Châtelaine, un jour…/26
XXVI
Il y avait trois semaines que Colette avait repris son emploi chez Fourcaud quand, un soir, celui-ci lui annonça qu’il allait s’absenter quelques jours.
— Il n’y a rien de bien important en ce moment. Je vais en profiter pour rejoindre ma femme à Biarritz. Je viens de passer en revue les affaires en cours, je ne vois rien qui puisse vous attirer des ennuis en dehors des balles de coton que nous avons transportées pour Stella à Troyes. Le chauffeur nous a prévenus que certaines sont en mauvais état. Si notre client fait une réclamation, il sera indispensable que vous alliez avec lui vous rendre compte sur place de l’état de ces balles. Je tiens à ce que vous y alliez vous-même, ajouta Fourcaud. D’ailleurs, Lebaud, qui s’occupe habituellement de ce genre d’affaire, est en vacances.
En vérité, Colette fut très satisfaite, quand la manufacture Stella téléphona pour demander qu’un représentant des établissements Fourcaud vienne constater l’état de certains emballages.
La jeune fille éprouvait le besoin de s’évader de ses pensées. Le voyage à Troyes, la discussion à engager, les responsabilités à prendre, seraient pour elle un puissant dérivatif.
— Une auto partira demain matin à huit heures de nos services commerciaux, rue La Boétie, vous pourrez en profiter, lui dit l’employée de chez Stella.
Colette promit d’être au rendez-vous.
Afin de représenter dignement M. Fourcaud, la jeune fille choisit celle de ses robes qui lui seyait le mieux. Une robe noire très simple, mais qui venait de chez un bon couturier. Véritable folie qu’elle s’était offerte quelques jours avant. Elle l’égaya d’une broche enrichie de diamants qui provenait du trésor.
Quand elle arriva aux bureaux de Stella, elle les crut d’abord déserts. La porte, cependant, était ouverte. Elle s’avança et trouva une secrétaire qui feuilletait des dossiers.
— Si vous voulez attendre notre directeur, il va venir dans un instant et doit vous conduire lui-même à Troyes.
— M. Morin, sans doute ?
— Non, M. Morin est notre directeur commercial. C’est le directeur général lui-même qui a tenu à s’occuper de cette affaire. Je crois que M. Fourcaud le connaît personnellement et il lui a demandé de régler avec vous ce litige. Il est très gentil, vous verrez, beaucoup plus conciliant que M. Morin.
Colette se redressa. Elle connaissait Morin comme étant un homme très dur en affaires. Elle s’était fait un point d’honneur à ne pas se laisser manœuvrer et à défendre pied à pied les intérêts de Fourcaud. Ce qui était pour elle la première occasion de lui montrer sa reconnaissance. Et voilà, sans doute parce qu’elle est une femme, que, craignant qu’elle ne se laissât influencer par le redoutable Morin, Fourcaud avait usé de ses relations personnelles pour lui faciliter la besogne.
— Je vais aller prévenir que vous êtes arrivée, fit la secrétaire qui se leva, un paquet de documents à la main.
Elle revint peu après et annonça :
— M. Chavanay arrive immédiatement.
Colette n’était pas revenue de sa surprise qu’une porte s’ouvrait sur la silhouette bien découplée que la jeune fille connaissait bien. Chavanay eut un haut-le-corps en la reconnaissant.
— Vous êtes toujours chez Fourcaud ?
Colette sentit son cœur se serrer. Elle le retrouvait bien tel qu’il était resté dans sa mémoire, d’une indiscutable élégance, d’une suprême distinction. Cependant, malgré toute sa réserve habituelle, il ne pouvait cacher à la jeune fille tout son trouble. Celle-ci laissa échapper un soupir.
— Je suis la secrétaire particulière de M. Fourcaud.
— Bien, bien.
Il jeta nerveusement la cigarette qu’il tenait à la main.
— Ma voiture est en bas, fit-il.
Ils descendirent sans dire mot. Avec une politesse parfaite qui était l’une de ses séductions, il l’aida à s’installer dans la « 15 CV » noire dont il se servait pour les affaires.
Tant qu’ils furent dans Paris, ils n’échangèrent aucune parole. Colette se trouvait dans un état fébrile d’agitation et cependant il fut bientôt flagrant à ses yeux que son compagnon n’était pas absolument maître de lui. Ses gestes étaient brusques. Deux fois, il freina si brutalement que la tête de la jeune fille faillit heurter le pare-brise.
Elle ne dit rien jusqu’à la sortie de Paris. Mais quand ils furent sur la route et qu’elle vit le compteur dépasser le cent, puis le cent dix, d’un geste instinctif sa main se crispa sur la portière.
— Vous avez peur ?
Sa voix était incisive, et Colette répondit le plus calmement possible :
— Je n’aurais pas peur si je vous savais maître de vous.
— Qu’importe ! Ne croyez-vous pas qu’un solide platane comme celui-là…
— Ne dites pas cela !
— Il est vrai que vous tenez à la vie, vous !
Ils abordaient un virage et les pneus de l’auto crissèrent sur l’asphalte. Chavanay avait les yeux fixés sur la route et la crispation de sa mâchoire montrait à quel point il était tendu.
— Vous pouvez vous vanter d’être la première femme qui se soit moquée de moi. Vous avez dû en faire des gorges chaudes avec votre compère ?
Colette ne répondit rien. Elle s’était promise d’écarter toute discussion. Pour elle, tout était irrémédiablement perdu. Alors, à quoi bon ?
— Et cependant, disait-il, j’avais cru que vous n’étiez pas une femme comme les autres. Je vous voyais comme un ange de pureté, alors qu’en vérité vous vous êtes révélée d’une duplicité effrayante.
« Tour à tour, la jeune femme mystérieuse qui s’éclipse avenue Victor-Hugo, la jeune femme assez libre pour se laisser emmener à Deauville, mais suffisamment réservée pour inciter un honnête homme à garder ses distances. Puis la jeune fille sage, yeux baissés, rougissante, qui cache sa propriété en Normandie en vivant modestement dans une mansarde à Montmartre. Ah ! de quelle splendide colère n’éclatiez-vous pas, avenue Foch ! « Je ne suis pas de celles que l’on emmène au Bois. » Tandis que moi j’étais de ceux que l’on mène en bateau. Quel génie de la mise en scène !…
— Voulez-vous d’abord aller moins vite ?
Cette prière faite si calmement augmenta encore la rage de Chavanay.
Ils descendaient une côte toute droite qui, juste en face, remontait semblablement rectiligne. Devant eux un énorme camion s’en allait qu’ils doubleraient dans quelques secondes et là-bas, en face, une traction noire descendait, accourant vers eux. Brutalement, une image atroce passa devant les yeux de Colette. Immanquablement, Chavanay doublerait le camion quand la traction les croiserait. Ce serait l’accrochage à cent vingt à l’heure et l’écrasement sur le mastodonte.
— Ralentissez, je vous en supplie !
En même temps, elle s’accrochait au bras de Chavanay et elle sentit l’auto déraper. Avec maîtrise, le conducteur réussit à redresser sa voiture, mais la masse du camion se rapprochait avec une vitesse effrayante. Colette ferma les yeux. Elle entendit les pneus crisser sur l’asphalte et se rendit compte que l’auto ralentissait.
Quand Chavanay la regarda, elle pleurait.
L’auto était arrêtée sur l’herbe. Là-bas, l’énorme camion poursuivait sa route, nimbé d’une fumée bleuâtre.
— En vous accrochant à moi, nous pouvions nous jeter dans le fossé, alors que nous avions notre chance de passer.
— Autrement dit, je comblais vos espoirs en nous envoyant ad patres.
— Peut-être. Je me demande parfois si vous vous rendez compte de vos actes… Vous alliez comme un fou.
— Je ne parle plus de ça, mais du mal que vous m’avez fait.
— Je vous assure que ce fut involontaire.
— N’essayez pas encore de ruser.
— Je me suis juré, tout à l’heure, de ne pas répondre à vos reproches…
Elle eut une hésitation.
— Mais je ne peux pas laisser vos accusations sans réponse. J’ai cru à votre amour. Je ne crains pas de l’avouer et c’est pourquoi je suis allée, quand même, le lundi soir à notre rendez-vous. Et vous n’y étiez pas, vous… Par colère, vous aviez déjà refusé à Sonnart de l’aider à me dégager, mais le lundi, par orgueil, par crainte que je me sois moquée de vous, vous n’êtes pas venu. Vous avez aveuglément cru cet homme dont vous vous méfiiez, mais vous n’avez eu aucun espoir que je vienne me justifier. Le grand amour que vous éprouviez pour moi ! Votre orgueil d’homme était plus fort que ce soi-disant amour…
— Colette, je vous assure… et je ne comprends rien à vos paroles. Sonnart, c’est Lesquent ?
— Oui, je vous expliquerai. Laissez-moi vous dire la vérité, sans chercher à dissimuler nos propres fautes. Que m’importe maintenant ! Quand j’aurai terminé, sachez, monsieur, que le livre sera refermé à jamais. Peut-être devrons-nous encore nous rencontrer, mais vous ne serez jamais plus, pour moi, que le directeur général de la Stella.
« Si j’avais osé le premier jour avouer que j’avais des droits sur Grandlieu, peut-être que rien ne serait arrivé.
« Le jour de Pâques, quand vous avez visité le château, j’y suis arrivée au moment où Sonnart vous vantait la valeur de Grandlieu et vous parlait d’une soulte. J’avais de graves raisons de croire qu’il voulait me voler…
« J’ai donc écouté sans me montrer. Ce fut ma première faute. Le soir, j’ai essayé de vous faire dire quelles offres il vous avait faites. Dès le lendemain, je regrettais ma ruse et cette journée, si belle grâce à vous, me fut en partie gâchée. À chaque minute, je voulais vous avouer que Grandlieu était pour une moitié à moi, et à chaque fois, prête à parler, je remettais à plus tard.
— Pourquoi vous faire déposer avenue Victor-Hugo ?
— Par orgueil… non pas pour vous faire croire que j’habitais ce somptueux immeuble, mais pour que vous ne sachiez pas quelle misérable maison j’habitais. Et puis, je craignais aussi de me laisser entraîner. J’étais pauvre, éblouie par cette journée de princesse que vous m’aviez fait vivre. Je ne pouvais pas encore faire la part de l’émerveillement et de l’amour.
— C’est pourquoi, d’abord chez Fourcaud, puis le soir, vous avez refusé de m’écouter ?
— Oui. Entre temps, j’avais appris votre mariage manqué…
« J’en viens au soir où vous êtes venu chez moi. Je savais que je vous aimais, mais je pensais que la pauvre jeune fille que j’étais ne pouvait devenir Mme Chavanay. Or, je venais d’apprendre qu’une légende racontait l’existence à Grandlieu d’une cachette où, durant la Révolution, avait été déposé un trésor que nul n’avait jamais découvert. Si nous trouvions ce trésor, mon triste associé et moi-même, je serais riche, je pourrais vous apporter une dot.
— Folle !
— Peut-être… Tandis que vous étiez chez moi, j’ai reçu une visite. C’était Sonnart. Il venait m’annoncer qu’il était près de trouver le trésor. Il n’attendait plus que moi pour la dernière exploration. Je n’avais qu’une crainte. Que l’un de vous deux vît l’autre. Je lui ai demandé de revenir le soir ; ce fut à ce moment que nous mîmes au point l’expédition.
« Le surlendemain, je partais à Grandlieu ; mais avant, le matin, je vous envoyais une lettre remettant au lundi notre rendez-vous du samedi.
— C’est pourquoi, désemparé de ce samedi si vide, je décidai d’aller en Normandie, moi aussi.
— En examinant la cheminée, un mur mobile descendit comme un rideau et nous enferma, Sonnart et moi, lui seul réussit à s’échapper. Vous êtes arrivé à ce moment. Vous vouliez l’adresse de la copropriétaire du château et, quand vous avez su que c’était moi, vous avez éprouvé une si grande colère que vous avez refusé, quelques instants plus tard, d’aider Sonnart à me délivrer. Vous me saviez emmurée et vous avez…
Un sanglot l’étouffa.
— C’est Lesquent qui vous a donné cette version ?
— Évidemment !
— Elle est fausse. J’ignorais que vous fussiez en danger. Ah ! si j’avais pu supposer… Colette, je vous conjure de me croire. Rien, n’est-ce pas, maintenant, ne pourrait m’inciter à mentir ? Vous l’avez dit tout à l’heure, quand nous aurons terminé, nous fermerons le livre de nos amours défuntes…
« Sachez d’abord que je suis venu deux fois à Grandlieu, cet après-midi-là.
Chavanay raconta ses deux visites à celui qu’il appelait toujours Lesquent.
— Il a donc menti ! Quel affreux personnage !
— Il a menti deux fois à vous et à moi, et cependant il ignorait que nous nous connaissions. Quel intérêt avait-il à mentir ?
— Il ne tenait pas à ce que l’on sache que nous venions de découvrir un trésor. Vous, moins que quiconque, puisque vous étiez susceptible d’acheter le château.
Chavanay hocha la tête.
— Vous avez effectivement découvert le trésor ?
— Je l’ai effectivement découvert, cette broche en est l’un des joyaux.
Chavanay réfléchit un moment, puis il dit :
— Je crois que l’attitude de Lesquent est plus simple à expliquer qu’elle ne le paraît à première vue. J’arrive à Grandlieu à un moment inopportun. Il ne veut pas que j’apprenne la découverte du trésor et, d’abord, il ignore que je vous connais. Alors, simplement, il me donne votre adresse. Il ne joue la comédie que lorsqu’il sait que nous nous connaissons et que j’ai reconnu votre chapeau. Plus tard, il ne vous mentira que pour vous cacher son mensonge. Le mensonge ne peut qu’amener le mensonge. Mais comment êtes-vous sortie ?
— Il a creusé un trou dans le mur, il a descellé des pierres, scié des barreaux de fer.
— J’aurais tant voulu vous sauver !
La jeune fille lut alors dans les yeux du jeune homme l’intensité de sa passion. Elle en fut bouleversée, mais quand il lui saisit les bras et voulut l’attirer contre lui, elle l’arrêta.
— Non, je vous en prie… Ce n’est plus possible.
— Plus possible… Mais vous ne vous rendez pas compte que nos reproches mutuels sont sans fondement, que le seul coupable est cet individu.
La voix de Colette prit une étrange intonation, elle se fit plus rauque, comme irréelle.
— Le lundi, j’étais désespérée en revenant du rendez-vous où vous n’étiez point venu. J’ai vécu de sombres semaines en dépit de ce trésor qui me faisait riche. Parfois, j’arrivais à penser que le destin m’avait apporté la fortune sur un plateau et le malheur sur l’autre.
« Je ne sais si vous le savez, j’avais une amie, Lina, ma seule amie. Je dois vous dire aussi que Lesquent venait me voir assez souvent. Je l’avais d’abord jugé comme un rustre ; mais il m’avait sauvée d’une mort affreuse…
— Peut-être avait-il voulu surtout sauver le trésor.
— Peut-être. Les actes et les sentiments de ce garçon furent toujours complexes, difficiles à définir. Il me faisait pitié ; j’acceptai qu’il vînt de temps à autre, et Lina, beaucoup plus subtile que moi, se rendit compte du machiavélisme de cet homme. Un soir, il y eut une discussion terrible entre eux et Lina partit. Elle ne revint plus jamais. En peu de temps, j’avais perdu l’amitié et l’amour…
Colette se tut un instant et, avec effort, poursuivit :
— Les hommes ont deux moyens de séduire les femmes : leur magnificence, force physique ou richesse, ou la pitié. Je vous l’ai dit, j’avais pitié de Sonnart, j’étais seule…
Chavanay lui saisit les poignets et les serra à les broyer.
— Alors ?
— Il me harcelait pour que je l’épouse… Déjà, quand nous fûmes enfermés tous deux dans la cachette, il m’avait menacée de nous laisser mourir si je ne lui promettais pas de l’épouser.
— C’était un fou !
— J’avais réussi à lui faire entendre raison. J’étais seule, désemparée, il me semblait aussi malheureux que moi qui n’avais plus aucun espoir de bonheur. J’acceptai de l’épouser. Il serait au moins heureux, lui, et je lui devais déjà la vie.
« Je partis de chez M. Fourcaud…
— Je l’ai su.
— Je louai une chambre à l’auberge de Vieux-Port, où j’étais hantée par votre souvenir. Combien de fois me suis-je reprochée de penser à vous, alors que je préparais mon mariage avec un autre.
— Ainsi, vous êtes mariée ?
Sa voix était frémissante.
— Non. La veille de notre mariage, il y eut une scène affreuse.
« Subitement, mon soi-disant cousin s’est révélé tel qu’il était. Une sorte de fauve. Ce fut pour moi un véritable miracle qui m’a ouvert les yeux et je me suis enfuie.
« Je vous jure, Pierre, que jamais il n’y eut rien entre lui et moi. Étranges fiancés que nous étions, qui jamais ne nous sommes embrassés… Pierre, dites-moi quelque chose. Pierre, j’ai peur. À quoi pensez-vous ?
— Je pense que moi aussi, je devais épouser Véronique.
— Chut ! Il était convenu entre nous que nous n’en parlerions plus.
— J’y mets une condition que jamais vous ne parlerez plus de Lesquent.
— Je dois en parler encore. Dans le train, j’ai retrouvé l’homme et il m’a révélé que Lesquent, mon cousin, était mort il y a trois ans en Afrique. Le triste personnage de Grandlieu n’était qu’un aventurier nommé Sonnart, qui a pris son identité.
Elle conta alors sa visite à Fourcaud et au commissaire Noël, et la fuite de Lesquent.
Bouleversé par les révélations de Colette, Pierre Chavanay murmura :
— Je croyais avoir souffert, mais vous avez plus souffert que moi. Colette, la vie s’ouvre devant nous, une vie merveilleuse puisque nous la vivrons ensemble.
De longues minutes s’écoulèrent avant qu’ils s’aperçussent qu’ils étaient sur la route de Troyes, toujours arrêtés sur l’herbe du bas côté.
Soudain, Chavanay eut un sourire.
— Je comprends pourquoi Fourcaud m’a téléphoné hier, insistant pour que j’aille moi-même à Troyes.
— J’oubliais Troyes et les balles de coton, fit Colette en riant.
— Au diable le coton ! Je ne crois pas qu’il soit si abîmé qu’on le prétend.
— Il doit être un peu endommagé quand même.
— À peine, rien pour autant dire.