciale.

En même temps, il la lâchait, et elle se tournait en tous sens, sans voir la moindre lumière.

Ses mains heurtaient un mur rugueux.

— Nous ne sommes pas tombés dans une fosse… Vous ne dites rien… Pourquoi ne dites-vous rien ?

— Parce que je pense.

— Vous feriez mieux de chercher ce qui vient de nous arriver.

— C’est ce que je fais.

En tâtonnant, elle fit le tour du réduit où ils se trouvaient emmurés. Il y avait six petits pas à faire dans un sens et quatre dans l’autre.

— Il me semble, dit-elle en tremblant, qu’un rideau de fer est tombé devant la cheminée.

— Vous sentez du fer au toucher ?

Fébrilement, Colette passa sa main sur un mur, puis un autre, un autre et enfin le dernier. Tous avaient le contact rugueux de la pierre.

— C’est insensé, un morceau de mur ne tombe pas ainsi !

— Il faut le croire. La voix de Lesquent avait l’assurance de celle d’un homme parfaitement maître de lui.

— Si un rideau, comme vous dites, est tombé devant la cheminée, on doit, au moins, voir par le premier conduit, celui où tout à l’heure nous apercevions un carré de ciel.

Colette leva la tête en écarquillant les yeux. En haut comme en bas régnait l’obscurité la plus totale.

— Mon Dieu, je ne vois rien.

— C’est sans doute que le rideau est tombé entre les deux conduits.

— Vous avez raison ; mais, alors, on doit voir par le deuxième conduit, puisque vous disiez que…

— Oui, je cherche à voir, mais je ne trouve plus rien.

— Qu’allons-nous devenir… Avez-vous du feu sur vous ?

— Répondez. Avez-vous du feu ?

— Je cherche, je ne trouve plus mes allumettes.

— C’est affreux, nous sommes emmurés.

— …

— Mais répondez. Vous voyez bien que…

— Que ?

Elle n’osa dire le mot, mais, à la vérité, une angoisse effrayante s’insinuait en elle, commençant à la paralyser, lui pesant sur la poitrine, la prenant à la gorge.

Elle leva les mains au-dessus de sa tête pour chercher le conduit. Elle en sentit bien un, mais l’autre avait disparu. Cette recherche et l’effort qu’elle fit pour situer les choses la calmèrent un peu.

— C’est étrange, dit-elle. Après le deuxième conduit, il y avait le mur du fond de la cheminée. Or, je sens une aspérité et, au-delà, il y a encore deux pas à faire avant de toucher le mur…

— Vous avez raison et ceci me fait penser que le mur du fond de la cheminée s’est levé. C’est lui que vous sentez quand vos doigts touchent une aspérité. Cette partie du mur fait contrepoids avec celle qui est descendue et, en même temps, elle découvre une seconde cachette. Seulement, cette cachette ne semble pas contenir de trésor.

Une nouvelle crise d’angoisse empoigna la jeune fille.

— Je vous en supplie, François, faites quelque chose.

— Pour la première fois, aujourd’hui, elle l’appelait François. Il s’approcha d’elle et sa présence si proche la réconforta.

— Je pense que nous en sortirons, fit-il.

Il avait une voix convaincante qui donnait confiance. Il poursuivit :

— Il faut d’abord que nous retrouvions tout notre calme et réfléchir avec lucidité. Regardez ce que je viens de trouver.

Elle vit, sur le mur, un petit cercle lumineux. Un cercle qui ne faisait pas plus de cinq centimètres de diamètre.

— Vous avez de la lumière ?

— Oui, j’ai trouvé, dans le fond de ma poche, la petite lampe qui me sert à éclairer la serrure de ma voiture. Vous savez, ce n’est guère plus gros qu’un cigare à demi consumé. Il va falloir en être économe.

— Pensez-vous que nous allons être enfermés longtemps ?

Il ne répondit pas aussitôt. Il ménageait ses effets.

— Peut-être pour l’éternité…

— Je vous en prie, ne plaisantez pas ainsi. Ce n’est pas le moment !

— Je ne plaisante pas. Nous pourrons tenir plusieurs jours si le système d’aération n’est pas bouché.

— Taisez-vous.

Colette l’entendait marcher de long en large. Parfois, il passait près d’elle et puis elle le sentait s’éloigner avec angoisse.

— Vous ne trouvez pas le destin bien extraordinaire ? Enfin, vous avez repoussé mes avances. À aucun prix, vous n’auriez accepté de m’épouser et peut-être que nos os blanchiront ensemble.

— Je vous supplie de vous taire.

— Si c’était à refaire, hein ? Ou, si vous le préférez, supposons que nous sortions vivants d’ici, grâce à moi, parce que, vous, la peur vous cloue dans votre coin. Grâce à moi, vous auriez la vie sauve. Accepteriez-vous alors de devenir Mme Lesquent ?

— Vos suppositions sont ridicules. Vous essaierez de sortir, d’abord pour vous-même. Mais peut-être est-ce moi qui trouverai le moyen.

Il fit trois ou quatre allées et venues et laissa tomber :

— Non !

— Non ? C’est-à-dire ?

— C’est-à-dire que pour moi la vie ne vaut plus la peine d’être vécue sans vous et sans Grandlieu. Comprenez bien, Colette.

Il était contre elle, qui sentait son souffle sur son front. Il la tenait par les épaules.

— Comprenez. Grandlieu et vous, vous êtes étroitement unis. Je serai net. Vous êtes belle, désirable, et, en plus, grâce à vous, nous pouvons garder Grandlieu. Vous vous souvenez de l’esplanade bordée d’arbres avec la Seine pour fond. Vous vous souvenez de l’escalier de pierres blanches, des hautes cheminées. Alors, si je n’ai pas la certitude que vous m’épouserez, que vous deviendrez ma femme et que Grandlieu restera notre bien, alors autant que nous restions ici et que nos…

— Vous êtes fou !

— Peut-être, dans la mesure où l’amour peut faire perdre la raison.

— Vous savez bien qu’en nous mariant nous ne ferions qu’unir nos misères, puisque nous ne pouvons paver les droits.

— Nous hypothéquerons, nous emprunterons : mais je vous jure que nous conserverons Grandlieu.

— Lâchez-moi, vous me faites mal à me serrer ainsi.

— Pardonnez-moi.

Il desserra son étreinte et, le souffle court, il dit :

— Que décidez-vous ?

— Je ne sais pas, je sens la folie m’envahir. Je vous en supplie, François, pendant qu’il en est temps encore, que la fatigue, la faim et la soif n’ont pas affaibli vos facultés, cherchez le moyen de sortir d’ici, cherchons le secret.

— Non. Répondez-moi

— François, j’ai souvent pensé à la valeur de mes droits sur ce château. Ils sont légaux, mais… immoraux. Je n’ai jamais connu Anthime. J’ignorais jusqu’à son existence. J’aurais dû refuser l’héritage. Comme une écervelée, j’ai accepté… pour être : châtelaine, un jour, comme disait mon amie Lina. Je suis punie aujourd’hui. François, je vous abandonne ma part, le château est à vous.

— Je me suis mal fait comprendre, Colette. Ce n’est pas votre part d’héritage que je convoite. Certes, vous ne pouvez imaginer ce que Grandlieu représente pour moi. J’éprouve presque de l’amour pour ce château. Mais Grandlieu, sans vous, ne serait qu’un grand corps sans âme. Il serait semblable à ces somptueuses robes d’autrefois que l’on voit dans les vitrines des musées. Elles sont un peu fanées, les ors en sont ternis ; il leur reste le charme des vieilles et belles choses, mais on a peine à imaginer qu’elles servirent à parer une jolie dame d’antan. Non, Colette, un château sans châtelaine n’est qu’un triste berceau vide.

Ces mots eurent au moins le don d’apaiser l’affolement de la jeune fille.

— Vous êtes un grand enfant, François, et je ne saurai mieux vous comparer qu’à ces petits garçons qui étouffent leur chaton préféré, tant ils l’ont serré par affection. Vous devez comprendre que, pour une jeune fille, la situation dans laquelle nous nous trouvons est peu propice à faire éclore un sentiment de tendresse.

— Si vous saviez à quel point je vous aime, Colette !

— Tout beau, calmez-vous, mon ami. Vous êtes-vous rendu compte que ce que vous faites là, en me disant : « Acceptez-vous de m’épouser ou nous mourrons ici ? » n’est qu’une petite manœuvre peu élégante, un vulgaire chantage.

— Non, Colette, ne croyez pas…

— Je ne le crois pas, rassurez-vous. Je vous connais déjà un peu et c’est pourquoi je pourrai vous pardonner. Réfléchissez, si j’étais quelque peu rouée, j’aurais pu, à votre premier mot, vous promettre le mariage. Mais que vaudrait cette promesse quand nous serions sortis ? Allons, François, ensemble nous allons chercher le moyen de sortir d’ici, et si nous réussissons, eh bien ! ne croyez-vous pas que le souvenir de cette aventure, vécue ensemble, pourrait être le départ de sentiments plus affectueux ?

— Je vous demande pardon, Colette.

Sa voix n’avait plus le pathétique de tout à l’heure. Il semblait penaud. Cependant, il hasarda :

— Vous ne me haïssez pas trop ?

— Je ne vous hais pas.

— Mais vous ne m’aimez pas ?

Elle fit attendre sa réponse. Enfin, elle dit d’une voix grave :

— Je ne sais pas si je vous aimerai un jour, comme vous le souhaitez, mais n’ayez pas la maladresse d’éteindre la petite flamme de sympathie qui est en moi.

Puis, d’une voix qui essayait d’être ferme et même joyeuse, elle dit :

— Allons, François, au travail. Il s’agit de trouver comment M. de Boissy sortait de sa cachette tandis que les Bleus dormaient.

— Et si le système est détraqué ?

— Il a bien fonctionné pour nous enfermer.

— Peut-être, mais… avant de chercher, je crois qu’il faut réfléchir quel peut être ce système.

Ils restèrent un long moment sans parler. Colette s’était assise dans un coin, les coudes sur les genoux.

François continuait à aller et venir, tel un fauve tombé dans un piège.

— Vous ne pouvez pas vous arrêter de marcher ?

— Pour le temps qu’il nous reste à vivre, ne pouvons-nous pas agir à notre guise ?

— Vous avez raison, marchez.

Elle se leva et commença minutieusement à palper le mur, recherchant une aspérité particulière qui pourrait être la commande du secret permettant de faire lever le pan de mur obstruant la cheminée. N’en était-il pas toujours ainsi dans les romans et dans les films ? Cette exploration était fastidieuse, mais elle avait au moins l’avantage de lui occuper l’esprit.

Soudain, elle sentit un creux, comme une niche creusée dans la pierre. La niche n’était pas vide. Elle contenait…

François, voulez-vous allumer votre petite lampe ?

La voix de Colette tremblait d’émotion.

La lumière courut sur le mur et vint s’immobiliser sur la niche. Elle recélait un coffret couvert de moisissure.

Un instant, Colette oublia le tragique de leur situation.

— Le trésor !

Son cousin saisit la petite boîte recouverte de cuir et décorée de clous vert-de-grisés.

— Il faudrait l’ouvrir…

— Tout en disant ces mots, il souleva le couvercle dont la serrure rouillée se détacha.

— Regardez, fit-il à mi-voix.

— Des bijoux !

— Et des perles… Dommage que nous soyons enfermés, emmurés.

— Je l’oubliais.

Lesquent lui mit le coffret dans les mains et éteignit sa lampe.

Colette resta sans changer de place, serrant le coffret contre elle. Elle se disait intérieurement :

« Le trésor… Nous sommes riches… Je suis riche… »

Elle pensait à Chavanay, quand son cousin dit à haute voix :

— J’ai une idée.

Il s’était arrêté de marcher. Il ajouta :

— Je vais essayer quelque chose, mais je crains que le mur mobile ne vous blesse. Je voudrais que vous restiez sans bouger contre le mur du fond.

— Si vous le jugez utile, je vais y rester.

— Indispensable. Vous y êtes ? Ne bougez plus.

Le fracas retentit, mais elle n’eut pas peur parce qu’elle s’y attendait et aussi parce que le jour se fit. Il grandit sur le sol de pierre et déjà le visage de la jeune fille s’éclairait de joie, quand elle le vit décroître. Elle releva la tête. Il faisait nuit à nouveau.

Tout cela n’avait duré que deux secondes à peine.

— Que s’est-il passé ?… François ? François ? Vous êtes blessé ?

François ne répondait pas. Elle allongea les bras devant elle et toucha le mur. Ce mur, contre lequel Lesquent l’avait mise en garde, qui, en temps normal, faisait le fond de la cheminée et tout à l’heure s’était levé, venait de retomber.

— François.

La voix de Colette était moins assurée.

— François.

Elle avança à tâtons, reconnut que sa prison avait diminué de moitié et qu’elle y était seule.

Alors, pour la première fois, sa peur ne connut plus de borne. Elle était seule, emmurée dans cette prison de pierre. Seule…

Victorieux, Lesquent sortit de la cachette. La cheminée avait retrouvé son aspect primitif. Il fit un pas vers la table et s’y arrêta. Pris de curiosité, il revint vers la cheminée pour examiner le bas du mur qui en faisait le fond. Il n’y avait aucune trace qu’il fût mobile et qu’il puisse manœuvrer.

« Ils savaient travailler dans ce temps-là », fit-il entre ses dents.

Il vint vers la fenêtre regarder la vue magnifique du parc, que la Seine barrait de son ruban argenté.

« Rien ne presse. Plus notre chère amie moisira dans cet in pace, plus elle appréciera son « sauvetage » que je ferai tout à l’heure. »

Il eut un méchant sourire.

« Mon petit François, ta mise en scène a été parfaite. Rien n’y manquait, ni une autorité calme, ni les quelques allusions macabres propres à effrayer la demoiselle. Bien sûr, tu as failli tout gâcher par précipitation, mais cette excellente Colette a su, avec quel doigté, te faire savoir qu’elle était plus sensible aux beaux sentiments qu’au marchandage. Nous veillerons à la satisfaire. Maintenant que le trésor de Grandlieu est en sûreté, que le château va t’appartenir, tu vas disposer d’une belle base de départ vers la gloire et la fortune. »

Il s’étira voluptueusement, alluma une cigarette. Puis, ayant regardé sa montre, il décida de laisser Colette encore une demi-heure dans sa prison.

« Elle pourra caresser les bijoux et même compter les perles que j’ai laissées dans le coffret. Ah ! si elle était venue hier !… C’est là qu’elle aurait ouvert de grands yeux. Hier, quand j’ai réellement découvert la cachette… Hier, quand le coffret était plein. »

À ce souvenir, il ne put résister au plaisir d’aller revoir la partie la plus importante du trésor qu’il avait dissimulée. Il se dirigea vers le hall, monta l’escalier quatre à quatre et entra dans la chambre principale, appelée la chambre du roi, parce que Gontran de Grandlieu l’avait fait préparer dans l’espoir que Louis XV y passerait une nuit. La cour changea d’itinéraire et le roi n’y coucha jamais, mais elle conserva le nom donné prématurément.

Lesquent referma soigneusement la porte derrière lui. Il choisit l’une des clés de son trousseau pour ouvrir une sorte de commode Louis XVI qui, à la vérité, était un coffre-fort de conception récente, dissimulé dans un meuble ancien. Après avoir fait le chiffre et tourné les deux manettes, Lesquent ouvrit la porte blindée. Sur les deux rayons du coffre, en vrac, étaient posés deux tas de perles et de joyaux. L’homme resta devant eux comme fasciné, puis, avec précaution, referma le coffre et redescendit vers la bibliothèque. Une voix le fit sursauter. Elle disait :

— Excusez-moi de vous déranger. J’ai frappé, mais comme personne ne répondait, j’ai pris la liberté d’entrer.

Un homme se tenait debout dans le hall. Un homme grand et bien taillé, vêtu d’un costume de sport et que l’étrange châtelain reconnut pour le plus sérieux des acquéreurs éventuels du château.

— Monsieur Chavanay ! Quel bon vent ?

Lesquent souriait, mal à l’aise. Quelle fâcheuse idée Chavanay avait-il eue de venir aujourd’hui, alors que lui, Lesquent, avait une occupation si importante ! Mais, au fait, Chavanay devenait parfaitement inutile pour la réalisation de ses projets.

« Bien sûr, je ne peux pas lui dire tout de go que je n’ai plus besoin de lui. Personne ne doit se douter que je suis devenu riche subitement. Aujourd’hui, il me faut gagner du temps. Il est curieux de constater que nous passons une partie de notre vie à attendre la fortune et que le jour où elle à vous, on s’aperçoit que l’on n’est pas prêt à la recevoir… »

Tout en réfléchissant, Lesquent avait conduit son visiteur vers la bibliothèque. Il avait pris machinalement cette direction, et ce fut en s’effaçant pour laisser entrer Chavanay qu’il s’aperçut de son imprudence.

— Excusez-moi, dit-il avec un vif esprit de décision, j’aurais dû vous recevoir au salon. Si vous le permettez…

— C’est inutile, je vous en prie. Cette bibliothèque est, d’ailleurs, la pièce que je préfère dans ce château. Peut-être parce que ces reliures précieuses forment un ensemble séduisant…

À cet instant précis, les deux hommes virent le chapeau de Colette négligemment jeté sur un fauteuil.

« Colette ici ? » se demanda Chavanay avec stupéfaction.

Au diable le chapeau !… » pensait Lesquent.

Puis, aussitôt, il réfléchit que Chavanay ne pouvait connaître ce chapeau. Il se dirigea vers le fauteuil, retira le chapeau de la jeune fille et présenta le siège à son visiteur.

Quand les deux hommes furent assis, Lesquent demanda :

— Que me vaut votre visite, cher monsieur ?

— Eh bien ! je suis fort désireux de voir cette affaire aboutir. Me Lemasle m’avait laissé entendre que mes propositions étaient acceptées et qu’il écrivait aux deux copropriétaires, à vous et à votre parente. Il y a quelques jours, avant-hier exactement, j’ai téléphoné à Me Lemasle. Celui-ci m’a dit qu’il avait bien reçu votre accord de principe, mais qu’il n’avait encore rien de cette demoiselle… Larose, je crois. Je n’ai peut-être pas très bien compris son nom au téléphone. Je me suis donc décidé à venir vous voir. Je vous sais très désireux de vendre et vous m’aviez dit avoir une certaine influence sur votre parente. Je vous demande de faire le nécessaire auprès d’elle.

Lesquent prit un air ennuyé.

— Vous auriez dû m’écrire avant de venir. Je crains que vous ne vous soyez dérangé inutilement. J’ignorais que ma cousine n’eût pas répondu au notaire, mais, soyez sans crainte, je vais le lui rappeler et, au besoin, j’irai la voir. Avant une semaine, vous serez fixé…

Et pour marquer qu’il jugeait l’entretien terminé, il se leva de son fauteuil. Cependant, son interlocuteur insistait :

— Êtes-vous sûr que cette demoiselle ne fera pas de difficultés ?

— Absolument. Elle est dans un grand dénuement et n’a qu’un désir : vendre. Les quatre sous qu’elle retirera de cette opération équivaudront pour elle à une fortune… Vous pensez bien qu’elle ne s’opposera pas à la vente.

— Comment s’appelle-t-elle ?

Lesquent marqua une hésitation qui n’échappa pas à Chavanay, puis, comme une provocation au destin, il lança :

Mlle Semnoz.

Il lut l’étonnement sur le visage de Chavanay.

— Elle habite Paris ?

L’industriel mit trop d’intérêt dans le ton de sa question. Cette fois, Lesquent marqua un recul.

— Non, elle habite Pont-Audemer.

— Mais le plus simple est que j’aille la voir.

— Vous ne la trouverez pas, elle est en montagne actuellement. Oui, dans une maison de repos dans les Alpes. C’est sans doute pourquoi sa réponse n’est pas parvenue au notaire, mais ne craignez rien, je vais m’en occuper.

Chavanay se leva. Il devait être satisfait des réponses de son hôte.

— Parfait, je vais donc attendre.

Soudain, ses yeux se portèrent sur la cheminée.

— La plaque du foyer est descellée, fit-il.

— Oui, je vais la faire remettre.

— Elle est très belle, cette cheminée…

Chavanay l’examinait attentivement, puis il haussa les épaules sans que Lesquent pût deviner pourquoi, et il se dirigea vers la porte.

— Écrivez à cette demoiselle, si vous avez son adresse actuelle. La belle saison approche et, avant de venir ici avec des amis, je voudrais faire quelques travaux.

Il tendit une main négligente à Lesquent et descendit le perron jusqu’à son auto.

Lesquent le regarda partir. Quand l’auto eut disparu, il revint vers la bibliothèque. Il avait eu chaud. Soigneusement, il ferma la porte à clé et se dirigea vers la cheminée.

« Curieux type ! se disait Chavanay en pensant à Lesquent. Et étrange coïncidence !… »

Il freina en arrivant à la grille et, avant de s’engager sur la route, réfléchit un instant. Enfin, sa décision prise, il démarra brutalement.