Alector/Texte entier

Alton (p. 2-353).



ALECTOR
HISTOIRE FA-
BULEUSE,
Traduicte en François d’un fragment
divers, touvé non entire, mais
entrerompu, & sans for-
me de principe




A LYON
PAR PIERRE FRADIN
M. D. LX.
AVEC PRIVILEGE DU ROY


EXTRAICT DU PRIVILEGE

PAR LE ROY, Inhibition et defense est faicte à tous Imprimeurs et Libraires du Royaume de France, autres que ceux à qui Barptolemy Aneau aura donné commission et exprès mandement, de ne imprimer et vendre le present oeuvre, intitulé ALECTOR, HISTOIRE FABULEUSE, devant le terme de dix ans ensuyvans et consecutifz, commenceans au jour et date de la letter du privilege, sur peine d’amende arbitraire et confiscation des livres. Comme expressement et amplement est contenu en ladicte letter du privilege, octroyée avec especialle permission au sus nommé dixseptieme jour de Novembre, Mil cinq cens cinquante huyct. Ainsi signé, Par le Roy. L’Evesque de Bayonne maistre des requestes de l’hostel present. Et plus bas.

Berziau.

Seellée de cire jaune sur simple queue.






PREMONITION

Si à quelqu’un en aucuns lieux de la peregrination de Franc-Gal, la Geographie des terres et mers semble estre inconsequente et non directement continuée, sache que ainsi est, et autrement ne povoit estre, pour l’errante et indirecte navigation dudict Franc-Gal et son Hippopotame allant et venant à l’aventure, et après un cours devers l’Asie ou l’Europe, soubdain retournant à reprendre la coste d’Aphricque, et quelques fois r’entrant, ou par les bouches des fleuves ou par terre, ès parties mediterranées, ce qui faict sembler ses erreurs malordonnez.


A MA DAMOYSELLE



M. D. CATHERINE DE COQ,


DAME DE LA VAU-JOUR, S.


Je say bien (Mademoyselle) que vous direz, ou penserez ainsi : Qui est ce nouvel homme, qui m’envoie et dedie ce livre ? Je vous declare que c’est moy, Barptolemy Aneau, bien vostre, qui,, ayant dès l’eage de ma premiere cognoissance mis en repost de sacrée memoire, comme en un intime Oratoire, les venerables images et vives representations en l’esprit de tous ceux et celles d’ond j’ay receu bienfaict ou plaisir (car de telle obligation n’est si grand au monde qui s’exempte), par occasion oportune m’est venue au devant la loingtaine ressouvenance de feu memorable personnage monseigneur vostre pere, depuys le temps que avec luy et aucuns de messieurs voz freres je vous vi premierement à Bourges, lieu de ma nativité et patrie, en la noble maison de feu, de digne et reverente memoire, Messire Guillaume de Cambray, Chancelier de Bourges, et (comme adonc je l’entendi) vostre prochain parent, vous pour lors estant en la compaignie et soubz la conduicte treshonnorable de vostre pere, Monsieur des Grenées, retournant de Lyon pour certaine commission Royalle, et de Madame vostre mere, Dame honnorable, à laquelle Dieu doint bonne et longue vie si elle est sur la terre des vivans, et bon repos si en l’autre. Vous alors estant petite damoyselle en l’eage de douze ou treize ans quant à la veüe de l’infante face et du tendre corps, mais quant en provenante sagesse, honnesteté, bonne grace et gentillesse d’esprit, jà beaucoup plus meure et avancée que le temps et l’eage de vous n’estoient parvenuz, par exuberante felicité de nature. Ainsi donc en la maison de monsieur de Cambray je aiant agreable entrée et familiere frequentation par l’octroi et commandement du bon seigneur Patron de case honnorable et liberal personnage, autant docte en tous bons ars comme amateur des bonnes lettres et gens de non fardée doctrine, qui de sa grace m’avoit en conversation domestique et en affection d’amitié chere et frequente compaignie. D’ond m’advint ce bonheur que par ceste frequentation je entray aussi en cognoissance et reverente familiarité avec feu monsieur de Grenées vostre pere, qui, pour grace de visitation et amiable hospitalité de son parent, sejourna quelques jours à Bourges. Par laquelle occasion, durant ce temps, je eu aussi le moyen de contempler à loysir et de precognoistre vostre gentille nature et bien astrée inclination aux choses vertueuses, appercevant jà flammeter en vous les estincelles de ce beau lustre de nayf entendement et de grace venuste, qui depuys, en la perfection de vostre eage et forme, ont tresclairement resplendi. En contemplation de quoy et admiration singuliere, je retins alors plus particuliere cognoissance de vous, laquelle, dès celle heure engravée en ma memoire et affection, fut quelque temps après renouvellée en vostre maison à Paris, où de cas d’aventure je fu mené et conduict en compagnie de quelques miens bons seigneurs et amys de vostre parenté. Et là je fu receu de vous en telle civilité, bon traictement, doux accueil et si tresfranche reception (sans toutesfois aucun mien merite envers vous) que depuys ce temps là, avec l’antique memoire du passé, je n’ay eu plus grande cure en pensée que de povoir un jour monstrer envers vous quelque apparent simulacre de recognoissance pour les obligations susdictes. En quoy l’occasion oportune, si non assés suffizante, au moins aucunement convenante, s’est offerte à mon desir et deseing, estant escheüe en mes mains une piece rompue d’un ouvrage. C’est un fragment d’une diverse et estrange narration, intitulée és epistyles des feuillets ΑΛΕΚΤΟΡ. ALECTOR, c’est à dire en bon François LE COQ comme je l’ay mis, par maniere de plus facile intelligence en la superscription de chescune suyvante page. Laquelle à mon advis est une histoire fabuleuse couvrant quelque sens mythologique, toutesfois bien dramatique et d’honeste invention, d’artificielle varieté et meslange de choses en partie plaisantes, en partie graves et admirables, et quelque fois meslées, plus toutesfois tenans de la Tragique que de la Comique. Icelluy oeuvre ayant trouvé tout broillé et confus en divers langages, j’ay tourné (au moins mal que j’ai peu) en nostre langue Françoise, affin que, si vous (madamoiselle) prenez quelquefois ou recreation, ou patience de le lire ou escoutter lire, il vous soit plus familierement parlant. Et le vous ay, longtemps a, donné, estimant que vostre noble nature ne voudroit souhaitter plus gentil present, que le personnage d’un prudent, hardy, liberal et vaillant Chevalier, portant en langue Grecque vostre nom original de gentillesse. Lequel brave Alector, selon sa naturelle hardiesse et liberalité, se va hardiement presenter et liberalement donner à vous, et encore se rendre d’obeissance à vostre bonne grace, bien considerant que il aussi ne pourroit sortir à la preuve de ses armes et chevalerie soubz plus insigne conduicte, ne plus heureuse faveur, ne plus asseurée inspiration de hault coeur, que d’une si gentille, douce et vertueuse Damoyselle, portant le nom et les armes de son devˆé chevalier, ce qu’est la cause (Madamoyselle) que je le vous envoye encore sortant hors de page et en sa premiere adventureuse jeunesse, esperant recueillir ses plus merveilleux et plus beaux actes de son eage virile et consistante en un second livre ou tiers, autant comme la matiere trouvée se pourra estendre. Et pource que en son propre nom il porte vostre surnom, et aussi qu’il depart de moy, et en charge de ma sponsion, je le vous envoie comme ostage et calangeur, pour respondre de mes debtes de memorable gratitude envers vous, comme j’espere qu’il fera et sera receu. Ainsi favorable luy soiez vous en vos amiables pensemens, comme desjà de tout temps passé il vous est dedié et du present offert, et à l’avenir (s’il peut departir d’Orbe et reprendre peregrination) il sera vostre tresaffectionné et à perpetuité obeissant Chevalier d’honneur ALECTOR.

Ces parcelles praemises au premier livre de ce fragment sont certaines pieces de feuilletz, ou entiers, on entrerompus. Lesquelz, par estre mutilez, defaillans et non consequens, n’ont peu estre adaptez en nul lieu ny chapitre de l’oeuvre. Mais toutesfois pour autant qu’ilz semblent bien estre parties appartenantes à la precedence de l’histoire et à quelques passages du suyvant discours d’icelle, il a semblé convenant ne les laisser du tout perir, mais les proposer à l’entrée de l’oeuvre sans chef, pour reste de monstre et enseigne de ce que pouvoit estre au principe.



PROPOS ROMPU,


Semblant appartenir à la generation de l’Hippocentaure.


(...) en la nuée qui, par tresforte impression phantastique et par l’ardeur du desir vehement, luy representoit au vraysemblant l’image, propre forme et figure de la desdaigneuse et superbe Deesse que tant il aimoit, comme ceux qui aiment se forgent des songes et imaginent estre vray en dormant ce qu’ilz ont voulu en veillant. Donc à ceste feincte, estimant au vray, par trop outrecuydée presomption, que celle tresnoble et tresriche dame se fust à son impudique volonté soubmise, en guise d’elle il compressa la vaine nuée, qui, de ceste forcenée compression devenue grosse et enflée outre mesure, quelque temps après avec un terrible bruyt de tonnerre se espartit en reflambante elide et en tresvehemente abondance d’une foudroyante et merveilleuse pluye, non d’orages et d’eaux, mais de corps vivans biformes et difformes, mipartiz de nature humaine et chevalline, au grand esbahissement du monde. Lesquelz incontinent s’elevans sur leurs quatre piedz, et se fians et fortifians en leur redoublée force et legiereté de nature monstrueusement meslée, commençarent à faire violens effors par tout où ilz se trouvoient, mesmement en unes certaines, magnifiques et Royalles nopces de la belle (…)

(...) Après laquelle horrible defaicte de ces monstrueux enfans de l’air, causée pour la trop outrageuse audace de vouloir attanter à ravir l’espouse, et leur mortelle dispersion, ceux qui en petit nombre mis en ropte se peurent sauver prindrent la fuyte en diverses pars, tellement que l’un, elevé par un turbin vehement, monta jusques au Zodiac, un autre nommé Nessus, s’en alla estre passagier au fleuve Even, où depuys il fut occis par le puissant filz d’Alcmena. Un autre aussi de ces monstres chevalhommes, tresfort et robuste, qui se faisoit appeler Monych, s’enfuyt tant loing de ceste sanglante feste qu’il s’en alla cacher en l’obscure forest des hazardz, ainsi appellée pour les hazardeuses adventures qui depuys y furent rencontrées, comme cy après sera declaré plus au long, et là, armé de pavois, d’arc, de flesches et de masse no¸euse, et encore plus de forte vitesse et de sauvage felonnie, exercea en celle forest innombrables cruautez, tant sur les bestes que sur les personnes. Car le tiers jour après qu’il y fut arrivé advint que (...)



AUTRE PROPOS ROMPU,


Appartenant (comme on peut conjecturer) à l’origine du grand Chevalier invisible à l’escu verd, au Gal d’or.


(...) ainsi nommé à cause du Gal hault elevé en son escu verd, du tymbre de mesme et de la creste Rubine dentelée du heaume qu’il portoit. Et fut bisayeul de celluy incomparable en armes Gallehault le Brun, filz de l’invincible Hector le Brun, ainsi nommé pour avoir receu l’ordre de chevalerie du Royal filz de {[tiret|Scaman|der}} {[tiret2|Scaman|der}} Astianax, Prince tresmagnanime, au nom du nompareil preux Hector de Troie, son grand pere, lequel Gallehault le Brun du nom Hectorien acomplit les grandes merveilles d’armes, devant et au temps du Roy Uterpandragon, antecesseur du renommé Artus, Roy de la grand Bretaigne, chef de la table ronde, un des trois preux Chrestiens, tellement que de son siecle, ny long temps après, ne se trouva son pareil, combien que de son sang depuys furent engendrez les tresvaillant Brunor le Noir, dominateur tenant les destroictz de Sorelois en sa subjection, avec la belle Geande son espouse, où tous deux puys après furent occis par le noble et vaillant chevalier Gaulois Tristan de Lionnois, à son grand regret, mais à ce faire contrainct par la necessaire cruauté, en l’observance des jurées costumes barbares du pays. En hayne desquelles, leur noble filz Gallehault, puissant et heureux conquereur, et terreur du Roy Artus et singulier ami du chevalereux Lancelot du Lac (pour l’amour duquel aussi il mourut en douleur), quicta son hereditaire seigneurie et alla conquester les nouvelles et estranges isles Orcades, d’ond il se feit Prince et Roy de trente Royaumes, laissant après sa mort un seul filz nommé Gallehodin, qui peu de temps le survesquit, ains fut tué jeune par mesadventure suspicionnée de trahison. Toutesfois le sang illustré des Galz et Gallehaux Macrobes ne defaillit point en luy, ne la vertu de ses ancestres. Car avant que mourir, auprès de la riviere (...)



AUTRE PROPOS ROMPU.


(...) blanche dame Galatide, dont nasquit Galgalant, bisayeul du grand Phebus, le merveilleux Gaulois, dont de ligne en autre descendit Giron le courtois, pere du fier Gallmant le blanc, qui d’une lance abbatit tous les chevaliers de la table ronde, et mesme Lancelot et le Roy Artus, puis sinistrement fut occis par Palamedes, le puissant Sarrazin, qui onques ne fust Chrestien, jusques à ce que (...)



Le reste ne se treuve point.

La surprise d’Alector en la chambre de la pucelle Noemie Gratianne. Son evasion et merveilleuse defense. L’occision de s’amie entre ses bras. La prinse, accusation et emprisonnement de luy, et la sepulture d’elle avec son Epitaphe. Chapitre I.



Le pavé de marbre blanc en la basse court du palais des Gratians, Seigneur citoiens Orbitains, avoit changé sa blanche couleur en rougeur sanguinolente par l’effusion du sang humain et en plusieurs endroictz estoit couvert de corps occis, gisans à l’entour du preux Alector, comme l’herbe abbatue autour du faucheur, les uns du tout oultrez, les autres encore tirans le jarret et jectans les derniers souspirs. D’autre part la court estoit toute plene de gens en armes s’efforceans de prendre vif ou bien de tuer le gentil Escuyer, qui, ayant esté surprins un matin par le trop tardif sommeil d’un doux dormir doré en la chambre de la belle Noemie Gratianne, entendant rompre la porte sur luy, pour cuyder sauver l’honneur de sa dame plus que pour paour qu’il eust, estoit sauté par une fenestre en la basse court, sur la chemise vestu à la haste seullement d’un Gallicam Saye d’armes, avec un Jasseran de filz d’or et soye purpurine, et la chaine d’or, et d’un chappeau vermeil en teste, au demourant nu et descouvert, fors que d’un grand et large escu de cuyvre, portant de sinople verd à un coq d’or s’elevant, armé et onglé de gueulles, et d’une tresbelle, riche et tresbonne espée d’ond la refulgente splendeur taincte en sang boillant estoit si redoubtable aux assaillans, par l’exemple des trop hardiz occis, que tant bien fussent ilz armez, si n’osoient ilz approcher. Car l’espée estoit de si fine et dure trempe, trenchante et passante comme le feu, et en un bras si fulminatoire, qu’il n’y avoit si bonne armeure qui ne semblast estre de papier argenté ou de verre, ne qui peust garentir les corps d’estre mis en pieces, quand ilz en estoient attainctz à droict coup.

Parquoy, voyant à l’approche et attouche de celle espée la mort presente et certaine estre intentée, nul n’en osoit aucunement approcher, mais de loing en cryant effrayeusement luy jectoient pierres et plombées, dardoient javelotz, tiroient sagettes et brandissoient long bois, mesmement les deux freres Gratians, germains à la belle Noemie, qui portans impatiemment et tresindignement le diffame et deshonneur qu’ilz estimoient avoir esté faict à leur soeur, voire par l’estrangier qu’ilz avoient tant honnorablement receu et tant gratieusement entretenu en leur Gratianne maison et famille, et desirans venger l’outrage domestic et aussi la mort de leur tiers jeune frere, qu’ilz voioient devant eulx estendu sur le pavé et mis à mort par sa trop grande hardiesse, assailloient sur tous autres vigoureusement le jeune Escuyer, à grands coups de picques brandies et lancées adroictement et roidement, qui plus faisoient de molestie à Alector que nulz autres. Car aussi le faict leur touchoit de plus près. Mais avec sa bonne espée et l’agilité de son corps tresadextre, il destournoit les coups si promptement et les rabbatoit si rudement que en peu d’heure il tronçonna six picques comme si ce fussent chenevottes, et desbastonna trois fois les deux freres. Des autres coups hors main et venans de loing, comme pierres, traictz et dardz, ilz n’estoient pas toujours à droict assenez, par la remuante legiereté de l’Escuyer, sur lequel on ne pouvoit asseoir juste visée sinon à l’adventure, et ceux qui à luy venoient, il les recevoit à son escu impenetrable et de telle asseurance qu’il rendoit hardi et sans paour celluy qui le portoit.

En tel peril toutesfois un grand advantage luy advint, car au mylieu de la court y avoit un grand perron de marbre hault de sept piedz, de figure triangulaire, et les costez archelez en dedans en hemicycles, faisans trois demirondes enfonceures sur ce triangle perron. En l’honneur du surnom de la famille Gratianne estoient elevées en Albastre les statues des trois Graces, qu’on appelle Charites, en figure de belles vierges nues, s’entretenantes par les mains mutuelles comme en dansant, à visages destournez : l’une plainement en face devanciere, l’autre costiere et la tierce averse et tournant le dos. Entre deux angles de ce perron en l’une des trois enfonceures s’estoit adossé et acosté Alector, en sorte qu’il ne povoit estre surprins ne frappé par derriere, pour la largeur et espesseur du perron, et bien difficilement par les deux costez, à cause des deux angles advancez hors le hemicyle, qui luy faisoient deffenses. Ainsi avoit Alector à se couvrir seullement par devant contre ses ennemis, ce qu’il faisoit fort bravement, d’un courage jeune, de sang chault et bouillant, qui ne pense au peril et ne le crainct, adjoincte aussi la vertu de l’escu qu’il portoit, ravi en un trophée, contre l’esprit de hardiesse. De toutes lesquelles forces garni, il se tenoit il se tenoit en estal au mylieu de ses ennemis cryans et plus fort la craignans que près l’approchans, comme un sanglier accullé et rendu aux abois, contre une infinité de chiens, ireusement, mais de loing, abayans, jappans, baubans, et clabaudans, desquelz si quelcun trop jeune, ou trop peu braconné se vient ruer dessus la beste eschaufée, incontinent par le crochet de la dent furialle il a les trippes au vent et la vie en l’air, donnant exemple de craincte à tous les autres : tel est leur naturel, que l’un feru, les autres fuyent. Ainsi estoient ilz en grande multitude à l’entour d’Alector, cryans, menassans et despitans, mais neantmoins ne passans poinct les corps de ceux qui gisoient devant luy occis. Mais le nombre toujours croissant, il se trouva tant chargé de pierres, de plombées, de bris de bois, de traictz, de dardz, de sagettes et de longz bois que, si la deesse de Salut mesme l’eust voulu sauver, elle n’eust sceu.

Voicy à cest instant sortir du palais une jeune fille de singuliere beauté et encore de plus souveraine grace (et celle estoit la belle Noemie Gratianne, soeur germaine des trois freres Gratians, l’un tué et les deux autres pour sa vindication combatans, enfans du preudhomme Evandre Gratian et de la noble dame Agathagyne, la premiere et plus ancienne maison des orbitains). Ceste fille, qui à la verité estoit l’amie d’Alector, voyant son pluscher qu’elle à soy mesme au mylieu de ses mortelz ennemis estre rendu à tel estal de boucherie, et tant de bastons et de traictz volans sur luy que à pene le povoit on veoir soubz son escu plus herissonné de fleches que n’est de poinctes le dos d’un porc espic, ne se peut plus contenir que par furiale rage d’amour, prostituant toute honte virginale, toute craincte pudique et tout honneur de son noble sang, excedant la pusillanimité de son sexe par un coeur plus que virile, ne se vint entreposer au travers des mortelles armes volantes entre ses freres et parents assaillans, et son ami defendant sa vie et son honneur, d’elle et de luy. Elle estant descoiffée à cheveux espars, beaux comme raiz de Soleil, la face triste et esplourée, mais neantmoins plene d’une treshardie et grave constance, son beau corps plus blanc que les statues des Graces alabastrines qui au dessus estoient posées, et parmy le blanc illuminé d’un vif incarnat couvert seullement avec ses linges deliez et transparens d’un legier manteau de damas blanc, constituée entre les deux parties, se tourna vers ses freres et leurs adherens, en voix hardie et effrontée leur disant telles paroles :

« Mes freres, et vous mes parens et amis, je vous prie un peu cesser le traict, haulser le bois, et m’escouter. L’effort que vous faictes contre ce beau, jeune, vaillant et vertueux gentilhomme (que vous ne cognoiscez) est entrepris ou pour l’amour de moy vostre soeur et parente, ou pour haine et vengence de luy, vostre offenseur, comme vous cuydez. C’est l’une ou l’autre raison, ou toutes les deux, à cause de quelque sinistre suspicion (qui plustost devoit estre assopie que fameusement descouverte). Si c’est pour l’amour de moy, pour l’amour de moy donc pardonnez la vie, l’honneur et liberté à Alector, auquel je doy l’honneur, la liberté et la vie, comme vous mesmes bien le savez ; d’ond luy mort, impossible est que vive je demeure. Oultre ce que en luy faisant tort, avec le villain vice d’ingratitude contraire à vostre nature et au surnom de nostre famille, vous violerez le sainct droict d’hospitalité occiant vostre hoste en vostre maison, où vous l’avez receu cordialement et meritoirement. Et si la violence que vous luy faictes est pour vengence de quelque forfaict ou forfaict ou delict de jeunesse – ou sien ou mien –, que devez ayder à celer plustost que de le reveler ? Si vengence en desirez, prenez la sur moy qui suys cause du mal (s’il y en a) et sur mon corps et mon coeur à luy pour sa vertu devouez, duquel je feray pavois et boulevard pour la defense du sien qu’il a quelque fois emploié pour moy gratuitement, preste à recevoir pour luy vos traictz et coups mortelz d’aussi bon coeur que je le vai couvrir et embracer.  »

Cela dict, ceste tant belle et gratieuse Gratianne Noemie se jecta de corps et de bras sur ce bel Escuyer Alector, l’abraçant estroictement et le baisant en l’accollant à face et poictrine (que tous deux avoient nues) et le couvrant de tout son corps contre l’offense des assaillans. Ce que voyans, ses freres et parens, ayans entendu sa priere et protestation, et aussi par pytié naturelle et parentalle qui les emouvoit, commençoient jà à se retirer et lever les armes, quand un meschant et malheureux brave mignon, qui longtemps avoit poursuivy l’amour de Noemie Gratianne et jamais n’en avoit sceu finer d’un seul traict de risée, et pource tournant son doux en amer, et son amour et desir en desdaing et despit, pour la grande charesse qu’il voioit la belle Noemie faire à Alector, proposa de les faire mourir tous deux à un coup ; parquoy voyant son oportune occasion, encocha une sagette empennée de legiere inconstance et ferrée d’un fer de dur courroux, trempée au venin de jalousie, qu’il desbanda, pensant d’un coup tuer les deux amans ; mais la malheureuse flesche attaignit la belle Noemie par le flanc droict et luy passa jusques au coeur, dond tout soudain sa blanche chair, chemise et manteau de damas blanc prindrent couleur vermeille. La pucelle sentant interieurement ce coup mortel s’escrya en cry estraingnant :

« Las! Je suys ferue à mort pour vous (mon amy Alector). De noz amours a esté brieve la jouyssance, et bien triste la defaillance, la fleur de ma beauté et jeunesse aussi tost passée, comme la rose matinalle au soir descheüe et flaistrie. Mais la mort m’est d’autant moins grieve de ce que je suys occise vous sauvant du coup mortel et de ce que je meurs entre vos bras, mon doux ami, vous en laissant la vengence. »

A ces motz lui faillit la parolle, et ses yeux mourans abaissez, enclina sa bouche sur la face de son ami. Alector, pensant l’alleger, luy tira la malheureuse sagette ; mais au tirer avec le sang la vie s’en alla, et tomba morte celle peu paravant tant belle creature, aux pieds de son ami, tant triste et enragé de fureur pour celluy coup que, obliant soy mesme et le peril propre où il estoit, par ardeur de vengence de sa Noemie et de rencontrer le sagittaire meurtrier, sortit de son fort, se ruant comme un Lyon blecé au travers de la multitude, enfondrant la presse et abbatant tout devant soy, et à son fort escu repoussant tout ce qu’il rencontroit en cryant furieusement :

« Traistre Sagittaire, meurtrier de pucelles, où es tu ? Que ne te presentes tu à moy (lasche couard et traistre) affin de me faire acompaigner la plus indigne de mort qui fust en vie, ou que je me saoule de vengence au plus clair de ton sang, cruel Tygre, insidiateur Aspic! Couard et malin Crocodile, qui sans offense as donné la mort à la vive vertu et puys t’en voles comme la guespe laissant sa veneneuse poincture, ose te representer à moy! »

Ainsi alloit cryant Alector, si furieusement menaçant, frappant et abbatant que homme, tant fust hardi, ne s’osoit rencontrer devant luy s’il ne vouloit mourir. Mais ce pendant que par desesperée rage il s’exposoit ainsi à l’abandon, se ruant à ce que estoit devant luy et ne regardant point qui le suyvoit, soubdain se trouva saisi de six puissans hommes, qui par vive force luy ostarent son escu et par consequent une partie de sa hardiesse ; et non obstant qu’il feist merveilleuse resistance au grand degast de ses ennemis, neantmoins la multitude l’oppressa tant et tant le chargea que son espée luy tomba de la main, laquelle un de ses freres Gratians print avec l’escu. Ainsi fut prins Alector et mené par force de gens au Potentat gouverneur de la ville et chef de la justice, appelé Dioclès, lequel voyant ce beau jeune filz, de face tant liberalle, estre accusé par tant de voix intentées contre luy, les uns l’accusans de rapt, autres de trahison, autres de stupre, autres de plusieurs meurtres, à toutes lesquelles criminations le jeune escuyer rien ne respondoit et ne demandoit que la mort, pour accompaigner sa treschere et tresregrettée Noemie, ne voulut faire jugement precipité, mais faisant office de Potentat (comme tressage homme qu’il estoit), cognoissant tous ces gens estre passionnez, les uns de fureur et appetit de vengence, et l’autre de desespoir, douleur, regret, ennuy et contemnement de vie, advisa de laisser refroidir les uns et les autres jusques au lendemain, que de froid sang ilz fussent retournez à raison et à leur bon sens. Parquoy adressant sa parolle au peuple tumultuant, et mesmement aux deux freres complaignans, leurs dist ainsi : Seigneurs Gratians, demain parties ouyes, je vous feray droict. Retirez vous en paix, et je retiendray le criminel en seure garde. Cela dict, tous s’en partirent assez mal contens. Alector fut mis ès mains et en garde du capitaine Palatin. Et les autres s’en allarent faire enterrer les mors, entre lesquelz la jadis tresbelle Noemie Gratianne trouvée occise, en dueil universel de toute la cité, fut par ses freres ensevelie au droict du lieu mesme où elle avoit esté tuée, jouxte le soubzbase du perron des Graces, pour les excellentes graces d’esprit et de corps qui en son vivant (outre la fortune) l’avoient anoblie. Et en la pierre du perron fut engravé cest epitaphe :

Cy devant gist la belle Noemie

Que lamenter l’ordre des Graces semble.
Pour d’Alector estre constante amie

Sentit le coup d’amour, et mort ensemble.
L’accuſation & proces criminel d’Alector, & ſa defenſion. Chapitre ii.


LENDEMAIN le Seigneur Diocles, Potentat, & chef de la Iuſtice d’Orbe, ſeant au Tribunal Pretorian en la grade Baſilique, feit ve- venir et comparoir devant luy les Gratians accusateurs et l’Escuyer Alector criminel, pour entendre et juger de telle esmotion et tuerie advenue à leur cause, en assistance de tous les Magistratz, Ordres et Estats de la cité d’Orbe, et de la plus grand part du peuple, là convenu et assemblé, pour le cas nouveau, estrange et de terrible exemple. Les deux freres Gratians, revestuz de longz habitz de couleur basannée, en face triste et exterminée, ou par vray dueil, ou par artifice de fumée sulphurine,


Car bien souvent, le dueil de l’heritier,
Soubz feincte mine, est un ris bien entier,


à barbes rabbatues, cheveux herissez et encendrez, implorant Justice contre Alector present, estrangier, espion, insidiateur de lictz pudiques, violateur d’hospitalité, rapteur de virginité, voleur et effracteur de nobles maisons, turbateur de paix publique et meurtrier sanguinaire, exposans comme à la suasion de leur defuncte soeur Noemie Gratianne, gracieuse pucelle (plus par aventure qu’il ne luy auroit esté expedient), au recit de quelque vaillant faict d’armes (ne sachans si vray ou faux donné à entendre), ilz avoient receu en leur noble maison, noble tenue de toute antiquité et tousjours estimée maison d’honneur, ce simulé et masqué Gentilhomme, lequel soubz couleur de certaine honnesteté courtisane où il estoit bien apprins, et par l’atraction de quelque jeunesse et beauté en luy par don de nature reluysantes, avoit corrompu la bonne nourriture et les bonnes meurs de leur soeur, simple et jeune pucelle, la mieux estimée de son siecle, et attenté la pudicité d’elle, jusques à entrer à heures indeües et de nuct intempestive en sa chambre privée, demourant toute la nuyct seul avec elle seulle (d’ond on peut conjecturer le reste), où après la revelation de quelques fideles serviteurs domestiques, il avoit esté surprins à portes brisées ; et par effraction du logis hospital villainement violé et pollu, estoit sauté par la fenestre en la basse court, où de rechief il avoit commis plusieurs meurtres, tant de leurs serviteurs domestiques, amis et familiers venuz à leurs secours, que de leurs propres parens et alliez, voire qu’il avoit tué meschamment et malheureusement le plus jeune des freres Gratians, à ceste cause que leur tant amiable soeur avoit perdu le sens par rage d’amour furieuse, tellement qu’elle s’estoit venue faire miserablement tuer entre ses bras et ne savoit on par qui, si ce n’estoit par luy mesme, qui la tenoit saisie et l’avoit tuée, comme il estoit vraysemblable. Parquoy sur ce requeroient Justice leur estre faicte, tant pour leur interest privé des personnes de leur Frere, Soeur, parens, amis et domestiques, que pour le public exemple de telz turbateurs de paix publique, esmoteurs de sedition civile et corrupteurs de bonnes meurs. Concluans seullement à la mort la plus ignominieuse et cruelle qui pourroit estre adjugée.

Le tresprudent et tresjuste Potentat Dioclès, ayant en grand et attentif silence ouy et entendu l’action et la complaincte des Freres Gratians, à une oreille gauche seullement, ayant tousjours tenu la droicte oreille close de sa palme senestre, sur laquelle il avoit tousjours eu la teste enclinée, à l’exemple de l’Aspic, caut serpent, qui, craignant les enchanterelles parolles du Charmeur, s’estouppe l’oreille contre terre, semblablement feit le tressage Potentat, qui avoit close son oreille dextre de sa main, soubz contenance de s’acouder la teste, afin de la reserver pour escouter l’autre partie. Et pource il se retourna sur l’autre costé, tenant semblablement la main senestre soubz l’oreille gauche appuyée, prestant la droicte ouverte au defendeur, lequel, revestu de ses habillements qu’on luy avoit faict apporter, excepté ses armes, en visage liberal et asseuré, avec tresbelle forme et prestance de face et de corps, qui jà tacitement acquerroit la grace et faveur de tous, en parolle hardie ainsi proposa sa defense :

« Equitable et juste Potentat, je ne say si l’ordre des choses mondaines se confond et preposterement se renverse au contraire desordre, quand devant vostre Justice je me voy innocent et ayant receu injure (d’ond à moy appartiendroit la plaincte) estre arresté et accusé criminellement par ceux là mesmes qui m’ont faict outrage et qui ont en mon endroict violé le sacré droict d’hospitalité, en s’efforceant (tant qu’en eux a esté) de me tuer en leur propre maison où ilz m’avoient invité à loger, et de faict m’eussent occis, si Dieu juste, mon bon droict, ma bonne espée et mon impenetrable escu ne m’en eussent garenti.

Ilz me disent estre incogneu estrangier. D’ond pour me faire cognoistre en la presence de toute la compagnie, je declare que je suys Alector, né de noble sang, filz du tresrenommé Prince Franc-Gal, dict le grand chevalier vieux, au cheval nageant et volant, assez cogneu par tout le monde, et de ma dame Priscaraxe, Royne de Tartarie. Ainsi je suys noble, non incogneu estrangier (comme ilz disent), mais mondain et citoyen du monde, Escuyer errant, pour cercher qui me puisse donner chevalerie et trouver adventures en tous lieux, et ne me tenant estrangier en nulle noble maison qui soit ouverte aux gens de bien, telle qu’ilz veullent estre la leur tenue et estimée, eux se faisant nommer les Gratians, qui pour enseigne de gracieuseté ont faict dresser les statues des trois Graces à l’entrée de leur logis, vers lesquelles, à l’assault perilleux qui me fut faict, me cuydant retirer à sauveté comme aux signes de grace et franchise inviolable, je y trouvay telle grace que je y ai receu plus de trois cens coups de main et beaucoup plus de traict & bastons sans queüe. Et encore me furent plus favorisables les dures pierres soutenans les Charites insensibles d’albastre que les hommes qui se disent Gratians, aians sens et raison. Car ilz me combatoient à mort, et les pierres me defendoient et me sauvoient la vie. Parquoy je di que les Gratians et leur consors sont plus durs et disgracieux que les marbres de leurs sainctes et dives statues des Graces, qu’ilz ont par cruelle impieté eux mesmes violées et pollues, ou faict polluer du sang innocent de leur propre soeur, laquelle ilz ont faict cruellement immoler et sacrifier entre mes bras devant les images de leurs Charites, qui en detestation et horreur de tel abominable sacrifice semblarent destourner leurs faces pour ne veoir forfaict tant execrable que le meurtre de leur quatriesme soeur, la tresgracieuse Noemie, devant leur divinité, et sous la sauvegarde et franchise de leurs venerables et inviolables statues, traistreusement transpersée d’une malheureuse sagette descochée de loing par un lasche, couard, meschant et traistre Sagittaire, auquel (si recognoistre je le puys) ne vif ne mort je ne pardonneray. Et en cecy clairement appert la calomnieuse insimulation de mes accusateurs, qui intentent me mettre à sus le meurtre de la tresgracieuse Gratianne, occise entre mes bras d’un coup de traict, où je n’avoie autres armes offensives que ma seulle espée, de laquelle je me fusse plustost traversé le coeur que de l’offenser de nulle lesion. Protestant devant vous que pour nulle occasion, sinon par espoir de venger ma Noemie, je ne defens icy ma cause et ma vie, non pour plaisir ou desir que j’aye plus à vivre en ce monde, desirant plus d’estre avec elle, où qu’elle soit, que d’icy languir après elle morte, mais pour (avant que mourir) la venger cruellement du traistre meurtrier, par la mesme sagette d’ond il transpersa son noble coeur, afin de luy porter en l’autre monde nouvelles agreables de sa vengence.

Quant à ce qu’ilz m’accusent avoir esté surprins enfermé en la chambre de Noemie, leur soeur, et par effraction et forme d’eschellement avoir sauté par la fenestre en la court, en cela je ne fus onques surprins, ne en doubte de l’estre. Car estant logé en leur maison (laquelle pour certain plaisir à eux faict, en tout et par tout ilz m’avoient abandonnée, avec tous les biens qui estoient dedans), je n’estimay poinct la chambre de Noemie m’estre interdicte, en laquelle j’entroye souvent et en appert, non comme un larron ou meschant pour derober son bien ou son honneur, ou pour violer son corps, mais comme Gentilhomme à qui nulle dame ou damoyselle par honneur ne doibt refuser honneste compagnie, sinon que comme villain il la pourchassast de villanie, ce que ne sera trouvé en moy qui onc ne luy tins propos, ne feis acte qui luy despleut ; et nul scandale deshonnorable, ne suspicion sinistre n’en fust sortie, si eulx mesmes ne l’eussent procurée pour diffamer leur soeur et trouver occasion de la priver de son dot, par leur insatiable avarice. Pour laquelle cause, il est assez conjecturable qu’ilz l’ont faict mourir en ce tumulte par un coup sans suycte d’un homme incogneu de leur part, qui point ne se retreuve. Mais si je vi, je le trouveray bien. Touchant l’effraction, non moy, ains eux mesmes l’ont faicte, rompant violentement la porte de la chambre, par orgueilleux desdaing d’y frapper ou appeller familierement qu’on leur ouvrist, et (comme je croy) pour me voler et piller mes armes tant bonnes et belles, comme en fin ilz ont faict en façon de brigandz, lesquelles neantmoins encore je leur calange et les requiers estre mises en sequestre entre vos mains (Seigneur Dioclès) jusques à fin de judication ; ou, si je suys condamné à mort, ne mon Seigneur et Pere Franc-Gal, ne l’esprit hardi du chevalier noir Gallehault ne les en lairront jouyr paisiblement. Si je suys sauté de la fenestre en la court, ce n’a point esté pour conscience de mal-faict, que nul ay commis, sur la preuve des armes à l’espée et à l’escu (car chevalier encore ne suys je pas) contre les deux freres et tous autres qui de villenie charger me voudroient, ne aussi par fuyte, ne craincte de leur effort – car onques de eux je n’euz doubte, comme tresbien je leur ay donné à cognoistre –, mais descendi sans eschelle ny effraction, à main mise sur la fenestre doucement m’avallant pour ceder et donner lieu à leur furieuse insolence et cris de menaces, et pour eviter de commettre faict de hostilité en maison d’hospitalité, aussi pour ne donner suspicion deshonnourable à leur soeur, l’honneur de laquelle, si plus ne me eust esté en recommandation que à eux, qui l’ont traduicte, sans quicter la place je les eusse bien gardez d’entrer et renvoiez chez leurs parens, comme folz insensez. Mais ayans ces deux respectz, j’aimay mieux n’user de ma force et hardyesse, et ceder à la furie, que combatre à mes hostes et scandalizer leur soeur. Et quand en la court je n’eusse trouvé empesche, une seulle goutte de sang n’eust esté par moy espandue en la maison hospitalle. Mais vous savés (ô juste Dioclès) qu’il est permis, voire necessaire par la tresbonne loy de nature, de repoulser force par force, et violence par violence. Parquoy m’estant forcluse toute voie de fuyr combat et me trouvant environné de grande caterve de gens armez et conjurez à ma mort ou captivité (qui suys Franc, filz de franc et de libre condition), et m’assaillans de toutes pars sans mercy ne sans grace, combien que pour grace, franchise et sauveté trouver, je me fusse retiré vers l’azile et sacrées statues des charites ou trois Graces. Parquoy si en mon corps defendant, aucuns trop temeraires sont tombez soub le trenchant de mon espée, je di que ce ne suys je pas qui les ay occis, car je n’en eu onque le vouloir – et la juste loy ne juge que les faictz de volunté ; mais eulx mesmes se sont venuz temerairement enferrer comme sangliers furieux : ainsi de leur mort voluntaire je me clame innocent.

Finallement, quant à ce qu’ilz me chargent de violence et rapt commis en la personne de leur soeur, je respon cela estre tant esloigné de verité, que, au contraire, Noemie leur sœur estant par le terrible homme sauvaige ravie, et sans espoir de recouvre du tout perdue, je l’ay par vaillance contre la violence retiree saine et sauve, et en son entire à eux ses frères rendue. D’ond quant ainsi seroit que je l’auroie à moy soubstraicte, et approprié sa personne à mon vouloir, encore n’auroie je prins que ce qui seroit mien de bonne conqueste et droit de guerre, pour eux perdue en malle garde et par moy conquise sur le monstrueux Centaure et ainsi seroit mienne par l’universel droict des gens.

Parquoy je conclu à mon absolution et planiere delivrance et restitution de mes armes. Ou bien, si je suys trouvé coulpable de mort (qui peu me grevera après ma chere Noemie morte), je vous supplie tresinstamment (ô Seigneur Dioclès, et tous voz Assesseurs) faire cercher et trouver le traistre meurtrier sagittaire, qui l’innocente Noemie a traistreusement occise, et après l’avoir condamné à cruelle mort (comme raison le veult et votre justice le doibt) le mettre en mes mains pour l’executer et prendre vengence, que mon ame puys après separée du corps puisse porter à l’esprit de Noemie, en tesmoignage de la constante amour que en la vie et après la mort je luy ay portée. Et pour faire preuve de foy aux parolles dictes et alleguées en ma defense, soient interroguez jusques à torture les serviteurs domestiques qui l’accompaignoient lors que par le Centaure elle fut ravie et par moy delivrée de ses mains. Semblablement soit examinée Arcane, sa familiere damoyselle de chambre, qui de tous ses faictz et secretz est consachante. »

Ouye et entendue la defense d’Alector (qui pas ne sembloit desraisonnable), les pensées de toute l’assistance par une tacite faveur s’accordoient à son absolution et delivrance. Mais le juge Dioclès, qui ne croyoit pas facilement en parolles simples, par l’advis du conseil feit appeller Tharsides et Calestan, serviteurs domestiques en la maison des Gratians, qui avoient esté en la compaignie et conduicte de Noemie, et presens à son ravissement. Semblablement fut mandée Arcane, damoyselle privée et intime de la defuncte Noemie ; lesquelz comparuz, le Potentat Dioclès adjura au nom et en la foy deüe au Souverain JOVE de dire verité de tout ce qu’ilz savoient et avoient veu entre Alector et Noemie, avec menasse de mort s’ilz taisoient ou desguisoient la verité de la chose telle qu’elle estoit. Ces povres personnes serviles ainsi adjurées avec intermination se regardoient l’un l’autre sans dire mot, craignans chescun pour soy de dire ou taire chose qui peut estre par les autres coarguée jusques à ce que Tharsidès, le premier, print la parolle, adressée au Potentat, en telle maniere.


Narration du ravissement de Noemie emportée par le sauvage Centaure, et le recouvrement d’elle par Alector. Le secret de leurs premieres amours en la caverne, et la continuation jusques à la mort. Chap. III.



« Seigneur Dioclès, tresillustre Potentat, devant lequel les plus asseurez redoubtent, pour reverence de vostre Judicialle severité, qui ne reçoipt faveur, flatterie, ne mensonge, je vous proteste dire entierement et purement ce que j’en say sans simulation, surtaisance ne dissimulation. Deux mois y a ou environ, que Ma dame Noemie defuncte (de qui l’esprit en paix repose) fut mandée par Ma dame Callirhoé sa cousine en son chasteau du Chef-verd pour luy faire compaignie et passer le temps par quelques jours avec elle, tandis que mon Seigneur Spathas, son mari, estoit allé à douze journées de là, vers un Caloier, ancien hermite, de vie tresaustere, et homme divin, resident au faist du roch cornu, pour s’enquerir et savoir vers ce sainct homme, sur ordinaires et presque journelles depredations ou occisions, qui continuellement se faisoient en ses terres et bois, de personnes et bestes, ou tuées ou ravies, et perdues irrecouvrablement, sans pouvoir nullement savoir par qui, ne si c’estoit un diable, ou une beste sauvaige, ou un homme, qui telz malefices commist. Car les corps que l’on trouvoit occis estoient attainctz et persez de sagettes appoinctées de veneneuses dens de dragon, ou assommez et accravantez de coups orbes sans playe, ce que donnoit argument qu’ilz avoient esté sagittez ou amassez par main d’homme ; mais quand ce cry de ceux qui estoient raviz l’on suyvoit, il ne se trovoit trace que de pas de cheval, si tost esvanouy dans l’espesseur des bois que ceux qui poursuyvoient les raviz se trouvoient eux mesmes perdus. Et pource estoit allé mon Seigneur Spathas vers ce devin Caloier pour en avoir certain advis. Ce temps pendant, Ma Dame Noemie, mandée par sa cosine Callirhoé, au congé de ses parens et de ses trois freres, qui l’avoient en charge et recommandation souveraine, après la mort des pere et mere, alla au Chef-verd accompagnée de Calestan et de moy, et du frere bastard nommé Floridas, avec ceste damoyselle Arcane. Et là demourasmes trois sepmaines, à joyeuse chere, jusques au retour du Seigneur Spathas, qui ne rapporta du caloier autre response sinon un tel aenigne assez obscur, mais depuys trouvé veritable :


Le tueur ravissant n’est ny homme ny beste,
Qui de la bische blanche en brief fera conqueste,
En tuant le leopard, qui la voudra defendre,
Et chassant les deux cerfz, qui n’oseront l’attendre.
Mais là viendra l’enfant né de double naissance
Qui le delivrera du double en corpulance.
Puys pour pris de son faict il cueillera la fleur,
Dond après s’espandra flux de sang et de pleur.


Le Seigneur Spathas pour l’heure n’entendit point ceste obscure response, et toutesfois n’en peut avoir d’autre. Parquoy il s’en revint aussi peu advisé que quand il y alla, et neantmoins retenant en memoire cest ainigme. Lequel interpretant au pis, et doubtant que le malheur ne tombast sur sa maison ou sur ceux qui estoient dedans, mesmement sur sa belle cousine Noemie (qu’il conjecturoit estre la bische blanche), dès l’endemain il nous renvoia à Orbe à la malheure, car, en passant par les bois des hazardz, ainsi que nous chevauchions joyeusement une matinée à l’ombre des grandz arbres fueilluz, au chant des oyseaux, nous ouysmes un grand bruyt et tracas comme d’un froissis de grosses bestes approchantes de nous. Et soubdain apperceusmes un treshorrible monstre de grandeur, grosseur et hydeur enorme, qui jusque au bas du ventre avoit figure humaine plus gygantine que naturelle, à grosse teste chevelue et herissée comme une hure de sanglier, le visage fier, le regard truculent, la bouche fendue descouvrant de grandz dens, le corps et les bras nerveux et musculeux, couvertz de clair poil rude comme seyes de taixon, et le reste du corps en forme d’un tresgrand cheval roux, excedant la commune grandeur des autres chevaux, courant, ruant et sautant à quatre jambes chevallines fortes et legieres, droict contre nous, portant une grosse masse de cormier noailleux pendue à sa ceinture faicte d’une verde et retorse branche d’arbrisseau avec les fueilles, et des fleches tout à l’entour, avec un arc en main, d’ond il descocha une sagette qui alla tuer le Cheval de Floridas, qui, sentant son Cheval faillir soubz luy, promptement mist pied à terre et main aux armes pour defendre sa belle soeur (qu’il aymoit trescherement) contre cest horrible Centaure, droict allant la ravir. Parquoy Floridas, postposant sa vie au salut de sa bien aymée soeur, avec la seulle espée luy vint au devant. Dond le Centaure, rechignant de ris despiteux, saisit sa grosse masse et luy en deschargea un si pesant coup sur les reins qu’il luy froissa tous les os, puis à ses piedz chevallins le foulla tant qu’il luy creva le coeur ; voyans cela, nous en fuysmes, abandonnans ma Dame Noemie, que de bien loing en nous retournant vismes ravir au Centaure, qui, l’ayant mise sur sa croppe, entra en l’espesseur du bois, et après elle, sa damoyselle Arcane, courant à pié à teste deschevelée, car la mule où elle estoit montée ayant eu paour du Centaure (comme mule est une beste ombrageuse et phantastique) avoit jecté bas sa charge et à plains saux s’en retournoit au Chef-Verd, d’ond estions partiz. D’ond quand nous eusmes perdu de veüe ma Dame Noemie, nous en vinsmes fuyans à Orbe, pour annoncer à ses freres ces tristes nouvelles. Et autre chose n’en say, sinon que l’endemain au soir, vismes arriver saine et sauve celle que nous pensions estre totallement perdue, en la conduycte et compagnie d’un tresbel Escuyer, que velà present, qui depuys a demouré en la maison des seigneurs Gratians, se maintenant fort gracieusement envers tous, et bien amoureusement avec ma Dame Noemie, comme jeune gentilhomme avec belle damoyselle. S’il y a eu autre chose, je n’en say rien. Soit interroguée Arcane, qui en peut plus savoir. Quant à ma testation, Calestan en fera foy. »

Alors Calestan se leva, affermant le faict avoir esté tel, et en outre adjousta que en fuyant, la prophetie du Caloier luy vint en memoire estre vraye, car ce monstre Hippocentaure n’estoit homme ne beste, mais de double corpulance, ravissant et tuant. Quant à la bische blanche conquestée, c’estoit Noemie, le leopard (qui est beste bastarde du Lion et de la Pardalide) estoit Floridas, le bastard occis ; les deux Cerfz fuyans estoient eux deux, Tharsides et Calestan, serviteurs, qui de paour avoient abandonné leur dame à la fuyte. Mais du reste de l’ainigme, il protesta qu’il n’y entendoit rien pour n’avoir sceu les effectz consequens, desquelz Arcane pourroit estre interroguée. Arcane, donc, par commandement du Potentat, se leva et, adjurée en foy de rapporter le vray, sur pene de la vie, ainsi racompta :

Tout ce que ont relaté Tharsides et Calestan est selon la vraye verité (ô Seigneur Dioclès). Après la fuyte desquelz, et de ma mule, estant à pied, ne savoie mieux faire que, par extreme douleur m’apportant desespoir de vie, courir après ma dame Noemie, que mon ame ne povoit abandonner, en suyvant le trac du Centaure, par la voie desvoiée que je luy avoie veu tenir, en cryant et lamentant si hault que tout le bois en retentissoit, et la seulle Echo me reclamoit, qui avec moy sembloit gemir la defortune de ma dame Noemie. A mes hautains criz et reverberations des bois, survint un tresbeau, jeune et brave Escuyer (qui est Alector que present vous voiez), monté sur un bon rossin, qui, me voyant ainsi courir toute esperdue, me demanda la cause de mon dueil, laquelle ayant entendue, me requist le conduire où j’avoie veu aller le monstre, et qu’il en delivreroit ma dame, ou il y demourroit et mourroit. De telle promesse reconfortée, tellement que je me sembloie estre devenue legiere bische, je couru devant, vers l’espesseur du bois où j’avoie veu aller le Centaure, et l’Escuyer me suyvoit le grand gallop, tant que nous apperceusmes le Centaure ayant deschargé sa proie et la trainant par force dans le creux d’une roche environnée de quinze gros chesnes tresespés et feuilluz. Alector le voyant luy escria de loing : Laisse la pucelle, monstre biforme, et t’adresse à moy, qui te chastieray de ton outrage. L’hippocentaure l’oyant et le voyant venir à bride avallée, l’espée au poing, luy lascha une sagette, d’ond il l’eust persé de part en part s’il ne se fust couvert de son impenetrable escu. Parquoy, craignant que son cheval ne luy fust tué, mist pied à terre et s’adreça au monstre par merveilleuse hardiesse ; d’ond le Centaure esmerveillé, luy barbotant certaines barbares et sauvages parolles de furieuse menasse, luy deschargea un si pesant coup de masse que, soubz le bon escu qui le receut, il convint à Alector ployer un genoil ; mais vistement relevé, luy rendit chaudement d’un coup d’espée si roide jecté sur la hanche humaine faisant l’espaule chevalline, qu’il luy descouvrit la pallete avec grand douleur et abondante effusion de sang, d’ond le monstre jecta un cry si hideux que tout le bois en rebondit et les bestes sauvages de paour s’allarent cacher ; puys entoisa sa grosse masse, ramenant un coup foudroyant et bastant à atterrer un Elephant. Mais Alector, legier et adextre, facilement evita ce grand coup, qui tomba en vain, de telle roideur que le Centaure en eut le bras et la main estoupie, tellement que malaiseement il povoit relever sa masse ; ce que appercevant, Alector, ainsi que pesamment il la relevoit, d’un revers de sa bonne espée luy couppa le poing au droict de la joincture, lequel tomba à terre avec la lourde masse, d’ond le Centaure jecta un plus horrible cry que devant. Et se voyant desarmé et desmembré, avec la craincte qu’il avoit de la fulminelle espée d’Alector, lui tourna le derriere chevallin, ruant telles ruades que l’air en espartissoit en feu. Mais le vaillant Escuyer, agile et prompt à se destourner et à ferir, evitant tousjours ou reparant avec l’escu les furieux coups de pied, luy jecta au travers des ruades un coup de taille, d’ond non obstant la durté de sa peau et le poil herissé il luy trencha les nerfz des jarretz, descouvers jusques à l’os, qui encore en fut entamé. Ce que douloureusement sentant le Centaure, se retourna de rechief en front, et de grand ire se cabra sur Alector, bien pensant l’acravanter des piedz de devant. Le gentil Escuyer, voyant si belle parade, ne s’oblia pas, mais d’un grand coup d’estoc en la poictrine chevalline le passa jusques au coeur du corps humain. Ainsi le monstrueux biforme, frappé à mort, tomba à terre de tous les quatre piedz, se voultrant en son noir sang et jectant un dernier cry, non du tout en parolle humaine, mais entremeslé de l’un et de l’autre, comme d’un homme hennissant ou d’un cheval brutallement parlant, tant qu’il fust tout expiré. Et en cest instant qu’il tomba mort, le Ciel s’espartit en tonnerres, foudres, tempestes et grosses pluyes (qui estoient les diables, comme je croy, emportans l’ame de ce monstre), tellement que necessité nous fut à ma Dame Noemie et à moy, par la suasion et asseurance d’Alector, de nous retirer au creux de la roche qui estoit l’habitation du Centaure, où nous entrasmes, non sans grande craincte, toutes espouventées du merveilleux combat, et de la hardiesse et proesse du vaillant Escuyer, qui nous reconfortoit et asseuroit treshumainement. Et là dedans trouvasmes force venaison et divers fruyctz des bois, d’ond pour ce soir nous usasmes, selon la presente necessité. Et durant le manger, ma Dame Noemie (au coeur de laquelle amour avoit desjà prins place, au regard et admiration de la beauté, hardiesse, proesse et gracieuseté de ce jeune Escuyer qu’elle contemploit en grande admiration, à la clarté d’un merveilleux fourreau d’espée qu’il portoit, si lumineux de nuyct et en lieu obscur qu’il donnoit autant de clarté que un resplendissant flambeau). Si luy demanda quelle bonne adventure l’avoit là apporté si à poinct pour sa delivrance.

« Ma belle Damoyselle (dist Alector, qui, de sa part, n’estoit pas moins attainct de la grace et beauté de Noemie qu’elle de luy), je ne say pas bien par quel chemin je suys icy venu, plus à mon bonheur que au vostre. Mais je say bien que par un vent hyperboreen ou par quelque esperit j’ay esté depuys un mois ravi sur la mer septentrionalle, de dessus l’aile de Durat Hippopotame, le grand cheval nageant et volant de mon pere Franc-Gal, et emporté d’avec luy par dessus les terres et mers, par maintes journées, au grand dueil et regret de mon Seigneur et pere Franc-Gal, que je say bien que ores il me cerche par tout le monde, tant que finalement ce venteux esprit me a posé en un beau jardin d’un chasteau, assez près d’ici, où une jeune damoyselle, telle que vous (mais non si belle, et un peu plus eagée) m’a trouvé et, ayant entendu mon nom, m’a remonté d’un cheval, par telle condition que je vous suyvroie jusques à ce bois et vous donneroie ayde, si besoin en aviez. Car une vieille sorciere, le matin, luy avoit dict que vous estiez perdue, si par Alector vous n’estiez recouvrée. Et que le premier homme qu’elle trouveroit qui de ce nom se clamast, que sans tarder l’envoiast après vous. Or ainsi est que, si tost ne fus je posé au jardin que l’esprit qui m’avoit tant traversé, au delaisser me sembla dire ces parolles par un flateaux entonnement dans l’oreille gauche, entrant dans le cerveau. Alector, monte et va sauver la bische blanche du monstre roux, pour trouver ton pere qui te cerche. Bien tost je le reverray. Et sur ce, entra au jardin une treshonneste Dame, belle, jeune et de grand grace, mais meantmoins triste et lamentant une sienne cousine Noemie, n’agueres departie du Chasteau du Chef-Verd (car ainsi est nommé le lieu d’ond je vien), pour les parolles que luy avoit dictes la vieille sorciere. Ceste jeune Dame pensant estre seulle, et à l’impourveu me trouvant en son jardin qui de tous costez estoit clos de hautes murailles hors d’eschelle, fut un peu esbahie, puys, se rasseurant en son for, me demanda qui m’avoit là donné entrée, et qui j ‘estoie, et que je demandoie. Et je luy respondi :

« Je ne say. Alector. Un Cheval. »

Ouÿ ce nom d’Alector, de ce pas, sans plus m’interroguer, elle me mena en l’Equurie, me donna à choisir tel Cheval qui plus me plairoit, aux conditions devant dictes, lesquelles tresagreablement acceptées, je choisi ce beau grison pommellé que vous voyez (or avoit il mis pour la tempeste son cheval au couvert avec de l’herbe, lequel Noemie et moy incontinent recogneusmes pour estre le cheval du Seigneur Spathas. Et entendismes que celle qui l’avoit envoié après nous estoit ma Dame Callirhoé du chastel du Chef-Verd) continuant donc son propos : je choisi (dist-il) ce beau grison pommellé qui prestement me fut sellé et bridé, et ce pendant qu’on l’apprestoit, la Dame du Chasteau me advertissoit de quelque monstre. Estant donc dessus monté, avec congé prins de la Dame et promesse d’acomplir son commandement, et sur ce cheval depuys ledict lieu (car mes autres chemins precedens je ne sauroie remarquer ne recognoistre, non plus que la voye de l’oyseau dans l’air, du serpent sur la pierre et de la nave en l’eau), sur ce bon cheval (di je) j’ay esté apporté jusques icy sans trouver personne ne creature vivante à qui je peusse demander nouvelles de vous comme je desiroie en savoir, sinon que j’ay trouvé une petite mule ombrageuse et deresnée qui s’en fuyoit du bois, droict au chemin du Chastel, laquelle neantmoins s’est un peu arrestée à mon cheval, qui luy a demandé (comme je pense) en langage caballistic, des nouvelles de vous. Mais la phantastique mule en jargon mulois luy a respondu « hynha » (je ne say que c’est à dire) et soudain s’en est allée courant à bride avallée vers le chasteau, d’ond je me suis doubté que quelque trouble vous estoit advenu, et pource me suys hasté, tant que au cry de vostre damoyselle j’ay tourné bride et d’elle ayant ouy vostre encombrier, suys venu au secours pour acomplir ma promesse, où j’ay faict ce que j’ay peu et ce que vous avez veu. Vous avez tant faict (dist ma Dame Noemie, qui tousjours avoit eu les yeulx sur luy en parlant), vous avez tant et si vaillamment faict (ô noble Escuyer liberateur de pucelle ravie) que je m’en sentiray eternellement tenue à vous, et moy et mes freres, et toute la famille Gratianne, confessant pour premiere et trop petite gratitude envers vous que je n’ay en moy, ny hors moy, chose digne et suffisante à recompenser vostre merite. Comment avez vous nom, Ma damoyselle ? (dist Alector) Mon nom (respondit elle) est Noemie. Noemie (dist il) ? Quiconque ce nom vous imposa ne faillit pas à bien et convenablement vous denommer. Car vrayement Noemie, c’est à dire belle et tresbelle, estes vous, et encore plus gracieuse. Et à ce que vous dictes n’avoir suffissance à recompenser le plaisir et service que je vous ay faict, non pour celluy là (que je recognoy estre petit ou nul, au respect de vostre dignité), mais pour tous les services et honneurs que je desire et pretendz vous faire à l’avenir, et pour la grande et indicible amour que j’ay envers vous, je vous requier, ma dame Noemie, et demande en recompense une petite part de ce qu’est en vous le plus abondant, c’est de grace, beauté et amour mutuelle et reciproque.


Car pour aimer et estre aimée
Vous semblez au monde estre née.


Et ceste est la recompense que je vous demande, vous priant ne la me refuser, si ne voulez veoir mesler mon sang avec celluy du Centaure. D’ond peut estre auriez après autant de regret de la perte de vostre loyal ami que vous avés eu de joie en l’occision de vostre ravisseur ennemi. La pucelle Noemie, encore jeune et simple, et qui jamais n’avoit autant ouˇ parler d’amour, aux parolles de ce tant beau jeune Escuyer se trouva toute changée, esmeüe et eschaufée des ardeurs que jamais n’avoit senti, et en parolle tremblant luy respondit : Bel ami, combien que jusques à present je n’ay jamais sceu ne senti que c’est de cest amour duquel tant on va devisant, neantmoins ore, par je ne say quelle transmutation nouvelle, je me sens tant changée, enflammée et affectionnée vers vous (je ne say si c’est ce qu’on appelle amour) que je ne puys vouloir, sinon ce que vous voulez, n’avoir plaisir ne contentement autre que de vous, comme toute en vous transformée. D’ond j’estime estre le moindre devoir que je pourroie et voudroie faire que de vous aimer, vous qui m’aimez et qui m’avez sauvé la vie. Parquoy de bon coeur je vous octroie mon amour, où jamais nul autre n’aura lieu tant que ma vie durera. Je suys de bon droict vostre et par vous conquise ; mon corps et ma vie est en votre puissance, et mon honneur en voz mains, lequel je vous prie me garder, comme noble et franc Gentil-homme que vous estes. »

Alector, tant joyeux que plus ne pourroit estre, la remercia tresaffectueusement en luy implantant frequens baisers sur baisers, passans de la bouche au coeur et (comme l’on dict que par la bouche se met le feu au four) enflammans de plus en plus les premieres estincelles de ce feu couvert, attisé par doux attouchemens de main, allumé par soufflemens de gracieux souspirs, et par fois arrosé d’eau de larmes esprainctes de deux coeurs serrez en la presse d’amour, en sorte que, à la contemplation de telle douceur, qui (pour dire verité que j’ay jurée) me faisoit venir l’eau à la bouche, et par ennuy d’estre seulle, je m’endormi sur une couche de fueilles jusques au matin. Et pource, de ce qui fut faict entre eulx, comme je n’en voulu rien savoir, aussi rien je n’en say, sinon que en mon dormant (ne say si je songeoie ou non) me sembla ouyr quelques douces plainctes de ma dame, entremeslées de joye ; d’ond me voulant lever pour aller vers elle, me commanda de dormir et me tenir en repos, ce que je fei voluntiers jusques au matin, que le Soleil estoit jà haut et reluysoit dans la caverne ; et à ceste prime lumiere levée, je regardoye ceste belle paire de tant belles jeunes personnes que le Soleil en pallissoit, gisantz face à face et à demi embracez, sur une grande couche de mousse verde, qui estoit (comme je croy) la lictiere du Centaure. Et ainsi que je contemploie à grand plaisir ma Dame Noemie avoir prins plus haute et nouvelle couleur que sa naturelle blancheur par le dormir matinal, le Grison, qui n’avoit plus de fourrage, se print à hennir fort hautement, tant que Alector se leva en sursault, empoignant son espée et son escu qui estoient près de luy ; et ma dame Noemie semblablement se leva, qui en me regardant devint rouge et honteuse d’avoir (comme je pense) dormi si haute heure.

Adonc Alector, après luy avoir donné le bon jour avec une gracieuse accollade et un amoureux baiser, monta sur son cheval, la mist devant soy aussi legierement qu’une jeune chevreulle, et je montay en croppe sur le puissant Grison à qui trois jeunes corps pleins de feu ne faisoient plus de charge que d’un homme seul, et ainsi retournasmes prendre le chemin d’Orbe, où nous trouvasmes le corps de Floridas, que nous elevasmes sur les branches d’un arbre, affin que les loups ou autres bestes sauvages ne le mangeassent, et son cheval paissant avec la hacquenée de ma Dame, sur quoy elle monta, et moy sur celluy de Floridas. Ainsi retournasmes à Orbe en la maison Gratianne, où trouvasmes la famille toute troublée en dueil pour la mort de Floridas et pour la perte de ma Dame Noemie, qu’ilz tenoient pour certain estre perdue, et moy avec, où estoit le moindre dommage. D’ond, nous revoyans en sain et sauf retour, de prime face furent tous esbahiz, mais l’esbahissement soubdain se tourna en joye et gratulation, mesmement vers Alector, duquel ilz avoient par moy entendu la noblesse, vaillance, proesse et honnesteté, la rescousse desesperée de leur soeur et l’occision du monstrueux Centaure, pour de laquelle estre plus certains, envoyarent querir le corps de leur frere bastard Floridas pour le faire honnorablement enterrer (comme depuys ilz ont faict) et le corps du Centaure pour avoir preuve de mon dire, et aussi le plaisir de le veüe et vengence ; lequel corps biforme fut apporté sur un chariot à quatre roes et quatre chevaux, si grand, si monstrueux et si espouventable que les bestes au bois n’en avoient osé approcher, et les hommes en Ville à pene l’osoient regarder. De ce monstre après avoir faict monstre au grand esbahissement de tout le peuple, ilz le feirent escorcher et remplir la peau de force bonnes herbes seches et odorantes, et le posarent avec sa masse sur un portal de la maison où il semble encore estre vif et defendre l’entrée, à care tant hideuse et menaçant que encore le peut on veoir, à la grande louange et honneur du vinqueur qui tel diable avoit defaict, qui est Alector que velà present, à qui les Frères Gratians en recognoissance du sauvement de leur soeur offrirent et abandonnarent leur maison et tout ce qui dedans estoit. Ce que Alector accepta tresagreablement pour l’amour de ma Dame Noemie qu’il aimoit trescherement, et laquelle il venoit souvent visiter, caresser et faire l’amour honneste, sans villainie ne deshonneur, ne qu’il passast la ceincture (au moins que j’aye veu). S’il y a autre forfaict, ou veritable, ou par faulse accusation intenté, d’ond soit procedé tant de mal, je proteste que je n’en say rien plus que ce que j’en ay dict. A tant se teut Arcane.


Consultation sur le criminel procès d’Alector. Mandement d’oracle par l’Archier. L’occision du Prophete Calliste, qui fut cause du devorateur serpent au theatre. Sentence capitalle prononcée sur Alector d’estre exposé au serpent. Chapitre IIII.



Le Seigneur Dioclès, après avoir quelque brief espace de temps pensé à toutes les choses dictes, alleguées et prouvées, se retira en la chambre du conseil avec les principaux assesseurs, où la matiere fut mise en conseil divers, les uns opinans l’absolution d’Alector, comme celluy qui n’estoit convincu de nul crime que de jeunesse amoureuse et oeuvre de faict en son corps defendant, les autres, principallement les vieillardz qui avoient filles mariables en leurs maisons et auxquelz autant en pendoit à l’oeil, disoient qu’il y avoit exemple mauvais contre les bonnes meurs et presomption valide de rapt domestic, meritant pour le moins la torture, pour puys y proceder selon sa confession. Et quant bien il n’y auroit que les homicides de tant de gens occis, par contumace rebellion de ne vouloir obeyr à la Justice, il estoit coulpable de mort. Les autres, ne voulans conclurre à la mort, le sentencioient devoir estre chastié de quelque pene corporelle et ignominieuse, avec bannissement.

Ainsi donc, comme ces diverses opinions se agitoient et que le Potentat Dioclès les balançoit, voicy un des ministres du temple, Diacre de l’Archier, c’est à dire premier Sacerdot et prince des presbtres du temple de JOVE, le grand et souverain Dieu d’Orbe, lequel ministre vint de par l’Archier du temple, nommé en son propre nom Croniel, dire aucuns motz secretz à l’oreille du Potentat Dioclès, puys soubdain se departit. Car aux hommes sacrez n’est permis d’assister en jugement capital. Ce Diacre departi, Dioclès, parlant à tous les assesseurs, leur dist ainsi : Mes Seigneurs, l’Archier du Temple de JOVE, le sainct homme Croniel, maintenant me a mandé que par revelation qui luy est advenue la nuyct precedente, en veillant et en priant au temple pour le bien et salut de nostre Republique, luy a esté commandé par l’Ange du souverain JOVE nous advertir et defender ne jecter sentence capitalle sur ce jeune estrangier autre que celle qui de JOVE est ordonnée : c’est de l’exposer en plain Theatre aux Arenes, avec seullement son espée et son escu, et une flesche sans arc, à combatre le grand serpent des Arenes, pour faire preuve de son innocence s’il le surmonte, ou souffrir pene de son forfaict s’il y succombe. Celle sentence comme divine fut bien receüe et approuvée de tous les plus rigoureux, estimans que jamais il ne pourroit eschapper la force, les dens et le venin du serpent, et si donneroit passe-temps au peuple et espargneroit un de leurs hommes ; les plus equitables, esperans que luy qui avoit defaict le biforme Centaure viendroit bien à bout du serpent, et si delivreroit le Theatre et la ville d’une cruelle beste, ennemie interne. Or est il à entendre que quelques ans avant l’Archier Croniel, il avoit esté au Temple un autre Archier, nommé Calliste, homme de grand vertu, Sainct et Prophete, lequel, ès jours festifz que le peuple s’assembloit aux spectacles du Theatre ou des Arenes, il venoit au mylieu des gens, les reprenant aigrement et apertement de leurs vices, et leur prophetisant que du juste sang espandu la terre produiroit l’oblique vengeur qui leurs entrailles devoreroit, jusques à tant que le filz deux fois né devers le Pol arctic les en delivreroit. Ainsi alloit cryant ce Sainct Prophete par le Theatre et les Arenes, tellement qu’il empeschoit et troubloit les jeux, comedies, spectacles et autres publicques passe-temps ; d’ond un jour le peuple irrité, par esmotion et fureur populaire, à coups de pierres le chassa jusques soubz une cloaque ou esgout du Theatre, et là dedans le lapidarent, laissant son corps en l’ordure, lequel neantmoins, lendemain après la fureur populaire passée, fut tiré par les ministres du temple, et enseveli honnorablement à l’entrée de la cloaque où il avoit esté occis, en un tombeau de marbre noir, hault elevé, avec inscription de sa prophetie, lequel tombeau bouchoit la gueulle de la cloaque. Mais il ne cacha point si bien le meurtre du sainct homme que, an et jour après, horrible vengence du crime public n’en apparust. Car ainsi que le peuple en grande multitude estoit assemblé au spectacle d’un Elephant dansant sur les cordes, voicy que d’entre les pierres de la Cloaque et de l’autel sortit un tresgrand et treshorrible serpent, qui se jecta sur les gens et en tua de queüe et de gueulle un tresgrand nombre, tout le reste en hideuse frayeur fuyant hors du Theatre ; et de trois jours en trois jours continua de ainsi faire, sans que par nul engin ou force humaine on y peust mettre remede ; voire alloit ravir les gens mesmes dans leurs maisons, jusques à ce qu’il fut advisé de luy bailler toutes les sepmaines deux criminelz capitaux à devorer, lesquelz incontinent il ravissoit en la cloaque, et ainsi se tenoit quoy. Adonc entendit le peuple que la prophetie de l’Archier Calliste estoit advenue en partie, mais non du tout mise à fin. Par deux jours après le procès d’Alector estoit le jour de bailler la proie au serpent. Parquoy le grand Potentat Dioclès, sorti du conseil avec ses assesseurs circonstans, et luy assis au Pretoire, estant Alector representé devant luy, ainsi prononça la sentence :

« La cause presente constituée en l’accusation criminelle des Gratians contre Alector, tant en faict que en droict, estant obscure et doubteuse d’une part et d’autre, au jugement des hommes, est par oracle renvoiée au divin jugement qui condamnera son forfaict par mort ou demonstrera son innocence par victoire, à l’espreuve du combat avec l’espée, l’escu et une sagette sans arc, contre le vengeur serpent du Theatre, au plan des Arenes, où nous le renvoions dans trois briefz jours. »

Celle sentence prononcée, fut tresbien approuvée et receüe, tant de toute l’assistance (qui ne demandoit point la mort de ce bel Escuyer, ains luy portoit tacite faveur et espoir de quelque merveilleuse aventure du combat, telle que advint) comme des deux parties. Car les Gratians s’attendoient bien que leur criminel seroit incontinent englouti par le treshorrible serpent, qui de son seul sifflement veneneux tuoit les personnes qu’il approchoit. Alector d’autre part, se confiant en sa hardyesse, legiereté et proesse, ne demandoit sinon que le tiers jour fust venu, et souvent enqueroit si son escu et son espée estoient sauves. A quoy luy fut respondu qu’il ne s’en souciast, et que le jour du combat on les luy mettroit entre les mains. D’ond à merveilles resjouy, remercia le Potentat de sa clemence, au grand esbahissement de tous, qui s’estonnoient de le voir ainsi asseuré en si mortel et prochain peril. Puys par commandement, se retira au logis du capitaine Palatin, qui l’avoit en sa garde, où incessamment il ne faisoit que regretter sa Noemie, parlant à elle comme si presente eust esté, et luy promettant vengence, à si grand regret d’elle que toutes les nuyctz, de trois en trois heures, il se reveilloit, battoit ses bras et ses palmes et s’escrioit à haute voix « O Noemie ! O Noemie ! O Noemie ! » , et reclamant incessamment le Soleil, pour advancer les jours et le temps de son combat contre le serpent ; d’ond il se soucioit aussi peu comme il estoit en gran’pensée de recongnoistre le Sagittaire meurtrier de sa Noemie. Ainsi demoura là pour ce temps, pendant lequel le souverain et tresbon justicier Dioclès feit faire diligentes et secrettes enquestes pour savoir qui estoit celluy là qui par le tumulte avoit tirée la sagette de laquelle la belle, gracieuse et vertueuse Noemie avoit esté occise si malheureusement ; d’ond tous et toutes en general estoient tristes et dolens. Car en la mort de celle noble pucelle estoit estaincte la fleur de beauté et de graces de toutes les pucelles de la cité d’Orbe. Parquoy elle estoit plorée, regrettée et lamentée en dueil commun, tout le peuple à une voix cryant vengence et justice penale contre l’occiseur. Mais pour quelques diligences qu’on feist à s’en enquerir, on n’en peut jamais rien trouver, sinon une legiere presomption sur un jeune et assez maling adolescent, nommé Coracton, qui autresfois l’avoit fort courtisée, et d’elle n’avoit faict conqueste que de refus, pour la vicieuse nature d’ond il estoit. Mais ceste presomption n’estoit assez valide, mesmement que à l’ensevelissement d’elle ce galland avoit mené plus grand dueil que nul des autres, tellement que à force de larmes il se lava de telle suspicion. Le Potentat, voyant que autre chose ne s’en trouvoit, estoit allé, avant que donner permission de l’ensevelir, veoir en personne le corps de la belle, gisant devant le perron des trois graces, de telle grace (encore que morte) qu’elle sembloit doucement dormir, plus blanche que ses blancz habitz purpurisez en son sang. D’ond luy mesme, homme tressevere, se sentit esmeu jusque aux larmes, et demanda la flesche meurtriere luy estre baillée ; laquelle après l’avoir consyderée, la leva hault, demandant s’il y avoit personne qui la recogneust. Mais nul ne dist mot. Adonc, elevant les yeulx, regarda les trois Charites d’Albastre et vit que de leurs yeulx de pierre decouloient larmes en abondance, comme deplorantes leur quatriesme soeur. Ce que il monstra à tout le peuple, qui de tel miracle fondit tout en larmes, criant vengence. Et en ces entrefaictes, Dioclès advisa entre les mains de deux Charites un bien petit brevet roullé, lequel il print secretement sans que nul s’en apperceust, et après l’avoir leu le serra en sa main avec la flesche et se retira en son logis, donnant congé d’enterrer le corps de la defuncte, qui en dueil public fut enseveli devant les statues des trois Graces, et l’epitaphe inscript comme a esté dict. Et la sepulture toute couverte de fleurs et parfums, espanduz de tout le peuple en lamentation de la belle Noemie.


Revelation nocturne à Croniel Archier. Arrivée de Franc-Gal. Augure du noir oyseau. Peril mortel de l’Archier par la lyonne, occise de Franc-Gal. Rencontre et assemblée de l’Archier et de Franc-Gal, avec ses deplorations. Chapitre V.


Le soir de celluy jour, l’Archier Croniel estant au temple en ses prieres nocturnes (comme il avoit de coustume tous les soirs avant le repos d’y venir orer et d’y veoir souvent des visions et avoir des revelations), une intelligence interne luy vint dire en esperit que lendemain après midi il allast vers le bort de la mer prochaine en la voie du sepulchre de Thanaise, et que près de là il trouveroit un homme qui luy sauveroit la vie, et qu’il l’amenast loger en sa maison, car de luy il apprendroit beaucoup. Croniel, lendemain après le sacrifice et le disner, print son arc et sa trousse pour passer temps au traict et chasse des bestes et oyseaux par les champs (car rarement il alloit aux jeux du Theatre pour l’occasion de son predecesseur), avec quelque peu de vivres et vin, si d’aventure besoin il en avoit, et ainsi se mist au chemin vers la mer, en la voie Portune, espiant les bestes et les oyseaux des champs. Or le matin estoit arrivé au port prochain le magnanime Prince Franc-Gal Dysir Macrobe et ses gens sur un Hippopotame, Cheval marin grand et merveilleux, nageant et volant sur les mers et fleuves, à piedz de Polype et grandes ailes, nommé Durat, lequel Franc-Gal par toutes terres et mer alloit cerchant son filz Alector, que sur la mer Septentrionalle un vent ravissant luy avoit emporté, ne savoit où. Et de fortune avoit prins terre au prochain rivage avec un sien Escuyer, tenant la voie du grand chemin à la prochaine cité d’Orbe, que luy sembloit monstrer un oyseau noir comme un corbeau, mais de moindre corps, à bec et piedz rouges, qui voletant devant luy d’arbre en arbre luy sembloit chanter en forme de voix humaine un tel chant :


Suys moy, suy, suy, suy, suys.
Aux arenes iras Là trouveras ton filz
Suys moy, suy, suy, suy, suys.
Prophete je te suis Que plus ne le verras.
Suys moy, suy, suy, suy, suys.
Aux arenes iras.


Franc-Gal l’escoutant et prenant son chant pour augure le suyvoit tousjours, tant qu’il s’en vola assez loing et s’en alla poser sur un hault arbre comme attendant Franc-Gal. Mais l’Archier Croniel, qui estoit soubz l’arbre, voyant l’oyseau en belle parade, benda son arc et encocha une flesche pour l’abbatre ; mais ainsi qu’il prenoit sa visée vers l’oyseau incessamment remuant, et que à cela il estoit du tout ententif, sortit une lyonne d’une cave d’antiquaille ruinée, qui près delà estoit, où elle nourrissoit ses lyonceaux, et pas à pas tout bellement vint saisir le povre Archier qui ne s’en donnoit garde, tant estoit ententif à sa visée ; et de faict l’eust estranglé et trainé pour proie à ses petitz lyonnetz, si Franc-Gal, qui n’estoit pas fort loing, ne se fust prestement avancé au secours de l’Archier, avec l’espée en main et l’escu d’azur au Soleil d’or en parement. La beste, entendant le bruyt de fer sonnant (car Franc-Gal estoit armé) et la grande clameur qu’il feist en s’escryant, se retourna fierement contre luy et luy jecta ses grandz gryphes sur l’escu mis au devant, de telle force qu’elle luy arracha. Mais Franc-Gal, puissant comme un geant, luy donna au travers des costes un si grand coup d’espée qu’il luy tailla le corps en deux pars ; d’ond la beste mourant jecta un horrible rugissement, auquel deux lyonceaux, si jeunes que à pene povoient ilz encore cheminer, sortirent de la ruineuse caverne, en rugissant après leur mere. Franc-Gal les voyant va dire que de male beste ne fault laisser nul faon. Et pource les alla tous deux tuer, et pour terreur des autres, à la mode d’Aphrique, les pendit à l’arbre par les queües, avec les deux moytiez du corps de leur mere, au grand esbahissement de l’Archier, qui s’estoit relevé quasi tout transi de la paour qu’il avoit eüe soubz les pattes de la beste, et grandement esmerveillé du si prompt, soubdain et non esperé secours et de la vaillance de ce beau vieillard. D’ond il le remercia tresgrandement, bien cognoissant que c’estoit celluy que la revelation nocturne luy avoit predict de voir estre salvateur de sa vie. Pource luy demanda par quelle bonne fortune il estoit là survenu à son bonheur et salut. Et que c’est qu’il cerchoit en ce pays. Car à sa personne et à ses armes et habitz, bien le cognoissoit estre estrangier, luy promettant tout ayde et secours en ce qu’il le pourroit servir. Je suys icy venu (dist Franc-Gal) à la suyte auguralle d’un oyseau prognostic qui me conduysoit à Orbe, aux arenes ; mais tu me l’as faict perdre, espiant et visant à le tuer, et ce pendant tu ne visois pas à la fiere beste sauvage qui estoit derriere toy preste à t’estrangler ce pendant que tu tendois à tuer ma guide. Qui peut estre un exemple que souvent le tueur de volunté est tué de faict, le preneur prins, et le fin affiné. Il est vray, je le recognoy (dist l’Archier) et confesse que sans ton secours, j’estoie mort. D’ond je te remercie et en recompense d’avoir chassé ton augural oyseau te conduisant, je te prometz, en foy d’homme de bien, de te conduire où tu vouldras aller et t’ayder en tout ce que je pourray. Dy moy seullement où tu pretendz aller. Je pretendz (dist Franc-Gal) d’aller à Orbe aux Arenes, et la retrouver mon filz Alector, jeune et beau, bien apprins et vaillant Escuyer, que le vent m’a ravi et transporté sur la mer Septentrionalle, et plus ne le veoir (helas !), ainsi que le m’a predict en son chant l’oyseau Augural. Sans luy toutesfois je ne puys et ne vueil plus vivre (en ce disant, Franc-Gal jectoit de grandz souspirs du profond du coeur), car avec soy, il a emporté mon ame et ma vie, comme bien je l’avoie preveu au songe faict en Scythie, sur les peaux des lyons. ‘ bel enfant ! ô enfant merveilleux ! engendré fatalement, né deux fois, nourri surnaturellement, parcreu avant le temps, sage avant l’eage, fort plus que le naturel, hardi outre l’humanité, fortuné adventureusement, crainct des mauvais, aimé de tous, voire mesmes des espritz, qui par jalousie (comme je croy) t’ont ravi et emporté je ne say où ! Failloit il que si peu et brief temps j ‘eusse la presence et jouyssance de ton aimable personne, pour en souffrir l’absence et doleance tant belle et si long temps telle qu’il y a que, après mes longues et ennuyeuses peregrinations, je vai de rechief traversant le monde pour te cercher et te trouver, en craincte et doubte que jamais… (et à ce mot, les sanglotz partans de cœur estrainct luy feirent entrerompre sa parolle precluse, tellement qu’il demoura quelque peu d’espace en silence et surtaisance. Puy reprint sa dolente parolle en telle maniere, la convertissant à l’Archier). Ainsi donc (ô Archier, mon ami), je te di que j’y perdu un filz nommé Alector, engendré en Priscaraxe, Royne de Tartarie, l’une des plus belles et plus sages dames qui soient soubz le Ciel de la lune, laquelle je aime et desire reveoir (car plus de huyct ans sont passez que je ne l’ay veüe). Toutesfois, par serment juré, ne m’est loysible de retourner vers elle sans luy mener son filz faict Chevalier, ou par ma main, ou par autre. A quoy faire je me suys jà par plusieurs fois essayé, mais je y ay tousjours failli, et à ce faire me suys trouvé impotent et perclus de membres et de langue, d’ond je ne puys imaginer la cause, si ce n’est que les fatalitez destinent sa Chevallerie à autre main que la mienne. Le souverain vueille que soit à meilleure ! Bien soit (dist l’Archier), mais qui sont ces fatalitez et destinées d’ond tu parles ? Sont ce quelques puissances de Fortune (qui est nulle, comme je croy) ? Non, non (dist Franc-Gal). J’appelle fatalitez les infallibles immuables ordonnances de Dieu, le souverain qui tout régit par sa providence. C’est tresbien dict, et tresbien dict et tresbien entendu (dist l’Archier). Et puys que tu vois n’estre la volunté ordonnée du Souverain qu’il soit faict Chevalier par ta main, il faut croire que c’est à meilleure reserve, sans y contredire ni en estre courroucé. Aussi ne fay je (dist Franc-Gal), et ne suys dolent sinon que je ne puys trouver mon filz Alector, sans lequel je ne puys retourner vers la Royne Priscaraxe sa mere, comme aussi ne peut il sans moy, par promesse jurée, laquelle je me doubte ne sera jamais acomplie, ne de l’un, ne de l’autre, comme le coeur le me dict, remembrant les presages, oracles, visions et songes qui m’en ont apporté signifiance. Et sur ce, en souspirant grievement, se taisa un peu. D’ond l’Archier le regardant va imaginer que le bel Escuyer qu’il avoit entendu ester jugé à combatre le serpent des Arenes pourroit bien estre le filz que ce beau viellard pere alloit cerchant et regrettant. Pource luy dist : Homme estrangier, console ton esperit. Car j’espere demain te monstrer celluy que tu demandes. Alors Franc-Gal revenant de son penser jecta un grand souspir, disant : Trouveray je donc Alector, emporté par les vens qui n’ont point de suyte ? Oy, mais jamais plus ne le verray, d’ond me faudra mourir et finer ma peregrination, rendant le feu, la lumiere et la vigueur de ma vie à celluy de qui je l’ay receüe, par une termination de vie que l’on appelle mort, de toutes les terribles et espouventables choses la plus terrible et la plus espouventable, qui m’est prochainement imminente, à ce que je sens en moy et precognoys. Car à tout homme est divinement donné de reveoir et presenter ce que luy est futur, mesmement quand il est approchant de sa fin de vie, que l’esperit est plus à soy et moins enveloppé ès choses terriennes ; d’ond il voit et entend plus clairement et plus purement. Et ainsi l’a voulu la divine providence, affin que l’homme ne fust surprins au despourveu et ne mourust brutallement. Es tu doncques Dieu (dist l’Archier), pour savoir les choses futures ? Dieu ne suys je point (dist il), mais homme à qui Dieu a donné long eage, experience, science des astres, interpretation des augures et cognoissance de ma prochaine fin ; comme les divines fatalitez l’ont ordonné, mon esprit le me prognostique, les Oracles le m’annoncent et les propheties le disent. Quelle autre chose ne presagit le songe de mon coeur, emporté par le Basilisc volant ? l’oracle de l’homme marin Proteus, predisant l’allée sans retour ? la vision de mauvais auspice à Tangut, du palomb, de la cicoigne et du voultour ? le corbeau posé sur mon chef ? la menace mortelle de l’esprit de Gallehault ? et le chant de ce dernier oyseau noir ? Or voy je bien donc mon heure fatalle estre instante, et qu’il s’en fault aller. Allon donc, Archier mon ami, et me condui selon ta promesse aux Arenes de la cité d’Orbe, où je trouveray ma vie, ma mort, ou tous les deux. »

Adonc se mirent à chemin, l’Escuyer de Franc-Gal suyvant. Et en allant l’Archier qui par les signes et conjectures, et mesmes par la nocturne revelation et commandement Jovial de venir là trouver cest homme estrange, servateur de sa vie, pensoit bien luy monstrer l’endemain le bel Escuyer combateur du serpent et le luy representer pour son filz, pour en savoir enseignes d’avantage ainsi le mist en propos.

Devis des deux vieillardz, l’Archier et le Franc-Gal, tenuz sur le chemin en allant ensemble à la cité d’Orbe. Chapitre VI.



« O estrangier, mon ami (dist le bon viellard Archier), tu parles tant obscurement, et tes propos sont tellement entrerompuz par sanglotz destomacquez, par souspirs du profond tirez et par surtaisances soubdaines, avec confusion et meslange de propheties, fatalitez, oracles et miracles, que je ne puys bonnement entendre le discours de ta loingtaine et vagante peregrination, cerchant ton filz, que tu nommes Alector, emporté (s’il est croyable) par les vens, si tu ne me ramenes en compte les commencemens et premieres causes de toute l’adventure, et quand, en quel lieu et comment tu perdis ton filz, quel il estoit, et de toy aussi, qui tu es, de quelle gent et qualité ? Car selon mon jugement, tu ne me sembles estre homme de condition servile ne villaine, mais gentilhomme franc et libre, comme bien le me as donné à cognoistre à la premiere rencontre de nous deux. Pource je te prie par ta franchise ne desdaigner à me racompter la fortune de toy et de ton cher Alector, depuys le commencement jusques à la fin, clairement et patiemment, sans confusion ne interruption de regretz. Cela (dist le Franc-Gal) ne pourroie je bonnement faire, ô Archier, mon ami, car, comme de l’air esmeu par tempeste soufflent vens turbulens, tombent orages de grandes pluyes et bondissent esclatz de tonnerre, ainsi de coeur tourmenté ne peuvent que sortir souspirs et plouvoir eaux de larmes et sanglotter regretz. Davantage, le temps me presse et le desir encore plus d’aller au lieu que m’as chanté l’oyseau, sur le chant duquel toutesfois je ne say que deviner, tant il est ambigu et semblant à soy mesme estre contraire. Et pour cette cause (dist l’Archier) doibz tu moins differer à me faire narration de tes faictz et affaires, avenues et aventures, sur lesquelles j’ay confiance te povoir donner quelque conseil et confort après les avoir de toy entendues. Et pource que le chemin aux Arenes où tu pretendz aller, n’est pas si court que paraventure il te pourroit bien sembler, mais assez loing d’icy (affin que tu le saches), mesmement pour nous qui jà sommes vieux et appesantiz par l’eage, ou plustost destituez du vif feu qui jadis nous a soustenuz vistes et alaigres, et maintenant allons gravement et à pesans pas, la longueur du temps et du chemin suffira assez à toy pour racompter, et à moy pour escouter tes fortunes, desquelles (ainsi Dieu m’ayme !) j’ay avec toy condoleance et compassion. Car estant homme, je n’estime rien humain estre à moy rien n’attouchant. Je te regracie de ton humanité (respondit le Franc-Gal), mais autant que ta condoleance m’est consolatoire, la commemoracion m’en seroit douloureuse. Parquoy mieux me vault soubz silence presser en coeur transi profonde douleur. Non, non (dist l’Archier) ! Ainsi ne te fault faire, ains au contraire soulager ton coeur par communication de ton grief à celluy qui sans en sentir charge t’en allegera de la moytié, et paraventure du tout. Et pource, descharge ton corps de tes armes et paludament, que tu bailleras à ton escuyer, et ton coeur de tes passions, que tu communiqueras à moy estrangier, mais neantmoins homme ; et par ainsi feras à toy plaisir et à moy accompliras mon desir, et toy racomptant, moy escoutant, abregerons la longueur du chemin et en perdrons le sentiment de lassitude, car, comme dict le vieil proverbe,



Compaing par voie bien parlant
Vault bien un chariot branlant.


Ha, compaignon vieux (dist le Franc-Gal), je sens desjà en moy estre vray ce que tu dis. Car tes humaines parolles me invitent d’alleger le coeur, en desgorgeant le souvenir de mes diverses adventures tant bonnes que mauvaises, et les deliberations presentes, et les douces conceptions de mes esperances à l’avenir, qui entre autres choses me promettent de toy confort et conseil. Et pource je prendray à ceste heure autant de solacieux plaisir à toutes mes fortunes te discourir, comme tu as eu curieux desir à t’en enquerir. Or en allant tout le simple pas, escoute donc attentivement, et tu orras merveilles. Or compte donc paisiblement (dist l’Archier) et je te presteray les oreilles. Adonc le Franc-Gal despoilla son paludament de pourpre accollant à un large fermail d’or, enrichi d’un gros saphir celeste, et osta son escu du col, portant d’azur à un Soleil d’or, et son heaume de la teste, d’ond il avoit seullement levé la visiere, baillant le tout à son escuyer qui le suyvoit, jeune et puissant homme, nommé Oplophor. Et ainsi demoura le Franc-Gal en pur corselet, grand et droict, en stature de corps de tresbelle prestance, et en tout excedente la commune forme des hommes, et elevant une teste jà à demi chauve, tant par l’eage que par longue usance de porter le heaume, et chanue de pelage blanc, la barbe argentine, longue et crispante comme les ondes d’un torrent, le visage beau et ouvert, plein d’une redoutable serenité de face, en gracieuse dignité, à tous regardans admirable, mesmement au vieil Archier, qui le voyant à descouvert estima en son coeur n’avoir jamais veu si bel homme entre les mortelz, sinon que la serenité de sa face estoit aucunement troublée par une nuée d’interieure tristesse, degouttant grosses larmes sur sa blanche barbe. Ce que appercevant l’Archier ainsi luy dist : Noble Seigneur (car tel estre ton apparence le demonstre), laisse, je te suppli, le plourer aux femmes et enfans, et aux molz hommes effeminez, et constamment nous racompte tes adventures. Car à l’homme de tel personnage que je te voy, mieux seantes sont les armes que les larmes. Tu dis vray (respondit le Franc-Gal) et parles en homme sage et de hault affaire. Parquoy je reprimeray mes passions et te compteray mes actions, en allant tousjours nostre voie. Or escoute donc. Je y suys (dist le vieil Archier), mais soubz licence de faire quelques brieves demandes interlocutoires sur les poinctz où je verray m’estre besoin de plus planiere intelligence que de simple narration. Tresvoluntiers (dist le Franc-Gal), car par ce moyen j’auray loysir de respirer en allant et parlant, et le devis sera plus gracieux estant alterné que continué, et le faict mieux remembré et entendu. Parquoy, je te prie, ne crain d’entrejecter incidens et entrerompre propos où tu verras que je ne te satisferay. Et voicy où je vais commencer mon histoire.

Narration de l’ancienne Tour des trois soeurs Faees, et de leur vieille mere, Dame Anange. Chapitre VII.


Il est par le monde une certaine voie longue, mais estroite et peu frequentée, pour estre aspre, scabreuse et trop difficile à tenir, laquelle voie non obstant conduict au tresantique temple du souverain, sur lequel le renommé Roy Perseforest print le patron de l’architecture de celluy noble temple dedié au Dieu souverain, qu’il édifia et fonda en la diabolique forest Darnant, pour en chasser et exterminer les mauvais esperitz, qui pour lors en ces solitaires forestz habitoient, et pour donner adresse aux chevaliers errans qui par ces lieux desvoiables alloient cherchant les terribles adventures. A l’entrée donc de celle voye conduisant au temple Souverain estoit une tresancienne tour ronde, edifiée avant toute la memoire des hommes, de laquelle les fondements estoient cachez profondement jusques ès abysmes ; et au dessoubz, un treshideux Barathre, prison des creatures maudictes ; le comble tant hautement elevé qu’il sembloit exceder les cieux, auquel nul oeil humain, tant fut esmerillonné, ne sceut jamais atteindre, ains seullement en pouvoient estre veuz trois beaux et amples estages bien voultez à grandz portiques, entaillez et figurez de plusieurs images et illuminez de diverses couleurs, metaux et pierres precieuses de grande resplendeur ; au reste à toutes gens ouvers, à portes patentes et claires fenestres. Et dans ces trois estages estoient demourantes trois Faees, soeurs germaines, et filles d’une haulte et puissante dame ancienne, nommée Anange, residente (comme l’on disoit, et tenoit on pour certain) sur le plus hault de la tour. Et au dessoubz d’elle au premier estage residoit sa premiere fille Faee, appellée en son nom Cleronome ; au second, l’autre soeur Faee, qui se nommoit Zodore ; et au dernier et plus bas estage, la tierce des soeurs Faees, qui se clamoit en propre nom Termaine. Ainsi estoient ces trois Faees soeurs germaines et uterines, voire tergemelles, residentes avec leur train en ces trois palais de l’ancienne tour, si prochains et contiguz que facilement on povoit entrer de l’un à l’autre. Et au dessus du dongeon presidoit leur ancienne mere Anange. »

Sur ce poinct, le vieil Archier va replicquer en telle sorte : C’est une sentence commune (dist il) que un bon menteur doibt estre bien souvenant, affin que par obliance des premiers propos il ne se contredise à soy mesme sur les derniers. Parquoy donne toy garde, ô bon seigneur, que dès le commencement de ta narration tu ne soies trouvé ou oublieux, ou menteur, duquel vice voluntiers je ne te argueroie. Te souvienne donc que au commencement tu as proposé les fondemens de celle tour ancienne d’ond tu me parles estre avallez jusques ès abysmes tenebreux, où la veüe des hommes mortelz ne penetra jamais, et le comble exceder pour sa hauteur immense la portée visive de tout oeil humain. Comment donc a peu estre cogneüe entre les hommes la profondeur d’icelle tour, et les choses qui sont dessoubz ? Et comment ont peu savoir les hommes que sur la hauteur d’icelle soit celle ancienne dame que tu nommes Anange, mere des trois soeurs Faees, habitantes ès trois palais, attendu que tu as dict la celsitude du dongeon estre incomprehensible à tout oeil humain ? En quoy il peut sembler, ou que tu devines par imagination, ou que tu l’as sceu par revelation.

— En cela tu ne faulz pas (respondit le Franc-Gal), car en partie l’ay je sceu par claire et veritable revelation d’un Calodaimon à moy familier, qui en toutes choses me assiste et souvent ravit mon propre esprit hors de mon ame et de mon corps, en lieux estranges et loingtains, luy monstrant choses merveilleuses que nul autre ne pourroit racompter s’il n’y avoit esté present, desquelles estant retourné à moymesme, j’avoie bonne souvenance et en rapportoie ce que en estoit puys après trouvé veritable. D’ond m’advint un jour que estant au pied de celle tour, contemplant en admiration la merveilleuse fabricque d’icelle, et ratiocinant que selon la hauteur tant ardue estoit necessaire un bastant fondement de terrible profondeur, donc estant quasi assommé en telle consyderation, voici que de la partie du ciel descendit volant vers moy un oyseau de blanc plumage, ayant le bec et les piedz rouges comme beau coral, et les yeulx de couleur de feu, flamboyans en lustre de deux escarboucles, qui par maniere de me baiser, me vint mettre le bec en bouche, et ainsi me becquetant, par une certaine vertu occulte tira mon esprit à soy, le corps ce pendant laissé vivant, spirant et animant comme en ectase. Puys m’ayant ainsi en esprit elevé jusques à la moyenne region de l’air, non à droict vol haultain, mais en tournoyant et faisant la ronde sur tous les climatz du monde (comme ceux qui en virevoultant montent les roides montaignes), quand il fut elevé vers le septentrion, au droict d’une isle appellée Irlande, soubdainement il me lascha et me laissa tomber pyroetant comme une foudre en ceste isle, dans un grand trou ou puys tresprofond, où parmi les tenebres, par une esclitre de lumiere maligne et sulphurée, je vi les bases de celle tour ronde abaissez depuys la superficialité de la terre jusque au poinct centric, et dessoubz iceux, un barathre d’eternelle prison, où, par l’obscurité infernalle, on ne voioit rien que tenebres espandues sur la face de l’abysme, mais bien y oyoit on criz horribles et hurlemens espoventables, meslez de plainctz et gemissemens, comme d’hommes geheinez et bestes furieuses et enragées, s’entrebatantes, ruantes et mordantes l’une l’autre par extreme rage. Parquoy de grande paeur je tressalli en effrayé sursault, si roidement que je remontay au clair et descouvert parterre, où le susdict oyseau blanc (qui à la verité estoit mon Calodaimon) me vint reprendre, en me demandant : As tu veu, Franc-Gal, ce que tu conjecturois ? Oy, dy je, et oy clameurs espouvantables, qui m’ont faict resortir. Mais je ne say de qui. C’est (dist-il) l’eternelle prison des malingz Geans Typhon, Briare, et leurs complices et sectateurs, qui contre le souverein se sont osez contrebander, sur lesquelz foudroyez et accravantez ont esté surchargez les montueux et rochez fondemens de la grand tour ancienne que tu contemplois ; laquelle bien souvent ilz esbranlent et font trembler, par impatience du faix intollerable, en escroulant ses fondemens quelque fois par abondance d’eau desgorgée et jectée par tous leurs conduyctz, quelque fois par impetuosité de ventz soufflez de leurs despiteux souspirs, et quelque fois par violence de feu qu’ilz jectent par la gorge et par les naseaux enflammé d’ire forcenée et courroux enragé. Mais toutesfois pour tous tels effortz jamais ne la ruineront, ne demoliront, et jamais ne s’en deschargeront, ne de celle tenebreuse prison ne sortiront, si l’infinie bonté du vinqueur ne surmonte l’obstinée malice des vincuz, qui encore ne l’esperent, ne desirent, ains obstineement se plaisent en leurs penes, comme les mauditz serpens se paiscent en leur venin. Pource, laisson les en leurs eternelles miseres. Ce disant, m’eleva si hault que, ayant les elemens et les astres soubz les piedz, je me trouvay au dessus de la tour, où je vi en tresgrande sublimité assise sur le pommel du comble celle vieille dame que mon Calodaimon me dist estre appellée Anange, mere des trois soeurs Faees, et ayant ententivement consyderé son estat et sa puissance, je fu en un moment descendu en mon corps et revenu à moy mesme, bien memoratif des choses merveilleuses que j’avoie veues, telles que je les ay recitées à la verité. Ce que tu as compté (dist l’Archier) est admirable, mais neantmoins assez vraysemblable et croyable, quant à mon opinion. Car le mesme ou semblable a esté depuys n’agueres entendu en ceste region par une merveilleuse et supernaturelle adventure. Quelle, je te prie (dist le Gal) ? Et que je ne passe point outre en ma narration sans que j’aye de toy entendu l’exemple servant à la confirmation de mon dire, qui fera que plus facilement tu me donneras foy au reste. Pource, je te supplie m’en faire le compte, et je te donneray bonne audience. J’en suys tresbien content (dist l’Archier vieillard), mais que ce pendant tu retiennes le poinct où tu es demouré de la vieille dame Anange, assise au pommel de la tour. Et pource t’en souvienne pour reprendre tes brisées. Et par maniere de respiration interlocutoire, je te racompteray chose convenante au narré de ta vision ectastique et ravissement d’esprit aux bases et pommelde la tour.


Des amours de Mammon vers la belle Thanaise, de l’efforcement, empoisonnement et mort d’icelle. Chapitre VIII.


Aux premiers ans de mon adolescence, il y peut avoir quatre cens septante ans ou environ, moy estant jà en eage de cognoissance comme de quarante neuf ans, en ces regions icy vint un homme incogneu, d’assez laide figure et noir comme un Aithiopian, neantmoins fort riche en or et argent, precieuses pierreries et autres mineraux, au demourant de grand et subtil esperit, et fort savant en toutes sciences sur tous hommes qui à luy s’affrontassent. Icelluy ayant prins sa demourance en la cité d’Orbe, où à present nous allons, et là, par le moyen des grandz deniers qu’il avoit, et aussi que la ville, par opportunité de la mer adjacente, des fleuves, ports et passages limitrophes, est pour la commodité du lieu fort marchande, il tint estat de marchandise et de Bancque. De quelle marchandise (dist le Gal) faisoit il traficque ? A quoy respondit l’Archer : Il estoit marchant temporel. Car il vendoit le temps, à compte et mesure. Ainsi ce Marchant temporel, appellé Mammon, tenant bancque fameuse à Orbe, devint amoureux d’une tresbelle et tresvenuste fille de l’une des plus riches et apparentes maisons de la ville, laquelle fille estoit appellée Thanaise. Ce beau Mammon donc, estant esprins de l’amour de Thanaise, commença à luy faire la cour assez lourdement, et plus imperieusement que gracieusement, par vantance de soy mesme, ostentation de son grand avoir et savoir, avec desprisement et envieux blasme de tous autres, et mesme des vertueux, et en outre s’efforçoit de l’attraire par riches dons et presens d’or, de gemmes, bagues et joyaux (jasoit que de sa nature fust fort avare), et encore plus de belles et amples promesses. Mais la fille, à qui ces orgueilleuses bravades estoient intollerables, et qui bien avoit son coeur ailleurs, rejectoit tous ses presens et refusoit ses offres, fuyoit sa rencontre et ne vouloit escouter ses imperieuses parolles, comme celle qui le hayssoit autant comme il la desiroit, tant pour son improbité et disgracieux maintien, que pour sa laidure desplaisante. Parquoy un jour fut outreement pressée de luy, voire jusques à la vouloir forcer en un jardin où il l’avoit espiée. Car il avoit esté averti par une sienne esclave moresque qu’elle estoit costumiere tous les matins au sortir du lict s’en aller à demi vestue et à cheveux espars en ce jardin prendre l’air, se refreschir et laver mains et visage en la fontaine argentine qui ruysseloit dans le jardin. Et pource, pour quelque present d’argent et promesse de rachapt et affranchissement de la serve moresquine, il fut une nuyct mis par elle dans le jardin, où il se cacha dans une espesse coudroie jusque au matin, à l’heure que sa desirée Thanaise devoit venir ; laquelle, selon sa costume, n’y faillit pas. Luy, de son embusche voyant venir ceste tant belle et jeune creature, affublée seullement d’une simple cotte legiere de satin colombin, abbatant la rosée à piedz nudz plus blancz qu’albastre, et descouvrant de beaux bras nudz et charnuz de vive blancheur, monstrant un poictrail relevé de deux pommes d’yvoire ou tetins de mesme couleur et fermeté, sa teste negligemment coifée d’un bel et blanc couvrechef de fine toile transparente, au travers de laquelle on povoit veoir ses cheveux aureins, d’ond une partie detressée luy battoit sur le col et les espaules, et un touppet retortillé et crespelu luy descendoit ondoyant sur les yeux clairs comme deux pieces d’argent nouvellement forgées, et neantmoins encore aucunement aggravez du passé sommeil et pource semblans estre batuz d’amour, d’ond ilz avoient plus de grace, Mammon de son embuscade voyant telle divinité humaine, à pene se peut il contenir et differer ses joyes qu’il ne l’allast tout de ce pas embracer. Mais toutesfois amour, qui en ses premiers mouvemens n’est jamais sans crainte, le luy defendit et le retint jusques à tant que Thanaise, sans l’appercevoir, fut parvenue à la fontaine, où, ainsi qu’elle remiroit en la reverberante clarté de l’eau la fleur de sa belle jeunesse, apprestant de se laver les yeux, les mains et la vermeille bouche, soubdain voicy Mammon sortir de la coudroie et se jecter à l’improvis sur elle à bras ouvers, en luy tenant propos les plus amoureux qu’il povoit, et avec baisers et attouchemens lascifz entremeslez, luy presentant en humbles prieres et affectueuses requestes ses biens et sa personne, et en oultre aux prieres adjoustant menaces et outrages, tellement que, voyant son obstiné refus, ses destournemens de visage et destorses de bras, par une furieuse ardeur d’ond il estoit enflammé s’essaya de la forcer et de ravir par violence ce qu’il n’avoit peu obtenir par amour, ne par esperance de promesses, ne par crainte de menaces. La povre fille, tremblant de hideur et se voyant au dangier de son corps et de son honneur par l’effort de ce furieux homme, jecta un hault cry, appellant à son ayde deux freres qu’elle avoit, jeunes et braves hommes, habitans en la maison prochaine du jardin ; lesquelz, ayans entendu l’effrayée voix de leur bien aimée soeur, soubdainement sortirent en armes avec suycte de serviteurs embastonnez ; lesquelz Mammon voyant venir vers luy en terrible furie, cogneut bien que là ne faisoit il pas trop asseuré pour luy. Parquoy mortelle paour luy adjousta des ailes aux piedz si legieres que à vive course il saulta la muraille et se sauva de vitesse, eschapant les vengeresses mains des freres, qui, ayans perdu le ravisseur, prindrent leur soeur bien esplorée, et la consolans d’asseurance l’emmenarent en sa chambre reprendre ses espritz.

Mammon, eschapé de leurs mains, se trouva merveilleusement confus et troublé de l’obstiné refus et desdain trop orgueilleux (comme il luy sembloit) de sa bien aimée Thanaise, par lequel neantmoins l’ardeur de l’amour n’estoit en rien refroidi ne diminué, ains au contraire plus enflambé et augmenté. Car tout ainsi comme un boulet de Bombarde, pour avoir en rasant aheurté contre un roch ou forte muraille, par la dure rencontre resault plus violentement, au rejail de si dure repugnance reprenant nouvelle vigueur de mouvement impetueux, ainsi le furieux courage de Mammon, ayant rencontré si dur refus en la pucelle Thanaise et si forte rechasse en ses freres, s’en echaufa d’avantage en ire despiteuse, et la fureur de son amour, ou plustost rage, reprint force plus vehemente par l’offension de la rude repulse. Parquoy ne luy restant autre moyen, ny espoir, recourut aux mauvaises ars d’ond il estoit souverain maistre, et proposa de se faire aimer par force et contre nature, par le moyen d’un philtre ou poison amatoire, qu’il composa en une pomme de Venus, appellée vulgairement pomme d’amours, ou pomme folle, conficte en sang de Iynge, oyseau appelé Ballequeüe, et autres drogues à cela efficaces, odorée à force espiceries chaudes et adoucies en sucre trois fois cuyct, en l’enchantant des ternes parolles qu’il savoit estre propres à ce philtre, tellement qu’il en feit une pomme de conficture tressuave à l’odeur et tresbonne au goust de la bouche, mais tresdangereuse au corps et au coeur, comme l’yssue le demonstra. Cela faict, il practica la Moresque esclave, luy donnant somme de deniers et luy promettant affranchissement de sa servitude si elle vouloit et pouvoit trouver le moyen de faire manger à sa dame Thanaise, en quelque collation, celle pomme de conficture, qui estoit une pomme d’amours, de telle vertu que celluy ou celle qui la presenteroit seroit en grace et en amour de la personne qui la recevroit, ce que luy tourneroit à un grand advantage. La serve Moresquine, trop avare et trop credule, enyvrée de tant belles parolles et promesses, et jà presumant en espoir sa franchise et liberté, chose sur toutes estimable et desirée, et d’avantage l’amitié de sa dame, tresvoluntiers print l’argent et la pomme mise en un petit vase de crystal, avec asseurée promesse d’en faire user à sa maistresse ; à quoy mettre en effect gueres ne tarda. Car le jour mesme que Thanaise avoit esté surprinse et mise à tel destroict par Mammon (comme dict est), elle en resta tant esmeüe et tant alterée que sur le soir à son coucher luy print une defaillance de coeur, pour à laquelle subvenir son esclave luy presenta avec le vin la pomme conficte qu’elle trouva fort delicieuse au goust, tellement que le coeur lui en revint, et après avoir beu un peu de vin soubdainement s’endormit en un sommeil tresprofond, mais conturbé de songes et phantasmes terribles, qui se tesmoignoient par distortions de face, indecens mouvemens de membres, gemissemens profondz et criz entrerompuz de fois à autre, tellement que, à son reveil, fut trouvée avoir perdu le sens, troublée de cerveau, transportée d’esprit et du tout estre devenue folle. Car elle tenoit des propos impudiques contre sa nature et costume, changeans et muables coups à quille et s’entretenans comme arene sans chaulx, et entre autres disoit que son con estoit devenu un fauconneau d’artillerie que Mammon avoit chargé de poudre et de boulet, et mis le feu dedans, d’ond le boulet avoit tué beaucoup de gens, et le feu et fumée tenebreuse aveuglé plusieurs mortelz ; et plusieurs autres telles parolles inconsequentes, phreneticques, impudicques et deshonnestes luy desgorgeoient de la bouche, par la force de l’inflammation de la pomme amatoire empoisonnée d’une veneneuse liqueur, et si villaine qu’on ne la doit nommer, prinse au corps Mammon, que parmi les autres drogues ce meschant venefique y avoit meslé.

Ainsi, en terrible tourment d’esprit et de corps, avec impudique mouvemens de membres et propos d’infamie non accoustumez et contrenaturelz, criant horriblement de fois à autre, et en mortelle voix appellant Mammon, finalement mourut la miserable Thanaise, restant, après la mort, tant advantage. La serve Moresquine, trop avare et trop credule, enyvrée de tant belles parolles et promesses, et jà presumant en espoir sa franchise et liberté, chose sur toutes estimable et desirée, et d’avantage l’amitié de sa dame, tresvoluntiers print l’argent et la pomme mise en un petit vase de crystal, avec asseurée promesse d’en faire user à sa maistresse ; à quoy mettre en effect gueres ne tarda. Car le jour mesme que Thanaise avoit esté surprinse et mise à tel destroict par Mammon (comme dict est), elle en resta tant esmeüe et tant alterée que sur le soir à son coucher luy print une defaillance de coeur, pour à laquelle subvenir son esclave luy presenta avec le vin la pomme conficte qu’elle trouva fort delicieuse au goust, tellement que le coeur lui en revint, et après avoir beu un peu de vin soubdainement s’endormit en un sommeil tresprofond, mais conturbé de songes et phantasmes terribles, qui se tesmoignoient par distortions de face, indecens mouvemens de membres, gemissemens profondz et criz entrerompuz de fois à autre, tellement que, à son reveil, fut trouvée avoir perdu le sens, troublée de cerveau, transportée d’esprit et du tout estre devenue folle. Car elle tenoit des propos impudiques contre sa nature et costume, changeans et muables coups à quille et s’entretenans comme arene sans chaulx, et entre autres disoit que son con estoit devenu un fauconneau d’artillerie que Mammon avoit chargé de poudre et de boulet, et mis le feu dedans, d’ond le boulet avoit tué beaucoup de gens, et le feu et fumée tenebreuse aveuglé plusieurs mortelz ; et plusieurs autres telles parolles inconsequentes, phreneticques, impudicques et deshonnestes luy desgorgeoient de la bouche, par la force de l’inflammation de la pomme amatoire empoisonnée d’une veneneuse liqueur, et si villaine qu’on ne la doit nommer, prinse au corps Mammon, que parmi les autres drogues ce meschant venefique y avoit meslé. Ainsi, en terrible tourment d’esprit et de corps, avec impudique mouvemens de membres et propos d’infamie non accoustumez et contrenaturelz, criant horriblement de fois à autre, et en mortelle voix appellant Mammon, finalement mourut la miserable Thanaise, restant, après la mort, tant hideuse et horrible au regard que on n’eut rien en plus grand haste que de l’ensevelir et l’apporter à un sepulcre ès fins d’un champ appartenant à la maison paternelle, au long du grand chemin où nous sommes, et bien près du lieu. Car je croy que velà le sepulcre qui commence desjà à nous apparoir, où fut ensepulturée Thanaise, et avec elle son esclave More, qui se pendit et estrangla par remors de conscience de son meschant ministère, ayant veu la triste adventure de son traistre service, et bien sachant que aussi ne pourroit elle eschapper la mort par la vengence des freres de sa Dame. Et velà ce qu’elle gaigna à la promesse de Mammon, monstrant par effect que le gage de peché est la mort. Ainsi furent ces deux corps enseveliz et enterrez en ce sepulcre que tu vois icy devant nous, lequel nous pourrons aller veoir de près, et là nous reposer un peu et reprendre halene. »

En ce disant, ces deux bons vieillardz approcharent d’un sepulcre de marbre qui estoit au bout d’un champ à main gauche, lez le grand chemin. Car la costume de ce temps là estoit de fonder les sepulcres, chescun en son propre champ, au long des grans chemins, affin que les viateurs en s’arrestant et reposant sur la pierre s’y amusassent à lire les epitaphes. Ce que feirent ces deux preudhommes, qui se destournarent vers la tombe. Et le bon Archier posa son arc et son carquois sur la pierre avec une bouteille plene de bon vin, d’ond il beut le premier en une tasse d’argent qu’il avoit, puis en presenta à Franc-Gal, qui le receut de bon coeur et beut à luy, estans ces deux bons viellardz assis sur les avantmarches du sepulcre, et mangearent un peu de pain blanc avec une aile de Phaisan rosti et giroflé que l’Archier avoit tué le jour precedent, et en avoit apporté une partie dans une petite serviette blanche pour sa refection sur les champs, comme il avoit costume de faire ordinairement quand il alloit à la chasse, puys beurent encore chescun une fois. En après, ce pendant que l’Escuyer aussi achevoit de vuyder la bouteille, ilz montarent sur les marches du sepulcre pour veoir s’il y avoit epitaphe. Si veirent que, en la pierre de porphyre verdoyant, variée de couleurs et ondoyée, qui estoit dessus la tombe, estoit entaillé un chevalier noir de marbre bis, portant escu doré, tenant par les creins une belle jument blanche, de blanc Albastre, se efforceant de monter dessus ; mais la jument, par figure, luy estoit si rebelle et ruante qu’il ne povoit ; parquoy de courroux, il la transpersoit de son espée flambante au travers du ventre, et de la playe, au lieu d’un boyau, sortoit un serpent ; et aux piedz y avoit posée une taupe taillée de Jayet. De telle figure fut grandement esmerveillé le Franc-Gal, et dist que vrayement estoit elle bien faicte à propos de l’histoire narrée par avant. Car la pierre de verd Porphyre et ondoyée representoit le jardin et la fontaine. Le chevalier noir à l’escu doré representoit le laid et riche Mammon. La jument blanche figuroit la belle Thanaise. La taupe, l’esclave More ; la prinse des creins et l’essay de monter dessus signifoit l’efforcement que avoit voulu faire Mammon au Jardin. La ruade de la blanche jument estoit le signe du refus de Thanaise. Le coup d’espée ardente estoit l’empoisonnement amatoire, et la playe mortelle, sa mort. Mais du serpent qui en sortoit, il ne pouvoit conjecturer qu’il vouloit à dire. Mais l’Archier l’en feit sage puys après, comme vous entendrez. Ayans donc contemplé les figures sur le sepulcre, ilz avisarent que au dessoubz d’icelles sur la pierre porphyrée estoient escriptz et engravez quatre vers, d’ond les deux premiers estoient escriptz en lettre antiques de couleur noire, et les deux derniers en rouges lettres couchée, de couleur sanguine, qui bien sembloient avoir esté plus freschement escriptes que les premieres, comme à la verité aussi avoient elles esté engravées depuys les premieres, selon que l’adventure ensuyvit. Et les quatre vers de l’epitaphe estoient telz :



CY GIST THANAISE, QU’A OCCI
L’AMOUR, LA MORT, LA MORE AUSSI.

Mammon, qui luy causa la mort,
Engendra vie en son corps mort.


De ces deux derniers vers le Franc-Gal fut merveilleusement esbaï, et demanda à l’Archier s’il en savoit la signifiance. Oy (dist-il). Et je la te diray presentement. Assiez toy s’il te plaict, et à ton aise escoute le reste ducompte.

De la charnelle compaignie du vivant avec la morte, et generation du fatal enfant de mensonge. Chapitre IX.


Les deux bons preudhommes estans assis, bien rassis sur les bancz du sepulcre, le vieil Archier reprint à continuer son propos en telle maniere : Après que les deux corps de Thanaise et de sa More esclave eurent esté mis au tombeau et les ceremonies accomplies selon la costume du pays, chescun se retira au lieu de son repos. Le seul Mammon restoit en une terrible inquietude, ne pouvant trouver repos à son esprit ny à son corps. Car les furies de remors, repentance, desdaing, ire, regret, despit, desir impossible et rage d’amour effrenée luy brandissoient continuellement leurs torches ardentes et sanglantes devant les yeux de l’entendement phantastic, en sorte que ses vehementes passions ne le souffroient dormir ne reposer, principalement l’amour non assouvi de la defuncte Thanaise, qui d’autant plus estoit en luy enflambé comme moins il en avoit peu jouyr. Et quand il cuydoit se composer à dormir, alors luy revenoit au devant, et à son imaginative se representoit la figure de Thanaise en telle grace et beauté qu’il l’avoit veüe au jardin. Et comme les amans se forgent songes selon leurs appetiz sensuels et desordonnez desirs, il va soubdainement imaginer, voire persuader à soy mesme, que Thanaise n’estoit point morte, mais tombée en lethargie par la force de son Philtre, et que en l’allant trouver au lieu de son repos il en pourroit aiseement jouyr sans aucun empeschement. Sur ceste forte imagination le sommeil le surprint, et en dormant luy fut advis que un phantasme en la forme de Thanaise, pasle, defaicte et amortie, luy apparut et l’appella en disant : Mammon, tu dors, et je seuffre en t’attendant. Que ne viens tu maintenant au lieu où je suis, prendre sans dangier ce que tu as une fois à si grand peril voulu ravir efforceement ? Sur ce point, son chien se print à abayer et Calyphe, son valet de chambre, à cryer effrayeusement, et luy s’esveilla en sursault, demandant à son homme de chambre qu’il avoit à cryer. C’est (dist il) que j’ay eu la vision d’une serpente volant yssue de derriere la cortyne de votre lict, et sortie hors de ceans par le tuyau de la cheminée. Mammon, entendant ce propos, et conferant ceste vision avec son songe, se trouva tellement perturbé que par impatience d’amour et par rage de luxurieuse ardeur il se leva et prenant avec luy pour toute compaignie son seul valet de chambre, bien encore effroyé (par lequel depuys tout le faict a esté révélé), sur le commencement de la nuyct obscure s’en vint en ce lieu icy où nous sommes, monta sur le sepulcre et avec l’ayde de son homme leva la pierre de dessus le monument (car encore n’y estoient colloquées les statues et images que nous y avons veües), puys commanda à son homme de faire le guet pour luy donner signe si personne viendroit sur eux ; il entra seul dans le sepulcre où il trouva deux corps enseveliz, lesquelz il descouvrit tous deux pour discerner et cognoistre le corps qu’il desiroit, à la lumière d’une petite lanterne qu’il avoit faict apporter, à la lueur de laquelle incontinent et facilement il recogneut le blanc corps de Thanaise d’avec la noire charoigne de la More. Et en regardant ce jeune corps estendu à la renverse, auquel les beaux traictz restoient en leur entier, telz qu’en la vie avoient esté, luy sembla qu’elle dormist, et, mettant la main sur son ventre et au dessoubz avec attouchement libidineux, luy fut advis au taster que il y restoit encore chaleur et que la Matrice (qui est un animal dans un autre animal du corps feminin, ayant vie et sentiment à part) eust encore mouvement et chaleur. Parquoy, par le charnel attouchement sensible et par la visible descouverte des membres nudz de ceste jadis tant belle fille, et par fort libidineuse imagination eschauffée en ardente luxure, se jecta dessus et se mesla charnellement avec ce corps mort, dans lequel il sentoit encore quelque vie, chaleur et mouvement, ou fut par estre ainsi à la verité, ou par forte imagination qu’il en concevoit ; et à ce vilain acte employa une partie de la nuyct qui luy sembloit soubz son obscurité couvrir sa vilainie. Après donc qu’il eut saoulé sa detestable luxure en ce corps mort, il le recouvrit de son suaire ainsi qu’il l’avoit trouvé ; aussi feit il celuy de la More qui luy apparut merveilleusement hideux, et en le regardant luy sembla mouvoir la teste et ouvrir les yeux horribles et espouvantables. Et sur cela entendit une voix d’un mauvais esprit mis dans ce corps noir, qui, parlant par l’organe de la charoigne Moresque, ainsi luy dist en parolle creuse et profonde : Mammon, tu as engendré enfant, retourne à ce mesme lieu, et à semblable heure (or estoit il une heure après mynuict, heure que la puissance est donnée aux tenebres), dans vingt deux jours, pour recevoir le fruyct de ta semence. Et n’y faux pas, car, si tu y faux, nostre Prince ne faudra pas de t’envoier querir par ses legionaires, à ton grand mal et tourment. Comment se pourra faire cela (dist Mammon) que dans trois sepmaines l’enfant soit parvenu à droict terme de naissance, auquel sont requis neuf mois, ou pour le moins sept ? Malle chose (respondit l’esprit du corps noir) provient plustost que la bonne, et aussi tu doibz scavoir que quand nature se sent defaillir et tendre à corruption, alors elle s’efforce plus et avance d’avantage à faire de sa perte generation, et pource qu’il fault que la matrice du corps mort de Thanaise meure bien tost, elle s’advancera de produire avant le temps deu le fruyct de ton germe, que tu viendras recevoir dans trois jours septains à tel jour et heure qu’il est. Pource n’y faux pas et t’en va, car tu n’as plus que faire icy. Cela dist, l’esprit se departit du corps noir, le chef s’enclina et les yeux se cloirent. Et Mammon bien estonné sortit hors du sepulcre, sur lequel avec l’ayde de son valet Calyphe y rabaissa la pierre, puys s’en retourna en son logis, racomptant tout ce que luy estoit advenu à son homme qui estoit consachant de tous ses faictz et mesmement de ses amours vers la defuncte Thanaise, et avec luy mettant en doubte et consultation s’il devoit obtemperer à l’esperit Moresquin et retourner dans trois sepmaines audict lieu, ce que fut mis en deliberation, et conclu de venir veoir dans ledit temps que ce seroit. Comme de faict ilz feirent. Car vingt deux jours après, à la mesme heure nocturne, ilz revindrent au lieu, levarent la pierre du monument où Mammon entra, et à la variable lueur d’un feu bleu sulphurin qui estincelloit entre les deux chefz des corps mors, apperceut un enfant nouvellement né, couché aux piedz du corps de Thanaise, sur le pan du suaire, entre deux femmes de terrible aspect et de diverse figure. Car l’une avoit le visage plaisant et riant, mais pustulé de diverses couleurs comme un ouvrage de riche esmailleure, et neantmoins delectable au regard, et icelle (comme Faee qu’elle estoit) predestina l’enfant en telle sorte : Enfant Desalethès (ainsi auras tu nom, pour estre nourri sans laict, comme né sans terme), je te presage que tu seras le plus grand menteur du siecle, simulateur et dissimulateur en faictz et en dictz, et en toutes faulses oeuvres et parolles, soubz apparence et couleur de verité aimable, et tout autre en pensée couverte que tu ne seras en parolle ouverte, comme tes membres exterieurs sont beaux, et les interieurs laidz et villains. Et de faict, l’enfant ainsi nommé Desalethès avoit la face, le col et les mains et tout ce qui se monstroit nu exterieurement fort blanc, beau, gracieux, plaisant et attractif, tenant de la forme et beauté maternelle ; mais le reste du corps et des membres couvers, il l’avoit noir, livide et laid, tenant de la deformité et obscurité de son pere. Après donc que ceste premiere Faee eut ainsi sinistrement presagi sur ce bigarré enfant, la seconde Faee, qui estoit de visage plus triste et severe, et de couleur pasle, mais blanche et nette, ainsi proposa son destin : Puys que vous (ma soeur Calendre) avez jecté vostre sort sur cest enfant à vivre pour estre enfant de mensonge, je le destine à mourir pour dire verité, et non jamais plustost qu’il l’aura dicte. Ainsi soit, Soeur Clarence (respondit Calendre). Et cela dict, se baillarent les mains droicte et senestre l’une à l’autre, et conjoinctes les posarent sur la teste de l’enfant qui de celle heure se leva, en estant comme eagé de quatorze ans, en cryant furialement : Mammon, homme de bien, tu me lairras icy ensevely plustost que né. Non feray, mon cher filz (dist Mammon). Non feray vrayement. Et à ce mot l’embracea, et les deux Faees soubdainement s’esvanouyrent, avec le feu sulphurin qui se tourna en fumée trespuante, et en ce mesme instant, du corps de la More sortit une horrible voix du malin esprit dedans informé, tonnant telles parolles :



Emporte ce qui est tien,
Et plus icy ne te tien.


À ce commandement, Mammon, bien mettant en memoire ce qu’il avoit ouy et entendu sur les presages de son filz Desalethès, le print par la main, et ensemble sortirent hors du monument, où avec l’ayde de Calyphe remirent la pierre dessus ; laquelle si tost ne fut posée que un esclat de tonnerre et de foudre tomba du Ciel sur la lame de Porphyre, avec les statues de marbre noir, d’albastre et de jayet en figure d’un noir chevalier, d’une blanche jument et d’une taupe, telles que nous les avons veües. Et quant et quant se trouvarent engravez les deux derniers vers de lettre sanguine couchée, au dessoubz des deux premiers que les deux freres de Thanaise y avoient faict simplement escrire en noire lettre antique. D’ond de ces deux vers derniers engravez (comme l’on pense) de la gryphe diabolique, et aussi des statues tombées de l’air, et sans ciment ne souldure si fermement affichées au Porphyre que impossible est les en desmouvoir. Tous ceux qui depuys les veirent et leurent en demourarent merveilleusement esbahiz, ne pouvans conjecturer ny entendre que signifioient ne les images, ne les vers, jusques à ce que tout le faict eust esté descouvert par Calyphe, valet de chambre de Mammon, et ce par adventure telle.

De la premiere institution de Desalethès soubz le Docteur Pseudomanthanon ; quelz ars il enseignoit, et comme bien profita le disciple ; quel payement il feit à son maistre, et en quelles manieres il praticqua sa science. Chapitre X.



Adonc toussirent et cracharent les deux vieillardz, comme par maniere d’entrepos. Et puys l’Archier reprint sa parolle en telle maniere :

« Estans sortiz hors du Sepulcre Mammon et son filz Desalethès, le pere couvrit l’enfant nud de son manteau, puys se mirent à la voie du retour avec Calyphe qui les suyvoit escoutant leurs devis, entre lesquels Mammon en cheminant demanda à Desalethès s’il n’avoit pas veu les deux Faees Calandre et Clarence, et entendu leurs presages sur luy. Desalethes respondit fort simplement que non. Mais desjà mentoit, selon son propre naturel, car il avoit aussi bien veu les deux soeurs, aussi bien entendu et noté leurs propos, voire mieux que Mammon, comme celluy qui avoit esté entre deux. Le pere, voyant ce jeune enfant respondre tant simplement, avec un visage blanc, beau, doux et amiable, et estimant qu’il dist verité (ce que rien moins), luy compta tous les presages faictz sur luy, et qu’il ne mourroit que pour dire verité, d’ond le contraire est mensonge ; et pource, pour la conservation de sa durable vie, l’enhortoit (comme tresmeschant qu’il estoit) à mettre du tout foy et verité en arriere, et se proposer de parler et faire eternellement mensonge, fraude et desloyalle infidelité. À quoy respondit le simple enfant qu’il ne savoit que c’estoit de mentir et qu’il ne le pourroit faire. Et en cela il mentoit desjà si puamment que l’air en estoit infect, comme du mortel sifflement d’un Basilisc. Car il ne pouvoit non plus mentir que le Basilisc tuer, le loup devorer, l’eau noyer et le feu brusler, estant d’origine primitive à cela né. Tellement que quand il parloit le plus simplement et vray semblablement, c’estoit adonc qu’il decevoit et mentoit le plus fort. Parquoy son pere, deceu de ceste simulée simplicité, le creut et pourcé, venu à son logis, incontinent le feit vestir et habiller de braves et somptueux habitz (ce qu’il povoit bien faire, estant le plus riche de la cité d’Orbe), et l’empara de vestemens de draps d’or, d’argent et de soie de toutes diverses couleur (excepté de blanc et rouge), et principalement de couleurs changeantes ; et aussi de toutes diverses factures de draps de soie, sur metaux, et de metaux traictz ou fillez, mis en fond de tissure, en broderie ou autrement, et de toutes les diverses tailles et façons variables autant qu’il s’en trouve de nouvelles en toutes les nations du monde. De tels riches et braves habitz Desalethès emparé à diverse eschange de tous les jours, qui couvroient sa noire laidure et laissoient à nu descouvert les belles et blanches parties du visage, col, poictrine et mains, il apparoissoit tant beau filz, tant plaisant et gracieux à tous que chescun y prenoit grand plaisir. Parquoy son pere Mammon, le voyant tant desirable, l’aima grandement ; dond, craignant son sort entendu, de mourir quand il diroit verité, et croyant ce que en mentant il luy avoit dict, qu’il ne savoit mentir, pour l’apprendre le donna en charge à un tresexcellent maistre, qui de cet art faisoit profession non publique, mais privée et secrete, et ne lisoit que de nuyct.

Ce bon docteur estoit nommé Pseudomanthanon, tressavant maistre ès ars de sa profession, qui estoient Magie, Cabale, Thalmud, Hypocrisie, Frerie, Idolatrie, Astrologie judiciaire, Sophisterie, Poësie, Alchimie, Empirie, Medicastrie, Triaclerie, Cautelle Cepollaine, Pillatique, Banquerie, Usure, Interesserie, Change, Blescherie, Jargon, Gueusserie, Sophistication, Falsification de qualitez, poix et mesures, Billonnage, Happelourderie, Faulse monnoie, Saffranerie brezillée, Gingembrerie carronnée, Empoisement, Empuisement, Empoisonnement, Moilleures, Lanternerie cordagée, Tenterie, Revente, Jaserie, Plaisanterie, Maquerellage, Flaterie, Parasiterie, Crocqueterie, Courtisanerie, Menterie, Diablerie, Damnerie et toutes telles sciences et practiques desguisantes ou destruisantes verité. De tout cela, ce savant Docteur Pseudomanthanon en estoit souverain maistre Seigneur et enseigneur nocturne. De l’escole duquel, comme les gendarmes du ventre du cheval Troian, sont sortiz infiniz gens savans, mesmement Grecz, comme Lucian, ès vrayes narrations, Homère et les Poëtes quasi tous, excepté Lucan, Lucret, Columel, Caton, Theognis, Phocylides, Arat et quelques autres, qui en furent banniz. De là sont sortiz aussi les plaisans Rommans de Lancelot du lac, de Tristan, Perseforest, Amadis de Gaule, Palmerin et semblables, et mesmement en est procédé le premier exemplaire de l’Alcoran en langue Arabesque, depuis traduict en Latin.

A ce savant Docteur, pour apprendre tous ces bons ars de faulseté et de mensonge, fut baillé pour disciple le fin enfant Desalethès, qui en bien peu de temps estudia si bien et tant s’avança que en briefz jours en la science et practique de ces ars de mensonge il passa et surmonta son maistre, et de faict le trompa luymesme en maintes sortes, et mesmes au payement de sa doctrine. Car ayant convenu avec luy soubz telle paction qu’il luy payeroit un talent valent cinq cens escuz pour le salaire de ses enseignemens en la premiere cause que par menterie et finesse il gaigneroit en traversant le droict par cautelle, la paction ainsi escripte et signée, advint que Pseudomanthanon, voyant que son disciple Desalethès avoit fort bien profité soubz luy en ses ars, il luy demanda le salaire promis. Mais Desalethès le luy nya, disant tout à plat qu’il ne luy devoit rien. Parquoy Pseudomanthanon le feit appeller en cause devant le Juge, où il comparut. Et le maistre, après avoir faict sa demande et exhibé la paction du contract, ainsi proposa sa raison trenchante à deux taillans en telle sorte : Ô sot et maladvisé disciple, ne cognois tu pas que tu seras necessairement condemné à me payer, ou soit que tu gaignes ceste cause, ou soit que tu la perdes. Car si tu la gaignes, ce ne peut estre que par fine cautelle et traversement de droict ; par ainsi tu me devras payer selon nostre paction et convenance escripte telle, que à la premiere cause par toy obliquement gaignée tu me doibz payer un talent. Et si tu la pers, tu seras condemné à me payer par judiciale sentence executoire. Ainsi ne pourras eschapper que tu ne me payes. À cela respondit le bien apprins disciple, par une contreraison cornue et besagüe de telle forme : O bon maistre et Docteur subtil, sauve ta grace, tu ne prens pas l’argument par le bon bout ; ains au contraire me semble que je doy estre necessairement absoulz de ta demande, ou soit que je gaigne ceste cause, ou soit que je la perde. Car si je la gaigne, je seray quicte par sentence absolutoire du Juge ; et si je la pers, je ne te doy rien payer, selon la paction escripte en nostre contract, où il est convenu que je ne te payeray jusques à la premiere cause que je gaigneray par fine cautelle. Parquoy, ne gaignant pas ceste premiere, si je suys condamné, la condition du pact n’estant advenue, le pact sera nul et ne te devray rien. Par ainsi (ô maistre abusé), je ne puys faillir à eschapper de ta poursuyte. Le Juge, oyant tel altercas de contraires et indissolubles antistrophes, et ne sachant quel jugement y asseoir, les renvoia à cent et un an devant Rhadamant, Juge infernal, toute l’assistance s’escriant après eux en execration de leur meschanceté ceste sentence depuys celebrée : De mauvais corbeau, mauvais oeuf. De mauvais maistre, pire disciple. Velà comment Desalethès commença à practiquer la science qu’il avoit apprinse soubz son bon precepteur Pseudomanthanon et (qui pis est) en usa en toutes manieres qu’il peut, s’entremeslant en beaucoup d’affaires de plusieurs gens, mesmement des stupides, oblieux, incurieux, non pensans, malsoigneux, credules, simples, jeunes, desbauchez, estrangiers, loingtains et mors, qui ne mordent ne redarguent, telz estoient ses gens aux quelz il tendoit ses lacz, faisant le devot hypocrite, le frere, jugeant autruy hardiment et se justifiant impudemment, jamais ne jurant qu’il n’y eust mensonge lucrative à parjurer ; sur quoy facilement il faisoit fin de plaid et brider la mule. Item, en acheptant sans payer, vendant à pris receu sans rien delivrer, recevant sans bailler acquit, empruntant sans rendre, retenant des depotz, ou (si force estoit) les rendant diminuez, ayant grand poix et longue mesure à l’achapt, mais petit et courte à la vente, captant testamens et servant en tout et par tout de tesmoin à gages, singulier ouvrier de simuler et dissimuler, contrefaire toutes lettres et tous seingz, raturer nettement et surscrire proprement, blanchir parchemin ras et remplir le blanc sur le seing autentique, faire d’un vieil et prescript instrument, nouvelle obligation de notaire et tesmoingz jà mors, jamais ne maniant beurre qu’il n’en eust les mains grasses, prenant or pesant et forte monnoie et le rendant legier or et rabaissé, et foible, ou l’argenterie faulse, roignant, retaillant, cizaillant, changeant ou chargeant toutes especes, meslant comptes divers, ayant plusieurs et differens papiers de raison desraisonnée, ouvrant toutes lettres qui luy tomboient entre mains, pour veoir s’il y avoit rien qui luy peust nuyre ou valoir, et du mesme signet les reformant et refermant à la mode d’Alexandre, le faux devin, et les retenant et supprimant s’il luy estoit expedient, espandant bruytz de ville d’incertain auteur, semant zizanie et maligne suspicion entre ses amis par occultes detractions et faux rappors, et sur tout vendeur de fumées Thurines. Au demourant le meilleur filz du monde, plaisant menteur, gracieux flateur, asseuré vanteur, bien enlangagé, bien parlant et trescourtois Courtisant, et pour cela bien venu en toute compagnie, en conduisant ses fallacieux dictz et faictz si dextrement à la Mercuriale Ulyssée que c’estoit toujours à son profict et advantage, et sans laisser anse par où il peust estre prins ou surprins. Sinon que un ancien vieillard, à luy invisible, nommé Cron, tousjours le suyvoit pas à pas, observant tous ses faictz et ses dictz, lesquelz après avoir longuement endurez, finalement il descouvrit et suscita contre luy innumerables hommes, que tous il avoit circonvenuz et trompez l’un par l’autre. Iceux ayant par conference ensemble cogneu et descouvert les occultes menteries, faulsetez et malefices d’ond ilz avoient esté par luy abusez, deceuz et trompez, les uns feirent partie accusatoire, et les autres preuves contre luy, à l’aide du vieillard Cron, qui revela une plus grand’partie de ses plus secretz et occultes forfaictz que moins il esperoit jamais estre mis en lumiere, desquelz attainct et convincu, encore que pour toutes gehaines et tortures il n’eust jamais rien confessé ne recogneu, neantmoins il fut declaré ennemi public et condamné à avoir la teste trenchée, et tous ses grandz biens mal acquis confisquez au Prince d’Orbe. Son maistre Pseudomanthanon (qui en sentit le vent) s’esvanouyt soubdainement et gaigna au pied, prenant le [l.. la] fuyte et se cachant en divers lieux secretz, où il faict encore profession de ses lectures clandestines. Quant au pere Mammon, il fut banni et relegué en Turquie, où en allant passa par Italie et Venise, et faisant là quelque sejour, y laissa de sa semence, d’ond depuys nasquirent plusieurs enfans de sa generation, comme Uliespiegle, l’Affronteur des ruses, ce gentil Chevalier, Imbauld du Solier, et semblables fins ouvriers exquis. Après donc que la sentence capitale fut prononcée sur Desalethès, il fut livré ès mains de l’executeur, qui le mena au lieu du supplice, si peu monstrant de recognoissance ou repentance de ses forfaictz que mesme il se disoit à haute voix avoir merité non la mort publique, mais public entretien de luy et des siens au palais de la ville et une statue d’or sur un pillier de marbre en la place commune, pour ses grandes vertus et bienfaictz, ne faisant point de doubte qu’après sa mort on le deifieroit, et le mettroit on au catalogue des Heroes, au ciel de Mercure, avec le duc Ulysses et Autolyc, et que encore de ses hautes louanges seroit composée une nouvelle Odyssée. Mais au contraire, tout le monde, voire encore ceux de sa faction, reclamoient contre luy en execration cryans à haute voix : Oste, oste. Tue, tue le meschant ! Ce nonobstant, il alloit à brave marche au Morirfault (ainsi estoit appellé l’Eschaufault de pierre de marbre rouge et noir, en la place du Marché, où les criminelz jouoient le hault Role), cheminant en port hautain, en visage autant constant et joyeux que si on l’eust mené aux nopces ou à un festin de Joie ; et ce pour autant qu’il se tenoit certain de son sort, et de n’avoir jamais failli à mentir, d’ond il se asseuroit de ne mourir point ; parquoy craincte de mort ne le faisoit ne trembler, ne paslir. En telle asseurance il marcha et monta au lieu du supplice, et quand il fut sur le Morirfault, le ministre de mort le voulut lier et bander. Non, non (dist il en mentant selon son naturel). Jà ne m’en fuyray, n’ayés paeur, car j’ay assez paeur pour nous deux. Ce disant, s’agenoilla devant le perron de marbre blanc, et ce pendant que l’executeur apprestoit son espée trenchante, il tourna la veüe ouverte vers tout le peuple, auquel, pour mentir la dernière fois, il dist à haute voix : Adieu, peuple Orbitan ; je m’en vai mourir. Cela dict, il enclina le chef, et le bourreau, qui jà avoit brandi son glaive, en l’avallant à un roide coup luy tailla le col.

De la teste volante et du corps abysmé, et de leur retour et revelation des choses veues. De leur mort et enterrement, et de l’abysme reclos. Chapitre XI.


« Son sort le deceut adonc (dist le Franc-Gal), puys qu’il eut la teste trenchée. Car là faillent tous miracles.

— Rien, rien (dist l’Archier). Ains au contraire en advint grande merveille. Car après le coup baillé, nul sang quelconque ne sortit ne degoutta ne du col trenché, ne de la teste avallée. Et tout incontinent, plustost que l’espée ne fut retirée, le corps sans teste se releva sur piedz, et saulta sur le pavé entre la multitude des assistans, spectateurs bien esbahiz de veoir courir un corps decapité, auquel passant impetueusement parmi la tourbe, tous feirent voie, en se ouvrant et recullant de grand hideur de veoir tel estrange spectacle, tant que ce corps, sans aucun advis, comme corps sans teste et sans yeux, s’en alla precipiter en une fosse obscure d’un profond goulphe, qui peu de temps paravant s’estoit faict par un terrible tremblement de terre et avoit englouti la grande tour de l’horloge et guette de la ville, en si profond abysme que nul courdage de sonde à plomb n’y pouvoit trouver le fond. Là dedans se jecta le corps sans chef, et en ce mesme instant la teste abbatue de dessus son col resaulta trois et quatre fois, tousjours bondissant de plus hault en plus hault ; et en ce ressaillant bondissement la carthilage des oreilles s’estendit avec pinnes agües, en sorte qu’elles devinrent ailes sans plumes comme de chauve-souris, volantes et emportanz la teste en l’air si hault que bien tost fust perdue de veüe, restant toute la multitude populaire autant esbahie que la merveille le meritoit, les uns regardans en l’abysme de la fosse, où ilz ne voyoient goutte, les autres levans les yeulx en l’air, pour veoir si la teste retomberoit des cieux. Mais après avoir long temps musé d’une part et d’autre, ouyrent un son comme d’un vent vehement venant de loing, et un esprit parmi, leur disant : Hommes Orbitans, n’attendez le Vif departi pour veoir hault au ciel, et bas en terre. Retirez vous et revenez dans trois jours à ces heures, si verrez la fin de ce que vous attendez. Ainsi dist la voix, et soubdain se fit un grand esclat de tonnerre, qui rompit une obscure nuée, d’ond espartit une grosse pluye, qui feit retirer chescun en sa maison, attendant le troisiesme jour après, selon la premonition de la voix incogneüe. Auquel jour et heure se trouverent en plus grand nombre que par avant, de tous eages et sexes, attendans quelque signe miraculeux ; à quoy ilz ne faillirent pas, car ainsi qu’ilz estoient regardans les uns en l’air, les autres au goulphe terrestre, voicy que de la profondeur d’iceluy ilz veirent ressortir le corps sans teste, et monter sur le Morirfault, puys s’agenoiller devant le perron, et à la trenche du col les venes jugulaires se ouvrir et commencer à espandre sang, d’ond le corps en prenoit une partie en sa main, et avec le doy en escrivoit sur le perron certains vers, qui après furent leuz ; et à l’heure mesme veirent du hault air descendre la teste volante, avec ses ailes membraneuses et serpentines, tousjours peu à peu diminuantes, tant qu’elles furent reduictes en leur naturelle forme d’oreilles humaines, et la teste posée sur un pilier à crocz de fer, où la costume estoit de planter les testes couppées. Et ainsi comme chescun estoit attentif à regarder ces mysteres en grand silence, la teste, en voix tremblante, casse et mortelle, mais toutesfois entendible, prononça les vers suyvans :



J’ay veu la ronde tour, trois palais et trois soeurs,
la vielle Dame au faist, en grand’ autorité.
Au dessus est le lieu des bienheureux asseurs,
Qui en faictz et en dictz ont tenu verité,
Où je n’ay peu monter, ayant demerité
De tomber au fin fond, pour avoir trop menti.
Car onc, fors qu’à present, verité je ne dy,
Encore est ce par force et pour la consequence
Que mourir il me fault, et mort non repenti
Descendre soubz la tour. Cy me fault la loquence.


Cela dict, la teste, en hideuse convulsion serrant les dens et tournant les yeulx, soubdainement apallit et mourut. Et le corps, quant et quant s’estandant roidement avec crossissement de nerfz, tomba mort tout à plat sur le plan du marbre rouge et noir. Adonc fut acompli ce que avoient presagi les deux Faees Calendre et Clarence, à la nativité de l’enfant Desalethès. Ces vers prononcez furent ouys et entenduz de toute l’assistance, mis en escript ou retenuz par coeur de plusieurs, mesmement de moy, qui les retins en memoire, en la sorte que je les ay recitez. Sur ce point aussi fut commandé au Clerc publique de monter sur le Morirfault et regarder au perron de marbre quelles marques, ou signes, ou lettres, y auroit faict le corps mort de son doy et de son sang. Le Clerc monté trouva sur le perron blanc escripture sanguine de dix vers ainsi disans, comme à haute voix il les prononça :


J’ay esté, j’ay touché, tombé profondement,
Les tenebres d’Enfer espesses et palpables,
Dessoubz la ronde tour et son bas fondement,
Où sont mis en prison les malheureux coulpables,
Qui de vray faict et dict n’ont point esté capables,
Mais qui de verité ont fuy la lumiere.
Et pource que ma vie a esté costumiere
D’espandre en faictz et dictz tenebres de mensonge,
Le tresclair jugement de la cause premiere
Condamne qu’aux noirs lieux teste et corps on me plonge.


Ceste escripture prononcée et entendue, tous les assistans furent d’advis que la sentence en fust mise en effect, combien qu’ilz demourassent bien esbahiz de telles nouvelles jamais par eux non ouyes, de la tour ronde, des trois soeurs, de la vieille et de l’obscure et profonde prison, desquelles nous n’entendions point la substance, et encore ne faisons. Toutesfois le borreau fut mandé, qui, par commandement du Magistrat, print la teste morte et hideuse, et tira à un croc de fer le corps roide jusques à la profonde fosse d’ond cy dessus avons parlé, et avec la teste le jecta dedans, d’ond à l’heure fut ouy de la profondeur un grand cry espouvantable et gemissant, comme d’innumerables personnes grievement plaignantes et hulantes desespereement. Et sur cela, cest abisme se va clorre, en telle solidité qu’il n’y restoit apparence aucune que jamais il y eust eu ne tour, ne tremblement, ny ouverture de terre, ains seullement y apparoissoit le parterre de la place tout à plain, et ne fut plus ouy aucun bruyt, ains se feit un doux silence, cause d’esbahissement. Et le Soleil commença à espandre ses rays treslumineusement et à faire un tresbeau jour clair et serein, qui auparavant avoit esté obscurci par niebles espesses, nuées noires et temps pluvieux. Voilà l’histoire où je t’ay faict une bien longue, et paraventure ennuyeuse, digression (dit l’Archier à Franc-Gal), mais ce a esté pour la conformer à ton dire vray semblable, et par les vers susdictz convenans à ton recit confirmer le propos que tu en avois commencé, de la tour immense, des trois estages et trois soeur Faees, de leur ancienne mere Anange, residente au plus hault, et des basses et noires prisons soubz le fondement d’icelle. Lequel tien propos je te prie reprendre et parachever s’il te plaict. Car j’ay grand desir d’en escouter le discours et la fin, pour veoir si par iceluy je pourroie entendre la substance des vers que je t’ay recitez, qui me semblent estre aucunement convenans à ta narration. J’en suys content, dist le Franc-Gal. Mais levons nous d’icy, et poursuyvons nostre voie, et en cheminant je paracheveray le residu de ma narration pour te rendre partie du plaisir que j’ay eu à la tienne, laquelle ne m’a semblé ne longue, ny ennuyeuse, ains tresdelectable, pour les merveilles que tu y as recitées, lesquelles sont fort conformes à mon discours, par lequel j’espere qu’elles seront esclarcies. Pource, levon nous et alon. »

Adonc se levarent les deux preud’hommes, et sans rien rien oblier de leurs armes et ardes, ne l’arc, ne le Carquois, ne la bouteille, ne la couppe et serviette, après avoir encore une fois regardé les miraculeuses statues sur la tombe et prié repos aux espritz des corps dessoubz gisans, laissarent le sepulcre et reprindrent les brisées de leur chemin et de leur premier propos, le Franc-Gal ainsi le continuant.

De l’ancienne Dame Anange, et de sa grande autorité et puissance. De l’office des trois soeurs Faees Cleronome, Zodore et Termaine, et des cierges qu ‘elles administrent, à la conduicte et offerte des Pelerins tendans au temple souverain. Chapitre XII.


Au plus hault de celle grand tour ronde estoit un comble, en façon d’une ronde lanterne, ouverte à clair jour et fenestrée de toutes pars, tellement qu’elle avoit regard universel, et là dedans estoit residente une grande Dame tresancienne et de redoubtée autorité, et ayant souveraine puissance sur tout ce qui estoit au dessoubz d’elle, et sur tout et sur tous jectant son regard, par lequel seul, selon qu’elle estendoit ou retiroit, elevoit ou abaissoit son aspect d’universelle conduicte, elle advançoit ou arrestoit, surhauçoit ou deprimoit les hommes et les affaires humains à elle soubzmis, sans que aucunement on peust au contraire resister, ne que autrement il se peut faire, et pourtant est elle appellée Anange, pource que necessaire est qu’il soit ainsi comme elle l’ordonne, et nullement autre. Non qu’elle face aucune force, violence ou extortion ny à Nature, ny à raison, mais pource que, par son seul regard, tout est conduict et reduict à son final et droict poinct d’eternelle ordonnance, duquel elle ne seuffre rien divertir, que incontinent n’y retourne inevitablement ; tant grande est la puissance et autorité de celle ancienne dame Anange. Et telle je la vi sur le plus hault de la tour, alors que l’oyseau blanc (comme cy dessus je t’ay racompté) me tira l’esperit à un baiser, et l’eleva jusques là dessus.

Ceste ancienne Dame avoit trois filles Faees, et nommées (ainsi que dict est) Cleronome, Zodore et Termaine, residentes au dessoubz de leur mere, ès trois inferieurs estages de la tour, prochains toutesfois, pervoiables et passables facilement de l’un à l’autre, et là faisoient estat de recevoir les pelerins voulans monter au temple Souverain, où l’on alloit par plusieurs diverses voies obscures et difficiles à tenir sans bonne conduicte et precedente lumiere. Parquoy ces trois Faees estoient là constituées à l’office de fournir cierges aux pelerins voyageurs, tant pour leur esclairer en la voie qu’ilz avoient à faire, que pour offrir au Dieu du temple. Et les donnoient, non d’une façon, mais de diverse sorte, tout ainsi que par Fortune, ou plustost par certaine et occulte ordonnance, ilz leur venoient ès mains, les uns gros et longz, autres moyens et autres bien petitz. La premiere Faee, au superieur estage, donnoit à chescun son cierge, la seconde les allumoit, et la tierce finalement les estaignoit, ou devant, ou après estre offers. Or estoient ces cierges Faeez comme le tison de Meleager, et en iceux consistoit la vie ou la mort de ceux qui les avoient receuz, et les portoient par telle determination que durant le temps qu’ilz ardoient et esclairoient, la personne les portant vivoit ; et incontinent que par l’office de Termaine ilz estoient estainctz, au mesme instant terminoit aussi la vie corporelle des portans. Car par l’ordonnace d’Anange il estoit necessaire qu’ilz fussent une fois estainctz, ou par defaillance, ou par violence, affin que, en les offrant, finalement leur odeur montast au Dieu adoré en l’ancien temple, pour estre receüe ou rejectée bonne ou mauvaise, selon la matiere d’ond ilz estoient faictz et selon ce qu’ilz avoient esté traictez et tenuz honnestement et purement, ou tantoillez, desbrisez et polluz sallement et villainement. Et nulz, ou bien peu, n’estoient offers au sacrifice en vive lumiere durante, ains failloit necessairement que en fins ilz fussent estainctz par la derniere Faee, ou en default de matiere, ou par violent accident. Et neantmoins après estre allumez, ilz demouroient en l’arbitraire conduicte, entretien et gouvernement de ceux qui les avoient entre leurs mains, avec expresse defense de ne les amortir, mais les porter constamment et clairement jusques à ce que Termaine la Faee y eust mis la main. Ce nonobstant, aucuns, ou par ennuy desdaigneux, ou par desespoir, ou par autre male affection, les estaignoient avant le temps et despiteusement les jectoient par terre, ensemble avec leurs corps mourans, autres les trenchoient et desbrisoient par despit. Aucuns estimans plus clair les faire reluire que leur feu et lumignon ne portoit, les escharbotoient, esmouchoient, renversoient et ventiloient en sorte qu’ilz les faisoient en brief consumer, et ne duroient que bien peu. Autres les farcissoient, oignoient et engressoient de gresses vieilles, d’huylles et autres crasses liqueurs, cuydans les faire plus durer et adjouster à la premiere facture (chose impossible) ; mais au rebours de leur opinion, ilz s’en enflamboient d’advantage et brusloient plus legerement, et plustost venoient à consommation, et si en rendoient fumée de tresmauvaise odeur. Au contraire, il en y avoit qui tenoient et portoient leurs beaux cierges en constante droicture hault elevez, d’ond ilz rendoient lumiere plus apparente et plus loing esclairante, tant à euxmesmes que à ceux qui les precedoient et suyvoient. Autres aussi y adjoustoient Basme, Mirrhe, Encens et autres gommes aromatiques, non seulement aydantes à la resplendeur, mais aussi laissans une tresbonne et tresgracieuse odeur après l’extinction et offerte sacrée au temple, ou par la Sacriste Termaine ilz estoient amortiz et recueilliz, combien que tous certes ne parvenoient jusque à ce terme d’estre receuz en fin de leur peregrination et offre de leurs cierges par la tierce Fatalle Termaine. Ains la plus grand part defailloient en chemin, ou pour estre la matiere de leur luminaire trop peu durable, telle que de poix, resine ou terrebinthine, ou pour estre trop petitz et de trop peu de substance, ou pour avoir le lumignon trop gros au respect de la cire, ou pource que le plus souvent ilz estoient violentement estainctz par les cas occurrens en celle voie, comme par mauvais vens les soufflans, par heurtemens et tresbuchemens de malencontre, par pluyes, eaues, tempestes, orages et autres tels anciens, qui estaignoient les lumieres, et par consequent tuoient ceux qui les portoient, pource qu’ilz estoient ainsi faiez que dict est, d’ond advenoit que la plus grand part des pelerins demouroit en chemin et ne parvenoit pas jusques à la tierce station de la tierce Faee Termaine, ny au temple pour offrir et presenter l’odeur de leurs cierges. Ainsi estoient ces trois Faees residentes ès trois logis de celle grande tour, et fournissantes aux pelerins les cierges de leur conduicte, voie et vie, que la premiere et plus haulte leur presentoient, la seconde et moyenne leur allumoit, la tierce et derniere les amortoit et en offroit l’odeur au temple. Mais comme divinement a chanté le bon Poète :


Par sort fatal toutes choses ruinent
De mal en pis, et en derrier declinent.


Ainsi communement il se faict que les premieres munificences sont plus larges et plus liberalles que les succedentes, et aussi que toutes naturelles choses premieres communement sont meilleures. D’ond advint que les premiers cierges presentez se trouvarent les plus beaux, plus longs et gros, mieux façonnez et de meilleure cire, et par consequent de plus longue durée et de plus claire lumiere. Et au semblable les premiers hommes qui les receurent se trouvarent plus grandz et fors (comme Geans qu’ilz estoient) à les porter et eslever, voire encore plus prudens et adroictz à les conduire et maintenir, comme bien entendans que leur vie et leur mort y gisoit, laquelle ilz ne desprisoient ne despitoient, et n’avoient à regret, mais l’estimoient, honoroient et gardoient trescherement, comme le don ou depost receu du plus grand Roy de tous les Roys, pour en honneur la luy rendre en son temple, en offerte de leur dernier voyage, et à la termination de la derniere Faee Termaine, où quasi tous ilz parvenoient heureusement, sans malencontre, trouble, ny offension.

Des Macrobes et de leur vertu et grand aage. De la longue vie de Franc-Gal et des causes. Chapitre XIII.




Mais entre tous ces grandz et premiers Portelumes, les plus prudens et mieux advisez d’esprit, et les plus fors et durables de corps se monstrarent estre ceux du sang des Macrobes, qui furent enfans d’un bon, sage et riche, et noble, non villain, laboureur, nommé Kamat, et d’une vertueuse et excellente dame, singuliere mesnagiere, appellée madame Sophroisme, lesquelz deux personnages ne se tenoient point à villains, ains au contraire estimoient à grand honneur et noblesse d’employer corps et membres, et l’esprit à tout honneste et fructueux labeur, ou exercice exterieur de corps, et interieure domestique moderation temperée. Et de faict, de leur sang ont esté extraictz de tresgrandz Roys, Princes et vaillans Chevaliers. Cyre, le tresrenommé Roy de Perse, en estoit descendu et se glorifioit en estre ; Agatocle, Roy de Sicile, s’en vantoit ; le bon consul Rommain, Marc Curi, s’en tenoit honoré ; et le preux chevalier Serran en faisoit ses bravades. Le riche roi Hugon, labourant à charrue d’or, en faisoit magnifique estat, pour monstrer qu’il estoit extraict de si haute et genereuse race que du noble Seigneur Kamat et de la vertueuse dame Sophroisme. Desquelz les successeurs furent appellez Macrobes, hommes engendrez de bon, legitime et pudique sang, soubz bonne constellation, bien et temperamment nourriz des premiers et meilleurs fruictz de leur tressaine et feconde region, située en la haute Aitiopie, entre le Levant et le Midi, au très temperé climat de Meroè, abondante en tous biens, en bonnes et salubres eaux, et en air trespur et serein, comme d’un perpetuel printemps, gens de tresbelle forme de corps, de membres fors et robustes, de bon et liberal esprit, aimans et exerceans Justice, equité et largesse, honnorans reverement la vieillesse, leurs peres, meres, parens et majeurs, et les anciens, et Dieu sur tout, qui est le tresancien de tous et de tout, et plus vieil que le temps. Telz estoient les Macrobes, aux quelz, par Fortune, ou plustost par providence, advindrent les premiers, les meilleurs et plus durables cierges, lesquelz portans et gouvernans sagement, ilz vivoient deux, trois et quatre fois autant que les autres hommes. Et à moy, qui suis de leur extraction, en escheut un, baillé par Cleronome, long, droict, bien ciré et temperé, durable et de claire lumiere. Où est il donc (dist l’Archier) ? L’as tu desjà offert ? Ou s’il te est estainct et failli par la voie ? Non, non (respondit le Franc-Gal), car s’il fust estainct, je fusse mort. Monstre le moy donc (dist l’Archier), pour en veoir sa façon. Adonc le Franc-Gal, soubzriant, luy dist ainsi : Monstre moy aussi le tien, que Cleronome te donna au commencement de ton pelerinage. Moy (dist il), je n’en ay nul, que je sache, et ne suys point pelerin. Et n’ay aucune souvenance que jamais cierge m’ayt esté donné. Aussi n’as tu pas souvenance (dist le Gal) de ta premiere chemise, qui neantmoins t’a esté une fois baillée : ainsi a esté ton vital luminaire, comme à moy le mien. Mais ilz ne sont pas visibles aux yeux corporelz, ains chescun les porte sur soy et dans soymesme. D’ond de leur flambe nous sentons la chaleur naturelle, qui default quand ilz sont estainctz ; de leur lumiere, nous voyons exterieurement et entendons interieurement comme il nous fault conduire en la voie de nostre peregrination, où nous sommes tous pelerins dès nostre jeunesse, et par diverses voies, adventures et dangiers, tendons au temple Souverain, où nous est promis repos, comme en retour, à notre propre maison paternelle. Comment (dist l’Archier) ? Je pensoie que pour nous conduire, nous n’eussions autre lumiere que le Soleil journal, la Lune et les estoilles nocturnes, et le feu allumé. Tu n’y vises pas bien, pour un si bon Archier (respondit le Gal), car quand ce luminaire, à nous dès le commencement donné par Cleronome pour nostre conduicte, vient une fois à estre estainct, alors nous ne voyons rien, nous ne cognoissons rien, combien que nous ayons les yeux ouvers et que le Soleil, la Lune et les astres luysent, et que le clair feu resplendisse à chandelles et torches allumées. Parquoy tu puis entendre que d’iceux luminaires exterieurs n’est procedant le nostre, et quel est nostre pelerinage, et quel est le cierge de veüe, vie et voie qui à chescun de nous fut baillé dès le commencement par la premiere Faee Cleronome. J’enten bien maintenant (respondit l’Archier). Oh ! que tu m’as bien ouvert les yeux de l’entendement, et bien esclairé mon luminaire de la clarté du tien. Ores à prime je commence à entendre et cognoistre moy mesme, et ton mystic et arcane propos, qui m’est merveilleusement profictable et delectable. Parquoy je te prie (s’il ne t’est grief) le poursuyvre tout au long. Et bien (dist le Franc-Gal), escoute donc ! Quand j’eu ainsi receu de la Faee Cleronome ce beau cierge, grand et droict, plein de bonne matiere et facture, garni de souef-flairantes odeurs, et que la seconde Deese fatalle, nommée Zodore, le me eut allumé d’un vif et clair feu, je le portay hault et droict, sans luy faire estorse, traverse ne violence, tellement qu’il m’a jà duré et conduyct neuf cens ans ou plus, tousjours flambant et esclairant fort illustrement tant devant moy que derriere et à l’entour, et dessoubz et dessus, voire jusques aux cieux. D’ond cheminant à la claire lumiere d’icelluy, par le benefice des longz jours, ans et siecles, je vi bien loing les personnes, choses et actes precedentes devant moy, et les suyvantes après moy, lesquelles suyvantes je ne voioie pas de si loing que celles de devant, à cause qu’il me les failloit regarder à face reverse : semblablement je advisoie les circonstances aux deux costez dextre et senestre. Et aussi les choses escheües soubz mes piedz et les imminentes sur mon chef, depuys le hault poinct de mon astre Saturnien soubz lequel je suys né. Et tout cela par longueur de temps ay je veu à la resplendissante clarté de mon cierge, par laquelle je voioie les causes des choses et les consequences et progrès d’icelles ; et comme n’ignorant point les antecedentes, je comparoie des similitudes, adjoignant aux choses presentes les futures, et par ainsi facilement je prevoioie tout le cours de ma peregrination, qui a esté jusques icy longue, durable et diverse par divers pays et regions du Levant et Ponant, Septentrion et Midi, non sans souffrance de plusieurs labeurs, travaux, fortunes et adventures estranges.

De la prevision du Cataclysme et du Hippopotame Cheval fluvial, sur lequel le Franc-Gal surmonta les eaux, d’ond il fut surnommé Gal, et de la cognoissance qu’il eut avec Priscaraxe, femme serpentine. Chapitre XIIII.


Car un jour, en elevant mon cierge vers le Ciel, je vi une exorbitation de la huyctieme Sphere de l’Occident en l’Orient, et au contraire de l’Orient en l’Occident, se approchant et recullant au dessus du centre du Mouton et de la Balance, non en estendue du droict cours en longueur, mais du mouvement exorbitant en hauteur et largeur, par equation de l’approchement et recullement, faisant deux petitz cercles d’exorbitance, d’ond après que par longue progression de temps ce mouvement exorbitant fut parvenu au poinct du petit cercle, son zenith estant regardé du signe des Poissons et de Aquarius, de l’astre de Orion et des Hyades, alors je cogneu et previ que Cataclysme d’inondation seroit bien tost. Parquoy, pour tous perilz avenir, je prins au grand fleuve du Nil en Aegypte un jeune Hippopotame – c’est un cheval fluvial –, ayant teste et corps chevallin, mais sans comparaison plus grand et puissant, et plus ventru que le terrestre ; jambes de mesme, excepté que les piedz finissoient en larges et plates cartilages, dilatées par pinnes fortes et roides, à la façon d’un pied d’oie, pour mieux nager ; et n’avoit pas seullement quatre piedz, comme le cheval terrestre, mais plusieurs et en grand nombre, d’ond il fendoit les ondes et nageoit comme un dauphin. Quand à la queüe, il l’avoit grosse et longue et esquailleuse comme un grand poisson, plate en sa derniere latitude, de laquelle il battoit les eaux et se contournoit tresadroict en quelque costé qu’on vouloit, par le mouvement d’icelle. La teste avoit elevée, forte et puissante, portant en gueulle quatre grandz dens croches et trenchantes. Ce cheval Hippopotame, tel que l’ay figuré et que le pourras encore veoir à ce prochain port, où je l’ay laissé avec mes gens (car il est si grand et fort qu’il est bastant à porter aisement plusieurs personnes et autres animaux), combien que ce soit une tresmeschante et dangereuse beste, mesmement quand il a trop beu, neantmoins je le maniay et domptay si bien que je le rendi chevauchable par toutes eaux et par toutes mers. Puys après je le armay et barday de toutes pieces et harnois convenables. Oultre ce, par un certain art d’ond j’ay le savoir et l’experience, je luy ouvry les costes et luy plantay de grandes ailes, avec l’ayde desquelles, quand il les a estendues au vent, il va plus viste sur les eaux que ne font les oyseaux par l’air. Ayant ainsi preparé ce grand Hippopotame pour m’en servir au besoin, un jour, elevant mon luminaire, j’apperceu les cataractes du Ciel jà estre ouvertes, l’Urne d’Aquarius renversée, le signe des Poissons en exaltation, Orion à son espée, fendant les nues, les Pourceletes tressuantes, et oy derriere moy bruyre les abysmes ouvers et les mers desbondées. À ce grand bruyt revirant la teste, je vi un grand et merveilleux torrent d’infinies eaux venant impetueusement tomber sur le region et la voie par laquelle je cheminois, et envelopper dans les ondes tous les viateurs peregrinants en celle voie, en estaignant leurs cierges et leurs vies. Parquoy, le plus promptement qu’il me fut possible, je prins provision de vivres suffisante à quelques jours pour moy et aucuns des miens, qui furent les plus habiles à monter avec moy sur mon Hippopotame, par la prediction que je leur annonçay du torrent que je voioie venir, d’ond les uns me creurent et gaignarent les montaignes, les autres non, et se trouvarent enclos dans les flotz. Je ne fu pas si tost monté que mon Hippoptame se trouva elevé sur les eaux qui avoient couvert toute la face de celle terre et suffocqué tous les animaux de la plaine. Adonc commença mon cheval marin à nager, à ses piedz platz, et à estendre ses ailes, lesquelles ayant prins air et vent, nous transporta en diverses contrées et regions à l’arbitre des vens, des ondes et du cheval, à la grande merveille des peuples qui avoient gaigné les cruppes steriles des plus hautes montaignes, du faist desquelles nous regardans ainsi aller à cheval sur la hauteur des eaux, ilz en estoient tous esbahiz, comme de chose qui jamais auparavant n’avoit esté veüe. Parquoy, de la merveille qu’ilz en avoient, ilz nous escrioient de tous costez à plusieurs et haultes voix GAL, GAL, GAL, qui en leur langage Araméen est à dire Surmontant les eaux, par admiration de ce que ilz me voioient grand et puissant, hautement monté à cheval sur les profondes eaux comme sur la terre ferme. Et les allans visiter, pource que j’en trouvoie la plus grande part despourveuz de vivres et affamez sur ces steriles cruppes de chauves montaignes, je leur distribuoie partie des biens d’ond nous avions faict provision, et mesmement de vin, d’ond j’avoie bonne fourniture, j’en secouroie les defaillans pour leur faire revenir le coeur, car il n’y a rien qui plustost remplisse l’extreme faim que la liqueur du vin. Et pour autant que je leur en administroie liberalement (ce que soit dict sans vantance ne reproche), ilz me baillarent tiltre de FRANC, qui en langage Celtique est à dire Liberal et Hardi, tellement que depuys le nom de FRANC-GAL m’en est demouré. Avois tu donc (dist l’Archier) quelque autre nom paravant, ô Franc-Gal ? Oy (fist il), mon propre nom estoit DYSIR. Mais depuis, j’ay tousjours esté appellé FRANC-GAL, et l’appellation ne m’en desplaict pas. Or me dy, Franc-Gal (feit l’Archier), comment te peut porter ton Hippopotame tant de jours sans se lasser ou sans se plonger en mer et te noyer, toy et tes gens ? Pource (respondit le Gal) que sa est telle que tandis qu’il a l’air et le vent second aux ailes, et les piedz en l’eau, il se maintient en sa vigueur et acquiert de plus en plus force et legiereté, ne craignant que le feu et les coups de pierre. Et n’est jamais perilleux ne dangereux, sinon quand il boit trop. Parquoy ma souveraine cure a tousjours esté de le garder de son contraire element, le feu, et des pierres, et de trop boire. Au demourant, il est de la nature du Cameleon, vivant de l’air et de son element aquatique, et si paisible que, quand nous avons prins terre, qu’il a retiré ses piedz et abaissé ses ailes, il demeure quoy, sans ruer ne mordre, et d’aussi paisible arrest comme il est de terrible legiereté et dangereux accrochement quand il a les piedz estendu en l’eau et les ailes au vent, et les dens crochues hors la gueulle. Velà quel est mon cheval Hippopotame nommé Durat, sur lequel je surmontay les eaux, d’ond le nom de Gal me fut imposé. Après donc que l’inondation de ce grand torrent fut escoullée et le Cataclysme eut prins fin, las de chevaucher les poissons, je vins un jour à prendre terre en la Region de Scythie dicte Tartarie orientalle, où, ayant recréé mes espritz pour le sentiment de la nouvelle terre nouvellement descouverte et ayant refaict mon corps de viande et de vin, me sentant las du travail et batu des continuelles pluyes, je me couchay en terre sur six peaux de Lyon ensemble appoinctées, d’ond pour lors j’estoie affublé contre les orages, et là je m’endormi en profond sommeil, durant lequel me vint une telle vision, que devant moy croissoit une tresbelle plante d’une fleur de double Solsie, qu’on appelle l’Amie du Soleil, laquelle sembloit totallement s’encliner vers moy jusques à me aherdre aux jambes. Parquoy, voyant celle tant belle fleur double vers moy s’enclinant, desir me print de la cueillir, voire avec tout son tige et sa racine ; et pource, avec ma dague je fouillay et deschaussay celle belle plante ; mais soubz la racine je trouvay un oeuf de serpent, duquel froissé sortit un poullet Basilisc, dict coquatrix, qui incontinent print plume et devint grand, et s’en vola emportant mon coeur avec soy, qu’il m’avoit tiré du corps, d’ond de frayeur je m’esveillay en sursault, et me senti estroitement embracé et serré corps et jambes par quelque se jectant sur moy. Adonc j’apperceu que c’estoit une jeune pucelle toute nue, de haulteur, grandeur et prestance de corps surmontant la commune, et d’excellente beauté de face, à cheveux clairdorez et rutilans comme raiz solaires ; la face blanche et polie et de beaux traictz, coulourée d’un vermeil tel que l’aube du jour ; les yeux rians et attractifz, survoultez de deux petitz sourcilz bruns ; le col droict et bien torné, la poictrine large et hault elevée, avec deux tetins rondz et incarnez ; les reins larges, le ventre coquillé blanc et poly, et le dessoubz refaict, vermeillant et surdoré ; mais au dessoubz, au lieu de cuysses, jambes et piedz, elle finissoit en une grosse et longue queüe serpentine rayée de diverses couleurs comme d’esmail reluisantes, de laquelle s’entortilloit et se enlaçoit entre mes jambes, et de ses beaux bras nudz, blancz et charnuz m’embraçoit par le col et par le corps si estroitement, en me baisant, que je ne m’en povoie bonnement depescher sans faire violence à une tant belle creature, comme je la voioie en apparence de la partie superieure, et qui tant amoureusement me baisoit, ce que me retiroit de luy faire repulse outrageuse. Mais d’autre-part, celle queüe serpentine d’ond je me sentoie enlacer me donnoit frayeur hideuse et abomination de creature ainsi monstrueuse. Parquoy, doucement me defaisant de ses embracemens et enlacemens, et la prenant par la main, je luy demanday qui elle estoit et qu’elle me vouloit. Je suys (respondit la pucelle bien gracieusement) Fille de Phoebus et de Rhea, créée nagueres en ce mesme lieu par la vertu du Soleil eschaufant la terre encore limonneuse de la recente inondation, et animée d’un bon esprit aitherin qui dès la premiere information a rendu mon essence parfaicte, excepté que, pour autant que le Soleil et l’homme engendrent l’homme en sa propre et entiere forme humaine, et que je ne suys engendrée de semence d’homme, ains seullement du Soleil et de l’humeur terrestre par le Soleil eschauffée, je n’ay peu avoir que la superieure partie de forme humaine, et l’inferieure telle que la terre l’a peu former en volume de serpent, non toutesfois veneneuse (jasoit que l’on die que à la queüe gist le venin), mais de bonne nature et non nuisible, comme le cognoistrez. Mon nom est escript sur mon bras dextre, lequel je ne say et ne le doy savoir que par vous. Car pour vous et pour de vous concevoir fruyct, suys je nouvellement mise au monde. Je, entendant telz propos, regarday sur son bras droict, où je apperceu la peau en certains lieux dorée comme la cuysse de Pythagoras, en figure de lettres Persiques, notantes ce nom PRISCARAXE, duquel nom bien entendant la bonne signifiance, et considerant ceste tant belle et gracieuse creature (jasoit que monstrueuse, mais pour bonne cause), je luy dis en telle sorte : Mamie Priscaraxe (car tel est escript vostre nom et vous en souvienne), je cognoy maintenant que à bon heur je vous ay icy rencontrée, et ce bon heur je ne vueil pas refuser et pource, pour la singuliere beauté et bonne grace que j’ay trouvée en vostre hautaine part, sans desdain de la basse et terrestre serpentine non veneneuse, je vous accepte pour mienne et vueil estre entierement vostre. Ce disant, l’embraçay et baisay amoureusement sans nulle resistance, en me joignant à elle de tout le corps depuys la bouche jusques à la porte de nature, qu’elle avoit entierement feminine, belle, delectable et plaisante. Car là finissoit sa forme humaine et commençoit la serpentine, de laquelle neantmoins par douceur de volupté elle me lioit les jambes et me serroit à elle si estroictement que bien monstroit desirer la conjonction estre inseparable. Et de ma part, je y trouvay tant de grace et de venuste delectation que je demouray avec elle en ces plaisirs l’espace de trente deux jours, jusques à ce qu’elle se sentit avoir conceu et estre enceinte d’enfant, qui estoit son souverain desir.


Du congé prins par Franc-Gal d’avec Araxe, eleüe et constituée Royne en Tartarie la haute. Des hommages et feautez prinses des peuples assemblez, et de la creation de l’ordre de ses Chevaliers. Chapitre XV.



Venu le temps que Priscaraxe se sentit avoir prins germe de moy et estre enceinte, je prins deliberation de la laisser, combien que departir de plaisance, trop greve, et nonobstant que sa conversation et compaignie me fust fort agreable et delectable, neantmoins encore plus me esmouvoit le desir d’une peregrination universelle que de long temps j’avoie entreprise, mesmement depuys me estre accomodé de ce bon cheval Durat Hippopotame, propre à chevaucher toutes les mers et les fleuves, en trouvant assez d’autres pour aller sur terre ferme et traverser les regions. Car estimant toute la terre donnée aux filz des hommes pour habitation par le Souverain Seigneur, qui se est reservé le Ciel des Cieux, n’estre que une maison et domicile des humains, je m’estimoie indigne du nom d’homme et d’estre tenu de la famille humaine si je n’avoie veu et recogneu toutes les parties de ceste maison universelle ; et pource avoie je entreprins la circuition et traversement du monde terrestre, pour laquelle parfournir m’estoit necessaire de ne m’arrester aux voluptez, ains le plus doucement que seroit possible, me departir de ma bien aimée Priscaraxe. Parquoy, un jour estant seul avec elle seulle, après avoir donné et receu le solas acostumé, je luy encommencay tel propos : Il n’est si belle et bonne compaignie (ô ma treschere Priscaraxe) qui en fin finalle ne se departe, ou par mort ou autrement. La departie mortelle est d’autant plus grieve que nulle autre, pource que elle est sans aucun espoir de retour, et la voluntaire entre les vivans se console tousjours en esperance de reveüe et reunion. Parquoy, estant une fois necessaire la separation de nous – vueillons ou non –, il m’a semblé meilleur de la faire voluntaire entre nous vivans, en plene convalescence, bonne santé et parfaicte amytié, que l’attendre contraincte et violente entre les mourans, en regret et doleance, ou par discorde et inimitié à force derompue. Et pource vous ay bien voulu signifier que dans briefz jours me fault departir de vostre bien aimée compaignie. À ce mot, Priscaraxe, touchée au coeur comme une beste sauvage sagittée, se escrya : Ha Dieu, qui l’eust pensé ? Et ce disant, s’enclina sur ma poictrine, la voix et l’esprit par angoisse entrerompu. Puys après une longue preclusion et profonde reprinse de ses espritz par soubdaine douleur esvanouyz, ainsi reprit sa parolle : Qui l’eust creu, helas ! que de si noble nature fust sortie tant villaine inhumanité ? Que après les plaisirs par toy assouviz, eusses laissé celle qui à prime commençoit à vrayement les sentir ? Ô Franc-Gal, est ce la Franchise d’ond tu portes le nom, pour plaisir rendre douleur, pour honneur despris, pour gracieuseté ingratitude, et pour l’amour la mort ? Helas ! cher Seigneur et ami (si de ce nom user tu me permetz), consydere et croy pour certain que de ton faict je suys enceinte, voire d’un filz merveilleux, comme les destinées de mon origine le m’ont prenoncé. Consydere donc que une tresbonne partie de toy demourera enclose et conjoincte à mon corps, lequel ne pouvant vivre sans toy, sera necessaire qu’elle meure. Ainsi seras tu homicide, et de moy et de toy mesme en partie. Mais je ne croy point, trescher Seigneur et ami, que tu ayes ce dur coeur. Parquoy, di moy, je te suppli, di moy à certes, si j’ay de toy celle triste parolle de depart entendue ou si par imaginative crainte je l’ay songée, que pleust aux dieux ! Et ce disant, se jecta à bras ouvers à mon col en m’embraçant et baisant tresfamilierement, et m’arrosant le visage de pleurs d’ond elle fondoit toute. Adonc, combien que je fusse grandement compassionné, neantmoins permanent et constant en mon intention, ainsi luy dis : Priscaraxe, treschère amie, encore que la departie d’avec vous me soit autant grieve comme la conversation m’a esté plaisante. Si est ce qu’il n’y a rien plus certain que dedans quatre jours je departiray de vous. Car ainsi est il necessaire, et à moy et au reste du monde, tant pour satisfaire à mon desir immuable de circuir la ronde et son contenu, que pour acomplir un voeu de peregrination au temple souverain que je ne say où il est, et ne le vi oncques. Mais je y suys voué, et aller m’y convient ; et ne cesseray jamais de peregriner tant que je l’aye trouvé. Or me menez donc avec vous (dist elle) et ne me laissez icy seulle desemparée, au dangier des bestes et des hommes presque sauvages et plus dangereux que les bestes fieres, lesquelz me voyans d’imparfaicte nature humaine et finissante en forme de serpent, ennemi de l’humain lignage, me tueront ou brusleront comme monstre contrenaturel ; et quant et moy occiront le fruyct qui est de vostre semence en mon corps, vostre filz non encore bien formé, duquel les vaticinations m’ont promis tant de grandes choses que cela seullement vous peut et doibt esmouvoir à me accepter perpetuelle compaigne de vos loingtains voyages. Ma grand’ amie Priscaraxe (luy respondi je), si je me condescendoie à vostre requeste, demandée par simplicité et ignorance des choses, et vous accordoie vostre demande en vous menant avec moy, certainement soubz espece d’amytié et d’humanité, je seroie ennemi tres inhumain et mettroie vous, vostre enfant et le mien, à cruelle mort. Car combien pensez vous que les chemins sont longz, les travaux intolerables, les dangiers espouventables, mesmement à vostre infirme sexe et tendre jeunesse ? Joinct que, selon la forme d’ond vous estes, vous ne pourriez sans jambes aller par terre, ne sur l’eau chevaucher mon Hippopotame Durat, qui, oultre tout cela, de son naturel ne porte poit femelle qu’il ne la precipite et noye, et avec elle toute sa charge ; et ainsi vous donneriez nuysance et à vous, et à moy, et aux miens, et nous mettriez tous en peril mortel. Parquoy il est necessaire que demouriés icy en paix et seur repos, où avant que partir je vous feray avoir non seullement asseurance de vostre honneur et vie, mais aussi autorité et reverence à vostre personne. Et ne vous estimez point estre abandonnée de moy, attendu que de mon propre sang (comme vous mesme l’asseurez), je vous laisse un autre moy : c’est l’enfant par moy en vous engendré, qui sera (si mon augure ne me deçoit) preux, hardi et liberal. Pource quand il sera né (si d’adventure je n’y suis), faictes le nommer ALECTOR. Car il est engendré en bon astre et naistra de la fille du Soleil en sa plaine fleur, extraict de l’oeuf serpentin, qui est vostre corps portant forme basilicque, c’est à dire Royalle. Et ainsi sera acompli le songe qui me phantasioit alors que je vous senti premierement approcher de moy. Parquoy, vous laissant un tel enfant de mon corps, ne devez estimer estre de moy desemparée. En oultre soiez asseurée que, ayant mis fin à ma peregrination, au plustost qu’il me sera possible, je retourneray icy vers vous à grande joye. Et ainsi je le vous prometz sur la foy d’homme de bien et de vray ami. Et en signe de cette foy promise, je vous donne et laisse cest Aneau d’or empalé d’un tresfin carboncle flamboyant et lumineux en tenebres, lequel est naturé et composé, et jecté en oeuvre soubz telle syderation que, si je suys prisonnier ou en aucun destroict enserré, il viendra en palle clarté comme la lumiere d’un Soleil pluvieux ; si je suys malade, il se verra livide et plombin ; si je suys mort, il perdra entierement sa splendeur et deviendra noir comme un charbon estainct ; et si je suys en liberté et santé, il retiendra sa couleur vive et ardente telle que la luy voiez à present, de tous lesquelz effectz le verbe significatif est inscript d’esmail noir au dedans, en telle parolle : TANT QUE VIVRAY. Parquoy, ma tresaimée, je vous laisse et donne cest aneau, pour asseurance et gage de ma Foy (comme l’Aneau est le propre symbole d’amour et Foy), vous priant en ceste confiance et seure attente de mon retour, pour l’amour de moy le garder et souvent regarder, en curieuse inspection de mon portement. Et ce disant, luy mis l’aneau au doy et le baiser enlangagé en bouche, qu’elle receut et l’un et l’autre fort gracieusement et amiablement, mais avec abondance de larmes grosses, telles que non feinctes, mais cordiales ; et neantmoins consolée sur l’esperance de mon retour fidelement promis, s’appaisa et consola en elle mesme. Or, durant le sejour que je fey avec elle, je prenoie tous les jours mon passetemps à deux choses principallement, l’une à retirer des montaignes, roches et cavernes, les hommes, femmes et enfans dispers et vagans, qui par craincte du cataclysme s’estoient sauvez ès lieux, où ils estoient devenuz barbarins et presque sauvages, lesquelz par doux langage et quelques bienfaictz je attiroie vers moy à la plaine campaigne, leur faisoie gouster les fruyctz de la terre et mesmement des lambrusques, qui en ce temps estoient meures – car c’estoit sur l’autonne –, leur enseignoie comme il les failloit transplanter et cultiver en vigne pour les adoucir et en tirer la suave liqueur du vin, d’ond je leur en donnoie le goust, qu’ils trouvoient merveilleusement bon et delicieux ; et aussi des autres fruyctz de la terre, et des bledz et semences. Car par avant, ilz vivoient de gland et de carnage, comme Porcz, Sangliers, Loups ou bestes ravissantes, voire aucuns de chair humaine ; et ne beuvoient que l’eau simple, ou du laict des bestes qu’ilz savoient jà bien nourrir ès pasturages des montaignes. Semblablement je leur apprenoie à esbaucher et charpenter bois, à esquarrir pierres, destremper terre grasse et de tout cela edifier cases et maisons au long des fleuves, pour leur retraicte et seure garde de leurs personnes et leur bestial contre les injures de l’air, des pluyes, vens et orages, et contre la violence des bestes sauvages, et contre icelles se assembler en nombre de defense redoubtable aux bestes fieres, et pource les enhortoie à compagnie honneste et civile, à mutuel ayde, à ne se faire point d’outrage les uns aux autres, à chastier ou punir par commun accord les outrageux, et pour en ordonner justice, constituer un sage chef sur eulx, auquel tous de commun accord ilz porteroient reverence, comme jà ilz faisoient à moy. Toutes lesquelles choses ilz prindrent et apprindrent voluntiers, comme les hommes sont animaux compaignables et facilement disciplinables, et se assemblarent grand nombre autour de ma demourance, le long du beau fleuve Tanais, me portans honneur et obeissance. L’autre partie de mon plaisir et journal passetemps estoit à dompter force chevaux sauvages (qui sont excellens en celle Region), à m’exercer à la chasse de la sauvagine et à tirer de l’arc. En quoy faisant, je tuay grand nombre de Ures, Boeufz, Beuffles, Sangliers, Cerfz, Lyons, Pantheres, Loupz cerviers, Pardalides, Mustelles, Chatz sauvages, Martres et autres bestes de tres bel et doux pelage, d’ond y a grand multitude, et icelles feiz escorcher, descharner les peaux, les mondifier, reparer et parfumer par deux de mes gens, qui tresbien le savoient faire et l’enseigner aux autres. De ces belles peaux j’en fei faire de belles et braves robes à la dame Priscaraxe (qui paravant n’estoit vestue que de toille), de telle et si propre façon qu’elles souffroient apparoistre le plus beau de son humanité en dehors, comme le col, la poictrine et les muscles des bras. Mais au dessoubz de la ceinture couvroient tout le reste du bas d’une ample stole pendante jusques à terre en devant, et par derriere estendant une longue traicte trainante par terre, et couvrant la queüe serpentine, en sorte que ces rudes et simples peuples ne s’en appercevoient point, auxquelz on donnoit à entendre que ceste longue traicte en bas derriere de vestement estoit la marque et enseigne de noblesse feminine, qui par la longueur de la queüe se mesuroit, laquelle opinion dure encore aujourd’huy. Ainsi ces braves robes, faictes de tant belles peaux variées, et de telle façon joinctes et serrées à riches boutons, fermaux, chaines et agraphes d’or et precieuses pierreries, donnoient à Priscaraxe admirable aornement de beauté et accroiscement d’autorité et opinion de noblesse. Et aussi honnestement couvroient la basse partie serpentine, sur laquelle la belle Pricaraye se comportoit et contournoit si dextrement et doucement qu’elle sembloit cheminer un pas menu de jeune et mignarde pucelle ; et sur icelle s’enclinoit à son plaisir, comme en basse reverence et humilité où il appartenoit ; et aussi s’elevoit droicte en stature plus haulte que la commune où il estoit convenable, ce qui luy acqueroit majesté et dignité, voire opinion de divinité. L’ayant donc ainsi aornée et d’habitz et d’honneur, je fei assembler en un pré spacieux tout le peuple d’alentour, qui jà estoit aucunement civilisé, et au son de certains instrumens Musicaux que mes gens avoient, descendirent des montaignes plusieurs autres encore à demi sauvages, qui se vindrent joindre à la trouppe. Et là ayant monté sur une haute platte forme faicte de gazons, où estant assis sur un cespite avec la belle et bien aornée Priscaraxe, après avoir de la main à la bouche donné signe de silence, à haute et claire voix je leur fei une telle harengue brieve.

Vous avez de faict experimenté (mes amis) combien a esté amendée et ameliorée en tous biens et commoditez vostre pristine vie sauvage par la societé et convenance humaine, d’entre vous en amytié, paix et justice. Vous asseurant que comme plus et mieux l’entretiendrez, d’autant plus les biens et felicitez vous adviendront de jour en jour. Et dominerez aux bestes sauvages et aux cruelz monstres qui par avant vous infestoient, vous surmontoient en hardiesse, force et legiereté, et vous estoient grandement redoutables. Ou au contraire, si vous dissipez, et contrariez, et outragez les uns les autres, vous serez faictz leur proie, et vos charoignes leur pasture et viande des noirs et ravissans oyseaux du Ciel. Car par concorde les petites choses deviennent grandes, et par discorde les grandes appetissent, deperissent et tombent à neant. Parquoy sur tout je vous admoneste à civile société, à concorde, foy veritablement tenue, mutuelle amytié, evitation d’outrage, punition des outrageux par equitable Justice, conservatrice de vostre communauté, laquelle ne peut estre mieux administrée ne distribuée que par un seul chef et Prince, de tous obey et autorisé. Et pourtant, il est expedient d’en elire entre vous et de vostre nation un homme de bon sens et jugement naturel, bien enharmonisé des sens et membres corporelz, bon, sage, juste, temperant, cognoissant tous et de tous cogneu, auquel vous deferiez tout honneur et reverence, souverain droict et puissance, par foy hommagiere à luy prestée. Pource elisez entre vous celluy qui tel vous semblera, et après l’avoir informé de l’office et devoir de sa principauté, je le coronneray pour vostre Roy. À ceste parolle, tous à une voix commencearent à cryer : Franc-Gal soit nostre Roy. Autre Roy ne voulons que Franc-Gal. Le cry au signe de la main appaisé, ainsi leur respondi : Cela ne se peut faire (mes amis), car le Franc-Gal n’est point de vostre nation, mais estrangier, icy venu à l’aventure. Et sachez que Roys estrangiers bien rarement ont esté bons aux peuples d’ond ilz n’estoient originelz. Et puys Franc-Gal ne peut contrevenir aux immuables ordonnances de l’ancienne Dame Anange de la tour universelle, qui l’a destiné à visiter les autres gens et regions du monde ; parquoy il ne peut estre avec vous plus que le jour et l’heure presente. Elisez en donc un d’entre vous, le meilleur, le plus sage et juste que vous penserez estre en toute la multitude, et le me presentez icy monté ; et après l’avoir de son office informé, je le establiray par voz consentemens, et le coronneray vostre Roy. À ceste parolle, les povres Tartarins demourarent bien tristes et dolens de ceste response. Neantmoins ilz s’assemblarent en vingtquatre bandes, et de chescune bande (après avoir consulté) fut envoié un homme pour de tous porter l’advis et la parolle. Ainsi se trouvarent vingtquatre hommes excellens sur tous les autres en corps, en parolle et en esperit, lesquelz convenus ensemble pour communiquer le vouloir de leurs gens, se trouvarent tous (grande merveille et signe de concorde) tous d’un avis, c’est asavoir de me deferer l’election de leur Roy, qu’ilz tiendroient estable, ferme et inviolable, l’affermans et jurans par le vent et par l’Acinac, qui est à dire à leur usage : par la Vie et par la mort. Ayant ouy la relation et delation de ces vingt et quatre, je les remerciay, et eux, et toute la multitude, de la bonne opinion qu’ilz avoient de mon jugement. Puys me dressant sur piedz avec la belle Priscaraxe, que je tenoie par la main dextre, à veüe et voix elevée sur toute la multitude, je leur dis ainsi : Hommes de Scythie, puys que vous remettez sur moy l’election de vostre Roy et me deferez l’honneur (d’ond je vous rendz graces) de vous en ordonner un, et que j’ay cogneu que m’eussiez bien desiré, moy estrangier, pour estre vostre, sachez que je vous donneray un Roy en semence extraict de mon sang, que jamais encore homme mortel ne vit, et une Royne de vostre pays et generation : c’est cette presente jeune Dame, nommée Priscaraxe, de telle prestance et beauté que la voiez (à ces motz, Priscaraxe s’enclinoit bas à un repli de queüe, en signe d’humble regratiation de tresagreable modestie, puys à un soubdain desploy d’un tour ou demi tour de sa queüe serpentine, s’elevoit en treshautaine prestance, surmontant mesme la grandeur gygantine de Franc-Gal, ce qui luy donnoit apparence de Royalle majesté). Et affin (dist-il) que n’estimiez peu sa noblesse originalle, sachez qu’elle est extraicte et née de vostre terre et païs, qui n’est pas peu, sinon que peu vous estimiez vostre native terre ; et si est engendrée du Soleil, que tant vous honnorez et adorez, aussi a elle un esprit illustre, clair-voyant et entendant, et illuminé d’une tresclaire prudence, qui prudemment et justement vous regira. Son nom est Priscaraxe, duquel nom la signifiance povez entendre combien elle emporte. Et si Roy masle vous desirez, sachez que en elle et dans son corps, vous en avez un engendré de moy (que tant avez requis) extraict du tresancien et illustre sang des Macrobes, lequel à mon jugement ne forlignera point son pere. Et pource je vous prie que aussi tost qu’il sera né (si d’adventure je ne suys icy de retour, comme j’espere) et vous ordonne que le nommiez ALECTOR, et que le receviez et coronniez de cest heaume à luy fatal. Et ce disant, je leur monstray une bien petite creste de heaume à poincte de rubiz balais qui estoit destinée à Alector. Et quant et quant mis en avant une riche coronne d’or, ouvragée à fleurons enrichiz de toutes couleurs illustres, en leur disant : Voicy la coronne Royalle destinée par mon vouloir et bon jugement à ma dame Araxe presente, femme tresbelle, tresprudente et tresnoble, Fille du Soleil et extraicte de vostre terre et pays, enceinte d’un filz engendré de Franc-Gal Macrobe. Advisez si pour Royne la voulez accepter. Nous l’acceptons (respondirent ilz tous à une clameur). Nous l’acceptons et tenons Priscaraxe pour nostre Royne et Dame souveraine. » Adonc je levay la coronne hault, à la veüe de tous, et puys doucement la posay sur le chef orcomé de la belle Priscaraxe, de laquelle les cheveux estoient à l’or de la coronne concolorez, fors que mieux et plus naturellement bruniz, ondoyans et changeans. Laquelle coronne recevant, elle s’abaissa humblement par un doux volume de queüe, puys l’ayant gracieusement receüe, s’eleva droicte et haute plus que de costume, en heroique prestance, avec un visage plein de majesté et neantmoins amiable et gracieux, outre la beauté naturelle, encore retainct d’une rougeur vereconde, elevée par le feu de modeste honte, entremeslée de joye, et par dessus illuminée de la splendeur de l’or et des gemmes de la riche coronne sur son chef posée. Dond sa forme apparut aux assistans tant belle, tant Auguste et presque divine que tous, esmeuz d’un mesme esprit, se escriarent Vive la Royne, vive la Royne, vive la Royne Priscaraxe, et à bien vienne le Fruict de son corps, le Futur Roy Alector. Ainsi reclamoit toute la multitude au coronnement de Priscaraxe, tant hautement que l’air, les montaignes, les combes, les vallées et les fleuves en retentissoient, à la reclame de Echo resonante. Le cry cessé, je leur adressay de rechief ma parolle en leur disant : Peuples Tartares, puys que vous avez eleu et consenti à l’election de Madame Priscaraxe à estre desormais vostre Royne, vostre Princesse et dame souveraine, et en icelle avez transporté irrevocablement comme en droict Royal la puissance supreme de voz personnes et Robes, venez donc luy en faire foy et hommage. A cela incontinent tous obeirent promptement, et les premiers de tous se presentarent les vingt et quatre apparens, qui m’avoient porté la parolle de deference, lesquelz à genoux donnarent la foy d’hommage et obeissance en la blanche main de la Royne Priscaraxe, monstrans exemple aux autres de faire le semblable, qui point n’y recullarent, ains voluntairement et de grand coeur vindrent faire hommage à leur nouvelle Royne, apportans, en signe d’honneur, les uns des rameaux d’arbres, les autres des chappelletz de Fleurs sauvages, de pampes de vigne, d’espicz de blé, de poignées d’herbe verde, qu’ilz jectoient à la foulle à qui mieux mieux, à l’entour de leur belle Royne, tellement que toute la plate forme en estoit jonchée, et la Royne toute couverte de safran sauvage et autres fleurs de pré qu’elle recevoit fort gracieusement ; et après tous les hommages receuz, elle se leva en sa prestante droicture et leur feit une telle harengue, autant brieve que bonne :

« SCYTHES TARTARES, puys que à vostre requeste le Prince Franc-Gal nous a constituée et coronnée Royne de ceste region, et de vous y habitans, et de tout ce qui est en vos substances, corps et biens, comme pour Royne nous avez clamée, ainsi pour feaux hommes et bons vassaux nous vous retenons et vous promettons Justice entre vous et defense contre tout ennemy, par la grace et prudence à nous donnée du Souverain, par le commandement et conseil de Mon Seigneur Franc-Gal, et par les forces et aydes de nos membres, c’est de vous tous en universel, en nous gardant la promise foy, qui est le fondement de Justice, entretenant la société des hommes. »

A ceste conclusion, tous fleschirent les genoux et le chief, en signe de reverence et obeissance ; puys redressez en estant, levarent les testes et les mains en signe de bon vouloir et de promptitude à faire le commandement de leur Royne et dame souveraine. Sur cela, je fei venir vers moy et la Royne les vingtquatre premiers, qui estoient les plus beaux hommes, les plus fors et robustes, et les myeux assensez et emparlez de toute la multitude, et qui plus avoient des dons de grace et de Nature. Si leur demanday s’ilz ne voudroient pas bien employer leur vie jusque à mort pour la conservation et defense de leur terre, de leur communauté, de la Justice Royalle et de la foy et hommage qu’ilz avoient promis à la Royne. A quoy tous d’un consentement respondirent que Ouy, asseureement. Adonc je leur fei bailler la Foy en la main de la Royne, à genoux enclinez et teste nue. Laquelle receüe avec serment d’obeissance et de la soustenir et defendre envers et contre tous, elle leur donna à chescun un aneau d’or, en signe de l’ordre de Chevalerie qu’ilz receurent puys après, et je leur mis à chescun un collier d’or au col, où pendoit un soleil d’or, en leur disant : Je vous anobli ; Nobles soyez, vous et les vostres, à toute posterité, sinon que commettiez trahison ou felonnie contre vos souverains. A quoy me respondirent qu’ilz s’en garderoient, et me remerciarent humblement de leur anoblissement et des presens honnorables de moy et de la Royne aussi, devouans affectueusement leurs corps et vies pour elle et pour moy. Et tout ce fut faict sur le pretoire de Gazons, à la pleine veüe et au regard de tous les peuples qui de loing et d’abas regardoient ce mystere, qu’ilz ne savoient que c’estoit, ny à quelle fin, et en estoient tous esmerveillez, et neantmoins le trouvoient fort beau, esperant qu’on leur en feroit et donneroit autant. Mais, comme dict l’ancien proverbe, Non tout, ny par tout, ny a Tous.

Adonc je leur commanday de se despartir en petites sodalitez de neuf à neuf en rond, et se emplacer par la prairie, et aux vingtquatre de se parcquer autour du Pretoire. Ce que ilz feirent bien voluntiers, et se disposarent en coronnes neuf et neuf, de compaignie. Estant ainsi ordonnez, je leur envoiay à chescune sodalité un quartié de venaison rostie, trois pains et un grand Conge ou broch de bois, plein de vin, faict de lambrusques et de miel et d’eau, leur mandant que c’estoit la premiere liberalité de la Royne envers eux à son coronnement, et les invitant à faire bonne chere et joyeuse, ce qu’ilz feirent, et les vingtquatre aussi, qui estoient autour du Pretoire de Cespit, auxquelz nous envoyasmes des viandes d’ond nous estions serviz. Sur la fin du repas, je prins ma couppe d’or plene de vin, et après l’avoir presentée à la Royne, qui en print le premier traict, l’elevant à haute main, je proclamay et donnay signe d’aller boire à tous, pour grace de mon depart prest. Eux tous, d’autre part, monstrans signe de joye, contrebeurent à moy avec fauste acclamation.

Le cry fini et la turbe appaisée, je descendi avec la Royne et fei amener vingtquatre chevaux, des sauvages que j’avoie domptez, et apporter vingtquatre morrions de fer, autant de cuyraces de peaux de Sangliers et Beuffles que j’avoie prins à la chasse et faict acoustrer en l’herbe Oxe d’Aaron, herbe forte, acre, trenchante, passante et les cuyrs en peu de temps, et semblablement vingtquatre pavois faictz de bois de tillac collé à nerfz de cerfz et de beuffles, et couvers de peaux de hures, et vingtquatre plançons de fresne, garniz au bout de dents de leopard en lieu de fer ; ensemble aussi vingtquatre espées, d’ond j’avoie tousjours porté nombre avec moy, lesquelles je mis entre les mains de la Royne Priscaraxe. Ces choses apprestées, je fei par mes gens voltiger les chevaux, les flechir, contourner, donner quarrière, arrester court, cabrer, moutonner, soubslever, ruer, petarrader, pour donner discipline et exemple aux vingtquatre fors hommes d’ainsi les gouverner et manier. Auxquelz je fei sur le champ vestir les cuyraces sur le corps et les morrions ès testes, puys à tous et à chescun d’eulx je donnay l’acollée et les fei chevaliers. La Royne leur ceignit les vingtquatre espées, avec les pavois, et je leur fei present de chescun une lance, de plançon de Fresne endentelé, avec chescun un cheval, sur lesquelz ilz montarent alaigrement sans mettre pied en l’estrier, car on chevauchoit à nu, et les maniarent assez dextrement pour une premiere chevauchée, joinct que les chevaux estoient bien domptez et adextrez. Puys, par maniere de premier exercice et passe-temps, les feiz jouster et tournoyer contre mes gens, où après avoir rencontré aux lances, mirent les mains aux espées que jamais n’avoient maniées, et les trouvoient merveilleusement belles en leur splendeur brunie, s’esjouyssans de manier telz bastons flamboyans au soleil. D’ond ilz s’escarmoucharent si courageusement que en fin le jeu fust tourné à noyse si je ne l’eusse faict cesser, en les faisant rengayner espées, et reprendre et lever le long bois, les enhortant desormais à semblables exercices sans outrage, et à tous les devoirs de chevalerie, et principallement au soustien et defense de leur Royne Priscaraxe. De laquelle, avec un dernier baiser et estroict embracement, sans povoir luy dire un seul mot, ne elle à moy par destresse de coeur, je prins congé, et ensemble des vingtquatre Chevaliers et de tout le peuple, lesquelz tous me suyvirent et acompaignarent jusques au port, où mes gens, ayans troussé tout le bagage, estoient jà allez tenir prest mon bon et grand cheval Durat Hippopotame, sur lequel monté avec ma suyte, il estendit ses longs piedz platz, eleva ses ailes et print le hault air, où ayant receu le vent incontinent nous esloigna de terre et nous leva en haute mer, regardans neantmoins au rivage, où nous suyvoient de veüe, tant qu’elle peut s’estendre, les hommes Scythiens, les vingtquatre nouveaux Chevaliers et la Royne Priscaraxe que je laissay à coeur transi, de telle heure que oncques puys je ne la vi, et suys en doubte que jamais ne la verray. »


L’apparition et prediction de Proteüs, homme marin. Le retour de la Royne Priscaraxe, son enfantement et la naissance double de l’enfant Alector, son coronnement, sa nourriture et ses meurs. Chapitre XVI.



« Comment cela (dist l’Archier) ? Mourut donc ta Royne Priscaraxe en cest endroict ? Non, non (respondit Franc-Gal), mais (comme j’ay sceu par un message et lettres qu’elle m’envoia depuys), après m’avoir suivy à l’oeil jusques à perdition de veüe, elle resta de regret et d’angoisse froide, roide et quasi transie, plantée au bort comme une statue de Pierre, tant que l’on vit la mer s’esmouvoir et boillonner, et du fond ressortir à fleur d’eau une grande trouppe de Phocques ou veaux marins. Et après eux s’eslança du profond un grand homme marin, vieil et ancien de semblant, à longz cheveux vergrisans et treslongue barbe blanche et moustaches distillantes l’eau sallée, sa peau jaunastre, rude et escailleuse, les bras empennez de pinnes de poisson, le corps nu, en forme humaine jusqu’à l’enguine, et le reste terminant en grosse et grande queüe de poisson d’ond il battoit l’eau et la faisoit bondir en aspergement, arrosant toutes ses Phocques, qu’il chassoit devant soy avec un grand aviron de coste de Balene en sa main. Lequel regardant Priscaraxe de deux yeulx verdoyans et forluysans en forme de deux culz de verre de fougiere, luy predict ces vers prophetiques que voicy escriptz en escorce d’arbre. Cela disant, Franc-Gal tira de son sein un Roleau de Phylire, arbre blanc, où estoient escriptz certains vers, lesquelz il leut et profera à l’Archier en telle sorte :



Comme le temps passant jamais plus ne revient,
Ainsi l’homme qui va (duquel plus te souvient)


Plus icy ne viendra, car par la voie humaine
Sa destinée estrange en autres lieux le maine.
Pource ne l’atten plus (O Royne Priscaraxe)
Mais dans huyt tours de Lune atten de vostre race
Le bel et noble oyseau, au monde deux fois né,
Et devant qu’il soit Roy de pourpre coronné,
Qui sera Chevalier tant preux et merveilleux
Que les fors le craindront et les plus orgueilleux,
Par occulte vertu d’un esprit internel
Qu’il tiendra de son pere et d’Ayeul maternel.
Et toutesfoy de luy tu n’auras jouyssance
Qui dure longuement, ne grande esjouyssance.
Car à pene emplumé, quand prins hault vol aura
Son aile mise au vent, son propre nid lairra
Pour plus hault se poser. Pource estant hors d’enfance,
Si de toy veult partir, ne luy en fay defense,
Car aussi bien, jamais ne pourras destourner
Ce que de luy les Cieux ont voulu ordonner.
Quant à toy, Priscaraxe, en laissant trois faons
Couvez au nid du Gal, du germe des Paons,
Tu partiras d’icy pour aller loing cercher
Le fruyct de l’arbre mort, que tu tenois si cher,
Lequel ne retrouvant, par ta dolente cure
Tu prendras nouvel nom, et nouvelle figure
De plene humanité, fors que les jours secretz
Qui sont aux vis sans peau paresseux et sacrez.
Car tu t’arresteras aux trois poix d’Aquitaine
Avec un Roy mondain, comme Royne mondaine,
Et de toy proviendra la noblesse premiere
Qui aux maisons de Lux donnera la lumiere,
Par douze beaux signez. Ainsi vivras heureuse,


Tant que finalement cure trop curieuse
(D’ond tu tiendras le nom) jectera l’oeil ouvert
Sur ce que tu auras tousjours le plus couvert,
Et alors que seront descouvers tes secretz,
De là tu partiras à grand criz et regrets,
Perdant du tout en tout la forme de ton pere,
Et reprenant du tout la forme de ta mere.
Et pource, devant toy, non derriere, regarde
Vat en en ta maison, et ton enfant bien garde,
Et si savoir tu veulx qui cela t’a predict,
C’est le viel Proteüs, qui onque ne mentit.


Ces vers divins prononcez (dist Franc-Gal, continuant son propos), le vieil homme marin se plongea au fond de la mer, avec son trouppeau de veaux marins, tellement qu’il n’en apparut plus rien que le boillonnement en la superficialité de l’eau, et ceste carte d’escorce blanche de Phyllire ou Tillé, surnageant au bort, laquelle fut recueillie et gardée, et depuys à moy envoiée inscripte de tels vers que tu les as ouyz. Et icelle je porte tousjours avec moy pour en veoir l’yssue prophetique. Après donc ceste prophetie prononcée et entendue, les Chevaliers qui estoient à l’entour de la Royne et avoient veu, ouy, entendu et retenu le prognostic de Proteüs, vindrent vers elle pour la consoler et l’emmener, avec tout le peuple qui la conjouissoit. Et deux des Chevaliers la prindrent soubz les bras pour l’acoster, la soulager et l’emmener. Ainsi se mirent au retour, la Royne Priscaraxe se voltigeant si doucement sur sa queüe serpentine tresbien cachée et couverte soubz la longue traicte de sa robe que son alleure sembloit estre divine et telle que des dieux qui cheminent sans mouvoir piedz ne genoux, mesmement estant si bien emparée, richement ornée et coronée de ceste coronne illustre qui la faisoit resplendir comme la fille du Soleil. Et quand ilz furent venuz à la maison Palatine que j’avoie faict commencer et fort avancer, la Royne Priscaraxe, ayant esté renvoiée par la multitude populaire qui l’avoit suyvie en admiration et reverence, les remercia de leur devoir faict et se retira en son logis, et tous les populaires en leur case et maisonnetes. Et les vingtquatre Chevaliers feirent chescun leur domicile le plus honneste qu’ilz peurent et sceurent, autour de la maison Royalle, pour se tenir tousjours prestz aux commandements de la Royne. Laquelle, tant par honneur que pour forme d’ostages de leur fidelité, print douze jeunes garsons et douze jeunes filles de leurs enfans, de chescun un ou une, pour son service, qu’elle feit revestir et orner des belles peaux et joyaux precieux que je luy avoie laissez. Et se gouverna et maintint tellement qu’elle demoura aimée et honnorée de tous et toutes. Et ses populaires, de tous les fruyctz recueilliz, laictages, venaisons, oyseaux, poissons et brief, de tout ce qui leur venoit en proie ou acquest, ilz luy en faisoient les premiers presens. Aussi faisoient les Gentilzhommes Chevaliers, qui sur tous l’honnoroient et servoient, et la rendoient redoutable à ses subjectz, par leurs ordinaires exercices d’armes et de chevalerie, qu’ilz faisoient tous les jours devant son palais, continuans de mieux en mieux.

La Royne Priscaraxe ce pendant devenant plus grosse de ventre de jour en jour, tant que au bout de huyct mois, estant une nuyct couchée en sa chambre secrete toute seulle (comme celle qui, pour sa partie basse, se tenoit tousjours couverte le plus qu’elle povoit, tellement qu’il n’y avoit que deux de ses damoyselles, l’une nommée Pistè et l’autre Siopè, qui fussent consachantes de sa forme) luy prindrent les angoisses et trenchées du mal d’enfant, d’ond après quelques fluxions en grande douleur mist hors de son ventre une masse en figure de longue rondeur ovalle, beaucoup plus grosse qu’un oeuf d’austruce et de substance membraneuse, blanche, claire et reluysante comme un crystal transparent, tellement que au travers elle veit un fort bel enfant nageant en claire eau d’ond cette masse ovalle estoit plene, et l’enfant au mylieu, ramassé et racourcy de tous ses membres serrez, comme en un pelloton. Ce que voiant, la mere ne savoit que faire, ou de rompre ceste ovalle membraneuse pour tenir l’enfant à corps nu, que tant elle desiroit, à quoy amour maternelle la sollicitoit, ou bien de le laisser en son entier, pour paour de blesser le fruyct enclos, ce que craincte mortelle luy defendoit. Parquoy finalement s’arresta à cela, de laisser faire à nature. Et pour ce le tint tousjours en chaleur naturelle près de son corps et de sa chair nue, et ès parties les plus chaudes et couvertes, de nuyct dans le lict, de jour dessoubz ses fourrures, jusques au bout de neuf jours, que en le tenant entre ses palmes des mains (qui sont de chaleur trestemperée) et en l’eschaufant de son aleine aspirée regardant le petit enclos, il vint soubdainement à desployer ses membres, estendre son corps, bras et jambes, et faire un tour, en sorte qu’il rompit l’ovalle où il estoit enclos, et sortit entre les mains de sa mere, qui receut en grande joye ce petit enfant fois né, vagissant en voix enfantine pour le nouveau sentiment de l’air ; au bray duquel survindrent les deux familieres Damoyselles Pistè et Siopè, qui le prindrent et le lavarent en eau et vin tiede. Estant lavé, il apparut tant beau que merveilles, blanc comme nege, et crespelu d’un petit poil follet blond comme un bassinet, et de corps grand et fort comme s’il fust de trois ans d’eage, se soubstenant et allant incontinent de par soy. Et qui plus est, commenceant à rire et faire feste aux Damoyselles et aussi tost qu’il veit le Soleil, il leva la teste et les yeulx, comme recognoissant son ayeul maternel, qu’il salua incontinent à haute voix, mais un petit enrouée, en telle parolle chantant Je te salue, d’ond les Damoyselles et la mère se prindrent fort à rire, combien qu’elles en furent merveilleusement esbahies, mais encore plus de ce qu’il estoit né tout chaulcé d’unes greves d’esquailles argentines et d’esperons dorez, en signe qu’il seroit magnanime Chevalier. Dond il est vraysemblable que pour avec telles armes naturelles n’offenser le corps de la mere, nature avoit pourveu d’un vaisceau oval, où l’enfant avoit esté enclos. Lequel, après estre mondifié, fut porté et rendu à sa mère, qui le receut à tresgrande joie, et se souvenant du nom que luy avoit ordonné son pere, ainsi premierement l’appella :

« ALECTOR, Bel enfant, le Souverain te accroisce en vertu, honneur, franchise, hardiesse et proesse ! Car à beauté tu n’as pas failli. » Et à ces mots, le baisa bien tendrement. L’enfant, comme s’il eust bien entendu sa parolle, se print à luy rire tresgracieusement et par un doux ris commença de recognoistre sa mère. Adonc elle feit convoquer et assembler les vingtquatre Chevaliers avec assez grand nombre d’autres populaires, auxquelz elle monstra ce tant bel enfant, leur declarant l’avoir conceu de Franc-Gal, d’ond ilz furent grandement resjouyz, l’acceptans pour leur Roy avenir, et pource, en leur presence, luy posa la coronne vermeille sur le chef, que Franc-Gal luy avoit laissée, laquelle luy advint le plus proprement du monde, et se implanta en sa teste si naturellement que jamais depuis n’en partit.

Après cela, la Royne luy presenta le vermeil popillon de sa blanche tetine pour l’allaicter, mais il la refusa obstineement ; et comme fort instamment elle luy applicquast le bout à la bouche, il se destourna le visage et commença à braire hautement ce mot Phrygien, Beco, Beco, qu’est à dire Du pain, du pain. Adonc on luy presenta du pain, et il en mangea, et puys de la chair rostie, et il en mangea de bon appetit, et semblablement du fruyct et fromage, et beut sans difficulté laict et vin de miel. Parquoy de là en avant, il fut tousjours nourri de viandes solides, d’ond il creut et se fortifia si grand, si membru et si robuste que il amenda trois fois autant que communement font les autres enfans, tellement que à cinq ans il estoit aussi corpulent, puissant et adroict de ses membres, et autant prudent et advisé d’esprit, que s’il en eust eu quinze bien completz. Et desalors, commença à dompter chevaux, courir le cerf, enferrer le sanglier, rompre bois contre terre, escrimer, lucter, voltiger, sauter, jecter la barre et la pierre, courir l’estade, nager en l’eau, ramper et gravir sur les haux arbres et murailles, tellement que de tous les jeunes escuyers n’y avoit son pareil à vingt ans, jasoit qu’il n’en eust pas six, principallement en hardiesse d’entreprise, ne de plus vertueux en franchise et liberalité, mesmement envers les Damoyselles de la Royne et toutes autres jeunes et belles filles ou femmes, vers lesquelles il commençoit desjà à estre tant enclin et adonné qu’on ne le povoit distraire de leur compaignie, tant adonné il estoit à presenter l’humble service de sa gentille personne aux jeunes et belles Damoiselles et autres filles et femmes ; voire que pour l’intime familiarité qu’il avoit à sa mere, l’une des plus belles creatures du monde, il attenta plusieurs fois de rentrer au lieu d’ond il estoit sorti. Ce que la Royne appercevant, et craignant que sa trop hardie jeunesse, par ignorante simplicité, ne feist outrage à son honneur et à nature, comme tresprudente qu’elle estoit, delibera de le lever de son nid et de le m’envoier en quelque partque je fusse.

La Peregrination de Franc-Gal, par la ronde. Les nouvelles receües de Priscaraxe. Les lettres et presens renvoiez à elle, à Alector et aux vingtquatre Chevaliers, et de ce qui en advint. Chapitre XVII.



Or estoie je à l’ors entré au cinquiesme an de ma peregrination, où laissant la Tartarie située dans le grand mont Imaus, j’estoie monté en mer sur mon grand Cheval Durat Hippopotame, au goulphe inhospital du pont Euxin. Duquel passée la large propontide, et entré en la mer Mediterraine par le destroict d’Hellespont, Bras Sainct George, je visitay vers la part du Levant et Midy la coste de l’Asie mineur ou Natholie, Phrygie, Pamphilie, Cilicie, Caramaigne, Surie, Aigypte et les sept bouches du Nil, Lybie, et Barbarie, juques au mont Atlas. Et vers la part du Septentrion et Ponant, je recogneu la Morée de Peloponnesse. Puys, rasant le col de l’Isthme, aborday ès ports fameux et nobles villes de la renommée Grèce, tant en la mer de Negrepont que de l’Archipel, sans laisser pas une Isle – ne Rhodes, ne Candie, ne le Lango, ne Methelin, ne Malthe, ne les Isles esparses, ne les Isles tournoyantes – où mon Hippopotame n’abordast et ne me portast où je ne feisse descente. Et semblablement ès terres fermes de Macedoine, du Goulphe de Larthe, d’Epidaure ou Albanie, de la Rade des mons Foudroyans.

Auquel endroict, mon cierge de veüe, vie et voie cuyda estre estainct, et moy et tous mes gens presque perillez. Car de ces Acroceraunes et du faist de ces montaignes foudroyées s’elevarent en nombreuse multitude des malingz esperitz de procelles, tant aerins que marins, envieux (comme il est croyable) du bien et avancement des humains, ou de ma trop hardie experience d’oser attenter leurs elemens de l’air et de l’eau estranges à l’homme, outre le sort de la condition humaine ; lesquelz nuisans daimons, avec les mauvais vens de Cecias et de Turbin, amassarent dessus et à l’entour de nous grosses nuées comme grandes montaignes, l’une sur l’autre entassées, noires, livides, plombines, sulphurines, chaudes-froides et froides-chaudes, s’entresheurtantes et esclatantes les unes contre les autres en effrayable rompure, d’ond espartissoient grandz et frequens elides, esclairs et coruscations, rebondissoient horribles tonnerres, tomboient foudres redoutables et pierres penetrables, avec vents luctans et tempestes sonnantes ; par tous lesquelz perilleux molimens ces mauvais Cacodaimons envieux du bien des hommes esmouvoient les ondes de la mer, une fois elevées jusques aux nues, et puys soubdain abaissées jusques ès abysmes, combatantes et s’entrerompantes flot à flot dixiesme, et sur tout tachoient à pousser mon Cheval Durat Hippopotame contre les scabreux rochiers scoigleux, ou rivages pierreux, ou le brusler de leurs ardentes foudres, qui estoient les deux choses que plus luy estoient à craindre que les pierres et le feu. Mais il s’aydoit si bien de ses piedz platz et de sa queüe forte et puissante, dominante la tourmente des vagues, qu’il s’en garentit, et luy et nous, tremblans de paour de mort presente sur noz chefz intentée. Et nonobstant, ces tempestueux espritz aÎrins feirent tant d’effort sur luy qu’ils abbatirent ses ailes et les feirent baisser ; et tant le tourmentarent, eschauffarent et alterarent qu’il fut contrainct de boire ; d’ond il devint (selon son naturel que dict est) beaucoup plus dangereux, furieux, intractable et perilleux, tellement que à force de vistes virades, rudes ruades, promptes petarrades et saulx soubzlevans, peu s’en faillit qu’il ne nous abysmast au goulphe Ambracien. Mais je le fei si estroictement sangler, et luy tins la bride si roide et la croppière si haulte qu’il s’eleva et se mist en plaine campaigne marine.

Et alors me revint en memoire l’ancienne Dame Anange, qui par vive imagination me ravisa d’elever le cierge à moy donné de Cleromone et allumé par Zodore. Lequel ayant hault dreçé et ventilé pour luy faire prendre feu et clarté plus grande, je vi que deux lumieres celestes, de deux plus fors et plus puissans espritz superieurs et procedans de plus haut, se vindrent joindre à mon luminaire, par la vertu desquelz joincte à mon devoir, savoir et povoir, tous ces malings espritz des procelles, aerins, marins, vents adversiers, traversiers, flotz, ondes, elevemens, abysmes, oraiges, tempestes, elides, foudres, tourmentes, tous en un instant se departirent et s’en retournarent, sur les faistz de ces Acroceraunes, desquelz encore jusques à present ilz tempestent et foudroient diaboliquement. Dond ilz sont par les navigateurs appellez les mons du Diable. Ces malins espritz retirez en leurs chasteaux Acrocerauniques, la mer après un branlant esmouvement de deux heures, pour se rasseoir demoura si tranquille, calme et bonace, et si egalle qu’elle sembloit une campaigne de verre, sinon que par dessus alloient flottans des nidz d’oyseaux marins, bastiz, tissus et entrelacez de pampes de vignes et d’espicz de blé, par telle architecture naturelle que à peine les eust on peu coupper ne rompre à coups de coignie, et de tant bel artifice que nul Vergier ou Topiaire ouvrier n’en pourroit faire de semblables. Et cela estoit au temps de la Brume, environ le quatorziesme de Decembre, au Solstice hyvernal, lors que le Soleil est au tropic du Capricorne. A quoy je cogneu que les oyseaux vogans dans ces beaux nidz estoient Halcyones en ce temps nidifient, couvent et esclouent leurs petitz, auxquelz oyseaux Nature a concedé tant de grace et privilege que par l’espace de quatorze jours, les eaux et les vens semblent leur obeyr, et en ce temps (qui est le plus fort de l’hyver) appaiser leur rigueur et s’adoucir, en telle et tant paisible tranquillité que l’air et la mer sont en paix et les peregrinations seures. Ce que je pensoie estre faict par une secrette faveur de Nature à ce petit oyseau, d’ond je m’esmerveilloie grandement, ne pouvant trouver la cause pour quelle utilité du Monde et de cest animal la tressage Nature estoit tant indulgente à ce petit oyseau, de luy donner en temps pervers le benefice de tranquillité qu’elle refuse aux hommes, ce que me sembloit indigne ; parquoy je elevay mon cierge plus haut, à consyderer cause plus haulte et plus metaphysique, ratiocinant que de telle tranquillité estoit cause le retour au Tropic du Capricorne du Soleil tresillustre Seigneur et dominateur des choses inferieures. Mais ainsi que j’estoie à prendre resolution sur ce poinct, voicy que j’entendi une voix qui sembloit yssir de la gueulle de mon Cheval, qui ainsi me dist : Ce n’est pas ce que tu penses, Franc-Gal ; car ceste tranquillité et paix aux Vens et aux mers est ordonnée en grace et prefiguration de l’enfant de paix, filz du Souverain, qui en tel temps de paix universelle et ès jours de ce mois viendra au monde apporter la paix eternelle à ceux qui la voudront recevoir, et ceste tranquillité intempestive n’est poinct en faveur ne respect de cest oyseau hyvernal, qui seullement par un naturel presentiment espie et elit ce temps de tranquillité, au mylieu du tempestueux hyver, pour couver et esclorre ses petitz dans le nid de vigne et de blé, en saison d’air et mer calme et paisible, donnant signe que abondance de biens ne peut faillir à estre en temps de Paix. Pource, Franc-Gal, n’enquiers poinct plus haute cause, et poursuy ton voiage tandis que le temps est propice. Sur ce cessa la voix qui sembloit yssir de la gueulle de mon cheval, dond je demouray esbahi et tout estonné. Parquoy je luy demanday : Comment, Durat, depuys quand et où as tu apprins à parler et à prophetiser ? Mais il ne me respondit mot, ains tourna la teste vers l’Occident, et par la plaine mer reprint le traim de nostre voyage à piedz eslargiz et ailes elevées, et droict cours et legier, tellement que en peu d’heures j’arrivay aux plagues et ports de Dalmace et Sclavonnie, ès Illyriques. Puys, passant entre les insatiables gueulles de Scylle et Charybde, au Far de Messine et de Rhege, recogneu les Isles de Sicile, Sardaigne, Corse et toute la coste de Puille, Calabre, Naples, Italie ; entray au bras de la furieuse Hadriatique, où n’estoit encore la riche ville sans terre ; passay la coste Ligustique, prins les ports de Lune ; rasay l’heureuse Gaule Narbonnoise ; de là costoyay la maritime Hespaigne Occidentalle, jusques aux Colomnes des haulx mons Calpe et Abyle, où le grand Ocean faict pertuys pour s’espandre au mylieu de la terre et la separer en la grande Asie, la riche Aphrique et la populeuse Europe. Et en tous lieux où mon Hippopotame print terre, je le laissoie par quelques jours reposer. Et ce pendant, sur autres chevaux terrestres ou à pied (comme tu me vois, si le chemin n’estoit long), je traversoie les pays et regions mediterraines et visitoie les villes et les peuples, en cognoissant leurs langages, loix, meurs et façons de vivre, les recommandant s’il y avoit du bien, et les emendant s’il y avoit moins que bien, selon la prudence qui du souverain m’a esté donnée. En grace dequoy, je m’en retournoie d’eulx plein d’honneurs, de graces, de richesses, de presens, de biens et munitions de vivre ; d’ond je chargeoie mon bon cheval Durat, pour la provision de mon voyage. Or, ainsi que j’estoie là en arrest, un jour arriva vers moy un messagier de la part de la Royne Priscaraxe, qui m’avoit suyvi et cherché par mer et par terre, tousjours et en tous lieux demandant Franc-Gal, le grand Chevalier vieux, au cheval nageant et volant, d’ond il avoit par tout entendu nouvelles et trouvé certaines enseignes ; mais il avoit neantmoins erré par terre et vaucré par mer deux ans entiers avant que me povoir rencontrer, jusques à celle heure que par le sejour où je m’arrestay, il eut moyen de me trouver à Calis, où il me presenta lettres de credence de par la Royne Priscaraxe, contenantes une partie de ce que cy dessus a esté racompté, sans oublier le beau filz Alector, qui luy estoit né deux fois, et la maniere comment, et son soubdain accroissement. Mais sur toutes choses me mandoit comme, en regardant ordinairement tous les jours et toutes les heures l’aneau que je luy avoie laissé, où estoit enchassé le Carboncle muable, souventefoys elle l’avoit trouvé aucunement changé, quelque fois apalli, autresfois obscurci, et autres plus ardent et clair ; mais que, au quatriesme an après mon depart, le quatorziesme jour du mois de Decembre (qui estoit le jour où je fu tourmenté au goulphe des mons du diable), en regardant l’aneau, elle l’apperceut fort palle, cendreux et presque estainct de toute sa clarté. Parquoy incontinent elle avoit depesché ce message pour m’aller cerchant par toutes terres et mers, et pour s’enquerir de ma santé et portement, et de mes fortunes ; et pour me racompter des siennes, telles que avenues luy estoient depuis mon departement ; d’ond elle me requeroit tresaffectueusement le brief retour, et pour autant que j Oadjoutasse certaine foy à la credence et parole de ce porteur. Parquoy je l’interroguay fort curieusement de toutes les choses advenues depuis ma departie, quoy il me respondit fort asseurement, commenceant à l’apparition de Proteus, le viel homme marin, et à sa prophetie escripte en Phylire qu’il me bailla, et est celle que tu as veue (ô Archier) et entendu lire. Puis me narra les exercices des chevaliers, les honneurs, devoirs et presens faictz à la Royne, son enfantement, la double naissance de Alector, son couronnement, sa nourriture, ses meurs et exercices, et son soubdain et avancé accroiscement. D’ond j’euz telle joie au coeur que plus grande ne pourroie concevoir. Et finallement me compta tout de poinct en poinct, en la forme et maniere que je t’en ay faict la narration. L’ayant ouy, je le fei reposer et tracter à bonne chere par aucuns jours. Et ce pendant, escrivi response à ma treschere Priscaraxe, luy mandant qu’elle se maintint tousjours en autorité de Royalle majesté, joyeusement, avec seure esperance de mon retour, si mort, maladie ou prison ne m’en gardoit ; mais que par la force de mes destinées, il me convenoit premierement circuir la rondeur des terres et des mers, tant que je fusse en tournoyant revenu au lieu d’ond j’estoie parti, ce que ne pourroit estre si tost. Et pource ce pendant qu’elle s’entretint avec ses chevaliers et ses hommes en paix et justice, en vertu et honneur, nourrissant son filz Alector bien et noblement, le faisant diligemment exercer en toutes honnestes et vertueuses actions dignes de jeune Prince, qui me seroit le plus grand plaisir que d’elle je pourroye attendre ne recevoir. La lettre de celle teneur close et seellée, j’en escrivy une autre brieve aux vingtquatre chevaliers en general, leur mandant et commandant de garder inviolablement la foy et obeissance promise et jurée à leur Royne Priscaraxe, luy ayder à maintenir Paix et Justice, et entretenir honnorablement le noble estat de chevalerie et l’exercice des armes. Et pour ce faire, leur envoioie en une petite fuste pour cela expressement calfretée, vingtquatre harnois d’acier de double trempe, batu, blanc et bruni, tous accomplitz de toutes pieces, de heaumes, avec les pennaches, visieres, mentonnieres et barbutes, gorgerains, jasserans, colliers, hautes pieces, avantbras, gantelez, haubers, corseletz, plastrons, cuyrasses, greves et escalpes, avec autant d’escuz triangulaires dorez, azurez et peinctz de diverses couleurs et figures d’armoiries, avec les divises propres, et autant de fortes lances de bois de Sapin à fer esmoulu, et avec tout cela, vingtquatre paires d’esperons, desquelz encore n’avoient ilz experimenté l’usage, encore qu’ilz en eussent veu quelque forme ès esperons nayfz de Alector. Quant à la Royne Priscaraxe, je luy envoyay un double collier de grosses perles rondes, et à Alector une tresbelle espée de fin acier Chalybeen de la forge des Chalybes, peuples en Hespaigne singuliers ouvriers en fer et acier, et de la trempe Damasquine ouvragée de mesme et dorée à demye fueille, et l’areste, la garde et croisée de dur acier ouvragé à serpens entortillez par un tressubtil entrelacement, esmaillez et dorez sur l’escaille, et les yeux de petitz saphirs clairs. La poignée estoit de Lycorne et le pommeau d’or massif, ouvragé en teste de Lyon à deux yeux de deux cabochons de Rubis, et les crins de franges de fin or, traict et tors, et le dessus du pommeau clavelé d’une grosse pointe de diamant ; le fourreau estoit couvert d’une peau de coleuvre, la plus belle et la mieux remarquée qu’on eust sceu veoir, toute tracée naturellement de lignes d’or ou apparentes comme dorées, bleües comme azur, rouges comme sang, verdes en verdeur d’esmeraulde, violates en fleur, et blanches de blancheur d’yvoire et entre les lignes, sur l’intervalle noir, estoit maillée de menues esquailles comme d’argent ; d’ond elle apparoissoit de jour tant belle et tant riche que nul ouvrage d’or, d’argent ou d’esmail n’approchoit à ceste naturelle orfaivrerie, et, qui plus est, de nuict, estoit esclairante comme une Lampyride, rendant clarté et lumiere suffisante à veoir sept pas à l’entour de soy. Car telle estoit la naturelle proprieté de celle coleuvre, comme je l’apperceu une nuyct que pour prendre repos, je m’estoie mis en terre à la coste de Barbarie, où par sa propre clarté et nocturne lueur celle espece de coleuvre se descouvrit ; d’ond je après mon premier somme reveillé, et esmerveillé de veoir en l’arene telle estrange resplendeur remuante, m’en approchay plus près, et voyant que c’estoit une espece de serpent, je luy mis le pied sur la teste et la tuay ; et neantmoins, pour estre tuée, la resplendeur lumineuse de sa peau ne se perdit point, ains demoura en lumiere, non toutesfois telle ne si vivement illustre ne si loing s’espandant comme l’animal estant vif, mais neantmoins estoit encore de sa naturelle substance tant splendide et luysante que toutes les circonstances du lieu à deux grandes toises en estoient illustrées et facilement visibles. Parquoy, ayant là reposé la nuict, l’endemain matin je regarday la couleuvre de nuict luysante, et voyant sa peau tant belle, tant variée, bigarrée, barrée et esmaillée d’or, d’argent, d’azur, de pourpre, de sinople et de toutes belles couleurs, je la fei escorcher, mondifier, confire en escorce de Casie et Cinnamome, et puys en fei faire le fourreau de la bonne et riche espée que j’envoyay à mon filz Alector, avec les autres presens, lesquelz mis en capses de sapin, je fei mettre en une petite fuste bien avitaillée et bien equippée de matelotz et de tout ce que y estoit necessaire. Puys je donnay au messager un riche Cazaquin de velours cramoisi, boutonné d’or, une houppelande volante de camelot de soye jaune à ondes, et un chappeau albanois couvert de soie velue de couleur de clair bleu, brodé et barré de cercles en lacz d’amours et cordons tyssus de fil d’or, avec un bel arc de cornes bubalines et un carquois de peau de taixon plein de flesches de fresne, empennées de plumes de corbeau ; et ainsi garni, le licentiay et renvoyay avec lettres et response verbale, et commandement de declairer ce qu’il avoit veu de mon estat. Ainsi il partit et s’en alla, et tant naviga sans dure rencontre, tourmente ne male adventure qu’il arriva en Scythie, où, ayant prins terre, monta à la maison palatine de la Royne Priscaraxe à laquelle (comme je l’ay sceu depuys par le rapport de mon filz Alector, venu vers moy) il presenta mes lettres et les presens et envoiz, tant à elle que à Alector et aux vingtquatre Chevaliers, qui en la chambre de la Royne estoient assemblez pour ouyr des nouvelles de Franc-Gal, c’est à dire de moy, qu’ilz tenoient pour leur souverain. Les lettres entendues, ilz s’accordarent tresvoluntiers à y obeyr et receurent les presens tresaggreablement, mais dessus tous Alector, qui ne se pouvoit saouler de desgainer, regarder et brandir sa tres bonne et belle espée. Le messagier estant en l’ordre que je l’avoie equippé et emparé, en l’audience de toute l’assistance feit recit de tout ce qu’il avoit veu et entendu de moy, et les grands honneurs et louanges de mes proesses, vertus, dignes vengences, meritoires liberalitez, Justices et bons enseignemens qu’il avoit entendu tesmoigner de moy par tous les lieux où j’avoie passé et où il m’avoit suyvi. Dond tous estoient grandement esmerveillez et resjouyz. Et sur tous et toutes, ma dame Priscaraxe, qui, en un doux souvenir entremeslé de regret et joie, ne se peut abstenir de plorer incessamment devant toute l’assistance des chevaliers, lesquelz après le message narré la consolarent ; et elle, pour se mieulx resjouir, mist à son col le riche double collier de marguerites que je luy avoie mandé, et invita les vingtquatre chevaliers au soupper. Lesquelz au partir de là s’en allarent emparer des nouvelles armes que je leur avoie transmises, et s’appointer les esperons d’ond ilz n’avoient jamais usé. Puys montarent sur leurs chevaux pour jouster et essaier leurs nouvelles armes, qui à merveilles leurs plaisoient, tant pour la resplendeur du fer bruny flamboyant au Soleil que pour le son et cliquetis des harnois, et pour la beauté des pennaches et des escuz peincturez et dorez. Mais si nul estoit à qui telz habillemens de fer ainsi durs et impenetrables et de telle refulgente splendeur semblassent estre beaux, Alector en estoit tout ravi d’admiration, tellement que en obliant toutes mignardises et amourettes, il ne desiroit rien plus que d’estre chevalier pour porter telz habitz de guerre et se veoir une fois armé et monté à cheval, garni de lance et d’escu. Car d’espée, il n’en eust sceu avoir de plus belle ne de meilleure que celle que je luy avoie envoiée. En telz pensemens et desirs, Alector regardoit les Chevaliers joustans tous armez à blanc, qui pour essay de leurs esperons commençarent à picquer, mais les chevaux nagueres sauvaiges, qui n’avoient point accoustumé d’estre ainsi chatoillez par les costes, se mirent à courir le frein aux dens, à ruer et sauter si rudement que l’on ne voioit par le pré sinon Chevaliers par terre et chevaux deresnez voltigeans par la campaigne. Toutesfois ilz remontarent, et picquans leurs chevaux plus modereement, les acostumarent peu à peu à l’esperon et au maniement de la bride. Ainsi joustarent quelques heures et combatirent aux espées, haches d’armes et masses, ayans tresgrand plaisir d’ouyr bruyre leurs armes tant dures et de s’entredonner de grandz coups sans blesseures ; puys après avoir jousté et combatu quelques heures par exercice, chacun s’en alla desarmer ; puys se trouvarent tous au soupper en la maison Palatine, où la Royne leur feit tresbonne et joyeuse chere. Et après plusieurs propos durant le soupper, tenuz de moy et de ma liberalité envers eux, et de la beauté et bonté des armes d’ond je les avoie garniz, en la resplendeur desquellez ilz remiroient leurs promesses comme font Dames leurs beautez au cristallin miroir, soubz la confiance d’icelles ilz entreprindrent une expedition d’aller guerroyer les monstrueuses et fieres bestes repairantes ès cavernes du mont Imaus, qui de jour à autre sortans de leurs creuses roches, se ruoient sur le bestial des populaires et le devoroient, tant aumaille que trouppeau, et puys de passer outre le mont Imaus et aller combattre les geans de Indie, qui estoient costumiers d’entrer bien souvent en leurs marches et ravir leurs belles femmes et enfans. Et sur ceste deliberation concluse (qui depuis fut acomplie) chescun se retira à son repos. Mais Alector, qui avoit la puce en l’oreille, pour le desir d’estre chevalier et porter les beaux harnois blancz, ne povoit dormir, car le hennissement des chevaux, le bruyt des armes, des esclatz et bris de lance et coups d’espées, qu’il luy sembloit tousjours ouyr, le reveilloient incessamment ; et ne faisoit que penser s’il devoit partir avant jour, sans prendre congé de sa mere pour aller cercher Franc-Gal son pere, duquel la renommée le stimuloit plus que nulle autre chose ; mais consyderant d’autrepart que ce luy seroit villainie, deshonneur et douleur à la Royne, pieté maternelle et honnesteté naturelle luy commandarent de demander licence à sa mere, qu’il esperoit ne luy estre refusée. Et sur ceste resolution, s’endormit jusque au jour, qu’il se leva promptement, se habilla, puys vint au lever de la Royne luy donner le bon jour. Et en humble reverence, à genoux à elle se presentant, ainsi luy dist :

« MADAME, les oyseaux du Ciel tenans de la purité elementaire de l’air, et se resentans aucunement de la divinité celeste, suyvans nature tresbonne guyde (ainsi que par experience je l’ay veu), couvent et nourrissent au nid leurs oyseletz durant le temps qu’ilz sont petitz, impuissans, becjaunes, nuz de plumage ou seullement crespeluz de poil follet. Mais quand ilz sont grandeletz et puissans à se defendre ou à s’esquarter et sauver de l’oyseau de proye, et à cercher d’eux mesmes nourriture, et qu’ilz sont revestuz de pennage suffisant à elever et porter le corps en l’air, alors ilz les denichent, et après leur avoir apprins et faict faire l’essay du vol à l’entour de leur nid, en leur faisant esloigner tousjours de plus en plus, finalement ilz les laissent aller et voler sans voie et sans trace par la vuyde campaigne de l’air, à leur voluntaire plaisir, et les abandonnant librement avec aussi peu de souci et regret par asseurance de leur grandeur, comme ilz en avoient eu de cure et d’affection en leur petitesse par defiance de leur infirmité. Et ainsi les envoient à l’aventure, combien que veüe l’immense spaciosité de l’air, de mille voies, marques et parties designée ou confinée (comme est la terre), ilz n’en esperent jamais le retour, ne la revision, ne recognoissance, voire que quand encore ilz ne se voudroient desnicher, mais se apparesseroient dans le nid, comme les Coquz, les peres et meres les battroient des ailes, grypheroient des ongles et becqueteroient tant qu’ilz les chasseroient par force hors du nid, où nul oyseau de bonne vole ne doibt et ne veult demourer depuys qu’il a plumage et force à s’elever en plus hault air. Voilà ce que je di, Madame. Et de plus m’avancer de parler en vostre honnorée presence, la honte juvenile, la reverence maternelle et la craincte filiale de refus me le defendent. Mais je say vostre prudence estre tant grande que assez entendez à quelle fin tend ceste mienne parolle. Adonc la Royne Priscaraxe, qui, par une occulte et ingenite prudence à elle donnée par son pere le Soleil, entendoit qu’on vouloit dire à la seulle ouverture de la bouche, et qui n’ignorait point que par ceste gentille figuration des oyseaux, son cher filz Alector luy demandoit tacite congé d’aller cercher ses estranges adventures et son pere Franc-Gal, n’avoit peu s’abstenir d’espandre grosses larmes en escoutant et regardant son filz parlant à genoux devant elle, soubz tant humble et reverente figure d’oyseaux n’osant appertement descouvrir la requeste de son desir qu’il donnoit assez en signifiance soubz l’image des oysillons, qui ramenarent en memoire à la Royne un songe qu’elle avoit fait la nuyct precedente, tel qu’il luy sembloit advis que un sien petit passereau, qu’elle nourrissoit en delices tant privé qu’il s’en voloit autour de la maison assez loingtain espace, mais aussi tost qu’elle le rappelloit, il revenoit à la reclame sur son poing, et en songe l’avoit veu soudain devenir un tresbel et grand oyseau, de bel et divers plumage, à face de corne, barbe de chair, col et jambes de Gryphon, et poictrine de Lion, et regard d’Aigle, qui se departoit d’elle de plus en plus loing, sans vouloir retourner pour quelconque reclame qu’elle luy feist, ains s’en voloit si loing et si hault qu’elle en perdoit totallement la veüe. Dond luy apparoissoit en vision qu’elle en laissoit trois autres en une cage, pour aller cercher celluy là, et par grand desir de l’aconsuyvre luy naissoient deux ailes fort grandes et larges, par lesquelles portée en divers lieux, cerchant son passereau, point ne le trouvoit, mais finalement se posoit et reposoit sur la haute tour d’un chasteau fort, où ses ailes luy tomboient et sa queüe serpentine se transmuoit en deux jambes et piedz humains, et sur ce s’estoit esveillée et sa vision disparue, de laquelle bien entendant la signifiance et bien pourpensant ce qui adviendroit, neantmoins cognoissant que necessaire est le deseing des celestes ordonnances estre acomply, et aussi craignant que de la trop effrenée salacité de la jeunesse d’Alector et de la trop familiere conversation de grand filz avec jeune mere sans mary ne s’ensuyvit ou crimineux inceste, ou diffamatoire suspicion, elle se resolut (comme jà l’avoit deliberé) de n’empescher son depart, ains plustost honnestement le licencier d’avec elle, et soubz bonne occasion l’envoyer vers moy, son pere. Parquoy, luy baillant la main et le relevant sur piedz, ainsi luy dict : ALECTOR, mon beau filz, mon cher filz Alector, si je larmoye, n’en soyez esbahi ; car, ayant passé bien brief temps de joye en la compagnie de Mon Seigneur Franc-Gal, vostre pere, je me consoloie d’avoir tel gage de luy et de sa promesse du retour, comme est vostre personne engendrée de son sang. Or maintenant, voyant que vous avez volunté de le suyvre et de m’abandonner, et que par celeste destin ainsi le fault, me sentant à ceste heure preste d’estre desemparée et de mary, et de filz, les deux plus cheres personnes qui me soient au monde, si je suys triste et esplorée, ce n’est pas de merveille, car les angoisses de perpetuelle orbité jà environnent mon ame. Et le coeur me dict et les songes me presagissent que jamais ne vous ne luy je ne reverray. Non obstant, pource que je ne suis ignorante que hors la premiere enfance et la puerilité, et à l’entrée de l’adolescence, à un jeune filz, mesmement extraict de bonne race, n’est honneste ny expedient de demourer inglorieusement soubz l’aile de la mere, ains plustost suyvre les vertueuses traces du pere, si vertueux il est (tel que est Franc-Gal, vostre seigneur et pere), et avec hardiesse executoire de hautes entreprinses cercher l’immortel honneur par heureuses poursuyctes de grandes fortunes et adventures, où les puissances superieures l’appellent et conduisent ; aux quelles eternellement ordonnées pour vous, comme je ne puys, ainsi ne vueil je resister. Parquoy, Alector, beau filz, mon cher filz Alector, dès à present je vous octroye licence (combien que, à mon tresgrand regret et crevecoeur), et vous donne congé de partir demain matin, sans le me faire savoir. Car le veoir et sentir ne le pourroient souffrir ne mes yeulx ne mon coeur. Et vous en aller par le monde cercher vostre pere Franc-Gal, que la renommée assez vous enseignera, soubz telle condition que, l’ayant trouvé, prendrez l’ordre de chevalerie de luy. Car de plus preudhomme ne sauriez. Et autant que possible vous sera et au plus brief, le ramenerez et rendrez vers moy, et vous aussi avec luy. Et ainsi le me promettez. »

Ce disant, tendit la main. Et Alector, le baisant, et la sienne premierement, la couvrit en grande reverence, promettant et jurant en foy de faire le commandement de la Royne et son pouvoir. Cela faict, dict, promis et permis, Priscaraxe donna à son cher filz deux tresbelles chemises byssines blanches comme la nege et odorantes comme basme, un beau chappeau vermeil de cuyr purpurin, eschiqueté menu, un brave saye à chevaucher, faict à l’agüille de soyes de diverses couleurs, entretissu de deliez plumages peinturez naturellement des oyseaux orientaux, à grandes et larges manches volantes, et un beau Jaseran par dessus, ouvragé et frangé de filz d’or ondoyans, le tout faict et tyssu par ses propres mains. Et, ostant de son col une chaine d’or precieuse et riche, la mist au col de son filz Alector, pour monstrer enseigne qu’il estoit noble. Puis le baisa trestendrement et piteusement, luy disant Adieu, car plus parler ne povoit. Et pourtant se retira en sa chambre secrete pour plorer son saoul et par force de larmes relascher les angoisses et douleurs qui la pressoient. Alector d’autre part, esmeu et compassionné naturellement sur la douleur de sa mere, et toutesfois tresjoyeux d’avoir obtenu son congé, s’en alla en son logis contigu au palais de la Royne, et là prepara toutes ses besoignes : feit tenir prest le plus beau et le plus puissant cheval qu’il peut choisir, troussa une petite mallette, et après avoir repeu et dormi quelques heures de la nuyct, se leva devant jour, s’accoustra de tous les ornemens que la Royne luy avoit donnez, puys monta à cheval et partit tout seul sans dire adieu ne parler à personne, prenant chemin par terre (car la mer luy estoit encore incongnue) à main senestre vers le levant, laissant l’Europe à dextre, choisit l’Asie et entra en la Surie, passa le fleuve Euphrate, pour aller en Perse et ès Indes, où il eut rencontres et adventures telles qu’il me racompta et que tu entendras.


La Peregrination de Franc-Gal par le circuit du Monde. Recognoissance des mers, Isles et terres fermes. Chapitre XVIII.



Tandis que ces choses se faisoient en la Scythie interieure, après le renvoy du messagier qui m’avoit trouvé à Calis, je remontay sur mon bon cheval Durat Hippototame, sur lequel laissant les Hespaignes et la Mauritanie, que j’avoie assès visitées, j’entray et passay hardiment le destroict de Gilbatar – ou de Hispase – et entray en la grande mer Oceane qui toute la terre comme une isle en soy et en son embracement contient. Puys, prenant chemin à main droicte du costé du Septentrion, chevauchant les grands poissons et Balaines britanniques, costoyay les rivages de l’Hespaigne exterieure, de la Portugalloise, des Gaules Oceaniques et de la grand isle d’Albion – dicte la grand Bretaigne ou Angleterre –, Escosse, Juverne, Irlande, les isles Orcades et la derniere Thulé. De là retournant à main senestre, du costé Occidental, j’allay veoir les terres des Corterars, la terre Florie, le pays de Chamaho, Temistitan, Beragne, Parie abondante en or et en pierrerie precieuse, Cube, les terres où les gens sont noirs, les oyseaux vers et les arbres rouges, les isles des Geans et les pays des cruelz Canibales mangeurs d’hommes, sans oblier les autres isles gisantes en celle mer occidentalle, comme les isles Fortunées, les Canarres et Madere ; Zipangre et les 7448 isles de l’Archipelague occidental. Puys reprenant la volte meridionalle, passant soubz le tropic du Cancre, au goulphe Hesperien, costoyay toute la Libye interieure, et entré dans le Far Magalian et en la mer pacifique sans tormente, j’allay revoir la terre heureuse de Calensuan. De là retournay à la coste d’Aphricque, vers le Midy, et passant soubz l’equinoctial, vins à costoyer l’Aethiopie basse et haute, les Nigrites, les Royaumes de Gambre et Senegue, jusques au chef de Bonne esperance. Et de là aux Troglodytes, habitans soubz terre. Après costoyant l’Arabie et les terres prochaines de la mer Rouge, passay le long des Royaumes de Goa et Canonor, et vins en Calecuth, visitay la grande, noble et riche Isle Tabrobane, Porne, les Isles Molucques, les deux Javes, et ayant outrepassé les Royaumes noirs de Quiola, Melinde, Seilam et de Habest, visité Zaphal, l’Isle des minieres d’or, vins au Royaume de Quinsay, puys entrant en la mer Barbarique et de là en la mer Indique, je passay le Royaume de Cathay et entray en Indie la haute, et prins terre à Tangut pour un peu me reposer, esperant puys après traverser la Region de Balor et venir aux Tartares ; et là ayant faict le tour des terres, mers et Isles, me rendre à ma bien aimée Priscaraxe. Et saches (ô Archier) que outre toutes ces chevauchées marines, en tous pays et regions que j’abordasse, je traversoie le plus souvent sur chevaux terrestres dans les terres fermes, pour cognoistre les diverses villes, pays et meurs des hommes, en les politisant s’ilz estoient barbares, et les rendans humains s’ilz estoient sauvages et cruelz, leur enseignant Religion d’honneur au Souverain, Vertu, Foy, Justice, Temperance, Mariage. Semblablement leur donnant à cognoistre les bons fruictz, plantes, arbres, racines, herbes et graines, et mineraux qu’ilz avoient en leurs regions et ne les cognoissoient pas ; leur enseignant aussi le labourage, le cultivage des terres, vignes et jardins, la favrerie et la manufacture d’habillemens et d’edifices. Et par force d’armes chastioie les mauvais obstinez, faisans aux autres hommes violence et outrage, et semblablement purgeoie les pays des monstrueuses, mauvaises et dangereuses bestes ; et faisoie infiniz autres actes de vertus, lesquelz racompter seroit trop long, à toy d’ouyr ennuyeux, et à moy peu honnorable de dire mes louanges par ma propre bouche. Mais tant y a que par telz merites et bienfaictz j’acquis la grace, amour et bienvueillance de tous Princes et peuples du monde, recevant d’iceulx innombrables riches presens et dons precieux de toutes les meilleures et plus excellentes choses qui fussent en leurs terres et regions. Et outre ce, je me acquis une eternelle bonne renommée. Par laquelle estant cognu, reclamé et bien voulu par tout le monde, mon filz Alector me cherchant ne peut faillir d’entendre par tout nouvelles de moy, en s’enquerant tousjours du grand Chevalier vieux, au cheval nageant et volant, lequel finallement me vint trouver à Tangut, ayant traversé autre chemin terrestre, où j’avoie passé avant que venir en la Region Scythique où je l’engendray en Priscaraxe, comme je te l’ay recité.

Le voiage d’Alector cerchant son pere, les nouvelles qu’il en ouyt après avoir esté ravi au fleuve de Tygre et après avoir occis les loups-cerviers. La prinse de l’escu au trophée ; de la cheute de luy et du rieur invisible. Chapitre XIX.



Ce temps pendant que j’estoie en mes loingtaines peregrinations, Alector estoit d’autrepart traversant les regions de l’Asie mineur, le grand mont du Tor, les fleuves Tygre et Euphrat. Mais en passant le Tygre, fleuve ravissant et impetueux comme une sagette (d’ond il porte le nom), son cheval, quelque fort et puissant qu’il fust, neantmoins fut ravi par le courant fil de l’eau, qu’il ne peut trancher, et fut porté jusques en Armenie, au pied d’une montaigne où il print terre, et après se estre secoux les oreilles, les creins et la queüe, et retremblé de toute la peau du corps pour esgoutter l’eau, il se print à hennir treshautement.

A cest hennissement descendirent deux grandz loups-cerviers de la montaigne, querans leur proie sur la beste hennissant, et à grande gueulle bée ne menaçoient que à le devorer, hullans horriblement. Le cheval, naturellement cognoissant ses ennemis, se print à ronfler et ruer furieusement de telle sorte qu’il frappa l’un des loups-cerviers qui le vouloit surprendre par derriere et luy sauter sur la croppe, ce pendant que l’autre l’amusoit par devant. Mais le gentil cheval, voyant l’un et sentant l’autre, luy donna une ruade des deux piedz de derriere contre la poictrine, si durement qu’il l’envoya par terre six piedz arriere, tout estendu et debrisé des costes. Et de celle rude ruade, convint Alector tomber par terre, qui, ayant plus de paeur pour son cheval que pour sa personne, promptement se releva, la bonne espée nue en main, et se vint presenter au grand loup-cervier de devant, qui luy feit estal tel, que laissant le cheval, se rua sur Alector, luy jectant une patte sur la teste en le cuydant atterrer et puys l’estrangler à belles dens ; mais il trouva le chappeau vermeil de cuyr dur et fort, qui garda de luy endommager le chef, et neantmoins il le luy arracha et le mist à teste nue. Alector ce pendant ne dormoit pas, mais de sa bonne espée donna tel coup sur l’oreille de la beste qu’il luy avalla bas avec une partie de la teste, et le coup tombant sur l’espaule luy trencha le pied et la jambe dextre ; d’ond la beste enragée se print à huler hideusement, et ainsi comme Alector pensant l’avoir tuée se baissoit pour lever son chappeau et se couvrir, le loup-cervier par rage mortelle luy vint saisir le bras qu’il avoit nu à ses dens agües, si angoisseusement que de la douleur qu’il sentoit à peu près que le coeur ne luy failloit. Mais sa noble hardiesse luy feit reprendre force ; d’ond il rua un coup d’estoc de sa bonne espée dans le corps et le coeur de la sauvage beste, tellement que au retirer tout le sang et la vie luy saillit et la force luy faillit, et neantmoins les dens demeurarent au bras par convulsion mortelle si serrée que Alector ne se pouvoit defaire de la beste morte, car il n’avoit qu’une main delivre d’ond il se peut ayder. Son cheval d’autrepart avoit tant pestellé au piedz de devant l’autre loup-cervier, et tant battu de ruades, et si fort serré le col à belles dens qu’il l’avoit achevé de tuer ; et gisoit le loup mort, estendu sur terre, le cheval auprès ronflant et hennissant. A ce bruyt sortit un pescheur de sa case qu’il avoit là auprès, pource qu’il gaignoit sa vie à pescher des poissons sur le fleuve, avec des nasses, des filletz et une petite nacelle. Ce bon homme pescheur, voyant les deux loups-cerviers mors, fut bien esbahi de la proesse qu’il voyoit estre en un si jeune personnage et bien compassionné du mal qu’il luy voioit souffrir. Parquoy s’approcha avec salut et humaine parolle, et à force de mains, de coups de caillou sur les maschoires du loup, et avec un costeau qu’il avoit, luy desserra les dens et en delivra le bras d’Alector ; lequel voyant sa victoire au premier combat d’espée qu’il eut jamais faict, de grande joye se print à chanter hault et clair en langage Scythic, Cokalestis, qui est à dire Victorieux. Et sur ce, le pescheur le mena en sa maisonnette et luy lava ses playes dentelées de vin et miel tiede avec sauge ; appliquant dessus des fueilles de l’herbe peoesne, le banda de la peau du pied couppé au loup-cervier qu’il alla escorcher tout chaudement, d’ond il luy couvrit le bras, celle peau de jambe y joignant aussi justement comme si ce eust esté un manchon faict tout exprès. Ce pendant une vielle femme qu’il avoit, mist cuyre du poisson bouillyr en l’eau et d’autre rostir sur le gril, puys estendit sur terre un large cuyr de cerf tout taillé en rond et couvert de pain d’orge assez blanc, cuyct sur la tuille, de raisins passis et de pommes, avec du vin faict de miel et d’eau, invitant simplement leur hoste à manger et à boyre, ce pendant que le cheval paissoit l’herbe, à quoy il s’accorda tresvoluntiers, comme celuy qui en avoit bon besoing. Parquoy il se asseit à jambes croisées, luy et le pescheur, au tour de celle belle nappe sans tissure, où la vieille les servit de poisson bouilli et rosti, et de force fructages.

Ainsi ilz beurent et repeurent à leur aise en devisant de l’adventure, et comme le Fleuve impetueux l’avoit là apporté, ne sachant en quel pays il estoit. Le Pescheur luy dist qu’il estoit au pied des mons d’Armenie. Puys Alector luy demanda s’il savoit nulles nouvelles de moy, en luy donnant les enseignes de mon cheval volant et nageant. Le Pescheur luy dist que bien y avoit deux ans qu’il avoit veu monter contremont le fleuve un tel grand et enorme cheval, portant plusieurs personnes et autres choses, et entre autres un fort grand et beau personnage armé de peaux de Lyon sur un harnois blanc, portant un grand escu à un Soleil d’or en champ d’azur ; et depuis avoit bien ouy dire que ce grand homme avoit defaict et mis en pieces une grande compagnie de larrons qui voloient toute la region ; d’ond le pays luy en savoit tresgrande grace. De faict, il disoit vray, car en mes voyages sur mer, costoiant les rivages, toutes les bouches des fleuves que je trouvoie j’estoye costumier d’y entrer pour veoir et cognoistre les villes et contrées autour estendues en la continente ; d’ond advint que, passant le goulphe Persique, au long de l’Arabie, et voyant les bouches de ce beau fleuve Tigre tombant en mer, j’entray dedans et montay contremont, et d’adventure appercevant une Caravanne d’Arabes brigandz et voleurs qui, soubz la conduicte d’un preux et vaillant, mais mauvais chevallier, infestoient tout ce pays là, tant que j’en avoye entendu les complainctes populaires, terre prinse avec mes gens (ou aussi bien nous invitoient ilz par feincte, pour nous brigander), et nous ruasmes sur ceste canaille mal couverte, de telle hardiesse et exploict que d’un grand nombre qu’ilz estoient, n’en demoura que cinq qui se sauvarent à la fuyte, et les poursuyvismes jusques au mont Caucas où du tout les defeismes, mesmement le grand chevalier qui portoit un escu d’or ; lequel se defendit tant qu’il n’en povoit plus, et toutesfois ne se volut onques rendre. Parquoy d’un grand coup d’espée je luy fendi la teste en deux, puys pendi leurs armes et l’escu au dessus à un vieil arbre qui estoit en celle place, en forme de trophée, et fei au pied de l’arbre enterrer le vaillant chevalier qui par obstination, à mon grand regret, s’estoit faict occire. Ainsi pour ce coup en purgeasmes le pays. Ce faict je retournay en une nuyct en la mer Persique par l’autre bouche du Tygre (car par deux bouches il s’engorge en mer, non toutesfois distantes l’une de l’autre), et prins mon chemin vers Madagascar, Zanzibar et les isles des gryphons.

Alector, oyant ces nouvelles de moy, en fut grandement resjouy. Parquoy se levant du repas, remercia son hoste et hostesse de leurs biens et aydes. Et pource qu’il trouva la manche faicte de la peau de la jambe loup-cervière estre de fort beau pellage et bien luy advenant (car il avoit les bras nudz, pour autant que les manches de son saye ne se vestoient point, ains estoient ouvertes et volantes comme pour un hocthon d’armes), il requist le pescheur de luy emmancher encore l’autre jambe au bras droict, et luy escorcher et donner les deux peaux des deux loups-cerviers, ce que le bon homme feit tresvoluntiers. Et Alector encore plus voluntiers les print et en feit de belles bardes à son cheval, disant qu’il avoit bien merité d’avoir part à sa despoille, puys qu’il avoit esté participant du dangier et avoit faict devoir au combat. En quoy ce jeune enfant monstra bien qu’il estoit de noble et franche nature et geniture.

Ayant donc ainsi enharnaché et bardé son cheval de ces belles peaux de loups-cerviers, il monta dessus et congé print de ses hostes, ayant entendu que j’avoie gaigné le hault, delibera pour me suyvre de remonter contremont la riviere impetueuse du Tygre, non pas par le chemin ravissant qui l’avoit apporté, mais par le plus seur chemin de la terre. Et tant chevaucha à plusieurs journées qu’un jour se trouva à Soleil couchant au pied d’une coste du grand mont Caucas, en un plain trifourché en trois voies, où y avoit une place assez ample et spacieuse, et au milieu un trophée dressé sur le tronc et les branches d’un grand vieil arbre mort, chargé de toutes sortes d’harnois, bastons d’armes, de glaives et d’escus. Pour lesquelles contempler, Alector, qui en armes avoit mis son singulier plaisir, mist pied à terre, laissa paistre son cheval à la belle herbe d’autour l’arbre, puys en grande admiration se mist à contempler toutes les especes de ces armes pendues et embranchées au trophée de l’arbre.

Mais entre toutes les autres pieces, ses yeulx, suyvans son affection, s’arrestoient plus à un bel et grand escu faict en figure ovalle et couvert d’une lame de cuyvre, où à demie bosse estoit elevé un Coq d’or armé et onglé de gueulle, en champ suresmaillé de sinople verd, le Coq elevé sur ses ergotz, battant des ailes et regardant en hault. Cest escu pleut tant au jeune filz Alector (comme la jeunesse se delecte en telles plaisantes peinctures) qu’il proposa de le lever et l’emporter pour couverture et aornement de son corps, comme il eust bien voulu aussi les autres armes, sinon qu’il les voioit trop grandes pour la corpulence de son eage, et aussi qu’il avoit esté bien adverti que vestir harnois, tant qu’il fust chevalier, ne luy appartenoit. Parquoy consyderant qu’il estoit seullement escuyer, à qui l’escu porter est licite comme armes de defense et non d’offense, et ignorant que les trophées fussent inviolables comme les sepulchres, par simple affection et desir monta à piedz droitz sur son cheval, et s’elevant tant qu’il peut, à la poincte de son espée despendit l’escu avec ses courroies, qui estoit pendu au plus hault de l’arbre et au plus beau regard. Mais ainsi qu’il s’estendoit les costes le plus qu’il povoit pour advenir à la hauteur de l’escu, son cheval levant la teste apperceut une belle fontaine ruysselante au pied du mont en touffeau d’arbres, et ayant soif du travail journal, pour aller boire se desroba de dessoubz son maistre, d’ond Alector tomba tout à plat, l’espée nue en main et l’escu auprès de luy. Et à cest instant, il ouyt jecter une grande risée de cachin coquetant à gueulle ouverte. Dond estimant qu’il y eust là à l’entour quelque personne cachée qui en riant ainsi se mocquast de sa cheute, soubdainement se leva, mist l’escu au col et l’espée en main, comme il estoit de nature assez colere et superbe, et autant glorieux d’elevement comme honteux de tresbuchement, en parolle fiere et hautaine ainsi dist : Qui es tu, qui te ris et mocques de moy à cachetes comme d’un lourdault, pour estre tombé, non par foiblesse ou mal’adresse, mais par la desrobée du cheval me soustenant ? Ne ri point et point ne te mocque, mais vien seullement te presenter en place, et tu seras bien hault monté si je ne te metz bas tresbuché à plat trop plus rudement que je ne suys tombé ! A ceste parolle, l’autre se print encore plus fort à rire que devant, d’ond Alector encore plus irrité : Comment (dit il) y a il des mocqueurs en ce pays ? Ha, villain mocqueur, couard et malhardi, tu t’en ris et ne t’oses monstrer, mais je te trouveray bien et bien te garderay de rire ! Adonc, plein d’impatiente indignation, s’en alla cerchant d’une part et d’autre ce beau rieur, qui de tant plus continuoit ; et quand Alector estoit d’une part, il l’entendoit rire d’une autre, tout à l’opposite ; puys quand il alloit là, il luy sembloit ouyr rire d’un costé, tellement que cest invisible rieur le feit de chaude fureur courir deçà delà, d’un costé et d’autre, despitant, menaceant, provoquant, battant les hayes et buyssons à grandz coups d’espée ruez en vain, par ire despassionnée, tant que la nuyct survint fort noire et obscure. Parquoy Alector, las et travaillé de courir et tourner, de jecter et ruer coups en vain, et aussi de soif et de faim long temps supportée, voyant la nuict obscure venue et craignant perdre son cheval, se pensa de laisser là son rieur, qui autre mal ne luy faisoit, neantmoins le menaceant et l’asseurant que lendemain il le trouveroit et luy feroit bien changer son ris en pleur. Dond cest esprit ridicule (tel qu’il estoit) se print encore plus fort à rire, et à bon droit. Car Alector, celle nuyct, fut bien gardé de trouver son rieur l’endemain. Voyant donc qu’il ne profitoit de rien à se tourmenter après luy, il print un lievre qu’il avoit frappé et tué en un buysson, pensant que ce fust son mocqueur, et à la clarté du fourreau de son espée de la peau colubrine (telle que j’ay dict cy devant), il suyvit le trac de son cheval vers la montaigne, où il l’avoit veu tendre, tant qu’il vint au touffeau d’arbres où il trouva son cheval en l’herbe jusques au ventre, couché, mangeant et se reposant auprès d’une belle et claire fontaine sourdant du pied de la montaigne. Adonc sa colère passée, il dist que son cheval en son espece estoit plus sage que luy, qui après le labeur prenoit repos et repas, où luy se travailloit en vain et en faim. Parquoy, son espée remise au fourreau, et l’escu (qui tant luy plaisoit) mis en escalpe, les courroies bien estroitement serrées et bouclées pour craincte de le perdre, print son lievre, l’escorcha et vuyda, puys lava ses mains en la fontaine, et beut (car d’eschaufement de colere et de travail, il estoit fort alteré) ; puys, ayant mis son lievre jeune et tendre en pieces, en mangea de la chair crue (ce qui ne luy estoit pas nouveau) tant comme il luy pleut et qu’il fut ressasié, et puys s’en alla derechef boire et laver bouche, mains et face à la claire eau de la fontaine, et ainsi refraichi s’en alla coucher sur son escu auprès de son cheval, où lassé de travail journal, s’endormit en sommeil tresprofond.

Nocturne apparition du grand Chevalier noir calangeant l’escu à Alector. Et qui estoit ce Chevalier, et des propos qu’ilz eurent ensemble. Et comme le noir Chevalier emporta en l’air Alector vers son pere, à Tangut, et le laissa cheoir en riant. Chapitre XX.



Vers la mynuyct, ainsi comme Alector dormoit au plus profond de son somme, il luy sembla ouyr une voix espouventable qui luy disoit fort effrayeusement : Alector, larron ! Larron Alector, et sacrilege, rendz moy mon escu, que tu as prins et despendu du trophée violé contre tout droict des gens, et puys pour recompense m’as cerché pour me battre à coups d’espée ! Rendz le moy, te dy je ! A ce mot, Alector s’esveilla de frayeur et se leva en sursault. Si vit devant luy un grand chevalier noir et farouche, de visage transi comme mort depuys longtemps, toutesfois estant sur piedz et armé de toutes pieces, d’aucunes mesmes qui estoient entre celles que il avoit veües le jour precedent au trophée, fors seullement qu’il estoit desgarni d’escu. Lequel grand Chevalier noir de rechef luy dist : Ainsi, Alector, larron, sacrilege et parjure, tu as desrobé mon escu, pollu et violé le sacré trophée, et toy qui n’es que Escuyer, contre ton serment de noblesse as prins les armes contre moy, qui suys ou ay esté Chevalier, cerchant de m’occire à ton povoir, voire que tu as occis et (qui pis est) mangé un de mes compaignons d’habitation. Et maintenant, t’en penses tu aller ainsi avec ton rapt et sacrilege larrecin ? Rendz moy mon escu ! Alector s’entendant ainsi injurier, non en barbe (car encore n’avoit il barbe que de chair plene et sanguine), mais en face et visage, s’eschauffa en sa peau fort ireusement, et neantmoins resumant les raisons du grand Chevalier noir (qui ne luy sembloient du tout vaines), comme jeune bien apprins qu’il estoit, ainsi luy respondit : Je n’ay point desrobé l’escu, mais l’ay prins visiblement comme chose publiquement à tous abandonnée, à la descouverte veüe de tous ceux qui l’ont voulu regarder, voire du rieur qui s’est mocqué de ma cheute et puys caché ; je ne say si c’est toy, car si je le savoie, mais bien ? Je ne suis point sacrilege, au moins pas voluntaire, car je ne sceu onques jusques à present que c’est de trophée, ne si c’est chose sacrée ou prophane. Bien vray est que j’ay prins l’escu qui m’a semblé beau, et à moy et mon corps necessaire, et là sur un arbre demourant inutile, lequel neantmoins je suys prest à rendre à qui justement me sera monstré appartenir ; autrement, non, car il me duyct. Et de dire que j’ay faulsé mon serment de noble Escuyer et commis felonnie envers l’ordre de chevalerie, je ne l’ay faict, ne voudroie faire. Bien ay je cerché à l’espée un sot rieur, cachinnateur, qui (ce me semble) se mocquoit de la faulte que m’a faicte mon cheval ; lequel rieur j’ay bien ouy, mais jamais ne l’ay peu veoir ne trouver, sinon que en un buysson (où il me sembloit l’avoir ouy rire), d’un coup d’espée jecté à l’adventure j’ay tué un gras lievre qui là se tapissoit. Je ne say pas si les lievres rient en ce pays, mais neantmoins je m’en suys ri et gaudi, et l’ay mangé de bon appetit. Quant à tes compaignons que tu dis que j’ay tuez et mangez, je ne say qui ilz sont et ne les vi jamais, sinon que ce soient lievres et tu soie aussi quelque diable de lievre, car tu ne me sembles gueres plus hardi, et aussi dict on communement que les diables se transfigurent par les champs voluntiers en formes de lievres. Parquoy montre moy tes oreilles et me di qui tu es, si tu es lievre ou Chevalier, qui sont bien fort contraires, car le Chevalier va à cheval et est armé, hardi et vaillant, où le doibt estre ; et le lievre va à pied et est fort paoureux et par nature desarmé de toute defense, de cornes, de dens, de gryphes, de venin, de durté et de tout, fors que de craintive legiereté ; d’ond il est le plus paoureux de tous les animaux et commune proie des aigles en l’air, des chiens en terre et des chamarins en l’eau, tellement que s’il alloit au Ciel pour cercher sauveté, encore ne la trouveroit il pas, mesmement aux jours caniculaires et à l’elevation de l’Aigle. Pource dy moy si tu es Chevalier, ou lievre, ou diable, ou le rieur et mocqueur de qui je me voudroie bien voluntiers venger si je le povoie rencontrer. Je ne suys point le lievre (dist le grand Chevalier noir), mais le lievre que tu as tué et mengé estoit mon compaignon, car il repairoit avec moy en mon sepulcre. Et ne suys paoureux, car plus mal faire on ne me pourroit, et ne le fuz oncques, ains ay esté en mon temps un Chevalier preux, hardi et entreprenant, et de nature franc et liberal, extraict de la noble lignée des Macrobes, nommé GALLEHAULT, comme assez le tesmoigne mon escu que tu portes, où il y a un Gal, hault regardant vers le Ciel, par lequel je vouloie signifier mes hautes entreprinses et ma hardiesse. Et si est bien l’escu de telle vertu que quiconque le portera, jamais n’aura crainte ne paour, et c’est ce qui te rend maintenant tant asseuré contre moy. Or m’advint que, pour ma trop grande franchise et excessive liberalité (que l’on appelle prodigalité), je devins fort povre, et neantmoins tousjours vouloie je entretenir ma grandeur et magnificence, pour à laquelle suffire, je fu contrainct, par faute du mien, de prendre l’autruy. Parquoy, ayant assemblé avec moy une grande caravanne d’Arabes, mauvais garsons et promptz à mal faire, je gastay tout ce pays par larrecins, effors, ravissemens, voleries et brigandages, tenant avec mes gens tous les chemins, les quarrefours et passages, et les ports des fleuves et des mers, pillant les armes, chevaux, bagues, joiaux, bagages, robes, or, argent et marchandises de ceux et celles que nous prenions, puys vendions, leurs corps esclaves, ou en abusions luxurieusement s’ilz nous duysoient, combien que celle vie (où povreté orgueilleuse m’avoit conduict) point ne me plaisoit, ains l’avoie en abomination. Et de faict, avoie deliberé après estre remonté de biens, de tuer tous mes compaignons brigandeaux, affin qu’ilz ne feissent plus de mal, et me retirer et retourner à ma premiere vie honnorable et liberalle, et moins prodigue. Mais de celle peine me delivra un mien grand oncle des Macrobes, nommé Franc-Gal, qui est ton pere, lequel je say que tu vais cerchant, et demain je le te feray veoir, pour recognoissance du plaisir qu’il me feit de me delivrer de celle meschante vie que je menoie. Car estant monté sur un hippopotame au fleuve du Tygre, avec quelque compaignie de vaillans gens que cest enorme cheval volant et nageant portoit, nous qui estions en beaucoup plus grand nombre, où nous confions, les invitasmes par faincte courtoisie de prendre terre et venir au repos vers nous, ce qu’ilz feirent, estans paravant bien advertiz quelles gens nous estions ; et de faict, ilz nous cerchoient. Parquoy, incontinent qu’ilz furent descenduz bien armez et embastonnez, ilz se ruarent sur nous de telle furie et vaillance, que non obstant la grande resistance que je fei, tous mes Arabes furent occis et defaictz par la grande proesse de Franc-Gal, demi geant, qui ne jectoit coup qu’il n’en aterrast deux ou trois. Ainsi furent les preneurs prins, et les voleurs volez, excepté quatre, qui s’en volarent à legiere fuyte, et moy après eulx. Mais cela ne nous sauva pas. Car Franc-Gal, qui par souveraine force et agilité naturelle couroit plus viste que nul cheval ou cerf, nous suyvit, non pas courant, mais volant (ce sembloit) après nous, voleurs, jusques à ce lieu, où ne povans vistement gaigner la montaigne et le voyans seul, nous retournasmes cinq contre luy, et moy plus que nul autre luy feis teste. Quant à mes compaignons, il les eut tantost mis en pieces ; de moy je luy tins estal assez longuement et hardiement en la vertu et couverture de mon escu, me defendant de grand coeur. Parquoy, luy voyant ma hardiesse et noble courage, il me feist semonce plusieurs fois de me rendre, mais je, ennuyé de ma meschante vie, luy respondi que oncques je n’avoie fleschi et que plus cher m’estoit mourir que de merci requerir, ne recevoir. Parquoy, luy entendant mon obstination, Hay (dist il), il n’est perdu que les obstinez ! Et ce disant, me donna un si grand coup d’espée qu’il me fendit la teste en deux. A ces motz, le grand chevalier noir osta son heaume et monstra à Alector sa teste fendue tellement qu’on y voioit la cervelle toute boillonnant de vers, puys remit son heaume et continua son propos disant : De ce grand coup je tombay mort. Et Franc-Gal me desarma et mes compaignons aussi, desquelz les charoignes il laissa manger aux bestes et aux oyseaux ; mais mon corps il feit enterrer au pied du grand arbre sec par des pasteurs d’icy autour, et mettre une pierre dessus. Puys pendit nos armes en trophée au grand arbre et mon escu au dessus, d’ond tu l’as arraché. Or le me rendz ! Adonc Alector luy respondit : Gallehault, puis que mon Seigneur et pere (comme toy mesme l’as confessé) a conquesté par force d’armes l’escu sur toy, tu n’y as plus rien, ains de droict hereditaire appartient à moy, qui suys son filz. Et pourtant voluntiers je ne m’en desempareray, si ce n’est par plus grande force que la mienne, ains le garderay tant que je le pourray defendre pour l’amour de toy qui es mon parent et qui plus n’en as que faire, pour l’honneur de mon pere qui l’a conquis vaillamment, et pour le beauté et vertu que je y voy et y sens estre. Pource vat en reposer en ton sepulcre et me laisse icy dormir ! Adonc Gallehault, en voix terrible et effrayeuse, luy dist horriblement : Rendz moy mon escu ! Et ce disant, le grand Chevalier noir (qui estoit un esprit en la forme de Gallehault) print l’escu à deux mains que Alector avoit tresbien serré et bouclé en escalpe, et de plus, le tenoit estroictement embracé. Parquoy, l’ombrageux chevalier noir, en elevant l’escu en l’air par une certaine force et puissance spirituelle, enleva aussi Alector, qui estoit estaché à l’escu, et à un instant luy feit perdre terre et l’eleva en l’air si hault que son cheval, qu’il voioit au ray de la lune claire – et luy faisoit grand regret de le perdre – ne luy sembloit estre que un petit lievre gisant en l’herbe, pour la loingtaine distance et hauteur où le Chevalier phantastic l’avoit enlevé, qui l’emporta par la moyenne region de l’air, l’escu où le chevalier estoit estaché et pendant (car toucher à sa personne pas ne luy estoit permis) luy faisant traverser le hault air et les vens contreluctans si roidement que à pene povoit il respirer, pour autant que le soubdain mouvement luy ostoit la faculté de povoir reprendre aleine, tant que, en l’espace de deux ou trois heures, le transporta à plus de six cens lieües du lieu où il l’avoit prins ; et un peu devant jour s’abaissa à la hauteur d’une lance près de terre, au dessus d’une belle prairie herbue et molle, où le Chevallier noir de grande force esbranla l’escu pour le faire lascher à Alector ; mais il l’avoit si bien bouclé et le tenoir si ferme embrassé comme s’il eust esté né et uni avec le corps et les bras. Et toutesfois pour tout esbranlement Alector ne s’en espouventoit en rien, ains demouroit asseuré comme sur terre ferme, par la vertu de l’escu qu’il ne vouloit lascher, disant ainsi :



Plustost mourir que de l’abandonner
Mais avec luy, ou sur luy retourner.


Si tost n’eut il dict la parolle, qu’il sentit l’escu lasché par le noir chevalier et luy tombé sur l’herbe tout estourdi, tant du port aërin que de la cheute assez haute. Dond l’esprit du noir chevalier qui l’avoit là apporté pour son bien et qui prenoit plaisir à faire courroucer sa chaude jeunesse de chault sang boillante, se print à rire plus fort et plus haultement que jamais, en la mesme voix qu’il l’avoit ouy rire le jour precedent. Dond Alector irrité se leva sur piedz en grand courroux, luy disant : Ha, monsieur le diable de rieur, c’est donc toy, gentil Gallehault, qui te mocques et ris ainsi de moy, quand par mesadventure tu me vois par terre comme un lourdault ; mais si je te puys tenir... Est ce mal faict que de rire sans pis faire (dist l’esperit) ? Tu me menaces bien vainement et à tort, pour t’avoir faict grace ! Car si j’eusse voulu, n’a pas une heure je t’eusse laissé tomber de dessus les nues sur les dures roches, où au contraire je t’ay laissé couler doucement sur l’herbe et la terre molle, pour ne t’affoler, et si je t’ay un peu faict faire la grenoille pour rire du feu de ta plaisante jeunesse, ce n’a esté pour mal, mais pour ton bien. Car je suys ton parent et t’aime, et me delecte à t’ayder, comme autresfois le pourras cognoistre au temps que tu auras bien besoing de moy. Et saches que ce fut moy qui chassay ton cheval à la fontaine pour le faire desrober de dessoubz toy et te faire tomber avec l’escu ; dond la povre beste innocente est maintenant bien punie, car les bestes sauvages du mont Caucas sont descendues en grand nombre à l’odeur de la chair fresche, qui l’ont devoré et mangé ; aussi eussent elles toy, sans que pour nulle force ou hardiesse tu te fusses peu sauver, si je ne t’eusse transporté de ce lieu où j’ay demouré deux ans et plus conversant à l’entour de l’arbre et du trophée, tousjours au guet et à l’escoute pour attendre ta venue et te garder mon escu, qui à autre que à toy n’estoit advenant. Et tous ceux qui avant toy ont attenté de le prendre, je les ay faict precipiter et ruyner par divers moyens, bien d’autre sorte que tu n’es tombé, tellement qu’ilz ne retournoient pas une autrefois à le vouloir despendre, car je le te gardoie. Je le te donne, emporte le et le garde cherement. Car il te fera maintesfois bon besoing. Or est ma veille et garde achevée ; je m’en vais à mon repos, où je seray tousjours prest à te ayder aux extremes necessités. Salue de par moy ton pere Franc-Gal que tu verras aujourd’huy par mon moyen ; car si je ne te eusse icy ceste nuyct apporté de plus de six cens lieües, jamais tu ne l’eusse veu. Compte luy les choses que tu as veues, et luy monstrant cest escu, di luy que Gallehault Macrobe, à qui il fut, luy mande que bien tost il le verra vengé du coup mortel qu’il a receu de luy. Adieu te commande. »

Ainsi, comme Alector le vouloit remercier et luy demander interpretation de son dire, il le veit soubdainement changer en une longue et claire flambe, comme une comette coeë, volant par l’air plus legierement que nul traict d’arbalestre et tirant tousjours en hault vers la region d’ond il avoit esté apporté ; et le suyvit tousjours à l’oeil, tant qu’il le perdit de veüe. Dond voyant qu’il n’y sauroit autre chose que faire, se coucha avec son escu sur l’herbe et en rememorant en soy mesme les propos que luy avoit tenuz Gallehault, le grand chevalier noir à la teste fendue, il s’endormit à la fraischeur du matin, un peu devant l’aube du jour, comme à celle heure tous les animaux communement prennent sommeil, pour la moiteur de la nuyct tombante.

Le triste Augure advenu à Franc-Gal. La rencontre de son filz Alector dormant, la mutuelle recognoissance, et propos tenuz entre eux. L’occision du Troluat, monstre marin. Le depart de Tangut et laperdition de Alector, emporté par le Vent, et les regretz du pere ; et sur ce, l’arrivée des deux vieillards à Orbe. Chapitre XXI.



jour de devant. Car ainsi que j’estoie à une fenestre du palais de Tangut où j’estoie logé, vint vers moy volant un jeune palomb portant en son bec une branche de laurier, qu’il me vint presenter ès mains, et se poser sur mon poing ; et ainsi que je le contemploie et regardoie comme il estoit jolyement torqué d’un plumage violet changeant et surdoré au tour de son col, comme d’un beau carquan esmaillé, je vers moy vi venir deux grandz oyseaux de proie, un corbeau noir croquetant qui se posa sur ma teste, et un vaultour roux qui ravit le palomb aux gryphes, bien fort loing et hault, tant que j’en perdi le regard ; et peu après, il revola encore devant moy, portant tousjours le palomb qui me sembla estre devenu cigoigne, tronçonnant au bec un serpent se rebecquant et retortillant. Et sur ce vint un aigle qui print le palomb, laissant le serpent tombant en terre, tout mort, et le voultour se perdant en l’air, et l’aigle emportant le palomb semblant à une cigoige, si loing que je ne le vi depuys. Mais le corbeau qui estoit sur mon chef me battoit les yeux des ailles et ne se vouloit departir, sinon à force de le chasser à coups de bras et mains, tant qu’il fut contrainct de s’enlever en cryant et crocitant par maniere de menace mortelle. Cest augure (qui, à la verité, est pour moy fort sinistre et de mauvais presage) me troubla tant et me representa telles et tant malheureuses significations que toute la nuyct me fut sans repos. Parquoy, ennuyé d’inquietude, je me levay avant le jour, et ayant deliberé de partir bien tost, je m’en alloie vers la mer veoir comment mon Hippopotame se portoit, d’ond advint que, en passant la prairie, qu’il estoie encore un peu de tenebres de nuyct, j’apperceu de loing une certaine lumiere longuette et estendue pres de terre, donnant lustre tel que l’on pouvoit veoir qu’il y avoit une personne couchée auprès ; et bien me sembloit avoir veu autresfois ceste lumiere nocturne. Parquoy m’approchant plus près, et desjà l’Aurore chassant les tenebres, je vi un tresbeau jeune filz dormant fort doucement, au premier regard duquel mes entrailles s’esmeurent dedans moy, et m’apperceu qu’il estoit couché sur le verd escu de cuyvre, au coq d’or, lequel incontinent je recognu estre celluy que j’avoie autresfois pendu au trophée, bien esmerveillé comme il luy povoit estre advenu. Car après l’avoir faict poser sur l’arbre et le voyant tant beau, moy mesme prins desir de l’emporter et me mis en effort de l’arracher ; mais ce fut en vain, car j’eusse plutost arraché et desraciné l’arbre, et une corneille grise juchée dessus me cria :



A l’escu plus effort ne fais,
Il est pour l’enfant né deux fois.


Ce que entendant je me deportay, estimant qu’il n’adviendroit jamais à personne. Car comme on ne meurt que une fois, ainsi on ne prent naissance qu’une fois ; et sur ce point je me vais remembrer de la double naissance d’Alector, que m’avoit rapporté le messagier ; d’ond je prins imagination que ce bel escuyer pourroit bien estre mon filz Alector, consyderé mesmement l’espée qu’il portoit, que je recogneu incontinent pour celle que je luy avoie envoiée, qui avoit le fourreau luysant, qui estoit ce que premierement j’avoye veu resplendir, contemplant aussi ses riches habillemens et la chaine d’or au col, indices de noblesse. Oultre ce, je voioie les traictz de sa face retirans à la forme et beauté de la Royne Priscaraxe, voire encore plus beaux et plus admirables, me souvenant d’advantage du soubdain et grand accroiscement que l’on m’avoit mandé de son advancée adolescence. Toutes lesquelles choses ensemble conferées, je me asseuray pour certain que ce jeune escuyer estoit Alector mon filz. D’ond le coeur me commença à attendrir et les yeux à larmoyer de pitié et amour paternelle. Et ainsi que par amoureuse affection je le contemploie, il commença à estendre les bras et ouvrir les yeux, clairs comme fin crystal ; et me voyant devant luy estant et le regardant, il se leve soubdain sur piedz, et après honneste reverence commença son propos par une premiere parolle de verité, me disant ainsi : Bon pere, que voulez vous, qui ainsi paisiblement m’avez surprins en dormant et me regardez tant ententivement ? Beau filz (luy respondy je), pour ce que je te pense cognoistre, et si ne t’ay jamais veu, sinon à ceste heure presente, d’ond je rendz graces au souverain. Et le premier mot que tu as proféré en reverence de l’eage (comme je croy), m’appellant du nom de pere, est yssu de ta bouche par instinct naturel. Car ton pere suys je, et toy mon filz, né de la Royne Priscaraxe. Vous estes donc Franc-Gal (dist Alector), le grand chevalier vieux au cheval nageant et volant. Car autre pere ne vueil je recognoistre soubz le Ciel. Franc-Gal suys je vrayement (luy respondy je), et pour t’en donner asseurance, vien t’en avec moy, et je te montreray le cheval nageant et volant. A cela voluntiers il s’accorda, et cheminasmes ensemble devisans jusques au rivage, où je luy monstray mon grand cheval Durat Hippopotame ; lequel voyant tant grand, tant puissant et merveilleux que cent chevaux terrestres n’estoient equiparables, et cheminant mieux sur les eaux que les autres sur terre, il en fut tout estonné, desirant grandement d’estre monté dessus, en regrettant le sien que les bestes sauvages avoient mangé. Adonc recognoissant certainement que je viellard estoie son pere Franc-Gal, se prosterna à genoux en humble reverence devant moy, me recognoissant et disant : Mon Seigneur et mon pere, voici vostre humble filz Alector, que ma dame la Royne Priscaraxe vous transmet. Ô que bien m’a dict verité et tenu promesse Gallehault, le grand chevalier noir, qui m’a dict que aujourdhuy il me mettroit en tel lieu où je verroie mon Seigneur et pere Franc-Gal ! Sans l’ayde duquel bon esperit, impossible estoit que jamais vous eusse peu trouver, par tant de longz et divers erreurs. Sur ce, je m’enquis de luy qui estoit celluy Gallehault chevalier et celluy bon esperit qui l’avoit adrecé. Et en nous mettant au retour et cheminant vers Tangut, il me compta toutes ses adventures et la conqueste du bel escu, en la sorte que je l’ay recité. A quoy j’entendi qu’il avoit esté le grand et vaillant chevalier Brigand que j’avoie defaict et occis contre ma volunté par son obstiné courage, et faict enterrer au pied du trophée ; et cognu que l’escu avoit esté destiné à Alector. Mais ce que le noir chevalier m’adjournoit à me veoir bien tost, et encore vengé de sa mort, cela me donnoit triste signifiance, avec les mauvais augures que j’avoie euz le jour precedent. Mais la grande joye de veoir mon filz Alector tant beau, tant bien né, nourri et apprins, et de tant heureux commencement, cela me faisoit oblier toutes mauvaises conjectures, et mettre arriere toutes doubtes et craintes des infortunes qui me pendoient à l’oeil et qui encore ne sont terminées. Ainsi divisans, retournasmes au palais, où mes gens m’attendoient, qui ne savoient si j’estoie encore reposant au lict, pource que le fin matin au sortir j’avoie fermé ma chambre et estoie yssu sans le sceu de personne, car tous dormoient profondement. Estant donc retourné au palais, après avoir declaré à mes hommes qui et quel estoit Alector, tous le receurent à grande joye et admiration de sa beauté et bonne grace, en luy faisant tresgrande reverence et honneur, voire plus que à moy mesme (comme plusieurs adorent plustost le Soleil levant que le couchant) ; d’ond je n’estoie ne marri, ny envieux, car sa grace et beauté, vertu et honnesteté bien le meritoit. Sur ce, les tables furent couvertes, et disnasmes splendidement. Et entre les autres devis qui furent tenuz à table, Alector me declara la grande fascherie que avoit Priscaraxe de ma si longue demourée, et le plus grand desir qu’elle avoit de mon retour ; dond elle me requeroit tresinstamment et tresaffectueusement par luy, qui aussi de sa part m’en pria tresinstamment, disant qu’il avoit promis et juré à la Royne sa mere de jamais ne retourner vers elle qu’il ne me ramenast, me suppliant en humble reverence luy donner faveur à satisfaire à sa promesse. Parquoy je qui n’estoie moins affectionné envers la mere et le filz que eulx envers moy, deliberay et luy fei promesse asseurée de partir lendemain ; et pource commanday à mes hommes de trousser harnois et bagages, equipper et tenir prest le bon cheval Durat, ce qu’ilz feirent en grande et bonne diligence.

Ce pendant je et Alector allasmes prendre congé du Roy de Tangut, luy rendans graces de son hospitalité ; lequel au contraire nous regracia du bon secours que moy et mes gens luy avions donné avec nostre grand Hippopotame contre un horrible monstre marin appellé Trolual, aussi grand que une petite isle en mer ou que une grande montaigne en terre, qui à toutes les plenes lunes se jectoit aux havres, ports et plagues, devorant et destruysant tout ce qu’il rencontroit et engloutissant hommes, femmes et enfans tous vifz, voire chevaux, vaches et autre bestial. Ce monstre Trolual, voyant nostre grand Hippopotame allant sur la mer et nous dessus montez, en poussant et rompant devant soy les ondes, se lança de terrible impetuosité contre nous et nostre grand cheval, où il pensoit avoir trouvé proie abondante ; mais il trouva à mauchat maurat, ou à maurat mauchat. Car nostre Hippopotame (duquel n’est animal plus nuysant ne plus malfaisant au monde, quand il est par violence agité), ainsi que le Trolual ouvroit sa gueulle large comme un arc de portique pour l’engloutir et nous avec, il l’accrocha de ses deux grans dens de devant par le muffle, en l’elevant hors de l’eau, aussi hault que nous estions, d’ond tout soubdain je luy mis ma lance en la gueulle, la poincte picquée fermement dans le palat et le gros bout implanté en la maschouere dessoubz, tellement que le monstre se trouva accroché aux dens de l’Hippopotame et baillonné de la lance, sans povoir serrer la gueulle pour la douleur du fer penetrant ès parties sensibles ; ce que voyant, un de mes hommes, nommé Cetophon, de merveilleuse hardiesse et promptitude, l’espée nue en main, se jecta en l’abysme de la gorge du monstre si avant qu’il le recercha jusques aux entrailles et au coeur, navré et blessé par tant de coups d’espée qu’il sentit l’animal affoiblir. Parquoy soubdain se retira de ce corps monstrueux et se rendit à nous. Le cheval Durat ce pendant, ruant des piedz et trainant aux dens le monstre jusques au rivage, qui par l’angoisse de mort, de sa queüe battante avoit (comme une tourmente) esmeu toute la mer bouillante et taincte de l’abondance du sang qu’il desgorgeoit, tellement que à trois stades à l’entour sembloit estre la mer rouge entre l’Arabie et la Aithiopie. Quand nous fusmes arrivez à bort, Durat lascha le monstre Trolual sur la greve, que jà pour sa pesanteur il ne povoit plus trainer, pource qu’il estoit defalli de vie et mort du tout, à la grande joye et asseurance de tous les peuples circonvoisins de la marine. Et velà de quoy et pourquoy le Roy de Tangut et tous ses peuples nous rendoient tant de graces, avec tresriches et honnorables presens. Ce soir mesme, Alector, instigué de tresardent desir et impatience de plus attendre, en tresinstante expostulation humblement me pria, pour la premiere requeste de filz à pere, que si je l’aymoie, à celle heure presente je le feisse Chevalier. Je qui ne luy eusse peu rien refuser, luy octroyay facilement sa requeste, pour laquelle acomplir, voulant parler pour dire les motz solennelz et lever le bras pour luy donner l’accollée, toute la puissance humaine me defaillit, comme si j Oeusse esté paralitique de langue, de bras et de toutes les parties de mon corps ; et quand je m’en deportoie, ma puissance et force me revint. Et comme je me y fusse essayé par deux ou trois fois reiterées, deux ou trois fois celle paralysie me reprint. D’ond je vais conjecturer que ou le temps n’estoit convenable, mais trop precipité à ce faire, ou que je n’estoie celluy des Cieulx ordonné qui à Alector deust donner l’ordre de Chevalerie. Parquoy pour celle heure me deportay de plus en faire espreuve, la remettant à autre temps et lieu, à ma grande honte et encore plus grand regret de Alector.

En ceste esbahie confusion, tous allasmes nous reposer. Et l’endemain montasmes sur le grand cheval Hippopotame, prenans la haute mer septentrionale, où Durat estendit ses nombreux piedz flottans et eleva ses ailes, nous portant si legierement que mieux sembloit voler que aller ; d’ond Alector (qui jamais n’avoit chevauché les poissons) estoit tant esmerveillé et tant aise que plus ne povoit. Parquoy par grand desir de descouvrir de plus hault l’immense spaciosité de la mer, comme jeune, ardent et mouvant qu’il estoit, il monta (je te vay compter mes mortelles douleurs), il monta (helas !), il monta au faist de l’une des ailes du cheval Durat, armé tousjours de son espée et de son escu, que jamais il ne vouloit abandonner. Et ainsi qu’il estoit perché au plus hault, regardant d’un costé les montaignes de la region de Balor et les mons Annibes, qui sembloient s’enfuir de nous, et d’autrepart la grande mer sans fondz et sans rive, et je craignant qu’il ne tombast l’appelloie à descente, voicy (helas !), voicy s’elever des Hyperborées un fort vent, ou plustost un fort marin et malin esprit turbineux, qui, par dessoubs l’escu s’entonnant, eleva en l’air mon cher filz Alector, qui de la region aerine cryoyt tant haut qu’il povoit : Secourez moy, Franc-Gal, mon Seigneur ! Secourez moy, mon trescher pere ! Autrement vous me perdrez et je vous perdray ; car Gallehault me ravit. Disant ces motz, en ma presence et veuë il fut soubdainement transporté vers le costé de la terre, par dessus les hautes montaignes et les villes et regions, tellement que j’en perdi à un instant la veüe, et comme s’il eust emporté mon coeur et mon ame avec soy, je demouray d’extreme douleur roide et transi, prest à me precipiter de dessus mon cheval dans la mer, si mes gens ne m’en eussent gardé, qui à leur possible consolarent, me remonstrant que puys qu’il estoit porté sur la terre, il y avoit moins de dangier et plus d’espoir de recousse et de recouvre, en le recerchant de la part où il avoit esté ravi. A leurs parolles ayant reprins mes espritz et revenu à moy, je m’escriay ainsi : Ô que de bien vraye et trop vraye signifiance estoit la vision phantastique qui m’advint lors que premierement abordé en Scythie, au retour des Indes par delà Ganges, ès regions d’or, duquel j’enseignay aux peuples ignorans la valeur et l’usage, je m’endormi sur les peaux de lyon, au lieu où ma dame Priscaraxe me vint premierement trouver, songeant la fleur de Soulsie s’enclinant vers moy : c’estoit vous, Priscaraxe, fille du Soleil ; et le Basilisc couvé en sa racine, qui puys s’en voloit emportant mon coeur : c’est toy, ô Alector, Basilisc, petit Roy, enfant Royal, qui en l’air elevé par quelque esperit amoureux de toy et envieux de moy, te a ravi par l’air en estrange terre, emportant mon coeur, c’est mon ame, ma pensée et ma vie. Ô cieux ! Ô dieux ! Pourquoy ne vous contentez vous de permettre les defortunes nous advenir, sans en outre nous en envoyer les prodiges et signifiances affin de doublement nous tormenter, premierement de la paeur, et en après du mal ? Car de quelle autre chose me menagoit le voultour ravissant, le torque Palomb venu vers moy avec la verde branche de laurier, sinon le ravissement du bel Alector, portant l’enseigne de noblesse, la chaine d’or, et venu vers moy avec bonnes nouvelles ? Mais de ce que je le revi devenir cigoigne defaisant le serpent, je ne puys conjecturer que cela signifie, sinon sa pieté et amour filiale (qui est naturelle à ce noble oyseau) et la guerre contre les meschans, et que encore une fois (malgré le sinistre corbeau posé sur ma teste, qui de prochaine mort me menasse) je le reverray, mais bien peu. Parquoy je jure et fay veu que jamais ne cesseray de voyager et recercher le monde, et ne me retourneray jamais vers vous (ô Royne Priscaraxe) que je n’aye trouvé vostre filz et le mien, pour de tous deux nous faire joye en presence, comme je croy que en avez grande tristesse en absence. Adonc fei tourner mon hippopotame vers la partie de la terre où j’avoie veu emporter Alector, du costé des contrées de Issedon, des Indes Gangetiques, des Sines, des pays Seriques de soie, et des Regions d’or. Pour auxquelles traverser, j’entray en une des bouches du grand fleuve Oechardes, costoyant le lac Nubien, et recerchant toutes ces contrées, tant que je me suys trouvé à la prochaine plague, où je suys descendu au chant d’un oyseau qui ainsi me dist :



Vat’en à Orbe, et trouveras
La cigoigne avec le serpent.
Mais si ton oeil advis n’y prent,
Jamais plus ne le reverras.


Ce que bien observant et enquerant le chemin à Orbe, je t’ay trouvé à tresbonne heure (ô bon Archier), qui m’as grandement solacié de tes bons et plaisans divis et de ta douce patience à escouter les miens tristes et fascheux ; mais un coeur dolent et passionné se sent grandement allegé s’il treuve personnage sympathic pour envers luy son coeur descharger de ses douleurs, comme j’ay faict vers toy (ô bon vieillard), qui as patiemment escouté le recit de mes diverses et sinistres adventures, avec compassion et condoleance, comme tes larmes mesmes le tesmoignent (et de faict, l’Archier larmoyoit piteusement) et en ceste patience et communication de tes bons propos et de tes biens (d’ond je te rendz graces), me as conduict jusques icy, où je pense qu’est la ville d’Orbe (et en cest instant, ilz entroient dans la porte de Orbe). C’est vrayment la cité d’Orbe (dist l’Archier), où est le beau Theatre et le magnifique temple du Dieu JOVE, duquel, pour ne te rien dissimuler, je suis l’Archipresbtre et grand Sacrificateur, ayant tout auprès du temple un tresample et beau logis où est ma demourance ordinaire, bien garni graces à Dieu de toute chose necessaire à la vie humaine, où je te prie en l’honneur de Jove Xenios prendre logis et droict de hospitalité avec moy, car aussi la nuyct s’encline et est temps de se retraire au repos, où nous pourrons tout à l’aise parachever nos divis. Ceste offre presentée de coeur entier par le bon viellard archier, Franc-Gal point ne refusa, mais l’accepta alaigrement en le remerciant de sa benignité hospitalle, et s’en alla avec luy, son escuyer Oplophor les suivant, qui de telz et si longz sermons ne se repaissoit pas voluntiers, et luy tardoit qu’ilz ne fussent jà encasez. Ainsi ilz entrarent à la ville par la porte orientale, nommée Porte Physe (car la cité d’Orbe estoit grande et belle par excellence, telle que cy après sera descripte), et cheminarent tout au long d’une grande, longue, large et droicte rue (où chescun en passant faisoit reverence à l’Archier), tant qu’ilz parvindrent en un quarrefour tresspacieux auquel se rencontroient les quatre grandes rues des quatre principalles portes, et au mylieu de la grand place y avoit un grand Dome de temple, croisé en son rond, le plus beau et le plus magnifique qu’il eust esté possible de veoir, et si hault elevé que le comble sembloit exceder les nues. Par l’enhortement de l’Archier ilz entrarent dedans, et devant l’autel, qui estoit au mylieu, se prosternarent en adoration et action de graces, elevans les yeux et regardans au ciel par une ronde ouverture qui estoit à droict fil perpendiculaire sur l’autel, au faist et mylieu du pinacle, où y avoit infinies lampes pendues, ardentes et luysantes jour et nuyct, qui rendoient le lieu tresvenerable et tresauguste. Leurs oraisons finies, se levarent et par un petit huys dans le temple, d’ond l’Archier avoit la clef, entrarent en une maison contiguë, qui estoit la demourance de l’Archier, fort belle et magnifique, où ilz entrarent en une belle et grande salle lambrissée et tapissée richement à fenestre de triple croisure de hautes vitres imaginées et ayans regard sur beaux jardins et vergiers. En laquelle salle prestement furent les tables couvertes, l’eau apportée, eux deux seulz attablez et serviz de mets de viandes exquises. Franc Gal, voyant qu’il n’y avoit que eux deux seulz assis, demanda où estoit la dame de la maison. La dame de la maison, respondit l’Archier, n’est autre que raison et Sapience du souverain donnée par qui toute ceste maison est regie et gouvernée, car estant dès ma naissance voé aux choses sacrées (qui purement doivent estre traictées), mon corps ne mon coeur consentant, ne fut onc pollu avec femme ne autre charnel attouchement, ne sera comme je croy. Car ayant par grace divine gardé virginalle purité, en laquelle je fu né, jusques à l’eage où tu me vois, qui est de quatre cens quinze ans, les blanches neges et froides gelées qui sont sur le faist des montaignes monstrent assez qu’il ne fera plus grand chault au bas des vallées. Et pource par revelation faicte à l’Assemblée du peuple, je fu constitué ARCHIER, c’est à dire Prince ou premier des sacres, non Archier sagittaire, combien que pour eviter oysiveté, mere de tous vices, je m’exerce communement à tirer de l’arc contre les oyseaux et bestes estranges de l’homme, auquel acte tu m’as trouvé et sauvé de l’animal ennemi de l’homme duquel je ne me donnoie garde. Et ainsi je fu et suys encore Archipresbtre et sacrificateur principal du temple de Jove, par revelation et admonestement duquel j’ay sceu ta venue en ceste contrée avant que de t’avoir veu ; et pour te rencontrer et recevoir, j’ay esté par luy envoyé au lieu où tu m’as trouvé. Le reste, je te le communiqueray demain. Car maintenant, l’heure de priere nocturne m’appelle en mon office. Vat’en en paix reposer. Cela dict, l’Archier s’en alla au temple, où il entra seul environ la premiere vigile de la nuyct, fermant l’huys après soy ; d’autre part deux ministres, avec deux chandeliers d’argent et deux chandelles de cire pure odorante, conduysirent Franc-Gal en une tresbelle chambre toute lambrissée de cyprès, et le coucherent en un lict d’hebene, garni de pans de velours rouge à fond de satin pers, les rideaux de taffetas changeant de blanc en noir, et le ciel de verd-brun semé de larmes d’argent. A toutes lesquelles choses Franc-Gal (qui estoit l’un des plus prudens espritz de neuf siecles) print bien garde, avec observation du mauvais presage que luy demonstroient toutes ces choses en signifiance de sa mort prochaine, car il savoit tresbien le Cyprès estre arbre funebre et sepulchralle, les cierges estre funeraux, l’hebene estre bois mergeant au fond des eaux, le rouge enfoncé en pers estre la vie vermeille tournant en plombine lividité mortelle, et les rideaux changeans de blanc en noir estre signe de changement de lumyere à tenebres, et de vie à mort. Parquoy Franc-Gal qui estoit de singuliere et presque divine sapience, rememorant aussi les oracles, visions, adjournemens mandez de l’esperit du Chevalier noir, l’augure du corbeau et le ravissement de son filz Alector, cogneut par prescience que sa mort estoit ordonnée, laquelle il se proposa estre prochaine, sans aucune craincte ne regret, sinon de n’avoir veu sa bien aymée Priscaraxe et son cher filz Alector une fois avant que mourir. Car l’humaine condition des mortelz est telle que jamais l’homme (tant infortuné soit il) ne meurt sans regret d’aucune chose laissée imparfaicte. Toutesfois Franc-Gal, après plusieurs pensées diverses et dissipées tourmentantes son coeur, finalement conclut au necessaire : de se soubzmettre humblement aux divines ordonnances immuables, et en ceste resolution, après longues veilles de la nuyct, finalement s’endormit en somme doubteux, environ le second chant du coq, un peu devant l’aube du jour levée, à l’heure que l’humidité de la nuyct tombant en rosée ou en bruyne induict le paresseux sommeil à tousanimaux.

L’Adoration matinalle des Orbitans. La description du temple, et la maniere d’y prier et sacrifier. Le preschement de l’Archier Grand Presbtre et l’oraison commune de tous en chantant d’accord Musical. Chapitre XXII.



Lendemain après Soleil levé, l’Archier mena Franc-Gal au temple, duquel les portes estoient jà ouvertes et le peuple y confluoit en grande multitude pour l’adoration matutinalle. Franc-Gal se rengea à un costé de l’autel, se mettant à genoux pour prier, et l’Archier demoura devant l’autel, prosterné en longue oraison taisible et de coeur sans bouche. Semblablement tous les entrans au temple incontinent adoroient ce qu’ilz ne voioient, en prieres de seulle pensée, sans remuement de langues ne de levres, les yeux elevez en hault, en tresprofond et admirable silence, pour l’auguste reverence du lieu, qui estoit en parfaicte rondeur elevé sur treize piliers seullement, mais si grandz et si massifz pour leur hauteur (qui sembloit s’elever au Ciel) que les treze arcz en estoient tresamplement spacieux, avec son comble et pinacle rond, pertuisé au mylieu et, par un grand trou rond de trois coudées en diametre, donnant veüe et regard au Ciel ouvert, et les cortynes des murailles composées à treize portiques de galleries elevées l’une sur l’autre, où l’on montoit par quatre vistes de degrez recerchées au troisiesme, septiesme, dixiesme, et treiziesme pilier, et en ces galleries fenestrées à verrines claires en derriere et à sesquipedalles balustres en devant, estoient disposez sieges de marbre pour s’asseoir et pulpites en devant pour s’encliner ou prosterner. Le plan aussi estoit tout autour chafaudé de sieges et bancz de Cedre, Hebene, Cyprès, Arable blanc, Noyer brun et tout autre bois propre à ouvrage de menuyserie, dans lesquelz bancz et sieges bas estoient designées les places des femmes.

Quant à la beauté et magnificence interieure du temple, il n’estoit point semblable à une grange ou maison desolée, vuyde d’aornement, ains estoit de toutes pars embelli et reparé de plusieurs et diverses et belles figures, simulacres, statues et plates peinctures, de pierre, bois, taille, fonte, yvoire et autre matiere, dorées, argentées, azurées et coulourées de tous beaux et illustres pigmens, esmaux et mestaux. Lesdictes images et statues, representans naturellement et au vif, non seullement les heroiques personnes des hommes et femmes de vertu, mais aussi tous les animaux, oyseaux, bestes, poissons, qui volent, cheminent, ou trainent et nagent, en l’air, en la terre et ès eaux. Et non seullement y estoient pourtraictz les animaux, mais aussi les creatures insensibles qui sont ès deux elemens inferieurs, avec chescun sa divise en brieve inscription apposée selon leur propriété naturelle, en attestation de la grandeur, puissance, gloire et grace du souverain Dieu, qu’ilz nommoient JOVA.

Exemple : sur la statue de l’homme estoit escript ce dicton



Droict tu es, pour aux cieux
Avoir levez les yeux.


Sur la statue de la femme,



Grace et beauté as tu
Pour y loger vertu


Sur la mole de l’Elephant,



Bonté en grand puissance,
Telle est de Dieu l’essence.


Autrement,



Dieu aux bons ne denie


Force, prudence et vie.


Sur la figure du serpent,



En terre est condamné
Qui à mal faire est né.


Sur l’oyseau Phenix,



Un seul de par soy vit,
Que nul homme onc ne vit.


Sur le Daulphin portant Arion sur les mers,



L’ami de l’homme est Dieu,
Le sauvant en tout lieu.


Sur le portraict du Rossignol,



Tout esprit jusqu’à l’Ange
Chante au Seigneur louange.


Sur l’arbre de Palme,



Plus fortune t’est greve,
Plus vers le Ciel t’eleve.


Sur la fleur de lis,



Qui a blanche vertu,
D’honneur est revestu.


Sur la Rose,



Pur esprit adorant
A Dieu rose odorant.


Sur la fleur de Solsie,



Vers le divin Soleil
Tourne l’esprit et l’oeil.


Ainsi de telles images, statues, simulacres d’hommes, d’oyseaux, beste, serpens, poissons, arbres et plantes, et autres choses naturellement et au vif pourtraictes, gravées, enlevées, taillées et diversement figurées, et en oultre peinctes, colourées, dorées, argentées et gemmées, estoit tant illustre, enrichi et decoré l’interieur pourpris du temple, qui le rendoient tant lumineux, tant beau, delectable et venerable au regard, et tant instructif ès inscriptions que la contemplation de ces belles choses exterieures demonstrantes et narrantes la gloire de Dieu, et par les fenestres des yeulx entrantes dans l’entendement pour le illuminer, ravissoient les espritz interieurs à une ineffable admiration de la bonté, grandeur et puissance de Dieu. Rendantz le temple tant devot, religieux, reverential, adorable et auguste que ceux qui y entroient se trouvoient tous transmuez et divinement raviz, comme en enthousiasme.

Tel estoit l’aornement du temple interne. Au mylieu duquel estoit l’are elevée sur treize degrez de marbre et porphyre de toutes couleurs ; et par dessus estoit drecé l’autel basti et massonné à la rustique de toutes pierres rudes en leur propre façon naturelle, sans taille, ouvrage ne polissure de main d’homme. Mais par dessus estoit posée à droict nyveau et juste equalibre une belle, grande et large table d’Esmeraude artificielle de fonte, en figure quadrangle equilateralle, ayant treize piedz en chescune quarreure, assise et posée justement soubz la claire-voye du comble, par où miraculeusement jamais ne tomboit eau du Ciel, ne penetroit vent, tempeste ny orage. A l’entour de l’autel, estoient disposées neuf chaires de laicton doré, couvertes et garnies de tapis de soie veloustée, pour sieges des ministres servans à l’autel. Et au costé devers Orient, à l’opposite de la grand porte, qui estoit occidentalle, y avoit troys pilliers de Jaspe, haux de neuf piedz, posez en forme triangulaire, en telle maniere qu’il en y avoit un en devant vers l’autel et deux en derriere, sur lesquelz piliers estoit posé un tabernacle de bois odorant, lambrissé, feuillagé et doré de fin or battu, ayant ouverture par le derriere ; et au dedans une belle chaire d’ivoyre. Ce tabernacle estoit le Suggest, d’ond estoit la parolle prophetique annoncée au peuple par le Pontife Archier.

Tel estoit le Dome et temple du grand JOVA en la cité d’Orbe, que cy après nous descrirons. Après donc que l’Archier, premier Sacerdot, et ses neuf ministres, semblablement Franc-Gal et les populaires, entrez au temple, prosternez en face, et de fois à autre elevans les yeux et les mains au Ciel, eurent continué leurs adorations et oraisons mentales, environ une bonne heure en tresgrand silence, le Pontife Archier se leva et après se estre tourné vers le peuple et icelluy universellement salué et beneict, il fut par trois de ses ministres elevé au suggest, sur les trois piliers, où estant surhaucé, après avoir quelque petit de temps levé les yeulx au Ciel en haute conception de pensée, il adressa au peuple sa parolle clairement entendue, en telle maniere :

« Hommes Orbitains, qui cy estes assemblez pour ouyr de moy (qui ne suys que la voix cryant au temple) les grandes magnificences de Dieu, icelles entendre, en vos espritz comprendre, les regracier, louer et exaucer, la grace de ce faire par luy infuse vous soit donnée, avec sa benediction.

Le Souverain Dieu JOVA, QUI EST, FUT, ET SERA, nom qui est sur tout nom, et qui à autre que à luy seul n’appartient, premierement de rien vous a faict estre, qui est un don especial de sa puissance merveilleuse, que devez avant toute autre chose cognoistre, que de luy vous tenez vostre estre et premiere essence. En après il vous a creez, non immobiles corps comme pierres et metaux, non insensibles plantes comme herbes ou arbres, non brutalles, diformes, cruelles ou monstrueuses bestes comme, s’il luy eust pleu, ilz vous eust formez asnes brutaux, laidz marmotz, villains crapaux, cruelz loups ravissans, ou monstrueuses chimeres, mais vous a creez homme beaux et droictz, vers le Ciel elevez, d’ond vous tenez racine de la raison qu’il vous a donnée, par laquelle estes faictz semblables à luy et par icelle formez à son image. Et en outre, a créé toutes creatures et les elemens, et mesmes les corps celestes et les Cieux, pour vous et à vostre usage et service : la terre pour vous soustenir et nourrir vivans, et vous recevoir mors, l’air pous [l.. pour] vous entretenir l’esprit de vie, les eaux pour l’usage et mondification, et navigation, le feu pour vivification, chaleur et lumiere, les astres pour esclairemens et influences, le Ciel pour recevoir voz purs espritz, qu’il vous a donnez immortelz, par especial privilege sur toutes autres creatures, après lesquelles mortes, rien d’icelles plus ne reste. Et toutes les bestes il a condamnées à teste encline vers terre, en signe qu’elles sont assubjecties et asservies à vous, droict et hault elevez : les unes pour ayde, comme chevaux, boeufz, asnes et chameaux – voire le grand et fort Elephant vous sert et obeyt –, les autres pour viande et nourriture, par leur mort conservans vostre vie. Ne voiez vous pas les bons poissons des fleuves et des mers nager en voz potages, broetz, sauces et jus ? Ne voiez vous pas les chairs, gresses et entrailles des bestes, tant sauvages que privées, entrer en voz cuysines ? Et les oyseaux de l’air tomber en vos platz ? Et tous les arbres, herbes, plantes, semences, fruyctz et racines vous estre baillez, ou pour nutriment, ou pour medicament ? Et le tout de la grace de Dieu et à sa gloire, comme visibles exemples vous en monstrent la fabrique et les figures et statues de ce temple, duquel l’architecture est faicte à l’imitation et patron du Monde universel, qui est le vray temple du Souverain JOVA, la bonté et la gloire duquel toutes ces choses vous tesmoignent et annoncent.

Considerez donc, ô hommes Orbitains, et recognoissez quantes et combien grandes beneficences vous a eslargi la benediction de Dieu tresgrand et tresbon, auquel vous le sauriez ne pourriez rien retribuer ; car quelle chose luy pourriez vous offrir qui ne soit sienne, duquel le throne est le ciel, et la terre est l’escabelle de ses piedz ? Que vous veult donques demander ce tresbon et tresgrand Seigneur qui soit vostre et en vostre puissance de luy retribuer, pour tant d’infiniz biens d’ond il vous a esté auteur et donateur, avec certaine promesse et infallible premonstrance de plus grandz et plus durables, voire pardurables, telz qu’il les dispense aux superieurs et bienheureux espritz qui ordinairement luy assistent en interminable louange et glorification de sa bonté et puissance, devant le throne de sa divine majesté ? Que requiert il de vous ? Que lui pouvez vous retribuer de vostre propre ? Il ne vous demande autre chose (mes amis) que une bien petite retribution et recognoissance, mais il veult qu’elle vienne de vous mesmes et de vostre bon coeur. Il ne veult de vous, pour tant d’infiniz biens, sinon un simple et petit grand mercy, une seulle action de graces, une collaudation et glorification au bienfaicteur, ce que l’on feroit bien à un mortel homme pour quelque petit plaisir qu’il auroit faict. Mais il veult ceste recognoissance, ceste action de grace et retribution de gloire luy estre donnée du propre, du pur et meilleur du coeur sans feincte ne simulation, qui ne luy peut estre cachée. Car sans nulle comparaison, plus clair il voit dans nos pensées que nous ne voyons les choses exterieures, où nos sens corporelz peuvent estre deceuz ; mais luy non, d’autant qu’il est trespur et tressimple esperit, et pource veult il estre adoré en pur et simple esprit. Parquoy, mes amis, en humble et cordial remerciement, en reverente action de grace pour tant de biens qu’il nous a faictz et faict quotidianement, et promet et premonstre à l’avenir, mesmes à ce joud’huy [l.. jourd’huy] qu’il vous revele par moy que ceste cité et Republique aujourd’huy sera delivrée d’un grand mal qui y est. Pour ceste infinité de beneficences, rendons luy tous ensemble, d’un mesme coeur et vray zele, d’une mesme foy, pensée et volunté, et d’une mesme parolle et voix, graces, honneur, gloire et louange eternellement ès siecles des siecles. Ce sermon fini, le Pontife Archier et ses neufs ministres, à diverses voix acordantes musicallement en Dessus fleurtizans, Bassecontres barytonnantes, Tailles douces et agues Haultecontres, aussi avec Orgues, Lucz, Violes, Harpes, Psalterions, Nables et toutes sortes d’instrumens de Musique, autant harmonieusement que religieusement, les mains et sons concordans aux voix, chantarent un cantique de tel verbe et sentence que s’ensuyct :



Dieu Souverain, de puissance infinie,
Par toy benie soit nostre humanité.
Point ne denie entendre l’harmonie
De ceste unie, accordant’compagnie,
Pour estre ouye en ta sublimité.
Benignité de ta Divinité
Nous a monté au poinct hault de bon heur.
Gloire et honneur soit donc à toy, Seigneur,
Qui es donneur de tous biens et grands dons.
Gloire et honneur, et grace te rendons.


L’Archier Pontife et ses ministres ayans chanté ce Psalme pour grace et pour exemple, tout le peuple respondant rechanta en grand devotion les mesmes parolles, en mesmes chants et accordz, avec les sons des instrumens. Après que ce beau cantique en devote priere, magnifiée louange et reverente action de graces envers JOVA le souverain Dieu eut esté universellement chanté de tous les assistans au temple, en harmonieuse concordance, non seulement des voix et parolles en bouche, mais aussi de mesme foy et intelligence en coeur, chescun d’eux vint en grande reverence se presenter à l’autel, en offrant humblement en signe de recognoissance des benefices divins ce que bon leur sembloit : les uns ornemens et vases d’or et d’argent, de crystal, porcelaine, pierrerie, bois precieux et autres matieres de pris, aucuns vuydes, autres pleins de suaves liqueurs, de basmes, myrrhes, encens, parfums et odoremens, de la senteur desquelz tout le temple flairoit ; autres offrirent draps de soie, de laine, de toutes façons et couleurs, et de lin byssin ; les autres y apportoient pains blancz, gasteaux chaux et pasticerie fumante ; autres flascons et vaisceaux de vin, le meilleur qu’ilz eussent ; mais sur tout, ilz offroient voluntiers les primices de tous leurs biens, les premiers venuz au monde, comme leurs premiers enfans, qu’ilz presentoient à Dieu, et l’Archier les leur redonnoit par eschange et redemption de quelques oyseaux ou petites bestes d’innocence, comme d’une paire de colombes ou tourtorelles, ou d’un aigneau ou chevreau blanc ; semblablement offroient les premiers fruyctz de leurs bledz, grains, arbres, vignes, plantes et jardinages, en recognoissance de la benignité de Dieu, qui tous les ans les leur faisoit revenir. Et s’ilz estoient d’art mecanique, ilz presentoient leurs premiers chefz d’oeuvres et les plus excellentes pieces de leurs ouvrages manuelz, en attestation qu’ilz tenoient de Dieu l’invention d’esprit et l’adrece de la main, organe des organes. Tous lesquelz dons posez en offerte sur l’autel, l’Archier Pontife beneist, en priant JOVA estendre sa main dessus en benediction et multiplication annuelle. Puys les ministres les recuillirent, prenant pour l’Archier et pour eux ce que bon leur sembloit (car qui sert à l’autel, de l’autel doit vivre), et le reste le distribuarent aux povres, vieux, malades ou estropiez de corps, ou privez de sens, et aux povres veufves et enfans orphelins, tant de la ville que estrangiers, receuz, logez et nourriz en un grand logis commun, appelé Vaniah ; et le plus beau et le meilleur estoit reservé pour la nourriture et honneste entretien des personnes qui avoient bien merité de la Republique Orbitaine, en quelque chose que ce fust. Car telz personnages qui par vertu, proesse, conseil, donation ou autre acte meritoire avoient faict quelque grand bien à la Republique, ilz estoient honnorablement remunerez par estat, nourriture et entretien public en un Palais appellé Prytan, comme cy après sera dict. Velà comment estoient ordinairement distribuez les biens du Temple par ordonnance du Pontife, lequel ayant faict son office, et après que le peuple fut retiré chescun en sa maison, ou là où bon luy sembloit, s’en alla en son logis, emmenant avec soy son hoste Franc-Gal, d’ond il estoit en grand soucy, et en prenoit tresgrande cure par craincte d’une vision et revelation qui luy estoit apparue le soir precedent, telle ques’ensuyct.

La vision de l’Archier au temple sur la mort de Franc-Gal. L’Assemblée des Magistratz et du peuple en la Basilique Pretoriane. L’oracle des Charites, trouvé escript en leurs mains, et le jugement et appareil d’armes d’Alector contre le serpent. Chapitre XXIII.



Le premier soir que Franc-Gal fut receu en la maison de l’Archier, après le soupper et les devis, et qu’il fust conduyct en la chambre de son repos qui tant luy sembla funeralle, comme dict est, l’Archier, selon sa costume, s’en alla au temple, à ses oraisons vesperines ; où, ainsi comme il prioit, en general pour tous et en especial encore pour son hoste Franc-Gal, que bonne nouvelle luy vint de ce qu’il alloit cerchant, il luy sembla entendre à un instant le mortel siblement d’une coleuvre et le chant d’un coq intempestif, car il n’estoit pas encore la seconde vigile de la nuyct. Et sur ce, par le pertuys lucan, au plus hault du temple, vit du Ciel tomber comme une estoille tresclaire sur l’autel, qui, incontinent avoir touché la table d’esmeraude, s’alluma et se leva en haute et droicte flambe de lumiere, qui toutesfois tousjours alloit en decroissant ; et incontinent après icelle estoille, suyvit un Cygne blanc comme nege, qui se posa tout auprès de ce feu celeste, et à un doux soufflement de Zephyr, vent occidental, commença son chant mortel qu’il a de costume et de nature chanter aux bors du tortueux fleuve Meandre, quand il est reposant sur l’herbe moite et sent sa mort prochaine ; et en chantant, destilloit de ses deux yeulx larmes en abondance, qui tomboient sur le feu stellaire et l’estaignoient peu à peu, le cygne aussi affoiblissant de voix et de vie, au pris que le feu alloit diminuant, tellement que à la derniere et finalle voix et larme que le cygne rendit, il mourut et le feu s’esvanouyt, reflambant au ciel d’ond il estoit venu.

Par ceste vision, l’Archier entendit incontinent la fin derniere de Franc-Gal, son hoste, estre prochaine, et qu’il mourroit bien tost par cause douloureuse et joyeuse. Parquoy le matin avant que d’entrer au temple l’alla visiter, mais il ne le trouva pas en sa chambre. Donc regardant par une fenestre l’apperceut se pourmenant fort pensif par le jardin, où il l’alla trouver et saluer. Franc-Gal luy rendit son salut en parolle assez basse et casse. Et luy demanda pourquoy il s’estoit levé avant jour et pourquoy il n’avoit prins son repos à son aise. Mon repos (respondit Franc-Gal) est bien prochain, à ce que j’ay peu cognoistre en plusieurs presages, et mesmement ceste nuyct ès phantasies de mon inquietude, qui ne m’ont laissé dormir pour m’apprester à un dormir durable, sans reveil, jusques à la revolution des siecles. Pource allons au temple orer et rendre graces à celluy qui nous a donné estre jusques à present. Ainsi s’en allarent ces deux bons preud’hommes droict au temple pour acomplir le sacrifice tel qu’il a esté recité. Après lequel faict, la plus grand part du peuple s’assembla en la grande Basilique Dicaste, où Dioclès presida comme Potentat d’Orbe, avec tous ses assesseurs, les Magistratz, Seigneurs et Notables citoyens. Devant luy fut amené Alector, celluy jeune Escuyer qui par les Gratians avoit esté accusé de tant de crimes, d’ond s’en estoit ensuivie la mort de la belle Noemie, leur soeur, et qui dans trois briefz jours avoit esté jugé par sentence de renvoy à la Justice divine, soubz l’espreuve du combat au grand serpent des Arenes. Ce jeune Escuyer Alector comparut devant la face de ces Magistratz, de toute la Justice et du Potentat, où il se trouva aussi asseuré et brave qu’ilz estoient severes et graves, demandant à instance Justice du sagittaire meurtrier de sa belle et bien aimée Noemie, qu’il regrettoit sans cesse, au demourant n’ayant – ou ne monstrant avoir – cure ne soucy, ne de sa personne propre, ne de sa vie, ne de sa mort, mais qu’il peust venger Noemie. Adonc Dioclès Potentat monstra à tous les assesseurs du conseil le brevet que le jour devant il avoit trouvé entre les mains des statues d’albastre des trois Graces, où y avoit ces motz escriptz en vers rythmiques :



Quand la sagette en main sera
Du vinqueur vengeur de s’amie,
La vengence du Ciel cherra
Sur le meurtrier de Noemie.
Et peu après sera finie
Du Pelerin la vie et voie,
Qui transira de peur et joie.


Ce brevet, premierement declaré d’ond il estoit venu et en quelles mains il avoit esté trouvé, fut tenu pour divinement transmis et approuvé de tous, en sentence commune, que la sagette d’ond Noemie avoit esté occise fust mise ès mains d’Alector pour veoir ce qu’en adviendroit. Lequel appellé en jugement, l’interrogea Dioclès s’il ne luy souvenoit pas de la condemnation au combat du serpent, à quoy il avoit esté jugé, et s’il ne se disposoit pas de subir la sentence. Oy (respondit il treshardiement et tresasseuréement), et vous en remercie de l’honneur que me faictes, et ne demande pas mieux, sinon que le traistre meurtrier de Noemie fust joinct encore avec le serpent pour de tous deux faire sacrifice vindicatif à l’esprit de la defuncte. Mais qu’il pleust aux chefz de la Justice me garnir de mes armes, qui sont ma bonne espée au fourreau de leberide luysante et mon escu au coq hardy, emporté du trophée de Gallehault. Remonstrant que toutes bestes par nature sont garnies de leurs propres et convenantes armes, tant pour defense que pour offense : Les lyons (dist il) ont pates gryphantes, les elephans leurs trompes, les cerfz et bestes taurines ont les cornes et les piedz de devant, les chevaux ont morsure devant et ruades derriere, les sangliers leurs crochetz, les tortues et concques leur dureté, les mouches leur aguillon, les scorpions leur queüe, les serpens leur venin, langue et dens mortiferes. Le seul homme est né sans armes, comme animant de paix, sinon que par la main ouvriere et organicque il se face ou conqueste des armes, comme j’ay obtenu mon espée de don paternel qui m’est propre, et mon escu de propre conqueste ; lesquelles armes seulles (car autres à moy, simple Escuyer, n’appartiennent) je requier me estre restituées et mises en main, pour me trouver, moy homme, desarmé et nu de tout harnois offensif et defensif contre le terrestre ennemi de l’homme armé de malice, cautelle, force, legiere volubilité, dens penetrantes, queüe dangereuse et venin mortel, en outre, couvert d’esquailles dures, sur lubrique peau, où moy estant nu et desgarni de toute defense contre tel et si bien armé ennemi, si j’estoie vincu, ce seroit vrayement mon mal et mon dam en particulier, mais en general seroit la honte, reproche et confusion des hommes occis et devorez par le plus meschant des animaux, lequel Dieu souverain (que vous appellez JOVA) a condamné surmarchable soubz les piedz de l’homme, à qui puissance a esté donnée de marcher sur l’aspic et le Basilisc, et de fouller aux piedz le lyon et le dragon. Ce que verrez avenir, Dieu me donnant la force, si vous me rendés mes armes, qui m’ont esté injustement ostées, et lesquelles je demande à vostre Justice. »

Le Potentat et tous les Magistratz furent esmerveilléz, non seullement de la brave hardyesse d’Alector (qui povoit naturellement venir du feu de l’eage), mais beaucoup plus de sa liberalle eloquence et raisonnable prudence avant l’eage où il estoit, encore qu’il fust beaucoup moins eagé qu’ilz ne pensoient. Parquoy sur le champ feirent apporter et luy delivrer son espée avec la guaine de peau serpentine luysante, et son escu verd au coq d’or, qu’il receut à aussi grande joye comme à grand regret ilz luy avoient esté tolluz. En outre, le Potentat Dioclès, suyvant l’advertissement de l’Archier et l’oracle escript des Charites, luy mist en main une flesche sanglante jusques au mylieu du fust, laquelle il print en main et, après l’avoir regardée assez longuement (comme celluy qui aucunement la recognoissoit avoir tirée du corps de Noemie), demanda quelle flesche c’estoit et qu’il luy en convenoit faire. A quoy luy fut respondu que c’estoit celle mesme flesche qui à Noemie avoit donné la mort, et qu’il en feit ce que le Gladiateur en l’Arene. Adonc, il s’escria à haute voix vers toute l’assistance, s’il y avoit nul qui la voulust calanger contre luy. Mais personne ne respondit. Parquoy il la mist et encroisa à sa ceincture du baudrier d’armes, puys dist : Or allons, Messeigneurs, quand il vous plaira. Puys que j’ay mes armes, je suys prest à combatre le draconique ennemi public et à venger l’injure privée du meurtre si le traistre se peut retrouver. Adonc le Potentat envoya quatre trompettes par tous les quarrefours de la ville cryer et publier que à l’heure de None un hardy et vaillant champion combatroit le dragon des Arenes au hazard et peril de sa vie, pour le salut public et expiation de certains homicides par luy perpetrez, ou à sa cause advenus ; et pource, qui voudroit se y trouvast.

A ce cry, tous les citoiens s’esmeurent pour aller à ce delectable et profitable spectacle, où il se trouva plus grande multitude de gens que jamais ne s’en estoit veu aux Arenes pour une assemblée. Et là fut Alector conduict par quatre cens hommes en armes, deputez pour garder et clorre le camp. A ce tumulte, Franc-Gal et l’Archier, qui après disner estoient aux fenestres de la salle regardans sur la rue, furent esmeuz à demander que c’estoit, et ayans entendu la cause, deliberarent d’y aller, encore que l’Archier ne se y trouvast pas frequentement. Mais il fut incité d’y aller pour esperance d’y veoir advenir la revelation à luy faicte, du salut public. Et Franc-Gal n’estoit pour autre cause venu à Orbe, sinon pour y trouver son filz dans les Arenes du Theatre, comme le noir Oyseau Augural luy avoit predict. Ainsi s’en allarent ces deux preud’hommes ensemble au nouveau spectacle.


Corographie de la ville d’Orbe, de la Basilique, de l’Hippodrome, du Prytan et du Theatre, et des Arenes et autres lieux. Chapitre XXIIII.



La cité d’Orbe estoit ainsi nommée pour sa forme et figure ronde, située sur une montaigne bien peu haulte, mais fort large en demie rondeur comme un demi globe, tellement que le mylieu estoit le plus hault et le plus eminent, descouvrant facilement tous ses environs descendans non en precipice roide, mais peu à peu en douce vallée pendante de tous costez si coulamment que ny au monter, ny au descendre, presque on ne s’appercevoit point de l’elevation du mylieu, ne de la depression des entours, tant doucement alloit devallant jusques aux arriere-murs et aux murailles d’ond elle estoit close en parfaicte circularité, fondées et basties des dures pierres de roche, massonnées à ciment, de la hauteur de trente toises et de l’espesseur de trois, remparées de dix neuf gros boulevardz avec leurs Chevaliers et faulses brayes, garniz de tours et sentinelles ; et autour, au lieu de fossez, environnées d’une grosse riviere appellée Cloterre, portant gros bateaux chargez de toute sorte de marchandise, trafiquée de toutes pars du monde. Car en, et de la cité d’Orbe, on entroit et sortoit par quatre principalles portes, l’une Orientale qui s’appelloit Porte Physe, l’autre Occidentale qui estoit nommée Porte Thane, la tierce Meridionalle, dicte Porte Valentine, et la derniere Septentrionalle, clamée Porte Passant. Et tant de portes, autant de pons y avoit il : à savoir le petit Pont, le Pont sans garde, le Pont bruyant et le Pont qui tremble ; par lesquelles portes et ponts on entroit et sortoit dans la cité ou aux champs d’alentour (car de faux bours n’y avoit point), desquelz champs le territoire contenoit un bien grand pays à la ronde, divisé en quatre regions, selon la partition de la ville et des portes, mais de bien differente qualité et temperature.

Car au territoire appartenant à la Porte Physe, l’air y estoit doux ; le vent Zephyr venant d’occident se rendoit pour dernier soupir en celle region orientalle ; les herbes, plantes et arbres y estoient tousjours en fleur ou en verdure ; les gens gracieux et amoureux, contens de peu, et ne faisans gueres autre chose que danser, sauter, courir, gambader, chanter, aubader, jouer d’instrumens, faire l’amour, contracter mariages, ou les avancer et emprunter sur l’avenir ; composer ballades, rondeaux et sonnetz, cercher nouvalitez, chasser aux bestes et aux oyseaux, pescher poissons, s’habiller de couleurs et se maintenir sans souci ne sans cure. Car tous estoient, ou enfans, ou garsons, ou adolescens de l’un et l’autre sexe.

Et quand ilz passoient la jeunesse, ilz faisoient transmigration en la region de la porte Valentine, qui estoit meridionale, d’un air chault, inspiré de l’Austral ou des vens Etesies. Et à la region de celle porte croissoient fruycts d’arbres en grande abondance, et semblablement herbages de pasture, bledz et grains de toutes sortes, tellement que au costé de celle porte on ne voioit que faucheurs, feneurs, moissonneurs, fructiers, Marchans, voyageurs, traficqueurs, hommes d’armes courans la lance et Philosophes disputans, usuriers prestans à revenue des fruyctz venans, et y voyoit on force bestial par les champs, force mousches, papillons et formis ; et si y faisoit bien chault et sec, mais on y beuvoit d’autant à beaux flascons refraischiz ès claires fontaines.

De là on alloit à la Septentrionale Porte Passant, où l’air estoit divers, inconstant, nebuleux, froid, humide, bruyneux et venteux d’un vent traversier, au demourant le pays fort bon et bien cultivé, où tousjours on recueilloit pesches et raisins, noix et avellanes, et n’y voioit on gueres autre chose que vendanger, trueiller et souffler aux chalumeaux, et encaver vins ; et estoient les gens de celle partie là quasi tous grisons.


L’autre region de la Porte Thane, subjecte au vent de bise trenchant, estoit fort sterile, sinon qu’il y avoit force gras bestial, volaille, gibier et venaison ; et c’estoit le territoire où l’on faisoit quasi la meilleure chere, mais c’estoit communement ès maisons closes autour de grandz feux domestiques ou en pailes chaux ; et là faisoit on bancquetz, nopces, mommeries. On y tuoit aussi continuellement des cayons, ou porceaux, et y faisoit on saucisses, andoilles et boudins, d’ond – et d’autres choses aussi – on envoioit presens et estrenes les uns aux autres, pour l’entretien d’amour. En la region de celle porte, se tenoient costumierement de bons vieillardz qui après avoir prié Dieu, beuvoient d’autant, se chaulfoient, divisoient du temps passé, jouoient aux cartes – au glic, au flux, à la premiere –, ou au tablier – aux eschez, aux dames, au lourche et trictrac. Telles estoient les quatre portes et les quatre finages de la Cité d’Orbe, où les habitans par ordonnance des Seigneurs de la ville passoient tous les ans et faisoient transmigration d’une porte et d’une region en l’autre.

Quant à ceux de la ville, s’ilz estoient faschez des chaleurs de la Porte Valentine, ilz s’en alloient refreschir aux glaces de la porte Thane, et là passer le temps aux jeux sedentaires. Et s’ilz estoient ennuyez des bondinailleries de la Porte Passant, ilz s’en alloient danser aux fleurs de la Porte Physe. Car telle puissance avoient les citoyens de la ville, en laquelle neantmoins il faisoit temps continuellement temperé par la concordante discorde des vens, temperamens et qualitez d’une chescune porte et de son territoire circonstant, qui faisoient egale concurrence au clos de la ville ; laquelle (comme dict est) estoit en parfaicte rondeur, tousjours peu à peu s’elevant jusques à l’ombilic du Mylieu, où estoit le temple de JOVA, cy dessus descript, en la grande place du quarrefour, auquel se venoient croiser les quatre grandes rues de la ville, amples et larges, et basties de singulierement beaux et magnifiques edifices, et traversées de cent petites rues en rondeur tournoiantes tousjours en devallant à mesure des quatre grandes croisantes les edifices à si droicte ligne que du temple on voioit abas jusques aux quatre portes, et des quatre portes on voioit amont directement le temple, au mylieu de la grande et spacieuse place du quarrefour.

Devant lequel temple y avoit une tresbelle et tresgrande fontaine d’eau vive argentine, claire et saine, de source jamais ne defaillant, mais jectant eau en si grande abondance par douze gros cors faictz en façon et figure des douze signes du Zodiac, que il s’en faisoit un ruysseau tousjours croissant et tournoiant autour des rues et ruelles de toute la ville, tant pour l’abbreuvement et commun usage des personnes et des bestes, que pour la purgation et mondification des rues et maisons. Pource que ce ruisseau fontanier tournoiant, quand il estoit parvenu en la derniere et plus basse rue circulaire, au long de l’avantmur, autant comme il avoit de canaux de source, par autant de cloaques il s’engorgeoit en la grande riviere de Cloterre, où y avoit pales et bondes d’escluse, que l’on fermoit et serroit quand on vouloit ; et icelles estant fermées, toutes les rues se trouvoient pleines d’eau, avec laquelle, par alluvion, puys après on envoioit toutes les immondices aux esgoutz des cloaques : ainsi tousjours et de toutes pars, estoit la ville nette et belle.

Aux quatre fronts de la grande place du quarrefour spacieux estoient quatre superbes edifices publiques, à savoir la grande Basilique Dicaste, le Palais Prytan, l’Hippodrome et le Theatre.

La Basilique Dicaste estoit le Palais Judicial, où se decidoient toutes controverses et causes, tant civiles que criminelles. En icelle y avoit une longue, large et spacieuse salle, en laquelle on montoit par degrez de marbre, et y entroit on par deux portes des deux costés. Ceste grande salle estoit voultée et pavée de mesme artifice correspondant, tout de marbre blanc et noir ; la voulte estoit double, soustenue sur quarante piliers de pierre grise, à savoir douze à chescun costé et douze au mylieu, departissans les deux voultes, et deux intervallaires en front et en fond. A chescun pilier estoit posée une riche et brave statue d’un Legislateur ou d’un souverain Justicier qui autres fois avoit esté, avec l’inscription de son nom et tiltre d’honneur ; et aux piliers du mylieu y en avoit deux, une de chescun aspect. Entre les piliers, en chescune cortyne de la muraille, au plus hault vers l’arc de la voulte, estoient de belles verrieres, archelées, peinctes et illustrées des antiques histoires, des exemples memorables, d’excellentes et singulieres sentences, et executions de Justice. Et au dessoubz estoient affix grandz tableaux de cuyvre, où en lettre fort grosse et de loing lisible, estoient engravées toutes les loix, selon lesquelles receües en la Republique d’Orbe les Orbitains se gouvernoient. Et à cette raison estoient là affixes ces loix engravées en cuyvre, affin que nul ne pretendist ignorance de droict.

A l’un des boutz de ladicte salle y avoit un Pretoire clos à treilliz de fer fueillagé et argenté, dans lequel estoit un Parquet en demi rond lunaire, environné de deux ordres de bancz, avec leurs pulpites et marchepiedz, l’un ordre hault où estoient colloquez les Orateurs et Advocatz, et l’autre plus bas où se mettoient les plaidoians – les demandeurs d’un costé et les defenseurs d’autre. Au dessus et à l’opposite vers le fond du Parquet estoit elevé un hault Tribunal – ou siege Pretorian – avec le dossier et chapiteau, le tout faict de bois d’hebene ouvragé et lambricé fort artificiellement.

Aux deux costez duquel Tribunal estoient vingtquatre sieges un peu moins elevez, à savoir douze à dextre et douze à senestre, sur lesquelz se asseoient les vingtquatre Assesseurs et principaux Conseilliers en tapis de veloux ; et au tribunal – ou siege Dicastain – seoit le Potentat, souverain Justicier, lequel siege Judicial, au lieu d’estre tapicé de velours cramoisy ou drap d’or, estoit couvert d’une hideuse et morte peau d’un corps humain, qui fut d’un certain Potentat, Juge d’iniquité, qui, pour avoir traversé Justice et abusé de son office de souveraine Judicature, avoit esté tout vif escorché et sa peau mise pour tapis sur le Siege Judicial pour donner exemple à ceux qui y seroient assis de ne faire injustice digne de pene tant atroce. Aux deux costez d’iceliuy Tribunal, estoient colloquées assez hault deux statues, l’une d’or, qui estoit l’image de Justice, taillée et figurée de traict et fil de visage virginal, mais de regard vehement et redoubtable, la lumiere des yeulx acre et poignante, ny humble, ny atroce, mais representant une certaine dignité de reverende tristesse. Celle statue estoit d’or, pource que l’or est incorruptible : aussi doibt estre Justice ; et toutesfois il est doux et ployable : aussi doibt estre Justice plus douce et clemente que rigoureuse, et flexible à equité ; elle estoit figurée vierge, pource que Justice doibt estre entiere, inviolée et incorrompue ; elle estoit de face severe, triste et constante, en signe qu’elle ne doibt escouter douces parolles, ne flateries, ne prieres, ne louanges. Son regard estoit fier et vehement, pour donner terreur aux mauvais, et confiance et asseurance aux bons et justes.

De l’autre costé estoit une statue de fin crystal clair et blanc, pourtraicte toute nue, qui estoit la statue de verité, en signe que Justice est ou doibt estre acompaignée de verité, laquelle est de soy claire et evidente, pure et sans tache, et pource estoit pourtraicte de blanc et transparent crystal, et en forme de corps nu. Car la verité ne veult point de couverture, de simulation ou dissimulation, ains et se monstre telle qu’elle est. Velà quelle estoit la grande salle de la Basilique Dicaste, et le Parquet et Siege Judicial.

Joignant le chef de ceste grande salle, estoient à dextre et à senestre deux corps de maison, membrez de plusieurs chambres, et entre les autres, en chescune maison, estoit une fort belle chambre en forme de sallete quarrée, à deux forneaux de cheminée, et tout autour garnie de bancz à hault dais, et au dessus de riche tapicerie ; au reste, vuyde de toute autre chose fors que de tables et chaires à l’entour, et toutes ces deux chambres avoient entrée et sortie contigue et commune dans le Parquet de la grand salle Basilicane ; la dextre estoit appellée la chambre Conseilliere, pour autant que là se retiroient le Potentat et ses Assesseurs quand quelque jugement doubteux estoit remis au Conseil ; au mylieu estoit une large table de marbre, ronde et polygonalle. Car celle table avoit vingtcinq espaces entrangulaires d’un pied et demi chescun, et autant y avoit de chaires à l’entour, faictes bravement de bois commun. Mais une entre les autres estoit plus ample, faicte de bois de cedre ouvré et doré à belles figures, et icelle avoit un marchepied pour estre un peu plus haulte que les autres et un tapis avec un oreiller de velours, où se asseoit le President Potentat.

Au mylieu de celle table de marbre y avoit un petit pilier de crystal, et sur icelluy une statue de mesme matiere diaphane, qui representoit l’image de Prudence en forme feminine, non nue, mais couverte d’une longue stole crystalline bordée en damasquines d’or et semée d’estoilles d’or. Mais elle avoit trois testes pour estre mieux cervelée et plus sage : l’une vieille comme regardant le passé, l’autre de moyen eage comme considerant le present, et la tierce jeune comme prevoyant l’avenir. En main droicte elle tenoit une pierre lydienne qu’on appelle Pierre de touche, et en la senestre presentoit un petit tableau d’or où estoient escriptz ces motz en Grecz :



Ἀγαθὸν μέγιστον ἡ φρόνησις ἔστ᾽ἄει


Qu’est à dire :



Prudence est tousjours tresgrand bien.


Et sur la table de blanc marbre estoit engravée en noir ceste sentence en lettres latines :



Primùm consultò opus est, deinde
Maturè opus est facto.


C’est à dire :



Conseiller fault premierement,
Et puys parfaire meurement.


En celle chambre tenoit on le conseil. Pource estoit appellée la chambre Conseilliere. L’autre chambre, à la part senestre, estoit appellée la chambre Sphragide pource que en icelle estoient signez et seellez tous actes, instrumens et exploitz de la Justice, escriptz par fideles personnages à cela deputez et par solennel serment adjurez. Celle chambre estoit telle comme l’autre, sinon que il y avoit deux longues tables estendues de la longueur de sa sallette tout au long des deux grandz pans de mur, fenestrez à haux larmiers, et au dessoubz, adossez de longz bancz à hault dais à sieges separez et distinctz par intervalles, comme sont les sieges d’un coeur d’Eglise Canonique, et là estoient assis les Pragmatiques Scripteurs à deux renz d’un costé et d’autre des deux murailles, mais d’un seul costé des tables, qui estoit ès bancz vers les murailles, l’autre au dehors vers le plan de la sallete, demourant vuyde, fors que de deux marches qu’il failloit monter pour advenir aux deux tables, à ceux qui y avoient affaire. Au chef de ceste sallete estoit une autre table de marbre noir, et contre le mur un banc de trois sieges, où se asseoient deux signateurs qui soubsignoient leur veuë et approbation des escriptz, et un Garde des seaux, qui les chancelloit ou seelloit, selon qu’il les jugeoit legitimes ou non. La marque du seau estoit une main ouverte, et en la palme d’icelle un oeil regardant. Au mylieu de celle chambre, y avoit aussi (comme en la premiere) un pilier faict en façon d’un Rochier de pierre lazurine, et dessus, une Statue de fer bruni, en figure feminine, ayant une des mains contre sa poictrine à l’endroict du coeur, et l’autre estendue comme la presentant à palme ouverte : c’estoit l’image de Foy ou Fidelité, ferme et infrangible comme le fer, et constante comme un Roch, tenant et parfaisant ce qu’est promis, de coeur et de faict. Au rochier estoit gravé en lettre grecque :



Μὴ πιστεύειν ἄνευ τεκμήριου


C’est à dire :



Rien ne fault croire, s’il n’appert.


Et en lettres latines estoit escript :



Fides fundamentum Justiciae.


Qui signifie :



Foy est le fondement de Justice.


Aux deux coingz de l’autre bout de la grand salle Basilicane, estoient conjoinctes deux grosses tours de pierre dure, basties à la rustique, fortes et espesses, poinct fenestrées et peu pertuisées de trous canonniers estroictz, barrez de fer et de barbacanes, à peu de jour. Esquelles n’y avoit entrée, sinon par un petit guychet à double porte de fer, barrée et ferroullée, ressortant de la grande salle, et estoient ces deux tours à trois voultes, l’une dans terre, bien profond, sans lumiere ny ouverture, et l’appelloit on le Barathre ; la moyenne, hors terre, recevant quelque lumiere maligne et loingtaine par les trouz susdictz, appellée Latumie ; la tierce au dessus, ayant fenestres barrées et treillisées, où ceux qui y estoient enclos povoient veoir et estre veuz, et pource on l’appelloit la Cage. Dans ces deux tours estoient serrez les criminelz, ou plus profond, ou plus hault, selon la gravité de leurs charges. Au dessoubz de la grande salle Basilicane, estoit un Cryptoportique, clos à fortes murailles de tous costez, fors que d’une estroicte porte ferrée et de fenestres treillisées de fer, pour donner jour. Dedans ce Cryptoportique (qui estoit autant grand et spacieux comme la grande salle, et pource y avoit plusieurs et diverses chambretes) estoient mis les prisonniers civilz, ou de captivité, soubz la charge d’un Chartrier, homme assez humain ; comme au contraire, ès deux tours estoient commis pour gardes deux Geoliers rudes et rebarbatifz, et aux deux chambres Conseilliere et Sphragide, deux Consierges, hommes meurs et prudens, et fideles pour les garder et les appareiller avec la salle et le Parquet, selon qu’il en estoit besoing. Et aux deux portes de la grand salle y avoit deux portiers commis à les ouvrir à la prime heure du Soleil levant, et les clorre à la derniere du Soleil couchant, selon le temps equinoctial. Telle estoit la Basilique Dicaste de la Justice d’Orbe, où presidoit le Potentat Dioclès.

A l’opposite estoit l’Hippodrome, grande place egalle et uniforme, de la longueur de stade et demi, et de la largeur de demi stade, en figure quarrée non equilateralle, ains plus longue beaucoup que large, toute environnée de triples galleries levées l’une sur l’autre, à portiques soustenuz sur petitz piliers balustrez, et estoit le lieu où l’on faisoit courir les chevaux, au pris proposé pour le mieux picquant et plus adroictement chevauchant, auquel aussi on couroit la bague ; et y faisoit on joustes et preuves d’armes à cheval, à la lance, à l’espée et à la hache et masse. A l’un des boutz de l’Hippodrome estoient les barrieres où l’on tenoit les chevaux enclos, battans la terre des piedz et forcenans d’attente jusques à ce que le signe du depart fust donné par les trompettes, au commandement des Juges. A l’autre bout estoit un eschafaut de pierre de marbre de cinq degrez de hauteur, et des sieges ordonnez dessus, pour y asseoir les plus belles pucelles de la ville, commises par eschange ordinaire à donner et delivrer les pris d’honneur et de valeur aux mieux faisans, selon la sentence des Juges qui avoient leurs places en un moyen Portique au mylieu de l’Hippodrome entre les rencz des galleries ; et de l’autre part, à l’opposite d’eulx, estoient montez les trompettes, qui au commandement des Juges sonnoient pour donner le signe, et incontinent à barrieres ouvertes, bons chevaux legiers s’espandoient par l’estrade à la course, et les chevaliers aux lices à la jouste, chescun taschant à emporter le pris et l’honneur, autant stimulez par le poignant regard des yeux des tresbelles pucelles comme estoient leurs chevaux esmeuz par le son des trompettes et poincture des esperons. Velà quel estoit le Hippodrome.

Le tiers edifice estoit le Prytan, maison publique de la ville. Sur le devant y avoit une grande basse court, et d’icelle on montoit par dix degrez de pierre en une tresgrande et tresspacieuse salle garnie tout au long des murailles de bancz à dossier, et aux deux flancz y avoit deux grandz fourneaux de cheminée ; et au dessus des bancz, les murailles estoient couvertes de crochetz et de rastelliers, où pendoient toutes sortes d’armes, de glaives et divers bastons, de corseletz et morrions, et tous harnois en tresgrand nombre. En ceste salle le peuple s’assembloit la derniere sepmaine de Decembre pour changer les Magistratz de l’année precedente et en elire de nouveaux pour l’année suyvante, et adviser ce qu’il seroit bon à faire, ou non faire, pour l’utilité de la Republique.

Outre celle grande salle, y avoit un vestibule quarré et esclairé de tous costez à force fenestres. De ce vestibule on passoit en une autre moindre salle secrette et close à triple porte, et trois huissiers de garde. En laquelle les gouverneurs Politiques de la ville, qui estoient douze en nombre, consultoient et concluoient les affaires concernans la Republique d’Orbe. Après ce corps de logis y avoit une autre grande court, et au mylieu d’icelle, une fontaine à deux bassins, et le tromphoir d’albastre jectant eau par trois muffles ou gueulles de lutre. Outre celle court, sur le derriere de la maison publique, estoit un autre grand et fort ample corps de maison, brave, somptueuse et magnifique, comprenant deux grandes salles, l’une au dessoubz, elevée neantmoins sur un Quay de huyct degrez d’une part et d’autre de la plate forme d’escale, et l’autre au dessus de pareille grandeur, ayans leurs cuysines et offices à l’un des flans, et à l’autre l’ouverture des fenestres à triple croisée sur la court. Lesdites deux salles, garnies de tables cedrines et buffetz de service, avec chaires de mesme tout autour, et deux lictz verdz de repos ; au reste, toutes tendues de riches et belles tapiceries. Et là venoient boire, manger, pourmener, diviser ceux qui là dedans habitoient, c’est à savoir ceux qui par quelque insigne bienfaict, ou d’invention utile, ou de sapience, ou de prouesse, ou de liberalité, ou autre acte vertueux et à la cité honnorable et profictable, avoient bien merité de la Republique ; aux quelz, pour pris d’honneur et de grace estoit approprié ce beau logis, où ilz estoient à la despense des deniers communs nourriz en [l.. et] entretenuz splendidement en quotidians bancquetz ès susdictes salles, serviz d’officiers et serviteurs payez du commun, de tous metz et viandes, en riche vascelle d’or et d’argent et de crystal, et de linges precieux. Et si estoient visitez et accompaignez tous les jours des plus nobles et apparens seigneurs et dames de la ville, tousjours leurs rememorans leurs meritoires biensfaictz avec louange et grace. Et en oultre, recevans tous les matins chescun une belle fleur (selon le temps), avec une humble reverence et un doux baiser des plus belles filles de la cité. Et pour eux retirer à privé outre les salles, estoit une grande gallerie traversante et departissant les salles d’avec les chambres, qui estoient en nombre vingtquatre, toutes chambres de parement bien ornées et garnies de riches lictz de broderie, de tables et treteaux ouvragez, de tapiceries et linges delicieux, à chescune chambre jointe sa garderobe et son cabinet, et le valet de chambre prompt et propre à les servir. Desquelles chambres le regard estoit en partie Oriental et en partie meridional sur de tresamenes jardins, vergiers et preaux, où les oysillons leur donnoient gayes aubades ; et tout cela aux despens publiques. Et encore tous les ans estoit en la grande salle basse faicte une oraison Panegyricque à la louange et honneur des biens meritans de la Republique. Toutes lesquelles choses estoient ainsi faictes et entretenues en la maison de Prytan, pour esmouvoir et donner exemple à tous vertueux jeunes gens de faire actes telz d’ond ilz acquissent telz biens et telles louenges meritoires que d’estre pour leur merite et bien faict entretenuz noblement aux deniers communs et despens de la Republique, ce qu’ilz estimoient estre un tresgrand honneur, procedant de bonne et juste cause ; aussi estoit il à la verité. Velà quel estoit le Prytan.

Reste le Theatre et les Arenes. Tout le pourpris du Theatre estoit de figure Ovalle, de deux mille pas de tour, duquel la muraille de marbre de diverses couleurs estoit divisée en trois rencz d’arceaux admirables, en bas, au mylieu et au dessus, elevez d’une hauteur incroyable, chescun renc contenant septante deux arceaux ; entre ceux de dessus estoient drecées de tresbelles statues autant que de pilastres soustenans les arceaux. Encore dessus les rencz des arceaux y avoit un autre renc de septantedeux fenestres fort amples et donnants lumiere aux salles d’alentour le Theatre, par lesquelles on povoit regarder dedans et dehors le Theatre, où l’on entroit par douze portes en la place, où depuys le plan, en montant, estoient elevez pour sieges quarentecinq degrez de pierre, desquelz le plus hault avoit en estendue de circuit mille nonante huyct piedz, et le vingetuniesme après en descendant, qui estoit le degré du mylieu, avoit en son tour sept cens vingtsix piedz de contour. A quoy on peut ratiociner combien contenoient les autres quarante trois degrez, esquelz povoient estre assis aux spectacles vingtcinq mille personnes à leur aise, ayans chescun un pied et demi d’espace, sans y comprendre la largeur des douze portes. Aux piedz d’iceux degrez, estoit l’Orchestre, où estoient les sieges des Seigneurs, et au devant un peu plus bas, estoient les fornices, les scenes et la plate forme du Proscene, où se agissoient toutes manieres de jeux et passe-temps, que pour le solas du peuple exhiboient et faisoient representer bien souvent les plus riches et opulens citoyens, pour acquerir la grace populaire. En ce mesme pourpris, tout en devant et au regard du Theatre et de ses appartenances, estoit une grande, longue, large et spacieuse place, vuyde et descouverte, que l’on appelloit les Arenes, pource que tout le par-terre estoit sablonné d’arene, affin d’asseurer les piedz des bestes et personnes qui là faisoient chasse, ou combatoient à tous jeux de pris et d’exercice de corps : de lucte, de course, de sault, de ject, de batterie, à bourres, bastons ou espées trenchantes, à corps nuz ou armez ; et à chasses et combatz de toutes bestes fortes et cruelles. Au bout de laquelle place, estoit le sepulchre de l’ancien Archier Calliste au devant la bouche d’une cloaque, où repairoit le grand serpent contre lequel Alector devoit combatre ce jour là. Tel estoit le Theatre et les Arenes d’Orbe. Et de telle magnificence estoient ces quatre nobles edifices, aux quatre frontz du quarrefour, assemblans les quatre grandes rues au plus hault de la cité, où estoit le tresauguste temple de JOVA, l’exuberante fontaine et le beau et sainct logis de l’Archier et de ses ministres, et la maison de Vaniah, qu’est à dire nourrissement du Seigneur. Car là estoient nourriz les povres, vieux, malades, estorpiez, impotens, caduques, valetudinaires, povres veufves et orphelins, des biens offers à Dieu en son temple.

Encore outre cela, il y avoit assez d’autres places publiques, comme les Portiques et le Xiste à se pourmener, tant en temps de pluye que en temps serein. Les quatre Marchez de vivres, à savoir de bledz, de vins, de chairs et de poissons, et le cinquiesme de tous fruyctz, oeufz et laictages. Encore d’advantage y avoit un grand et spacieux Portique plain de sieges et pulpites, entremeslez de pourmenoirs et Galleries, et un hault Suggest de pierre solide entaillée, qui estoit le lieu où l’on lisoit et disputoit de tous ars et sciences, avec pris honorables proposez du public. Outre tout cela, aux quatre portes estoient quatre beaux ports de la riviere Clotterre qui environnoit toute la ville, auxquelz ports abordoient ordinairement grandz bateaux chargez de toutes sortes de marchandise amenée de toutes pars, tant par la riviere que par voiture de charroy, muletz, chameaux et tout Jument. Pour lesquelles recevoir estoient autour des ports grandz magazins, et à chescune porte estoit constitué un grand Portique, où les marchans de toutes nations et langues s’assembloient, et là y avoit Change general d’espèces d’or, d’argent et monnoies, de dictes, responses, remises, lettres de Bancque, ports et rapports, et toutes faciendes de negotiations. Velà la description de la renommée ville de Orbe, qui a esté icy mise par forme de digression, après laquelle extravagance ce fault retourner à notre propos, qui estoit du combat d’Alector contre le serpent des Arenes.


Le combat et victoire d’Alector contre le serpent. La sagette vengeresse jectée en l’air, avec imprecation, et puys tombée en flamme sur Coracton, et l’horrible mort de luy. Chapitre XXV.




Le peuple Orbitain, ce jour là, se trouva au Theatre et aux Arenes en plus grand nombre que jamais on ne l’avoit veu, pour la merveille du combat et pour l’attente de bon espoir de salut public, selon la revelation que l’Archier le matin avoit annoncée ; d’ond tant y estoit venu grande multitude, tant des citoyens que des estrangiers, que tous les degrez estoient pleins et serrez, toutes les fenestres, les arceaux et les galleries, voire tous les pinacles et faistz des murailles chargez de gens. Entre les autres y vindrent aussi les deux preud’hommes, Franc-Gal et l’Archier Croniel, à qui, à cause de sa dignité Pontificalle, estoit reservé siege le plus honnorable en l’Orchestre, et duquel on povoit mieux et plus à plain descouvrir toute l’Arene et le Theatre. Luy qui bien savoit sa place se y alla asseoir, menant et joignant à soy le Macrobe Franc-Gal, sur lequel tout le Theatre universellement jecta ses yeulx, et tous ceux devant lesquelz il passa se levarent et enclinarent leurs chefz par honneur au devant de luy, par singuliere admiration de la reverente dignité de face, plene de probe majesté, qu’ils voioient resplendir au visage et en la plusque Royalle prestance, forme, façon, droicture, hauteur, grandeur et membrure gygantine de ce tant beau et tant heroique vieillard, que leur venerable Archiprestre Croniel en si grand honneur menoit avec soy, mesmement ainsi armés (car ses armes il avoit portées) et emmantelé d’un si riche paludament de pourpre, avec son precieux et illustre escu d’azur au Soleil d’or. Brief, tous les assistans du Theatre avoient tous leurs regardz ententifz sur Franc-Gal par grande admiration.

Sur ce les trompettes sonnarent et Alector fut mis en l’arene ainsi acoustré qu’il estoit de son chappeau purpurin en teste, vestu de son bigarré Gallican saye d’armes, avec le jasseran frangé d’or, et armé seullement de sa bonne espée au fourreau leberidan et de son escu verd au coq d’or, avec la flesche homicide. Au demourant, tant beau qu’il sembloit faict et formé pour estre de tous regardé : jeune, vigoreux, membru, fourni, grand, elevé et hautain, et de contenance hardie et asseurée ; d’ond n’y avoit celluy ne celle (mesmement des jeunes dames et pucelles) qui en le regardant piteusement, ne regrettast ce tant beau jeune gentilhomme estre exposé à si mortel peril, d’ond il n’estoit possible (ce leur sembloit) qu’il peust eschapper ; toutesfois il se parquoit bravement, attendant son ennemi. Or estoit il le jour et l’heure que le dragon avoit acostumé de recevoir son ordinaire pasture. Parquoy à celle heure sentant la fraische chair humaine, il sortit de sa cloaque derriere le sepulchre de Calliste, levant sa teste draconique à yeux ardens et penetrables, grande gueulle ouverte et plene de dens serrées à triple ordre, jectant un horrible sifflement à trois langues vibrantes, qui à tous les assistans du Theatre donna une mortelle frayeur, fors que au hardy Alector, contre lequel se vint jecter le serpent en se roullant par grandz tours coullans, bien pensant de la premiere gueullée l’engloutir, comme aussi bien l’attendoient tous les spectateurs ; entre lesquelz Franc-Gal regardant ce beau jeune filz ainsi acoustré et armé, incontinent recogneut que c’estoit son cher enfant Alector, constitué en tel present et mortel peril, et d’une soubdaine paour hideuse pour son sang, devint aussi blanc et palle qu’une image de plastre, roide comme une statue de pierre et froid comme une colonne de cuyvre ; d’ond luy fut prestement jecté eau de vie au visage et en la bouche. Lors ayant reprins ses espritz, jecta un hault cry douloureux, disant :

« Ha, beau filz Alector, Alector mon cher enfant ! Qui est celluy qui toy, enfant innocent, a si injustement condemné à tant horrible et nompareil combat ? Est ceste la prediction du funeste oyseau qui me annonça que aux Arenes d’Orbe je te trouveroie ? Helas ! je te y ay vrayement trouvé, mais quant et quant je te y voy perdu, d’ond trop veritable et trop malheureuse est le presage qui m’advertit que je t’y trouverois, mais jamais plus ne te verrois – comme je ne feray. Car le ventre draconic sera ton sepulchre, mais aussi sera il le mien, voulant avec toy mourir, ou te sauver de si estrange mort. »

Ce disant, il jecta son paludament, desgaina sa grande et large espée, embraceant son bel escu celeste au Soleil d’or, et vouloit à toute force descendre en l’Arene pour donner secours à son filz ; mais les quatre cens armez qui tenoient le camp clos l’en gardarent. Au travers desquelz neantmoins il eust par sa proesse outre passé, n’eust esté l’Archier qui à instantes prieres et remonstrances le retint en luy declarant qu’il ne falloit aucunement contrevenir au jugement du Potentat d’Orbe, ce que aussi pour toute violence humaine faire il ne pourroit, mais que il eust patience et bonne esperance en la bonté et revelation du souverain Dieu JOVA, en la foy de laquelle il l’asseuroit que Alector en partiroit victorieux ; lequel ce pendant combatoit vaillamment son monstrueux ennemi, et ayant entendu le cry de Franc-Gal et apperceu l’escu Solaire, cogneut que son pere estoit là present, qui à toute force le vouloit seconder ; d’ond le courage luy accreut et les forces luy redoublarent par la presence de son geniteur, parquoy il luy recria :

« Mon Seigneur, mon pere, ne vous bougez et n’ayez doubte de moy, mais vous asseurez que en peu d’heure je vous iray saluer et embracer, estant victorieux de ce meschant monstre ! Et vostre seulle presence et regard assez m’aydera. »

Ceste hardie et confidente parolle retint Franc-Gal plus que nulle autre chose, neantmoins tremblant comme la fueille du bois à chescune saillie ou ouverture de profonde gueulle qu’il voioit faire au serpent, qui avoit plus de soixante piedz de longueur et une brasse de tout en grosseur, et la gueulle profonde et largement fendue. D’ond se voyant par plusieurs fois frustré de sa prinse, et ses envahies vaines par la legiereté et viste destournement du vigoureux Alector, s’estoit eschauffé en sa froide nature et tellement irrité que sa gorge estoit toute enflée du bilieux venin qu’il avoit amassé par ire, despité de trouver resistance en un seul homme. Parquoy une des fois il se tordoit tout en grandz rouleaux, puys soubdain les deployant s’eslançoit contre Alector qui promptement se destournant à costé luy jectoit de grandz coups d’espée à travers, luy faisant plusieurs playes, mais non assez profondes pour la durté de ses esquailles, d’ond il rasoit l’araine sonnante. Une autrefois il ramenoit impetueusement sa longue queüe, d’ond il flagella Alector qui ne s’en prenoit garde d’un coup si violent qu’il l’abbatit à terre, et soubdain retourna sa teste et sa grand gueulle sur luy pour le devorer.

Alors Franc-Gal perdit toute contenance, et son esprit troublé, les genous luy defaillirent. Semblablement tout le peuple devint morné, tenant Alector pour defaict et perdu. Mais le courageux champion, voyant la gueulle mortelle sur luy ouverte, de la dextre main jecta un grand coup d’estoc dedans, qui luy feit une profonde playe en la gorge d’ond s’espandit sang noir et venin roux, escumeux en abondance. Et de la senestre se couvrit de son escu qu’il luy mist au devant. Le furieux serpent, voyant en l’escu la figure du coq d’or, hault elevé, qui naturellement luy est redoubtable, et sentant aussi l’odeur du fourreau faict de la despoille d’une espece serpentine, qui aux autres serpens est exitiale, tant par un soubdain espouventement que par la douleur de la playe en la gorge, se retira en sorte que le gentil combatant eut loysir de se relever et poursuyvre son ennemi, qui, craignant l’escu, la guaine de leberide et la poincte de l’espée qu’il avoit sentie au vif, ne se jectoit plus si advantageusement sur Alector, ains commença à jouer de sa queüe pour de rechief l’abbatre. Mais Alector, qui en avoit esté mouscheté et qui s’en donnoit mieux garde que par avant, à chesque fois que le serpent flagelloit de sa queüe, il sautoit habillement et s’elevoit en l’air par dessus, en sorte que les coups alloient en vain batre l’Arene ; d’ond le monstre draconic s’eschaufoit en fureur, et de grand ire tourna la teste contre l’homme, qui luy mist au devant l’escu que bien avoit cogneu luy estre redoubtable, et pource qu’il sentoit bien les coups de taille ne pouvoir mordre sur sa dure peau, sinon bien peu, il luy mist la poincte acerée de la bonne espée à un coup d’un faux montant entre les escailles, poussant si ferme que l’espée entra fort profondément dedans l’espine, où la poincte penetra si rudement que Alector ne peut retirer son glaive. Et le serpent, beste de merveilleuse force, en se destordant par une rude estorse, la luy feit perdre de la main.

Alors nouvelle paeur saisit Franc-Gal et tous les regardans, perdans la courte joye qu’ilz avoient eüe des deux playes faictes en la gorge et au dos de ce monstre, d’ond sang et venin decoulloit abondamment. Parquoy, ne sachans si ces playes estoient mortelles ou non, demouroient doubteux entre craincte et esperance. Ce pendant, le serpent, impatient de la grieve douleur qu’il sentoit en l’espine, retourna sa teste vers son dos, et mordant aux dens la poignée de l’espée d’ond la poincte fixe luy douloit, tant la tira et destordit par force remplie d’ire, en agrandissant et escharoignant tousjours la playe, que finalement il l’arracha, non sans grande perte de la plus grande part de ses dens, et la jecta sur l’Arene. Puys, sentant son combateur desarmé, se jecta furieusement sur luy.

Alector n’ayant dequoy se defendre luy presenta l’escu et s’advisant de la sagette qu’il avoit croisée à son baudrier, la saisit promptement et la planta en la gueulle bée de ceste malle beste, en sorte qu’elle en estoit baillonnée ; et comme plus vouloit serrer les dens pour empoigner le bras d’Alector, de tant plus se enferroit plus profond du fer de la flesche. Et qui plus est, se sentoit grievement offensée du fust de la sagette, qui estoit de fresne, bois alexitheriac et naturellement contraire au genre serpentin. Parquoy ce monstre draconic se retira en se destordant horriblement par grande douleur et angoisse qu’il sentoit, tant des playes que de la flesche, et plus encore du fust contreserpentin que du fer, pour lequel arracher, il n’avoit piedz ne mains. Parquoy il mettoit en sa gueulle le bout de sa queüe pour se oster ce curedent nuysant. Mais la queüe estoit trop foible et avoit perdu force pour la rupture de l’espine du dos. D’ond ce monstre se sentant ainsi blecé, baillonné de fer et bois contraire, defailli de force, et son adversaire près de luy portant l’oyseau et le fourreau à luy espouventables, et qui avoit repris son espée, jà plus ne l’envahissoit, mais reculloit et se destordoit le plus qu’il luy estoit possible, cerchant à rentrer en sa cloaque, ce que il ne peut faire assez tost, pource que la playe qui luy avoit rompu l’areste du dos et qui l’avoit eschiné le retardoit de se trainer à sauveté de son trou, où il visoit à rentrer. Ce que voyant Alector, et cognoissant son grand avantage, au cry et bruyant applaudissement des mains de tous les spectateurs se vint mettre au devant et trencher voie au monstre fuyard, luy taboulant et estourdissant la teste à grandz coups d’espée sur les ouyes, et puys sur l’extremité de la queüe, quand il la cuydoit ramener en jeu ; tant et si fort que, peu à peu, le serpent s’affoiblit de corps et diminua beaucoup de sa ferocité, ne pouvant plus de rien nuyre, et tendant seullement à s’eschapper. Tant que le gentil Escuyer luy vint au devant et sans aucune craincte luy enfonça le bras avec l’espée dans la gueulle baillante jusques au coeur transpersé. Le serpent de ce coup se sentant blessé à mort, se roulla, destourdit et renversa en mains tours et retours par angoisse de douleur.

Adonc Alector alaigré, voyant descouvert son ventre blanc qui n’avoit point d’esquailles, luy enfondra l’espée dedans, un pied au dessoubz de la gorge, et poursuyvant sa poincte le fendit jusques à l’ombilic, tellement que, avec le sang, le venin, la sanie et les intestins, sortit du ventre de ce devorateur serpent le corps d’un homme tout descharné, que deux jours devant il avoit englouti, les os seullement restans encore comme en anatomie seche, avec quelques pieces d’habillemens froissez et sanguinolens, à la grand horreur de tous les regardans. Et le serpent, peu paravant terreur de toute une ville, qui tant avoit faict de tours obliques et tortueux, et tant donné de coups de queüe veneneuse et tant mangé de gens, alors vincu, tué et effondré, et contrainct à vuyder ce qu’il avoit devoré, et à telle fin mené par un jeune adolescent, feit mort ce que jamais en sa vie il n’avoit faict : c’est qu’il s’estendit tout droict de son long comme une colomne couchée, tenant en son estendue assez long espace des Arenes. Alector le contemplant, ainsi luy va dire par insultation :

« Ô Meschante beste, quand tu ne puys plus nuyre, tu fais le droict et le bon. Si tu te fusses maintenu en ta vie aussi droict que tu te es composé à la mort, tans de gens ne fussent par toy destruictz, ne toy occis ! »

Et ce disant, monta dessus des deux piedz et surmarcha le chef du grand serpent mort, en chantant de joye à haulte et claire voix, et à teste elevée au Ciel, un Epinic chant de victoire qu’il avoit apprins en langage Poullacque, passant par le Royaume de Polone, lors que l’esprit de Gallehault le transporta, au grand resjouyssement de tout le peuple et incredible joye de Franc-Gal, son bon pere. Cela faict, il enguaina son espée, puys osta la sagette hors la gueulle du serpent, laquelle tenant en main, et la regardant rouge du frais sang serpentin et encore tachée du sang mort de sa Dame Noemie, ne se peut tenir de jecter avec un profond souspir trois grosses larmes sans pleur, et telles parolles :

« Ô meutrier Sagittaire qui de ceste flesche traistreusement et de visée à pensée as occise l’innocente Noemie Gratianne, quatriesme des graces, devant leurs dignes statues et entre mes bras, et qui par male conscience de ton forfaict n’oses te declairer, cuydant par occulte dissimulation eviter la juste vengence, je requier le Souverain Dieu JOVA qui en ce temple devant nous est adoré, que le sang de l’innocente que je voy encore en ceste sagette tombe sur toy en cruelle vengence, et que sur ton chef descende ton iniquité, en exemple terrificque de tous traistres, envieux et violateurs d’innocence. »

Cela dict, il darda la fleche en l’air de telle impetuosité et vertu acompaignée (comme il est croyable) de quelque puissance superieure, qu’elle monta d’incroyable legiereté si hault que les assistans qui avoient tous les yeux elevez au Ciel la perdirent de veüe, attendans la cheute plus d’une heure, avec tresgrand esbahissement. Et ne la voyans point retomber, descendirent en l’Arene pour veoir l’horrible corps du serpent gisant sur le sable, tant enorme, hideux et espouvantable (quoy qu’il fust mort) que la plus grand part de la multitude ne s’en osoit approcher, mais le regardoient de loing, fors que Alector, vinqueur, qui le contemploit en sa longueur, grosseur et forme terrible, armée de durté impenetrable, de venin mortel de dents aguës, de prinse sans relasche, de gueule engloutissante et ventre consumant, et avec ce les miserables restes de ses devorations ; et sur ce, consideroit la grace de force et hardiesse que le Souverain luy avoit donnée de vincre un tel monstre tenant en miserable subjection toute une telle ville, et si faisoit encore quelque doubte s’il estoit mort, et pource le regardant de tous costez fort curieusement, voicy que une voix sortit du corps de celle serpentine charoigne, si haulte et gros sonnante qu’elle fut oye par tout le Theatre en telles parolles :



Filz de Franc-Gal, qui as tué
Le Sacré vengeur de Calliste,
Pour ce faict seras transmué.
Je t’annonce nouvelle triste.


Ces parolles clamées hautes et profondes comme un creux son de tonnerre furent de tous entendues, et tous y accoururent pour veoir que c’estoit, mais rien n’apparoissoit, car le serpent estoit bien du tout mort et celle voix n’estoit point de la beste, mais de quelque esprit informé en ce grand corps monstrueux pour donner advertissement ou terreur de l’avenir, à quoy pour celle heure Alector ne print pas fort grand advis, pour l’admiration qu’il avoit de tel monstre et grand joye de l’avoir defaict. Et ainsi que toute la multitude estoit à l’entour de luy et du serpent, en contemplation, estonnée de l’enormité de l’un et vertu de l’autre, voicy la sagette, une heure par avant par luy dardée au Ciel, qui avec un aigre son strident retomba du Ciel, toute enflammée, trenchant les hautes regions de l’air avec un son strident et une impetuosité foudroyante, et au mylieu de la multitude consternée de paeur, vint tomber en fer ardent et pennage enflammé sur la teste d’un jeune homme nommé Coracton, natif d’Orbe, de meilleure maison que de bon nom, lequel estant frappé de la sagette et atteinct de ce feu celeste inextinguible, tomba à terre, où se distordant et voultrant en l’Arene pour les intollerables ardeurs d’ond il se sentoit brusler tout vif, s’escria horriblement :

« Mercy ! Mercy, Noemie ! Mercy, Franc Alector ! Je suys le malheureux Coracton qui par maligne envie et erragée jalousie ay traistreusement occise la belle Noemie de la propre sagette qui maintenant me perse et brusle le cerveau et les entrailles. Mercy (ô ame de Noemie), contente toy de plus legiere vengence ! Que me saurois tu plus faire, si le mourir est peu ? Ô Alector, pour l’amour de Noemie (qui tant te a esté chere), je te requier ce dernier don : que de ton espée vengeresse des mauvais tu m’abreges la vie et me ostes du tourment où je brusle.

— Ha vrayement (dis Alector, qui eust esté dolent que par une autre main que la sienne la mort de sa Noemie fust vengée), ceste gracieuseté ne te sera pas refusée, mais ce ne sera pas de ma bonne espée, car elle est indigne d’estre maculée d’un si meschant sang. »

Adonc va saisir la halbarde de l’un des quatre cens hommes gardes du camp, et en bailla tel coup sur la teste de Coracton qu’il en feit deux pieces, la cervelle espandue toute bruslée et fumante dessus l’Arene ; mais nonobstant cela, le feu celeste de la flesche qui s’estoit enprins au corps de Coracton ne laissa point de tousjours suyvre et brusler, tant que la teste, le corps, les entrailles, chair, os et nerfz fussent du tout consommez et redigez en cendre puante, avec la sagette meurtriere.

Telle fut la vengence divine tombée sur le traistre et envieux Paricide Coracton, d’ond tout le peuple fut esbahi en craincte et terreur de la grande vertu et puissance plus que humaine supernaturellement donnée à ce jeune Escuyer, qui sur le champ fut prins en main par le Potentat Dioclès, accompagné de tous ses Assesseurs, des Magistratz et Seigneurs de la ville, et mené en la plus apparente place du Theatre, où, avec Croniel Archier Pontife, estoit Franc-Gal tant ravi en joye du salut et de la victoire de son filz Alector qu’il en estoit hors de soy, ne sachant s’il estoit homme ou esprit, vif ou mort, sensible ou insensible. Et toutesfois son filz Alector avant tous le vint saluer en treshumble reverence, et embracer en filiale charesse, luy disant :

« Mon treshonnoré Seigneur et pere, grace soit au souverain de ce que, outre toute mon esperance, et malgré le transport ravissant des envieux esperitz, encores sommes reassemblez et reuniz, et serons si à Dieu plaict, qui m’a octroié de vous reveoir après si loingtain depart, et à vous de me trouver après si longue et incertaine queste qu’en avés faicte, comme veritablement je le croy. »

Franc-Gal entendant son filz, ainsi luy respondit :

« Alector, trescher enfant, le Souverain Dieu JOVA t’acroisse en vertu, proesse et honneur ! »

Puys, regardant son escu et elevant les yeux au Ciel, reprint sa parolle disant :

« Graces au Souverain et à toy, treshaut Soleil, de ce que avant que partir de ceste vie mortelle (qui sera bien tost), où j’ay demouré neuf siecles et plus, je voy devant moy Alector, mon trescher filz, né de ma dame Priscaraxe, Royne de Tartarie, et de luy ay veu les premieres proesses, promesses de plus grandes à l’avenir, et les premiers honneurs en terre estrangiere, voire entre ses ennemis et ceux qui aux mortels perilz l’avoient devoë. Mon enfant, je prie le souverain te faire donner l’ordre de Chevalerie par quelque vaillant et magnanime homme, car à l’avoir de moy as tu failli ; et quand tu le seras, persevere d’honnorer Dieu souverain, luy donner louange jour et nuyct à toutes les heures. Eleve ton esprit et les yeulx vers le Ciel d’ond tu as prins origine, et ton courage à haultes entreprinses, hardyesse, proesse et honneur tousjours t’acompaigne ! Vertu, franchise et liberalité jamais ne t’abandonne ! Sois ami des bons, ennemi et vindicateur des mauvais. Mon filz, la main de Dieu trespuissant, tresgrand et tresbon te benie, et ma benediction paternelle te soit donnée à bon heur ! »

Cela disant, mist la main sur la teste de son filz. Puys adreçant sa parolle à l’Archier Croniel ainsi luy dist :

« Je te regracie semblablement (ô preud’homme Archier) de ta fidele conduicte, honneste compaignie et tes bonnes et veritables premonitions, qui m’ont consolé et donné signifiance la fin de ma peregrination estre prochaine et la vaticination de Proteus venir à son complissement. J’ay vescu et parfaict le cours que nature m’avoit donné. En brief la grande Image de moy ira soubz terre et le flambeau de mon cierge remontera au Ciel d’ond il est venu. Fay annoncer mon depart à mes fideles compaignons qui sont au prochain port avec mon Hippopotame. Mais sur tout, je te prie envoyer message en Tartarie vers la Royne Priscaraxe pour luy annoncer mon décès, affin que plus elle ne m’attende. »

Croniel luy promist d’ainsi le faire, le cas mortel luy advenant, qui ne sembloit estre prest ne prochain, luy estant en santé et vigueur. Le peuple ce pendant, et les Seigneurs et Magistratz en grand silence regardoient ces deux personnages estrangiers, le pere et le filz, en grande admiration de leurs heroiques prestances et beautez egalles et semblables selon l’intervalle de leurs eages, de leurs excellentes magnanimitez, vaillances, faictz et gestes adventureux, et de leur fortunée rencontre et mutuelle recognoissance en ce lieu du theatre, tellement que sans parler ne mouvoir universellement ilz tenoient leurs yeux immuables sur Franc-Gal et Alector. Adonc Croniel Archier se tourna vers eux et tous les assistans au Theatre, et leur dist :

« Hommes Orbitains, qui sur ces deux hommes estrangiers gectez vostre regard en grande admiration, sachés que nostre souverain Dieu JOVA, des loingtaines terres Septentrionales les a envoyez en ces regions pour le salut public et pour la destruction de nostre ennemi interne, comme vous l’avés veu en vos presences occire et defaire par le filz de ce preud’homme, qui paravant avoit aussi rendu les bois et champs circonvoisins asseurez du terrible Centaure qu’il occit, et de ses mains delivra Noemie, d’ond puys après sourdit ce grand scandale qui depuys a esté cause de ce grand bien public, d’ond nous sommes tenuz à luy, et luy en devons honneur et remuneration après Dieu, Auquel premierement allon rendre grace en son temple, et là sera advisé de quel pris d’honneur on recognoistra son merite. »

Tous en general respondirent : « Ainsi soit ! »


Action de Graces au temple. Remerciement Public. Pris d’honneur assigné, et la coronne Civique donnée à Alector. Et puys la mort de Franc-Gal et deploration de luy ; son elevation et translation, la perdition de l’Hippopotame, et l’oyseau envoyé mesagier. Chapitre XXVI.



A ces motz l’Archier acosté du pere et du filz marcha droict au temple, où il fut suyvi du Potentat, des magistratz et Seigneurs, et de la plus grande et meilleure partie du peuple, où parvenu feit mettre au plus hault degré devant l’autel trois chaires. En celle du mylieu, il print place, et aux deux autres costieres feit asseoir Franc-Gal et Alector ; le seigneur Dioclès, Potentat, et les autres seigneurs Conseillers et Magistratz prindrent leurs lieux acostumez. Et puis tous à l’exemple de leur Pontife se prosternarent à genoux ployés et testes enclines en basse oraison et action de graces, puys se levarent et à la suyte et imitation du Sacerdot Croniel et de ses ministres, avec les sons de toutes sortes d’instrumens accordans aux voix en musique harmonieuse, chantarent un tel Cantique :



GRACES à Dieu JOVA tresbon, tresgrand.
Qui nous a mis hors des mortelz dangiers.
Grace et honneur tout le peuple luy rend,
Qu’il a sauvé par mains des estrangiers.
Ô bons esprits, ô Anges messagiers,
Presentez luy en son throne des Cieux
Nostre Cantique et psalme gracieux,
Recognoissant que de lui seul depend
Que le preux filz du pere vertueux
Nous a sauvez de la gueulle au serpent.


Après ce Pseaume chanté en grand joye et Jubilation, le Pontife Croniel ainsi parla à toute l’assistance :

« Aujourd’huy avez veu (seigneurs et amis) estre advenu ce que peu par avant je vous avoie annoncé par divine revelation qui est infaillible : c’est le salut public, la delivrance de la commune terreur et de l’universel dangier, par la defaicte du serpent vengeur que ce jeune et vaillant Escuyer Alector, filz de ce preud’homme Franc-Gal, a mis à mort, en extreme hazard et peril de sa vie, et par ce tresvertueux acte a rendu toute vostre cité en asseurance, d’ond tous en general luy devons grace et honneur, tant à luy – qui le faict meritoire de si grande louange a voulu et peu acomplir – que à son pere, qui tel filz et de telle vertu nous a produict et mis au monde pour le salut public de ceste cité. Or avons nous une antique ordonnance et treslouable costume de n’estre point ingratz vers les biens meritans de la Republique, ains les remercier et honnorer outre la verbale regratiation, d’aucun insigne bienfaict public et de quelque don de pris honnoraire. Parquoy adviserez d’entretenir ceste gracieuse recognoissance envers ces deux personnages estrangiers qui bien me semblent l’avoir merité. »

A ces motz, tous reclamarent à une voix :

« Nous rendons graces à Alector, nostre servateur, qui sa vie a exposée contre nostre cruel ennemi internel et de ses dangiers nous a delivrez ; et remercions Franc-Gal, son vertueux pere, qui tel enfant liberateur nous a transmis. Et les declairons tous deux estre dignes des droictz de la Cité d’Orbe et d’estre mis aux estatz du Prytan, et encore particulierement la coronne Civique pour pris d’honneur estre mise sur le chef d’Alector comme liberateur de la Cité. »

Adonc dist le Pontife :

« Estes vous tous de cest advis, volunté et consentement ? »

Ilz respondirent à une voix « Oy ». Lors le Pontife feit apporter par un de ses ministres une tresbelle coronne d’or faicte à fueillage de chesne et de heouse esmaillé de verd, et les bayes de rubis balais, et les glandz d’esmeraudes fines. Quand Croniel Archier tint celle coronne en ses mains, il se tourna vers Franc-Gal et Alector et leur dist en telle maniere :

« Seigneur Franc-Gal, homme tresvertueux, et toy, Alector, Escuyer valeureux, la cité d’Orbe universellement vous regracie de la salutaire liberation du danger et mal publique, en recognoissance de laquelle les Seigneurs, Magistratz et tout le peuple decerne à vous, estrangiers, tous les droictz et privileges de la ville, et dès ceste heure vous reçoit pour citoyens et Patrices de la ville d’Orbe, en vous assignant l’estat du Prytan, tel et tant honnorable qu’il est ordonné aux excellens bienfaicteurs qui ont bien merité de la Republique, et en outre pour especial honneur de ta vertu (ô Alector), de ta magnanimité et vaillance victorieuse du monstrueux serpent des Arenes, ennemi interne de la cité, de la vengence de l’innocente Noemie et de l’occision du Centaure, sauvage ravisseur, ennemi externe, pour excellent pris honnoraire de telz actes vertueux, te presente ceste riche coronne Civique, comme au liberateur de la Cité, tel qu’ilz te recognoissent. »

En ce disant, leva la riche et belle coronne Civique et la posa sur le beau jeune chef d’Alector, qui gracieusement la recevant avec une vereconde rougeur ressembloit à un radiant Soleil matinal, son pere Franc-Gal le regardant tant affectionnéement et paternellement, avec une extreme joye interieure de l’honneur où il voioit son filz peu paravant criminel condamné, joye recentement survenue après les extremes douleurs et paeurs mortelles qu’il avoit n’agueres conceües, tant de ses songes, oracles, visions, augures et propres prognosticz que du peril où il avoit veu son filz non esperé au combat serpentin, que son ame estoit presque hors de luy par la violance d’adventures tant inopinées, rencontres diverses, evenemens non attenduz et soubdains, repentines mutations de regret en espoir, d’espoir en travail et douleur, de travail en doubte, de doubte en craincte, de craincte en desesperée joie, et de joie en incroyable admiration, par lesquelles diverses, contrariantes et combatantes passions perturbé, sembloit un corps vivant en ame ravie (comme à la verité il estoit), et toutesfois la nouvelle joie reluysante en son visage alaigre, vermeil et plein d’une hilarité gracieuse, qui tesmoignoit le plaisir qu’il recevoit du bon heur et de l’honneur de son filz coronné, comme desjà dès son enfance il en avoit eu le pronostic signe.

Alector donc, le voyant ainsi rempli de joie, demanda si la coronne estoit propre à luy. On luy dist que oy. Adonc, la levant de sa teste la mist sur le chief de son pere Franc-Gal, lequel par la soubdaine mutation (qui est perilleuse et souvent mortelle) de craincte en asseurance et de dueil en joie non esperée, estant desjà à demy hors de soy, sentant celle pieté filiale qui la coronnoit, par excessive joie et amour ne peut plus retenir son esprit ravi qu’il ne s’en volast par vehemente exultation ; et à cest instant fut veu une longue, droicte et trespure et claire flambe, sortant de ses yeux, monter au ciel par le clair de la retube du temple, ce que à la verité estoit la lumiere de son cierge estaint au dernier jour de sa peregrination dans le temple du Dieu souverein, selon l’ordonnance de l’ancienne dame Anange et de ses troys filles, Cleronome Zodore et Termaine qui alors luy termina son cierge de vie, veüe et voie, tellement qu’il demoura roide et transi en la mesme habitude de joyeuse et plaisante face qu’il avoit quand à l’extremité d’amour et de joye la coronne luy fut imposée par son cher filz, tellement que nul ne pensoit qu’il fut expiré, sinon que le bon Croniel qui avoit eu revelation de son trespas et qui avoit conféré les visions et oracles, et entendu en privé ses propos, se douta bien qu’il estoit outre. Parquoy l’ayant signifié au peuple, en la presence de tous il le print par la main, luy leva le menton et la teste à prinse de barbe, trois fois par son nom l’appella, et trois fois le conclama. Mais c’estoit pour neant. Car la vie, l’ame, l’esprit n’y estoient plus.

Son filz Alector, plus triste de la mort paternelle qu’il n’avoit esté joyeux de sa gloire nouvelle, l’embraçoit, accolloit, baisoit, appelloit et reclamoit, mais il cogneut que ce n’estoit plus que une statue de chair transie ; d’ond une si grande tristesse et regret le saisit au coeur qu’il s’espasma en sa chaire, de sorte que l’on pensoit que pere et filz fussent mors, tous les assistans estonnez de si soubdaine mutation de joye en dueil, et de vie en mort. Toutesfois, avec l’ayde des assistans, Alector revint de son espasme et lors commença à hautes clameurs à lamenter son pere à la grande commiseration de tous, ainsi douloureusement s’escriant :

« Helas ! Franc-Gal, mon Seigneur, mon pere, m’aviez vous mis au monde pour avoir si peu de cognoissance de vous que de trois jours à Tangut et d’un jour à Orbe ? Helas ! Failloit il que chevauchassiez tant de terres et de mers, faisant queste de moy, emporté par le vent, pour me venir icy retrouver en dangier mortel, à vostre grande douleur, soubdaine et courte joye, et mort inopinée ? Ô mon trescher pere ! Bien en vain attendoie je estre faict Chevalier de vostre main. Car de plus preud’homme je ne le seray jamais. Or voy je bien que, si je le veux estre, autre Parrain pour pere me fault cercher. »

Ce disant, il tomba de rechief, mais par les ministres il fut promptement relevé et par l’Archier Pontife consolé par remonstrance de la bonne et longue vie de Franc-Gal, son pere, de son heureuse mort en extreme joye et felicité, sans nul sentiment de douleur, de sa gloire d’immortelle renommée acquise par tout le monde, qui en ses successeurs perpetuellement redonderoit. Pour laquelle mieux esclarcir, tendant à fin de consolation, il tourna sa parolle aux assistans et par maniere d’oraison funebre exposa qui et quel estoit Franc-Gal, la noble origine, ses vertueux actes et gestes, ses biensfaictz à l’universel, en deduisant toute sa vie et ses faictz et adventures, ainsi comme il l’avoit de luy entendu et comme cy dessus a esté narré. Ceste oraison entendue, tout le peuple universel esmerveillé d’un tant heroique et vertueux personnage en feit dueil public et commun à tous depuys le petit populaire jusques aux supremes Magistratz, qui tant portarent de reverence à ce tresvertueux defunct Franc-Gal que point n’en voulurent perdre la veüe ne la presence, ny cacher ès tenebres soubzterreines un si noble corps. Parquoy, par l’advis de tous les sages et consentement de tout le peuple, aux despens communs fut faict un tabernacle grand de fin crystal transparent en forme d’une tour, dans lequel fut mis le corps de Franc-Gal, assis en la chaire, la coronne sur la teste, en la mesme forme, habitude et contenance de joye qu’il estoit decedé. Et en tel estat l’elevarent sur quatre pilastres de cuyvre doré, au costé de l’autel vers Septentrion, pour l’avoir tousjours en representation, comme la vraye image de vertu ; où il demoura en son entier et en sa beauté plus de quatre cens ans après, jusques à ce que le monde commança à y faire idolatrie, d’ond le Souverain irrité un jour devant tous le feit enlever par quatre espritz angelicz et transporter en tel lieu que depuys on ne l’a veu.

Ces choses funebres acomplies, l’Archier conduisit Alector lendemain vers le port, où ilz trouvarent les gens de Franc-Gal qui attendoient leur maistre, ausquelz Alector (qui par eux fut incontinent recogneu et charessé) commanda de descharger tous les biens qui estoient sur l’Hippopotame pour les porter en la ville d’Orbe. Ce qu’ayans faict, il leur annonça les tristes nouvelles, leur disant que plus ilz n’attendissent leur Prince, car il estoit mort. Alors tous consternez ainsi luy demandarent :

« Franc-Gal est il mort ? »

Et il leur respondit :

« Absolument, Franc-Gal est mort. »

« A ces motz « Franc-Gal est mort », le cheval Durat Hippopotame s’esmeut (comme ayant entendement et intelligence de la mort de son maistre) et s’esbranla d’ailes, de piedz, de queüe, de teste et de corps par telle violance que la mer en bondissoit tout autour, et en ceste tourmente sortit du fond de la mer le viel homme marin Proteus, qui cria hautement :

« Jamais homme ne te chevauchera ! »

Et ce disant, emmena le cheval en haute mer, où à la veüe et grand regret de tous il l’abisma au profond, tellement que depuys il ne feut veu. Les gens de Franc-Gal, voyans ce qu’estoit advenu, et qu’ilz n’avoient plus de conduicte ne de moyen pour aller sur mer, suyvirent Alector comme leur maistre jusques à Orbe, emportans les biens et richesses de leur feu maistre pour les presenter à son corps entier et pour le veoir en sa fierté. Ainsi comme ilz estoient prestz au retour, voyci un oyseau passagier qui se vint poser sur l’espaule de Croniel, qui incontinent par cela entendant cest oyseau par divin ministere luy estre envoyé, le print en sa main, et ayant escript en une fueille de jonc marin blanc par dedans ces vers



Ne l’atten plus (ô Royne Priscaraxe)
Ton cher Franc-Gal, de joye terminé
Voyant son filz Alector plein de grace,
D’onneur, de biens et vertu coronné,


il estacha cest escripteau rollé en un petit brevet au col de l’oyseau, luy commandant au nom JOVA, nom du souverain Dieu, qu’il fust fidele messagier et qu’il portast ceste lettre à la Royne Priscaraxe en Tartarie, puys luy donna congé avec sa benediction. Et l’oyseau, comme ayant entendu son commandement, incontinent prins son vol, passant sur les mers, vers les parties septentrionales, tellement que en peu d’heures les Francs-Gallois compaignons, Alector et Croniel le perdirent de veüe et s’en retournarent à Orbe, où ce qu’ilz firent sera declaré en la seconde partie. Et comme Alector fut transmué par phantasie en un oyseau, puys restitué à sa forme pristine et faict chevalier, avec ses faictz et gestes heroiques. Aussi le message faict de l’oyseau passagier à Priscaraxe, de ses douleurs et declins, et de sa transmigration en Acquitaine, et de tout ce que là luy advint. Aussi du passage d’Alector en Gaule, jusques au val obscur, depuys par luy clamé Vau-Jour, et de ses beaux faictz. Finallement de sa posterité jusques à la venue du Peregrin pensif. Tout cecy sera narré en la seconde partie, car icy prent fin la premiere.



FIN



Imprimé à Lyon, par Pierre Fradin. 1560.