Alton (p. 239-251).

Nocturne apparition du grand Chevalier noir calangeant l’escu à Alector. Et qui estoit ce Chevalier, et des propos qu’ilz eurent ensemble. Et comme le noir Chevalier emporta en l’air Alector vers son pere, à Tangut, et le laissa cheoir en riant. Chapitre XX.



Vers la mynuyct, ainsi comme Alector dormoit au plus profond de son somme, il luy sembla ouyr une voix espouventable qui luy disoit fort effrayeusement : Alector, larron ! Larron Alector, et sacrilege, rendz moy mon escu, que tu as prins et despendu du trophée violé contre tout droict des gens, et puys pour recompense m’as cerché pour me battre à coups d’espée ! Rendz le moy, te dy je ! A ce mot, Alector s’esveilla de frayeur et se leva en sursault. Si vit devant luy un grand chevalier noir et farouche, de visage transi comme mort depuys longtemps, toutesfois estant sur piedz et armé de toutes pieces, d’aucunes mesmes qui estoient entre celles que il avoit veües le jour precedent au trophée, fors seullement qu’il estoit desgarni d’escu. Lequel grand Chevalier noir de rechef luy dist : Ainsi, Alector, larron, sacrilege et parjure, tu as desrobé mon escu, pollu et violé le sacré trophée, et toy qui n’es que Escuyer, contre ton serment de noblesse as prins les armes contre moy, qui suys ou ay esté Chevalier, cerchant de m’occire à ton povoir, voire que tu as occis et (qui pis est) mangé un de mes compaignons d’habitation. Et maintenant, t’en penses tu aller ainsi avec ton rapt et sacrilege larrecin ? Rendz moy mon escu ! Alector s’entendant ainsi injurier, non en barbe (car encore n’avoit il barbe que de chair plene et sanguine), mais en face et visage, s’eschauffa en sa peau fort ireusement, et neantmoins resumant les raisons du grand Chevalier noir (qui ne luy sembloient du tout vaines), comme jeune bien apprins qu’il estoit, ainsi luy respondit : Je n’ay point desrobé l’escu, mais l’ay prins visiblement comme chose publiquement à tous abandonnée, à la descouverte veüe de tous ceux qui l’ont voulu regarder, voire du rieur qui s’est mocqué de ma cheute et puys caché ; je ne say si c’est toy, car si je le savoie, mais bien ? Je ne suis point sacrilege, au moins pas voluntaire, car je ne sceu onques jusques à present que c’est de trophée, ne si c’est chose sacrée ou prophane. Bien vray est que j’ay prins l’escu qui m’a semblé beau, et à moy et mon corps necessaire, et là sur un arbre demourant inutile, lequel neantmoins je suys prest à rendre à qui justement me sera monstré appartenir ; autrement, non, car il me duyct. Et de dire que j’ay faulsé mon serment de noble Escuyer et commis felonnie envers l’ordre de chevalerie, je ne l’ay faict, ne voudroie faire. Bien ay je cerché à l’espée un sot rieur, cachinnateur, qui (ce me semble) se mocquoit de la faulte que m’a faicte mon cheval ; lequel rieur j’ay bien ouy, mais jamais ne l’ay peu veoir ne trouver, sinon que en un buysson (où il me sembloit l’avoir ouy rire), d’un coup d’espée jecté à l’adventure j’ay tué un gras lievre qui là se tapissoit. Je ne say pas si les lievres rient en ce pays, mais neantmoins je m’en suys ri et gaudi, et l’ay mangé de bon appetit. Quant à tes compaignons que tu dis que j’ay tuez et mangez, je ne say qui ilz sont et ne les vi jamais, sinon que ce soient lievres et tu soie aussi quelque diable de lievre, car tu ne me sembles gueres plus hardi, et aussi dict on communement que les diables se transfigurent par les champs voluntiers en formes de lievres. Parquoy montre moy tes oreilles et me di qui tu es, si tu es lievre ou Chevalier, qui sont bien fort contraires, car le Chevalier va à cheval et est armé, hardi et vaillant, où le doibt estre ; et le lievre va à pied et est fort paoureux et par nature desarmé de toute defense, de cornes, de dens, de gryphes, de venin, de durté et de tout, fors que de craintive legiereté ; d’ond il est le plus paoureux de tous les animaux et commune proie des aigles en l’air, des chiens en terre et des chamarins en l’eau, tellement que s’il alloit au Ciel pour cercher sauveté, encore ne la trouveroit il pas, mesmement aux jours caniculaires et à l’elevation de l’Aigle. Pource dy moy si tu es Chevalier, ou lievre, ou diable, ou le rieur et mocqueur de qui je me voudroie bien voluntiers venger si je le povoie rencontrer. Je ne suys point le lievre (dist le grand Chevalier noir), mais le lievre que tu as tué et mengé estoit mon compaignon, car il repairoit avec moy en mon sepulcre. Et ne suys paoureux, car plus mal faire on ne me pourroit, et ne le fuz oncques, ains ay esté en mon temps un Chevalier preux, hardi et entreprenant, et de nature franc et liberal, extraict de la noble lignée des Macrobes, nommé GALLEHAULT, comme assez le tesmoigne mon escu que tu portes, où il y a un Gal, hault regardant vers le Ciel, par lequel je vouloie signifier mes hautes entreprinses et ma hardiesse. Et si est bien l’escu de telle vertu que quiconque le portera, jamais n’aura crainte ne paour, et c’est ce qui te rend maintenant tant asseuré contre moy. Or m’advint que, pour ma trop grande franchise et excessive liberalité (que l’on appelle prodigalité), je devins fort povre, et neantmoins tousjours vouloie je entretenir ma grandeur et magnificence, pour à laquelle suffire, je fu contrainct, par faute du mien, de prendre l’autruy. Parquoy, ayant assemblé avec moy une grande caravanne d’Arabes, mauvais garsons et promptz à mal faire, je gastay tout ce pays par larrecins, effors, ravissemens, voleries et brigandages, tenant avec mes gens tous les chemins, les quarrefours et passages, et les ports des fleuves et des mers, pillant les armes, chevaux, bagues, joiaux, bagages, robes, or, argent et marchandises de ceux et celles que nous prenions, puys vendions, leurs corps esclaves, ou en abusions luxurieusement s’ilz nous duysoient, combien que celle vie (où povreté orgueilleuse m’avoit conduict) point ne me plaisoit, ains l’avoie en abomination. Et de faict, avoie deliberé après estre remonté de biens, de tuer tous mes compaignons brigandeaux, affin qu’ilz ne feissent plus de mal, et me retirer et retourner à ma premiere vie honnorable et liberalle, et moins prodigue. Mais de celle peine me delivra un mien grand oncle des Macrobes, nommé Franc-Gal, qui est ton pere, lequel je say que tu vais cerchant, et demain je le te feray veoir, pour recognoissance du plaisir qu’il me feit de me delivrer de celle meschante vie que je menoie. Car estant monté sur un hippopotame au fleuve du Tygre, avec quelque compaignie de vaillans gens que cest enorme cheval volant et nageant portoit, nous qui estions en beaucoup plus grand nombre, où nous confions, les invitasmes par faincte courtoisie de prendre terre et venir au repos vers nous, ce qu’ilz feirent, estans paravant bien advertiz quelles gens nous estions ; et de faict, ilz nous cerchoient. Parquoy, incontinent qu’ilz furent descenduz bien armez et embastonnez, ilz se ruarent sur nous de telle furie et vaillance, que non obstant la grande resistance que je fei, tous mes Arabes furent occis et defaictz par la grande proesse de Franc-Gal, demi geant, qui ne jectoit coup qu’il n’en aterrast deux ou trois. Ainsi furent les preneurs prins, et les voleurs volez, excepté quatre, qui s’en volarent à legiere fuyte, et moy après eulx. Mais cela ne nous sauva pas. Car Franc-Gal, qui par souveraine force et agilité naturelle couroit plus viste que nul cheval ou cerf, nous suyvit, non pas courant, mais volant (ce sembloit) après nous, voleurs, jusques à ce lieu, où ne povans vistement gaigner la montaigne et le voyans seul, nous retournasmes cinq contre luy, et moy plus que nul autre luy feis teste. Quant à mes compaignons, il les eut tantost mis en pieces ; de moy je luy tins estal assez longuement et hardiement en la vertu et couverture de mon escu, me defendant de grand coeur. Parquoy, luy voyant ma hardiesse et noble courage, il me feist semonce plusieurs fois de me rendre, mais je, ennuyé de ma meschante vie, luy respondi que oncques je n’avoie fleschi et que plus cher m’estoit mourir que de merci requerir, ne recevoir. Parquoy, luy entendant mon obstination, Hay (dist il), il n’est perdu que les obstinez ! Et ce disant, me donna un si grand coup d’espée qu’il me fendit la teste en deux. A ces motz, le grand chevalier noir osta son heaume et monstra à Alector sa teste fendue tellement qu’on y voioit la cervelle toute boillonnant de vers, puys remit son heaume et continua son propos disant : De ce grand coup je tombay mort. Et Franc-Gal me desarma et mes compaignons aussi, desquelz les charoignes il laissa manger aux bestes et aux oyseaux ; mais mon corps il feit enterrer au pied du grand arbre sec par des pasteurs d’icy autour, et mettre une pierre dessus. Puys pendit nos armes en trophée au grand arbre et mon escu au dessus, d’ond tu l’as arraché. Or le me rendz ! Adonc Alector luy respondit : Gallehault, puis que mon Seigneur et pere (comme toy mesme l’as confessé) a conquesté par force d’armes l’escu sur toy, tu n’y as plus rien, ains de droict hereditaire appartient à moy, qui suys son filz. Et pourtant voluntiers je ne m’en desempareray, si ce n’est par plus grande force que la mienne, ains le garderay tant que je le pourray defendre pour l’amour de toy qui es mon parent et qui plus n’en as que faire, pour l’honneur de mon pere qui l’a conquis vaillamment, et pour le beauté et vertu que je y voy et y sens estre. Pource vat en reposer en ton sepulcre et me laisse icy dormir ! Adonc Gallehault, en voix terrible et effrayeuse, luy dist horriblement : Rendz moy mon escu ! Et ce disant, le grand Chevalier noir (qui estoit un esprit en la forme de Gallehault) print l’escu à deux mains que Alector avoit tresbien serré et bouclé en escalpe, et de plus, le tenoit estroictement embracé. Parquoy, l’ombrageux chevalier noir, en elevant l’escu en l’air par une certaine force et puissance spirituelle, enleva aussi Alector, qui estoit estaché à l’escu, et à un instant luy feit perdre terre et l’eleva en l’air si hault que son cheval, qu’il voioit au ray de la lune claire – et luy faisoit grand regret de le perdre – ne luy sembloit estre que un petit lievre gisant en l’herbe, pour la loingtaine distance et hauteur où le Chevalier phantastic l’avoit enlevé, qui l’emporta par la moyenne region de l’air, l’escu où le chevalier estoit estaché et pendant (car toucher à sa personne pas ne luy estoit permis) luy faisant traverser le hault air et les vens contreluctans si roidement que à pene povoit il respirer, pour autant que le soubdain mouvement luy ostoit la faculté de povoir reprendre aleine, tant que, en l’espace de deux ou trois heures, le transporta à plus de six cens lieües du lieu où il l’avoit prins ; et un peu devant jour s’abaissa à la hauteur d’une lance près de terre, au dessus d’une belle prairie herbue et molle, où le Chevallier noir de grande force esbranla l’escu pour le faire lascher à Alector ; mais il l’avoit si bien bouclé et le tenoir si ferme embrassé comme s’il eust esté né et uni avec le corps et les bras. Et toutesfois pour tout esbranlement Alector ne s’en espouventoit en rien, ains demouroit asseuré comme sur terre ferme, par la vertu de l’escu qu’il ne vouloit lascher, disant ainsi :



Plustost mourir que de l’abandonner
Mais avec luy, ou sur luy retourner.


Si tost n’eut il dict la parolle, qu’il sentit l’escu lasché par le noir chevalier et luy tombé sur l’herbe tout estourdi, tant du port aërin que de la cheute assez haute. Dond l’esprit du noir chevalier qui l’avoit là apporté pour son bien et qui prenoit plaisir à faire courroucer sa chaude jeunesse de chault sang boillante, se print à rire plus fort et plus haultement que jamais, en la mesme voix qu’il l’avoit ouy rire le jour precedent. Dond Alector irrité se leva sur piedz en grand courroux, luy disant : Ha, monsieur le diable de rieur, c’est donc toy, gentil Gallehault, qui te mocques et ris ainsi de moy, quand par mesadventure tu me vois par terre comme un lourdault ; mais si je te puys tenir... Est ce mal faict que de rire sans pis faire (dist l’esperit) ? Tu me menaces bien vainement et à tort, pour t’avoir faict grace ! Car si j’eusse voulu, n’a pas une heure je t’eusse laissé tomber de dessus les nues sur les dures roches, où au contraire je t’ay laissé couler doucement sur l’herbe et la terre molle, pour ne t’affoler, et si je t’ay un peu faict faire la grenoille pour rire du feu de ta plaisante jeunesse, ce n’a esté pour mal, mais pour ton bien. Car je suys ton parent et t’aime, et me delecte à t’ayder, comme autresfois le pourras cognoistre au temps que tu auras bien besoing de moy. Et saches que ce fut moy qui chassay ton cheval à la fontaine pour le faire desrober de dessoubz toy et te faire tomber avec l’escu ; dond la povre beste innocente est maintenant bien punie, car les bestes sauvages du mont Caucas sont descendues en grand nombre à l’odeur de la chair fresche, qui l’ont devoré et mangé ; aussi eussent elles toy, sans que pour nulle force ou hardiesse tu te fusses peu sauver, si je ne t’eusse transporté de ce lieu où j’ay demouré deux ans et plus conversant à l’entour de l’arbre et du trophée, tousjours au guet et à l’escoute pour attendre ta venue et te garder mon escu, qui à autre que à toy n’estoit advenant. Et tous ceux qui avant toy ont attenté de le prendre, je les ay faict precipiter et ruyner par divers moyens, bien d’autre sorte que tu n’es tombé, tellement qu’ilz ne retournoient pas une autrefois à le vouloir despendre, car je le te gardoie. Je le te donne, emporte le et le garde cherement. Car il te fera maintesfois bon besoing. Or est ma veille et garde achevée ; je m’en vais à mon repos, où je seray tousjours prest à te ayder aux extremes necessités. Salue de par moy ton pere Franc-Gal que tu verras aujourd’huy par mon moyen ; car si je ne te eusse icy ceste nuyct apporté de plus de six cens lieües, jamais tu ne l’eusse veu. Compte luy les choses que tu as veues, et luy monstrant cest escu, di luy que Gallehault Macrobe, à qui il fut, luy mande que bien tost il le verra vengé du coup mortel qu’il a receu de luy. Adieu te commande. »

Ainsi, comme Alector le vouloit remercier et luy demander interpretation de son dire, il le veit soubdainement changer en une longue et claire flambe, comme une comette coeë, volant par l’air plus legierement que nul traict d’arbalestre et tirant tousjours en hault vers la region d’ond il avoit esté apporté ; et le suyvit tousjours à l’oeil, tant qu’il le perdit de veüe. Dond voyant qu’il n’y sauroit autre chose que faire, se coucha avec son escu sur l’herbe et en rememorant en soy mesme les propos que luy avoit tenuz Gallehault, le grand chevalier noir à la teste fendue, il s’endormit à la fraischeur du matin, un peu devant l’aube du jour, comme à celle heure tous les animaux communement prennent sommeil, pour la moiteur de la nuyct tombante.