Alton (p. 226-238).

Le voiage d’Alector cerchant son pere, les nouvelles qu’il en ouyt après avoir esté ravi au fleuve de Tygre et après avoir occis les loups-cerviers. La prinse de l’escu au trophée ; de la cheute de luy et du rieur invisible. Chapitre XIX.



Ce temps pendant que j’estoie en mes loingtaines peregrinations, Alector estoit d’autrepart traversant les regions de l’Asie mineur, le grand mont du Tor, les fleuves Tygre et Euphrat. Mais en passant le Tygre, fleuve ravissant et impetueux comme une sagette (d’ond il porte le nom), son cheval, quelque fort et puissant qu’il fust, neantmoins fut ravi par le courant fil de l’eau, qu’il ne peut trancher, et fut porté jusques en Armenie, au pied d’une montaigne où il print terre, et après se estre secoux les oreilles, les creins et la queüe, et retremblé de toute la peau du corps pour esgoutter l’eau, il se print à hennir treshautement.

A cest hennissement descendirent deux grandz loups-cerviers de la montaigne, querans leur proie sur la beste hennissant, et à grande gueulle bée ne menaçoient que à le devorer, hullans horriblement. Le cheval, naturellement cognoissant ses ennemis, se print à ronfler et ruer furieusement de telle sorte qu’il frappa l’un des loups-cerviers qui le vouloit surprendre par derriere et luy sauter sur la croppe, ce pendant que l’autre l’amusoit par devant. Mais le gentil cheval, voyant l’un et sentant l’autre, luy donna une ruade des deux piedz de derriere contre la poictrine, si durement qu’il l’envoya par terre six piedz arriere, tout estendu et debrisé des costes. Et de celle rude ruade, convint Alector tomber par terre, qui, ayant plus de paeur pour son cheval que pour sa personne, promptement se releva, la bonne espée nue en main, et se vint presenter au grand loup-cervier de devant, qui luy feit estal tel, que laissant le cheval, se rua sur Alector, luy jectant une patte sur la teste en le cuydant atterrer et puys l’estrangler à belles dens ; mais il trouva le chappeau vermeil de cuyr dur et fort, qui garda de luy endommager le chef, et neantmoins il le luy arracha et le mist à teste nue. Alector ce pendant ne dormoit pas, mais de sa bonne espée donna tel coup sur l’oreille de la beste qu’il luy avalla bas avec une partie de la teste, et le coup tombant sur l’espaule luy trencha le pied et la jambe dextre ; d’ond la beste enragée se print à huler hideusement, et ainsi comme Alector pensant l’avoir tuée se baissoit pour lever son chappeau et se couvrir, le loup-cervier par rage mortelle luy vint saisir le bras qu’il avoit nu à ses dens agües, si angoisseusement que de la douleur qu’il sentoit à peu près que le coeur ne luy failloit. Mais sa noble hardiesse luy feit reprendre force ; d’ond il rua un coup d’estoc de sa bonne espée dans le corps et le coeur de la sauvage beste, tellement que au retirer tout le sang et la vie luy saillit et la force luy faillit, et neantmoins les dens demeurarent au bras par convulsion mortelle si serrée que Alector ne se pouvoit defaire de la beste morte, car il n’avoit qu’une main delivre d’ond il se peut ayder. Son cheval d’autrepart avoit tant pestellé au piedz de devant l’autre loup-cervier, et tant battu de ruades, et si fort serré le col à belles dens qu’il l’avoit achevé de tuer ; et gisoit le loup mort, estendu sur terre, le cheval auprès ronflant et hennissant. A ce bruyt sortit un pescheur de sa case qu’il avoit là auprès, pource qu’il gaignoit sa vie à pescher des poissons sur le fleuve, avec des nasses, des filletz et une petite nacelle. Ce bon homme pescheur, voyant les deux loups-cerviers mors, fut bien esbahi de la proesse qu’il voyoit estre en un si jeune personnage et bien compassionné du mal qu’il luy voioit souffrir. Parquoy s’approcha avec salut et humaine parolle, et à force de mains, de coups de caillou sur les maschoires du loup, et avec un costeau qu’il avoit, luy desserra les dens et en delivra le bras d’Alector ; lequel voyant sa victoire au premier combat d’espée qu’il eut jamais faict, de grande joye se print à chanter hault et clair en langage Scythic, Cokalestis, qui est à dire Victorieux. Et sur ce, le pescheur le mena en sa maisonnette et luy lava ses playes dentelées de vin et miel tiede avec sauge ; appliquant dessus des fueilles de l’herbe peoesne, le banda de la peau du pied couppé au loup-cervier qu’il alla escorcher tout chaudement, d’ond il luy couvrit le bras, celle peau de jambe y joignant aussi justement comme si ce eust esté un manchon faict tout exprès. Ce pendant une vielle femme qu’il avoit, mist cuyre du poisson bouillyr en l’eau et d’autre rostir sur le gril, puys estendit sur terre un large cuyr de cerf tout taillé en rond et couvert de pain d’orge assez blanc, cuyct sur la tuille, de raisins passis et de pommes, avec du vin faict de miel et d’eau, invitant simplement leur hoste à manger et à boyre, ce pendant que le cheval paissoit l’herbe, à quoy il s’accorda tresvoluntiers, comme celuy qui en avoit bon besoing. Parquoy il se asseit à jambes croisées, luy et le pescheur, au tour de celle belle nappe sans tissure, où la vieille les servit de poisson bouilli et rosti, et de force fructages.

Ainsi ilz beurent et repeurent à leur aise en devisant de l’adventure, et comme le Fleuve impetueux l’avoit là apporté, ne sachant en quel pays il estoit. Le Pescheur luy dist qu’il estoit au pied des mons d’Armenie. Puys Alector luy demanda s’il savoit nulles nouvelles de moy, en luy donnant les enseignes de mon cheval volant et nageant. Le Pescheur luy dist que bien y avoit deux ans qu’il avoit veu monter contremont le fleuve un tel grand et enorme cheval, portant plusieurs personnes et autres choses, et entre autres un fort grand et beau personnage armé de peaux de Lyon sur un harnois blanc, portant un grand escu à un Soleil d’or en champ d’azur ; et depuis avoit bien ouy dire que ce grand homme avoit defaict et mis en pieces une grande compagnie de larrons qui voloient toute la region ; d’ond le pays luy en savoit tresgrande grace. De faict, il disoit vray, car en mes voyages sur mer, costoiant les rivages, toutes les bouches des fleuves que je trouvoie j’estoye costumier d’y entrer pour veoir et cognoistre les villes et contrées autour estendues en la continente ; d’ond advint que, passant le goulphe Persique, au long de l’Arabie, et voyant les bouches de ce beau fleuve Tigre tombant en mer, j’entray dedans et montay contremont, et d’adventure appercevant une Caravanne d’Arabes brigandz et voleurs qui, soubz la conduicte d’un preux et vaillant, mais mauvais chevallier, infestoient tout ce pays là, tant que j’en avoye entendu les complainctes populaires, terre prinse avec mes gens (ou aussi bien nous invitoient ilz par feincte, pour nous brigander), et nous ruasmes sur ceste canaille mal couverte, de telle hardiesse et exploict que d’un grand nombre qu’ilz estoient, n’en demoura que cinq qui se sauvarent à la fuyte, et les poursuyvismes jusques au mont Caucas où du tout les defeismes, mesmement le grand chevalier qui portoit un escu d’or ; lequel se defendit tant qu’il n’en povoit plus, et toutesfois ne se volut onques rendre. Parquoy d’un grand coup d’espée je luy fendi la teste en deux, puys pendi leurs armes et l’escu au dessus à un vieil arbre qui estoit en celle place, en forme de trophée, et fei au pied de l’arbre enterrer le vaillant chevalier qui par obstination, à mon grand regret, s’estoit faict occire. Ainsi pour ce coup en purgeasmes le pays. Ce faict je retournay en une nuyct en la mer Persique par l’autre bouche du Tygre (car par deux bouches il s’engorge en mer, non toutesfois distantes l’une de l’autre), et prins mon chemin vers Madagascar, Zanzibar et les isles des gryphons.

Alector, oyant ces nouvelles de moy, en fut grandement resjouy. Parquoy se levant du repas, remercia son hoste et hostesse de leurs biens et aydes. Et pource qu’il trouva la manche faicte de la peau de la jambe loup-cervière estre de fort beau pellage et bien luy advenant (car il avoit les bras nudz, pour autant que les manches de son saye ne se vestoient point, ains estoient ouvertes et volantes comme pour un hocthon d’armes), il requist le pescheur de luy emmancher encore l’autre jambe au bras droict, et luy escorcher et donner les deux peaux des deux loups-cerviers, ce que le bon homme feit tresvoluntiers. Et Alector encore plus voluntiers les print et en feit de belles bardes à son cheval, disant qu’il avoit bien merité d’avoir part à sa despoille, puys qu’il avoit esté participant du dangier et avoit faict devoir au combat. En quoy ce jeune enfant monstra bien qu’il estoit de noble et franche nature et geniture.

Ayant donc ainsi enharnaché et bardé son cheval de ces belles peaux de loups-cerviers, il monta dessus et congé print de ses hostes, ayant entendu que j’avoie gaigné le hault, delibera pour me suyvre de remonter contremont la riviere impetueuse du Tygre, non pas par le chemin ravissant qui l’avoit apporté, mais par le plus seur chemin de la terre. Et tant chevaucha à plusieurs journées qu’un jour se trouva à Soleil couchant au pied d’une coste du grand mont Caucas, en un plain trifourché en trois voies, où y avoit une place assez ample et spacieuse, et au milieu un trophée dressé sur le tronc et les branches d’un grand vieil arbre mort, chargé de toutes sortes d’harnois, bastons d’armes, de glaives et d’escus. Pour lesquelles contempler, Alector, qui en armes avoit mis son singulier plaisir, mist pied à terre, laissa paistre son cheval à la belle herbe d’autour l’arbre, puys en grande admiration se mist à contempler toutes les especes de ces armes pendues et embranchées au trophée de l’arbre.

Mais entre toutes les autres pieces, ses yeulx, suyvans son affection, s’arrestoient plus à un bel et grand escu faict en figure ovalle et couvert d’une lame de cuyvre, où à demie bosse estoit elevé un Coq d’or armé et onglé de gueulle, en champ suresmaillé de sinople verd, le Coq elevé sur ses ergotz, battant des ailes et regardant en hault. Cest escu pleut tant au jeune filz Alector (comme la jeunesse se delecte en telles plaisantes peinctures) qu’il proposa de le lever et l’emporter pour couverture et aornement de son corps, comme il eust bien voulu aussi les autres armes, sinon qu’il les voioit trop grandes pour la corpulence de son eage, et aussi qu’il avoit esté bien adverti que vestir harnois, tant qu’il fust chevalier, ne luy appartenoit. Parquoy consyderant qu’il estoit seullement escuyer, à qui l’escu porter est licite comme armes de defense et non d’offense, et ignorant que les trophées fussent inviolables comme les sepulchres, par simple affection et desir monta à piedz droitz sur son cheval, et s’elevant tant qu’il peut, à la poincte de son espée despendit l’escu avec ses courroies, qui estoit pendu au plus hault de l’arbre et au plus beau regard. Mais ainsi qu’il s’estendoit les costes le plus qu’il povoit pour advenir à la hauteur de l’escu, son cheval levant la teste apperceut une belle fontaine ruysselante au pied du mont en touffeau d’arbres, et ayant soif du travail journal, pour aller boire se desroba de dessoubz son maistre, d’ond Alector tomba tout à plat, l’espée nue en main et l’escu auprès de luy. Et à cest instant, il ouyt jecter une grande risée de cachin coquetant à gueulle ouverte. Dond estimant qu’il y eust là à l’entour quelque personne cachée qui en riant ainsi se mocquast de sa cheute, soubdainement se leva, mist l’escu au col et l’espée en main, comme il estoit de nature assez colere et superbe, et autant glorieux d’elevement comme honteux de tresbuchement, en parolle fiere et hautaine ainsi dist : Qui es tu, qui te ris et mocques de moy à cachetes comme d’un lourdault, pour estre tombé, non par foiblesse ou mal’adresse, mais par la desrobée du cheval me soustenant ? Ne ri point et point ne te mocque, mais vien seullement te presenter en place, et tu seras bien hault monté si je ne te metz bas tresbuché à plat trop plus rudement que je ne suys tombé ! A ceste parolle, l’autre se print encore plus fort à rire que devant, d’ond Alector encore plus irrité : Comment (dit il) y a il des mocqueurs en ce pays ? Ha, villain mocqueur, couard et malhardi, tu t’en ris et ne t’oses monstrer, mais je te trouveray bien et bien te garderay de rire ! Adonc, plein d’impatiente indignation, s’en alla cerchant d’une part et d’autre ce beau rieur, qui de tant plus continuoit ; et quand Alector estoit d’une part, il l’entendoit rire d’une autre, tout à l’opposite ; puys quand il alloit là, il luy sembloit ouyr rire d’un costé, tellement que cest invisible rieur le feit de chaude fureur courir deçà delà, d’un costé et d’autre, despitant, menaceant, provoquant, battant les hayes et buyssons à grandz coups d’espée ruez en vain, par ire despassionnée, tant que la nuyct survint fort noire et obscure. Parquoy Alector, las et travaillé de courir et tourner, de jecter et ruer coups en vain, et aussi de soif et de faim long temps supportée, voyant la nuict obscure venue et craignant perdre son cheval, se pensa de laisser là son rieur, qui autre mal ne luy faisoit, neantmoins le menaceant et l’asseurant que lendemain il le trouveroit et luy feroit bien changer son ris en pleur. Dond cest esprit ridicule (tel qu’il estoit) se print encore plus fort à rire, et à bon droit. Car Alector, celle nuyct, fut bien gardé de trouver son rieur l’endemain. Voyant donc qu’il ne profitoit de rien à se tourmenter après luy, il print un lievre qu’il avoit frappé et tué en un buysson, pensant que ce fust son mocqueur, et à la clarté du fourreau de son espée de la peau colubrine (telle que j’ay dict cy devant), il suyvit le trac de son cheval vers la montaigne, où il l’avoit veu tendre, tant qu’il vint au touffeau d’arbres où il trouva son cheval en l’herbe jusques au ventre, couché, mangeant et se reposant auprès d’une belle et claire fontaine sourdant du pied de la montaigne. Adonc sa colère passée, il dist que son cheval en son espece estoit plus sage que luy, qui après le labeur prenoit repos et repas, où luy se travailloit en vain et en faim. Parquoy, son espée remise au fourreau, et l’escu (qui tant luy plaisoit) mis en escalpe, les courroies bien estroitement serrées et bouclées pour craincte de le perdre, print son lievre, l’escorcha et vuyda, puys lava ses mains en la fontaine, et beut (car d’eschaufement de colere et de travail, il estoit fort alteré) ; puys, ayant mis son lievre jeune et tendre en pieces, en mangea de la chair crue (ce qui ne luy estoit pas nouveau) tant comme il luy pleut et qu’il fut ressasié, et puys s’en alla derechef boire et laver bouche, mains et face à la claire eau de la fontaine, et ainsi refraichi s’en alla coucher sur son escu auprès de son cheval, où lassé de travail journal, s’endormit en sommeil tresprofond.