Alton (p. 88-95).
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Narration de l’ancienne Tour des trois soeurs Faees, et de leur vieille mere, Dame Anange. Chapitre VII.


Il est par le monde une certaine voie longue, mais estroite et peu frequentée, pour estre aspre, scabreuse et trop difficile à tenir, laquelle voie non obstant conduict au tresantique temple du souverain, sur lequel le renommé Roy Perseforest print le patron de l’architecture de celluy noble temple dedié au Dieu souverain, qu’il édifia et fonda en la diabolique forest Darnant, pour en chasser et exterminer les mauvais esperitz, qui pour lors en ces solitaires forestz habitoient, et pour donner adresse aux chevaliers errans qui par ces lieux desvoiables alloient cherchant les terribles adventures. A l’entrée donc de celle voye conduisant au temple Souverain estoit une tresancienne tour ronde, edifiée avant toute la memoire des hommes, de laquelle les fondements estoient cachez profondement jusques ès abysmes ; et au dessoubz, un treshideux Barathre, prison des creatures maudictes ; le comble tant hautement elevé qu’il sembloit exceder les cieux, auquel nul oeil humain, tant fut esmerillonné, ne sceut jamais atteindre, ains seullement en pouvoient estre veuz trois beaux et amples estages bien voultez à grandz portiques, entaillez et figurez de plusieurs images et illuminez de diverses couleurs, metaux et pierres precieuses de grande resplendeur ; au reste à toutes gens ouvers, à portes patentes et claires fenestres. Et dans ces trois estages estoient demourantes trois Faees, soeurs germaines, et filles d’une haulte et puissante dame ancienne, nommée Anange, residente (comme l’on disoit, et tenoit on pour certain) sur le plus hault de la tour. Et au dessoubz d’elle au premier estage residoit sa premiere fille Faee, appellée en son nom Cleronome ; au second, l’autre soeur Faee, qui se nommoit Zodore ; et au dernier et plus bas estage, la tierce des soeurs Faees, qui se clamoit en propre nom Termaine. Ainsi estoient ces trois Faees soeurs germaines et uterines, voire tergemelles, residentes avec leur train en ces trois palais de l’ancienne tour, si prochains et contiguz que facilement on povoit entrer de l’un à l’autre. Et au dessus du dongeon presidoit leur ancienne mere Anange. »

Sur ce poinct, le vieil Archier va replicquer en telle sorte : C’est une sentence commune (dist il) que un bon menteur doibt estre bien souvenant, affin que par obliance des premiers propos il ne se contredise à soy mesme sur les derniers. Parquoy donne toy garde, ô bon seigneur, que dès le commencement de ta narration tu ne soies trouvé ou oublieux, ou menteur, duquel vice voluntiers je ne te argueroie. Te souvienne donc que au commencement tu as proposé les fondemens de celle tour ancienne d’ond tu me parles estre avallez jusques ès abysmes tenebreux, où la veüe des hommes mortelz ne penetra jamais, et le comble exceder pour sa hauteur immense la portée visive de tout oeil humain. Comment donc a peu estre cogneüe entre les hommes la profondeur d’icelle tour, et les choses qui sont dessoubz ? Et comment ont peu savoir les hommes que sur la hauteur d’icelle soit celle ancienne dame que tu nommes Anange, mere des trois soeurs Faees, habitantes ès trois palais, attendu que tu as dict la celsitude du dongeon estre incomprehensible à tout oeil humain ? En quoy il peut sembler, ou que tu devines par imagination, ou que tu l’as sceu par revelation.

— En cela tu ne faulz pas (respondit le Franc-Gal), car en partie l’ay je sceu par claire et veritable revelation d’un Calodaimon à moy familier, qui en toutes choses me assiste et souvent ravit mon propre esprit hors de mon ame et de mon corps, en lieux estranges et loingtains, luy monstrant choses merveilleuses que nul autre ne pourroit racompter s’il n’y avoit esté present, desquelles estant retourné à moymesme, j’avoie bonne souvenance et en rapportoie ce que en estoit puys après trouvé veritable. D’ond m’advint un jour que estant au pied de celle tour, contemplant en admiration la merveilleuse fabricque d’icelle, et ratiocinant que selon la hauteur tant ardue estoit necessaire un bastant fondement de terrible profondeur, donc estant quasi assommé en telle consyderation, voici que de la partie du ciel descendit volant vers moy un oyseau de blanc plumage, ayant le bec et les piedz rouges comme beau coral, et les yeulx de couleur de feu, flamboyans en lustre de deux escarboucles, qui par maniere de me baiser, me vint mettre le bec en bouche, et ainsi me becquetant, par une certaine vertu occulte tira mon esprit à soy, le corps ce pendant laissé vivant, spirant et animant comme en ectase. Puys m’ayant ainsi en esprit elevé jusques à la moyenne region de l’air, non à droict vol haultain, mais en tournoyant et faisant la ronde sur tous les climatz du monde (comme ceux qui en virevoultant montent les roides montaignes), quand il fut elevé vers le septentrion, au droict d’une isle appellée Irlande, soubdainement il me lascha et me laissa tomber pyroetant comme une foudre en ceste isle, dans un grand trou ou puys tresprofond, où parmi les tenebres, par une esclitre de lumiere maligne et sulphurée, je vi les bases de celle tour ronde abaissez depuys la superficialité de la terre jusque au poinct centric, et dessoubz iceux, un barathre d’eternelle prison, où, par l’obscurité infernalle, on ne voioit rien que tenebres espandues sur la face de l’abysme, mais bien y oyoit on criz horribles et hurlemens espoventables, meslez de plainctz et gemissemens, comme d’hommes geheinez et bestes furieuses et enragées, s’entrebatantes, ruantes et mordantes l’une l’autre par extreme rage. Parquoy de grande paeur je tressalli en effrayé sursault, si roidement que je remontay au clair et descouvert parterre, où le susdict oyseau blanc (qui à la verité estoit mon Calodaimon) me vint reprendre, en me demandant : As tu veu, Franc-Gal, ce que tu conjecturois ? Oy, dy je, et oy clameurs espouvantables, qui m’ont faict resortir. Mais je ne say de qui. C’est (dist-il) l’eternelle prison des malingz Geans Typhon, Briare, et leurs complices et sectateurs, qui contre le souverein se sont osez contrebander, sur lesquelz foudroyez et accravantez ont esté surchargez les montueux et rochez fondemens de la grand tour ancienne que tu contemplois ; laquelle bien souvent ilz esbranlent et font trembler, par impatience du faix intollerable, en escroulant ses fondemens quelque fois par abondance d’eau desgorgée et jectée par tous leurs conduyctz, quelque fois par impetuosité de ventz soufflez de leurs despiteux souspirs, et quelque fois par violence de feu qu’ilz jectent par la gorge et par les naseaux enflammé d’ire forcenée et courroux enragé. Mais toutesfois pour tous tels effortz jamais ne la ruineront, ne demoliront, et jamais ne s’en deschargeront, ne de celle tenebreuse prison ne sortiront, si l’infinie bonté du vinqueur ne surmonte l’obstinée malice des vincuz, qui encore ne l’esperent, ne desirent, ains obstineement se plaisent en leurs penes, comme les mauditz serpens se paiscent en leur venin. Pource, laisson les en leurs eternelles miseres. Ce disant, m’eleva si hault que, ayant les elemens et les astres soubz les piedz, je me trouvay au dessus de la tour, où je vi en tresgrande sublimité assise sur le pommel du comble celle vieille dame que mon Calodaimon me dist estre appellée Anange, mere des trois soeurs Faees, et ayant ententivement consyderé son estat et sa puissance, je fu en un moment descendu en mon corps et revenu à moy mesme, bien memoratif des choses merveilleuses que j’avoie veues, telles que je les ay recitées à la verité. Ce que tu as compté (dist l’Archier) est admirable, mais neantmoins assez vraysemblable et croyable, quant à mon opinion. Car le mesme ou semblable a esté depuys n’agueres entendu en ceste region par une merveilleuse et supernaturelle adventure. Quelle, je te prie (dist le Gal) ? Et que je ne passe point outre en ma narration sans que j’aye de toy entendu l’exemple servant à la confirmation de mon dire, qui fera que plus facilement tu me donneras foy au reste. Pource, je te supplie m’en faire le compte, et je te donneray bonne audience. J’en suys tresbien content (dist l’Archier vieillard), mais que ce pendant tu retiennes le poinct où tu es demouré de la vieille dame Anange, assise au pommel de la tour. Et pource t’en souvienne pour reprendre tes brisées. Et par maniere de respiration interlocutoire, je te racompteray chose convenante au narré de ta vision ectastique et ravissement d’esprit aux bases et pommelde la tour.