Alton (p. 72-81).
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Revelation nocturne à Croniel Archier. Arrivée de Franc-Gal. Augure du noir oyseau. Peril mortel de l’Archier par la lyonne, occise de Franc-Gal. Rencontre et assemblée de l’Archier et de Franc-Gal, avec ses deplorations. Chapitre V.


Le soir de celluy jour, l’Archier Croniel estant au temple en ses prieres nocturnes (comme il avoit de coustume tous les soirs avant le repos d’y venir orer et d’y veoir souvent des visions et avoir des revelations), une intelligence interne luy vint dire en esperit que lendemain après midi il allast vers le bort de la mer prochaine en la voie du sepulchre de Thanaise, et que près de là il trouveroit un homme qui luy sauveroit la vie, et qu’il l’amenast loger en sa maison, car de luy il apprendroit beaucoup. Croniel, lendemain après le sacrifice et le disner, print son arc et sa trousse pour passer temps au traict et chasse des bestes et oyseaux par les champs (car rarement il alloit aux jeux du Theatre pour l’occasion de son predecesseur), avec quelque peu de vivres et vin, si d’aventure besoin il en avoit, et ainsi se mist au chemin vers la mer, en la voie Portune, espiant les bestes et les oyseaux des champs. Or le matin estoit arrivé au port prochain le magnanime Prince Franc-Gal Dysir Macrobe et ses gens sur un Hippopotame, Cheval marin grand et merveilleux, nageant et volant sur les mers et fleuves, à piedz de Polype et grandes ailes, nommé Durat, lequel Franc-Gal par toutes terres et mer alloit cerchant son filz Alector, que sur la mer Septentrionalle un vent ravissant luy avoit emporté, ne savoit où. Et de fortune avoit prins terre au prochain rivage avec un sien Escuyer, tenant la voie du grand chemin à la prochaine cité d’Orbe, que luy sembloit monstrer un oyseau noir comme un corbeau, mais de moindre corps, à bec et piedz rouges, qui voletant devant luy d’arbre en arbre luy sembloit chanter en forme de voix humaine un tel chant :


Suys moy, suy, suy, suy, suys.
Aux arenes iras Là trouveras ton filz
Suys moy, suy, suy, suy, suys.
Prophete je te suis Que plus ne le verras.
Suys moy, suy, suy, suy, suys.
Aux arenes iras.


Franc-Gal l’escoutant et prenant son chant pour augure le suyvoit tousjours, tant qu’il s’en vola assez loing et s’en alla poser sur un hault arbre comme attendant Franc-Gal. Mais l’Archier Croniel, qui estoit soubz l’arbre, voyant l’oyseau en belle parade, benda son arc et encocha une flesche pour l’abbatre ; mais ainsi qu’il prenoit sa visée vers l’oyseau incessamment remuant, et que à cela il estoit du tout ententif, sortit une lyonne d’une cave d’antiquaille ruinée, qui près delà estoit, où elle nourrissoit ses lyonceaux, et pas à pas tout bellement vint saisir le povre Archier qui ne s’en donnoit garde, tant estoit ententif à sa visée ; et de faict l’eust estranglé et trainé pour proie à ses petitz lyonnetz, si Franc-Gal, qui n’estoit pas fort loing, ne se fust prestement avancé au secours de l’Archier, avec l’espée en main et l’escu d’azur au Soleil d’or en parement. La beste, entendant le bruyt de fer sonnant (car Franc-Gal estoit armé) et la grande clameur qu’il feist en s’escryant, se retourna fierement contre luy et luy jecta ses grandz gryphes sur l’escu mis au devant, de telle force qu’elle luy arracha. Mais Franc-Gal, puissant comme un geant, luy donna au travers des costes un si grand coup d’espée qu’il luy tailla le corps en deux pars ; d’ond la beste mourant jecta un horrible rugissement, auquel deux lyonceaux, si jeunes que à pene povoient ilz encore cheminer, sortirent de la ruineuse caverne, en rugissant après leur mere. Franc-Gal les voyant va dire que de male beste ne fault laisser nul faon. Et pource les alla tous deux tuer, et pour terreur des autres, à la mode d’Aphrique, les pendit à l’arbre par les queües, avec les deux moytiez du corps de leur mere, au grand esbahissement de l’Archier, qui s’estoit relevé quasi tout transi de la paour qu’il avoit eüe soubz les pattes de la beste, et grandement esmerveillé du si prompt, soubdain et non esperé secours et de la vaillance de ce beau vieillard. D’ond il le remercia tresgrandement, bien cognoissant que c’estoit celluy que la revelation nocturne luy avoit predict de voir estre salvateur de sa vie. Pource luy demanda par quelle bonne fortune il estoit là survenu à son bonheur et salut. Et que c’est qu’il cerchoit en ce pays. Car à sa personne et à ses armes et habitz, bien le cognoissoit estre estrangier, luy promettant tout ayde et secours en ce qu’il le pourroit servir. Je suys icy venu (dist Franc-Gal) à la suyte auguralle d’un oyseau prognostic qui me conduysoit à Orbe, aux arenes ; mais tu me l’as faict perdre, espiant et visant à le tuer, et ce pendant tu ne visois pas à la fiere beste sauvage qui estoit derriere toy preste à t’estrangler ce pendant que tu tendois à tuer ma guide. Qui peut estre un exemple que souvent le tueur de volunté est tué de faict, le preneur prins, et le fin affiné. Il est vray, je le recognoy (dist l’Archier) et confesse que sans ton secours, j’estoie mort. D’ond je te remercie et en recompense d’avoir chassé ton augural oyseau te conduisant, je te prometz, en foy d’homme de bien, de te conduire où tu vouldras aller et t’ayder en tout ce que je pourray. Dy moy seullement où tu pretendz aller. Je pretendz (dist Franc-Gal) d’aller à Orbe aux Arenes, et la retrouver mon filz Alector, jeune et beau, bien apprins et vaillant Escuyer, que le vent m’a ravi et transporté sur la mer Septentrionalle, et plus ne le veoir (helas !), ainsi que le m’a predict en son chant l’oyseau Augural. Sans luy toutesfois je ne puys et ne vueil plus vivre (en ce disant, Franc-Gal jectoit de grandz souspirs du profond du coeur), car avec soy, il a emporté mon ame et ma vie, comme bien je l’avoie preveu au songe faict en Scythie, sur les peaux des lyons. ‘ bel enfant ! ô enfant merveilleux ! engendré fatalement, né deux fois, nourri surnaturellement, parcreu avant le temps, sage avant l’eage, fort plus que le naturel, hardi outre l’humanité, fortuné adventureusement, crainct des mauvais, aimé de tous, voire mesmes des espritz, qui par jalousie (comme je croy) t’ont ravi et emporté je ne say où ! Failloit il que si peu et brief temps j ‘eusse la presence et jouyssance de ton aimable personne, pour en souffrir l’absence et doleance tant belle et si long temps telle qu’il y a que, après mes longues et ennuyeuses peregrinations, je vai de rechief traversant le monde pour te cercher et te trouver, en craincte et doubte que jamais… (et à ce mot, les sanglotz partans de cœur estrainct luy feirent entrerompre sa parolle precluse, tellement qu’il demoura quelque peu d’espace en silence et surtaisance. Puy reprint sa dolente parolle en telle maniere, la convertissant à l’Archier). Ainsi donc (ô Archier, mon ami), je te di que j’y perdu un filz nommé Alector, engendré en Priscaraxe, Royne de Tartarie, l’une des plus belles et plus sages dames qui soient soubz le Ciel de la lune, laquelle je aime et desire reveoir (car plus de huyct ans sont passez que je ne l’ay veüe). Toutesfois, par serment juré, ne m’est loysible de retourner vers elle sans luy mener son filz faict Chevalier, ou par ma main, ou par autre. A quoy faire je me suys jà par plusieurs fois essayé, mais je y ay tousjours failli, et à ce faire me suys trouvé impotent et perclus de membres et de langue, d’ond je ne puys imaginer la cause, si ce n’est que les fatalitez destinent sa Chevallerie à autre main que la mienne. Le souverain vueille que soit à meilleure ! Bien soit (dist l’Archier), mais qui sont ces fatalitez et destinées d’ond tu parles ? Sont ce quelques puissances de Fortune (qui est nulle, comme je croy) ? Non, non (dist Franc-Gal). J’appelle fatalitez les infallibles immuables ordonnances de Dieu, le souverain qui tout régit par sa providence. C’est tresbien dict, et tresbien dict et tresbien entendu (dist l’Archier). Et puys que tu vois n’estre la volunté ordonnée du Souverain qu’il soit faict Chevalier par ta main, il faut croire que c’est à meilleure reserve, sans y contredire ni en estre courroucé. Aussi ne fay je (dist Franc-Gal), et ne suys dolent sinon que je ne puys trouver mon filz Alector, sans lequel je ne puys retourner vers la Royne Priscaraxe sa mere, comme aussi ne peut il sans moy, par promesse jurée, laquelle je me doubte ne sera jamais acomplie, ne de l’un, ne de l’autre, comme le coeur le me dict, remembrant les presages, oracles, visions et songes qui m’en ont apporté signifiance. Et sur ce, en souspirant grievement, se taisa un peu. D’ond l’Archier le regardant va imaginer que le bel Escuyer qu’il avoit entendu ester jugé à combatre le serpent des Arenes pourroit bien estre le filz que ce beau viellard pere alloit cerchant et regrettant. Pource luy dist : Homme estrangier, console ton esperit. Car j’espere demain te monstrer celluy que tu demandes. Alors Franc-Gal revenant de son penser jecta un grand souspir, disant : Trouveray je donc Alector, emporté par les vens qui n’ont point de suyte ? Oy, mais jamais plus ne le verray, d’ond me faudra mourir et finer ma peregrination, rendant le feu, la lumiere et la vigueur de ma vie à celluy de qui je l’ay receüe, par une termination de vie que l’on appelle mort, de toutes les terribles et espouventables choses la plus terrible et la plus espouventable, qui m’est prochainement imminente, à ce que je sens en moy et precognoys. Car à tout homme est divinement donné de reveoir et presenter ce que luy est futur, mesmement quand il est approchant de sa fin de vie, que l’esperit est plus à soy et moins enveloppé ès choses terriennes ; d’ond il voit et entend plus clairement et plus purement. Et ainsi l’a voulu la divine providence, affin que l’homme ne fust surprins au despourveu et ne mourust brutallement. Es tu doncques Dieu (dist l’Archier), pour savoir les choses futures ? Dieu ne suys je point (dist il), mais homme à qui Dieu a donné long eage, experience, science des astres, interpretation des augures et cognoissance de ma prochaine fin ; comme les divines fatalitez l’ont ordonné, mon esprit le me prognostique, les Oracles le m’annoncent et les propheties le disent. Quelle autre chose ne presagit le songe de mon coeur, emporté par le Basilisc volant ? l’oracle de l’homme marin Proteus, predisant l’allée sans retour ? la vision de mauvais auspice à Tangut, du palomb, de la cicoigne et du voultour ? le corbeau posé sur mon chef ? la menace mortelle de l’esprit de Gallehault ? et le chant de ce dernier oyseau noir ? Or voy je bien donc mon heure fatalle estre instante, et qu’il s’en fault aller. Allon donc, Archier mon ami, et me condui selon ta promesse aux Arenes de la cité d’Orbe, où je trouveray ma vie, ma mort, ou tous les deux. »

Adonc se mirent à chemin, l’Escuyer de Franc-Gal suyvant. Et en allant l’Archier qui par les signes et conjectures, et mesmes par la nocturne revelation et commandement Jovial de venir là trouver cest homme estrange, servateur de sa vie, pensoit bien luy monstrer l’endemain le bel Escuyer combateur du serpent et le luy representer pour son filz, pour en savoir enseignes d’avantage ainsi le mist en propos.