Alton (p. 82-87).
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Devis des deux vieillardz, l’Archier et le Franc-Gal, tenuz sur le chemin en allant ensemble à la cité d’Orbe. Chapitre VI.



« O estrangier, mon ami (dist le bon viellard Archier), tu parles tant obscurement, et tes propos sont tellement entrerompuz par sanglotz destomacquez, par souspirs du profond tirez et par surtaisances soubdaines, avec confusion et meslange de propheties, fatalitez, oracles et miracles, que je ne puys bonnement entendre le discours de ta loingtaine et vagante peregrination, cerchant ton filz, que tu nommes Alector, emporté (s’il est croyable) par les vens, si tu ne me ramenes en compte les commencemens et premieres causes de toute l’adventure, et quand, en quel lieu et comment tu perdis ton filz, quel il estoit, et de toy aussi, qui tu es, de quelle gent et qualité ? Car selon mon jugement, tu ne me sembles estre homme de condition servile ne villaine, mais gentilhomme franc et libre, comme bien le me as donné à cognoistre à la premiere rencontre de nous deux. Pource je te prie par ta franchise ne desdaigner à me racompter la fortune de toy et de ton cher Alector, depuys le commencement jusques à la fin, clairement et patiemment, sans confusion ne interruption de regretz. Cela (dist le Franc-Gal) ne pourroie je bonnement faire, ô Archier, mon ami, car, comme de l’air esmeu par tempeste soufflent vens turbulens, tombent orages de grandes pluyes et bondissent esclatz de tonnerre, ainsi de coeur tourmenté ne peuvent que sortir souspirs et plouvoir eaux de larmes et sanglotter regretz. Davantage, le temps me presse et le desir encore plus d’aller au lieu que m’as chanté l’oyseau, sur le chant duquel toutesfois je ne say que deviner, tant il est ambigu et semblant à soy mesme estre contraire. Et pour cette cause (dist l’Archier) doibz tu moins differer à me faire narration de tes faictz et affaires, avenues et aventures, sur lesquelles j’ay confiance te povoir donner quelque conseil et confort après les avoir de toy entendues. Et pource que le chemin aux Arenes où tu pretendz aller, n’est pas si court que paraventure il te pourroit bien sembler, mais assez loing d’icy (affin que tu le saches), mesmement pour nous qui jà sommes vieux et appesantiz par l’eage, ou plustost destituez du vif feu qui jadis nous a soustenuz vistes et alaigres, et maintenant allons gravement et à pesans pas, la longueur du temps et du chemin suffira assez à toy pour racompter, et à moy pour escouter tes fortunes, desquelles (ainsi Dieu m’ayme !) j’ay avec toy condoleance et compassion. Car estant homme, je n’estime rien humain estre à moy rien n’attouchant. Je te regracie de ton humanité (respondit le Franc-Gal), mais autant que ta condoleance m’est consolatoire, la commemoracion m’en seroit douloureuse. Parquoy mieux me vault soubz silence presser en coeur transi profonde douleur. Non, non (dist l’Archier) ! Ainsi ne te fault faire, ains au contraire soulager ton coeur par communication de ton grief à celluy qui sans en sentir charge t’en allegera de la moytié, et paraventure du tout. Et pource, descharge ton corps de tes armes et paludament, que tu bailleras à ton escuyer, et ton coeur de tes passions, que tu communiqueras à moy estrangier, mais neantmoins homme ; et par ainsi feras à toy plaisir et à moy accompliras mon desir, et toy racomptant, moy escoutant, abregerons la longueur du chemin et en perdrons le sentiment de lassitude, car, comme dict le vieil proverbe,



Compaing par voie bien parlant
Vault bien un chariot branlant.


Ha, compaignon vieux (dist le Franc-Gal), je sens desjà en moy estre vray ce que tu dis. Car tes humaines parolles me invitent d’alleger le coeur, en desgorgeant le souvenir de mes diverses adventures tant bonnes que mauvaises, et les deliberations presentes, et les douces conceptions de mes esperances à l’avenir, qui entre autres choses me promettent de toy confort et conseil. Et pource je prendray à ceste heure autant de solacieux plaisir à toutes mes fortunes te discourir, comme tu as eu curieux desir à t’en enquerir. Or en allant tout le simple pas, escoute donc attentivement, et tu orras merveilles. Or compte donc paisiblement (dist l’Archier) et je te presteray les oreilles. Adonc le Franc-Gal despoilla son paludament de pourpre accollant à un large fermail d’or, enrichi d’un gros saphir celeste, et osta son escu du col, portant d’azur à un Soleil d’or, et son heaume de la teste, d’ond il avoit seullement levé la visiere, baillant le tout à son escuyer qui le suyvoit, jeune et puissant homme, nommé Oplophor. Et ainsi demoura le Franc-Gal en pur corselet, grand et droict, en stature de corps de tresbelle prestance, et en tout excedente la commune forme des hommes, et elevant une teste jà à demi chauve, tant par l’eage que par longue usance de porter le heaume, et chanue de pelage blanc, la barbe argentine, longue et crispante comme les ondes d’un torrent, le visage beau et ouvert, plein d’une redoutable serenité de face, en gracieuse dignité, à tous regardans admirable, mesmement au vieil Archier, qui le voyant à descouvert estima en son coeur n’avoir jamais veu si bel homme entre les mortelz, sinon que la serenité de sa face estoit aucunement troublée par une nuée d’interieure tristesse, degouttant grosses larmes sur sa blanche barbe. Ce que appercevant l’Archier ainsi luy dist : Noble Seigneur (car tel estre ton apparence le demonstre), laisse, je te suppli, le plourer aux femmes et enfans, et aux molz hommes effeminez, et constamment nous racompte tes adventures. Car à l’homme de tel personnage que je te voy, mieux seantes sont les armes que les larmes. Tu dis vray (respondit le Franc-Gal) et parles en homme sage et de hault affaire. Parquoy je reprimeray mes passions et te compteray mes actions, en allant tousjours nostre voie. Or escoute donc. Je y suys (dist le vieil Archier), mais soubz licence de faire quelques brieves demandes interlocutoires sur les poinctz où je verray m’estre besoin de plus planiere intelligence que de simple narration. Tresvoluntiers (dist le Franc-Gal), car par ce moyen j’auray loysir de respirer en allant et parlant, et le devis sera plus gracieux estant alterné que continué, et le faict mieux remembré et entendu. Parquoy, je te prie, ne crain d’entrejecter incidens et entrerompre propos où tu verras que je ne te satisferay. Et voicy où je vais commencer mon histoire.