Alton (p. 252-272).

Le triste Augure advenu à Franc-Gal. La rencontre de son filz Alector dormant, la mutuelle recognoissance, et propos tenuz entre eux. L’occision du Troluat, monstre marin. Le depart de Tangut et laperdition de Alector, emporté par le Vent, et les regretz du pere ; et sur ce, l’arrivée des deux vieillards à Orbe. Chapitre XXI.



jour de devant. Car ainsi que j’estoie à une fenestre du palais de Tangut où j’estoie logé, vint vers moy volant un jeune palomb portant en son bec une branche de laurier, qu’il me vint presenter ès mains, et se poser sur mon poing ; et ainsi que je le contemploie et regardoie comme il estoit jolyement torqué d’un plumage violet changeant et surdoré au tour de son col, comme d’un beau carquan esmaillé, je vers moy vi venir deux grandz oyseaux de proie, un corbeau noir croquetant qui se posa sur ma teste, et un vaultour roux qui ravit le palomb aux gryphes, bien fort loing et hault, tant que j’en perdi le regard ; et peu après, il revola encore devant moy, portant tousjours le palomb qui me sembla estre devenu cigoigne, tronçonnant au bec un serpent se rebecquant et retortillant. Et sur ce vint un aigle qui print le palomb, laissant le serpent tombant en terre, tout mort, et le voultour se perdant en l’air, et l’aigle emportant le palomb semblant à une cigoige, si loing que je ne le vi depuys. Mais le corbeau qui estoit sur mon chef me battoit les yeux des ailles et ne se vouloit departir, sinon à force de le chasser à coups de bras et mains, tant qu’il fut contrainct de s’enlever en cryant et crocitant par maniere de menace mortelle. Cest augure (qui, à la verité, est pour moy fort sinistre et de mauvais presage) me troubla tant et me representa telles et tant malheureuses significations que toute la nuyct me fut sans repos. Parquoy, ennuyé d’inquietude, je me levay avant le jour, et ayant deliberé de partir bien tost, je m’en alloie vers la mer veoir comment mon Hippopotame se portoit, d’ond advint que, en passant la prairie, qu’il estoie encore un peu de tenebres de nuyct, j’apperceu de loing une certaine lumiere longuette et estendue pres de terre, donnant lustre tel que l’on pouvoit veoir qu’il y avoit une personne couchée auprès ; et bien me sembloit avoir veu autresfois ceste lumiere nocturne. Parquoy m’approchant plus près, et desjà l’Aurore chassant les tenebres, je vi un tresbeau jeune filz dormant fort doucement, au premier regard duquel mes entrailles s’esmeurent dedans moy, et m’apperceu qu’il estoit couché sur le verd escu de cuyvre, au coq d’or, lequel incontinent je recognu estre celluy que j’avoie autresfois pendu au trophée, bien esmerveillé comme il luy povoit estre advenu. Car après l’avoir faict poser sur l’arbre et le voyant tant beau, moy mesme prins desir de l’emporter et me mis en effort de l’arracher ; mais ce fut en vain, car j’eusse plutost arraché et desraciné l’arbre, et une corneille grise juchée dessus me cria :



A l’escu plus effort ne fais,
Il est pour l’enfant né deux fois.


Ce que entendant je me deportay, estimant qu’il n’adviendroit jamais à personne. Car comme on ne meurt que une fois, ainsi on ne prent naissance qu’une fois ; et sur ce point je me vais remembrer de la double naissance d’Alector, que m’avoit rapporté le messagier ; d’ond je prins imagination que ce bel escuyer pourroit bien estre mon filz Alector, consyderé mesmement l’espée qu’il portoit, que je recogneu incontinent pour celle que je luy avoie envoiée, qui avoit le fourreau luysant, qui estoit ce que premierement j’avoye veu resplendir, contemplant aussi ses riches habillemens et la chaine d’or au col, indices de noblesse. Oultre ce, je voioie les traictz de sa face retirans à la forme et beauté de la Royne Priscaraxe, voire encore plus beaux et plus admirables, me souvenant d’advantage du soubdain et grand accroiscement que l’on m’avoit mandé de son advancée adolescence. Toutes lesquelles choses ensemble conferées, je me asseuray pour certain que ce jeune escuyer estoit Alector mon filz. D’ond le coeur me commença à attendrir et les yeux à larmoyer de pitié et amour paternelle. Et ainsi que par amoureuse affection je le contemploie, il commença à estendre les bras et ouvrir les yeux, clairs comme fin crystal ; et me voyant devant luy estant et le regardant, il se leve soubdain sur piedz, et après honneste reverence commença son propos par une premiere parolle de verité, me disant ainsi : Bon pere, que voulez vous, qui ainsi paisiblement m’avez surprins en dormant et me regardez tant ententivement ? Beau filz (luy respondy je), pour ce que je te pense cognoistre, et si ne t’ay jamais veu, sinon à ceste heure presente, d’ond je rendz graces au souverain. Et le premier mot que tu as proféré en reverence de l’eage (comme je croy), m’appellant du nom de pere, est yssu de ta bouche par instinct naturel. Car ton pere suys je, et toy mon filz, né de la Royne Priscaraxe. Vous estes donc Franc-Gal (dist Alector), le grand chevalier vieux au cheval nageant et volant. Car autre pere ne vueil je recognoistre soubz le Ciel. Franc-Gal suys je vrayement (luy respondy je), et pour t’en donner asseurance, vien t’en avec moy, et je te montreray le cheval nageant et volant. A cela voluntiers il s’accorda, et cheminasmes ensemble devisans jusques au rivage, où je luy monstray mon grand cheval Durat Hippopotame ; lequel voyant tant grand, tant puissant et merveilleux que cent chevaux terrestres n’estoient equiparables, et cheminant mieux sur les eaux que les autres sur terre, il en fut tout estonné, desirant grandement d’estre monté dessus, en regrettant le sien que les bestes sauvages avoient mangé. Adonc recognoissant certainement que je viellard estoie son pere Franc-Gal, se prosterna à genoux en humble reverence devant moy, me recognoissant et disant : Mon Seigneur et mon pere, voici vostre humble filz Alector, que ma dame la Royne Priscaraxe vous transmet. Ô que bien m’a dict verité et tenu promesse Gallehault, le grand chevalier noir, qui m’a dict que aujourdhuy il me mettroit en tel lieu où je verroie mon Seigneur et pere Franc-Gal ! Sans l’ayde duquel bon esperit, impossible estoit que jamais vous eusse peu trouver, par tant de longz et divers erreurs. Sur ce, je m’enquis de luy qui estoit celluy Gallehault chevalier et celluy bon esperit qui l’avoit adrecé. Et en nous mettant au retour et cheminant vers Tangut, il me compta toutes ses adventures et la conqueste du bel escu, en la sorte que je l’ay recité. A quoy j’entendi qu’il avoit esté le grand et vaillant chevalier Brigand que j’avoie defaict et occis contre ma volunté par son obstiné courage, et faict enterrer au pied du trophée ; et cognu que l’escu avoit esté destiné à Alector. Mais ce que le noir chevalier m’adjournoit à me veoir bien tost, et encore vengé de sa mort, cela me donnoit triste signifiance, avec les mauvais augures que j’avoie euz le jour precedent. Mais la grande joye de veoir mon filz Alector tant beau, tant bien né, nourri et apprins, et de tant heureux commencement, cela me faisoit oblier toutes mauvaises conjectures, et mettre arriere toutes doubtes et craintes des infortunes qui me pendoient à l’oeil et qui encore ne sont terminées. Ainsi divisans, retournasmes au palais, où mes gens m’attendoient, qui ne savoient si j’estoie encore reposant au lict, pource que le fin matin au sortir j’avoie fermé ma chambre et estoie yssu sans le sceu de personne, car tous dormoient profondement. Estant donc retourné au palais, après avoir declaré à mes hommes qui et quel estoit Alector, tous le receurent à grande joye et admiration de sa beauté et bonne grace, en luy faisant tresgrande reverence et honneur, voire plus que à moy mesme (comme plusieurs adorent plustost le Soleil levant que le couchant) ; d’ond je n’estoie ne marri, ny envieux, car sa grace et beauté, vertu et honnesteté bien le meritoit. Sur ce, les tables furent couvertes, et disnasmes splendidement. Et entre les autres devis qui furent tenuz à table, Alector me declara la grande fascherie que avoit Priscaraxe de ma si longue demourée, et le plus grand desir qu’elle avoit de mon retour ; dond elle me requeroit tresinstamment et tresaffectueusement par luy, qui aussi de sa part m’en pria tresinstamment, disant qu’il avoit promis et juré à la Royne sa mere de jamais ne retourner vers elle qu’il ne me ramenast, me suppliant en humble reverence luy donner faveur à satisfaire à sa promesse. Parquoy je qui n’estoie moins affectionné envers la mere et le filz que eulx envers moy, deliberay et luy fei promesse asseurée de partir lendemain ; et pource commanday à mes hommes de trousser harnois et bagages, equipper et tenir prest le bon cheval Durat, ce qu’ilz feirent en grande et bonne diligence.

Ce pendant je et Alector allasmes prendre congé du Roy de Tangut, luy rendans graces de son hospitalité ; lequel au contraire nous regracia du bon secours que moy et mes gens luy avions donné avec nostre grand Hippopotame contre un horrible monstre marin appellé Trolual, aussi grand que une petite isle en mer ou que une grande montaigne en terre, qui à toutes les plenes lunes se jectoit aux havres, ports et plagues, devorant et destruysant tout ce qu’il rencontroit et engloutissant hommes, femmes et enfans tous vifz, voire chevaux, vaches et autre bestial. Ce monstre Trolual, voyant nostre grand Hippopotame allant sur la mer et nous dessus montez, en poussant et rompant devant soy les ondes, se lança de terrible impetuosité contre nous et nostre grand cheval, où il pensoit avoir trouvé proie abondante ; mais il trouva à mauchat maurat, ou à maurat mauchat. Car nostre Hippopotame (duquel n’est animal plus nuysant ne plus malfaisant au monde, quand il est par violence agité), ainsi que le Trolual ouvroit sa gueulle large comme un arc de portique pour l’engloutir et nous avec, il l’accrocha de ses deux grans dens de devant par le muffle, en l’elevant hors de l’eau, aussi hault que nous estions, d’ond tout soubdain je luy mis ma lance en la gueulle, la poincte picquée fermement dans le palat et le gros bout implanté en la maschouere dessoubz, tellement que le monstre se trouva accroché aux dens de l’Hippopotame et baillonné de la lance, sans povoir serrer la gueulle pour la douleur du fer penetrant ès parties sensibles ; ce que voyant, un de mes hommes, nommé Cetophon, de merveilleuse hardiesse et promptitude, l’espée nue en main, se jecta en l’abysme de la gorge du monstre si avant qu’il le recercha jusques aux entrailles et au coeur, navré et blessé par tant de coups d’espée qu’il sentit l’animal affoiblir. Parquoy soubdain se retira de ce corps monstrueux et se rendit à nous. Le cheval Durat ce pendant, ruant des piedz et trainant aux dens le monstre jusques au rivage, qui par l’angoisse de mort, de sa queüe battante avoit (comme une tourmente) esmeu toute la mer bouillante et taincte de l’abondance du sang qu’il desgorgeoit, tellement que à trois stades à l’entour sembloit estre la mer rouge entre l’Arabie et la Aithiopie. Quand nous fusmes arrivez à bort, Durat lascha le monstre Trolual sur la greve, que jà pour sa pesanteur il ne povoit plus trainer, pource qu’il estoit defalli de vie et mort du tout, à la grande joye et asseurance de tous les peuples circonvoisins de la marine. Et velà de quoy et pourquoy le Roy de Tangut et tous ses peuples nous rendoient tant de graces, avec tresriches et honnorables presens. Ce soir mesme, Alector, instigué de tresardent desir et impatience de plus attendre, en tresinstante expostulation humblement me pria, pour la premiere requeste de filz à pere, que si je l’aymoie, à celle heure presente je le feisse Chevalier. Je qui ne luy eusse peu rien refuser, luy octroyay facilement sa requeste, pour laquelle acomplir, voulant parler pour dire les motz solennelz et lever le bras pour luy donner l’accollée, toute la puissance humaine me defaillit, comme si j Oeusse esté paralitique de langue, de bras et de toutes les parties de mon corps ; et quand je m’en deportoie, ma puissance et force me revint. Et comme je me y fusse essayé par deux ou trois fois reiterées, deux ou trois fois celle paralysie me reprint. D’ond je vais conjecturer que ou le temps n’estoit convenable, mais trop precipité à ce faire, ou que je n’estoie celluy des Cieulx ordonné qui à Alector deust donner l’ordre de Chevalerie. Parquoy pour celle heure me deportay de plus en faire espreuve, la remettant à autre temps et lieu, à ma grande honte et encore plus grand regret de Alector.

En ceste esbahie confusion, tous allasmes nous reposer. Et l’endemain montasmes sur le grand cheval Hippopotame, prenans la haute mer septentrionale, où Durat estendit ses nombreux piedz flottans et eleva ses ailes, nous portant si legierement que mieux sembloit voler que aller ; d’ond Alector (qui jamais n’avoit chevauché les poissons) estoit tant esmerveillé et tant aise que plus ne povoit. Parquoy par grand desir de descouvrir de plus hault l’immense spaciosité de la mer, comme jeune, ardent et mouvant qu’il estoit, il monta (je te vay compter mes mortelles douleurs), il monta (helas !), il monta au faist de l’une des ailes du cheval Durat, armé tousjours de son espée et de son escu, que jamais il ne vouloit abandonner. Et ainsi qu’il estoit perché au plus hault, regardant d’un costé les montaignes de la region de Balor et les mons Annibes, qui sembloient s’enfuir de nous, et d’autrepart la grande mer sans fondz et sans rive, et je craignant qu’il ne tombast l’appelloie à descente, voicy (helas !), voicy s’elever des Hyperborées un fort vent, ou plustost un fort marin et malin esprit turbineux, qui, par dessoubs l’escu s’entonnant, eleva en l’air mon cher filz Alector, qui de la region aerine cryoyt tant haut qu’il povoit : Secourez moy, Franc-Gal, mon Seigneur ! Secourez moy, mon trescher pere ! Autrement vous me perdrez et je vous perdray ; car Gallehault me ravit. Disant ces motz, en ma presence et veuë il fut soubdainement transporté vers le costé de la terre, par dessus les hautes montaignes et les villes et regions, tellement que j’en perdi à un instant la veüe, et comme s’il eust emporté mon coeur et mon ame avec soy, je demouray d’extreme douleur roide et transi, prest à me precipiter de dessus mon cheval dans la mer, si mes gens ne m’en eussent gardé, qui à leur possible consolarent, me remonstrant que puys qu’il estoit porté sur la terre, il y avoit moins de dangier et plus d’espoir de recousse et de recouvre, en le recerchant de la part où il avoit esté ravi. A leurs parolles ayant reprins mes espritz et revenu à moy, je m’escriay ainsi : Ô que de bien vraye et trop vraye signifiance estoit la vision phantastique qui m’advint lors que premierement abordé en Scythie, au retour des Indes par delà Ganges, ès regions d’or, duquel j’enseignay aux peuples ignorans la valeur et l’usage, je m’endormi sur les peaux de lyon, au lieu où ma dame Priscaraxe me vint premierement trouver, songeant la fleur de Soulsie s’enclinant vers moy : c’estoit vous, Priscaraxe, fille du Soleil ; et le Basilisc couvé en sa racine, qui puys s’en voloit emportant mon coeur : c’est toy, ô Alector, Basilisc, petit Roy, enfant Royal, qui en l’air elevé par quelque esperit amoureux de toy et envieux de moy, te a ravi par l’air en estrange terre, emportant mon coeur, c’est mon ame, ma pensée et ma vie. Ô cieux ! Ô dieux ! Pourquoy ne vous contentez vous de permettre les defortunes nous advenir, sans en outre nous en envoyer les prodiges et signifiances affin de doublement nous tormenter, premierement de la paeur, et en après du mal ? Car de quelle autre chose me menagoit le voultour ravissant, le torque Palomb venu vers moy avec la verde branche de laurier, sinon le ravissement du bel Alector, portant l’enseigne de noblesse, la chaine d’or, et venu vers moy avec bonnes nouvelles ? Mais de ce que je le revi devenir cigoigne defaisant le serpent, je ne puys conjecturer que cela signifie, sinon sa pieté et amour filiale (qui est naturelle à ce noble oyseau) et la guerre contre les meschans, et que encore une fois (malgré le sinistre corbeau posé sur ma teste, qui de prochaine mort me menasse) je le reverray, mais bien peu. Parquoy je jure et fay veu que jamais ne cesseray de voyager et recercher le monde, et ne me retourneray jamais vers vous (ô Royne Priscaraxe) que je n’aye trouvé vostre filz et le mien, pour de tous deux nous faire joye en presence, comme je croy que en avez grande tristesse en absence. Adonc fei tourner mon hippopotame vers la partie de la terre où j’avoie veu emporter Alector, du costé des contrées de Issedon, des Indes Gangetiques, des Sines, des pays Seriques de soie, et des Regions d’or. Pour auxquelles traverser, j’entray en une des bouches du grand fleuve Oechardes, costoyant le lac Nubien, et recerchant toutes ces contrées, tant que je me suys trouvé à la prochaine plague, où je suys descendu au chant d’un oyseau qui ainsi me dist :



Vat’en à Orbe, et trouveras
La cigoigne avec le serpent.
Mais si ton oeil advis n’y prent,
Jamais plus ne le reverras.


Ce que bien observant et enquerant le chemin à Orbe, je t’ay trouvé à tresbonne heure (ô bon Archier), qui m’as grandement solacié de tes bons et plaisans divis et de ta douce patience à escouter les miens tristes et fascheux ; mais un coeur dolent et passionné se sent grandement allegé s’il treuve personnage sympathic pour envers luy son coeur descharger de ses douleurs, comme j’ay faict vers toy (ô bon vieillard), qui as patiemment escouté le recit de mes diverses et sinistres adventures, avec compassion et condoleance, comme tes larmes mesmes le tesmoignent (et de faict, l’Archier larmoyoit piteusement) et en ceste patience et communication de tes bons propos et de tes biens (d’ond je te rendz graces), me as conduict jusques icy, où je pense qu’est la ville d’Orbe (et en cest instant, ilz entroient dans la porte de Orbe). C’est vrayment la cité d’Orbe (dist l’Archier), où est le beau Theatre et le magnifique temple du Dieu JOVE, duquel, pour ne te rien dissimuler, je suis l’Archipresbtre et grand Sacrificateur, ayant tout auprès du temple un tresample et beau logis où est ma demourance ordinaire, bien garni graces à Dieu de toute chose necessaire à la vie humaine, où je te prie en l’honneur de Jove Xenios prendre logis et droict de hospitalité avec moy, car aussi la nuyct s’encline et est temps de se retraire au repos, où nous pourrons tout à l’aise parachever nos divis. Ceste offre presentée de coeur entier par le bon viellard archier, Franc-Gal point ne refusa, mais l’accepta alaigrement en le remerciant de sa benignité hospitalle, et s’en alla avec luy, son escuyer Oplophor les suivant, qui de telz et si longz sermons ne se repaissoit pas voluntiers, et luy tardoit qu’ilz ne fussent jà encasez. Ainsi ilz entrarent à la ville par la porte orientale, nommée Porte Physe (car la cité d’Orbe estoit grande et belle par excellence, telle que cy après sera descripte), et cheminarent tout au long d’une grande, longue, large et droicte rue (où chescun en passant faisoit reverence à l’Archier), tant qu’ilz parvindrent en un quarrefour tresspacieux auquel se rencontroient les quatre grandes rues des quatre principalles portes, et au mylieu de la grand place y avoit un grand Dome de temple, croisé en son rond, le plus beau et le plus magnifique qu’il eust esté possible de veoir, et si hault elevé que le comble sembloit exceder les nues. Par l’enhortement de l’Archier ilz entrarent dedans, et devant l’autel, qui estoit au mylieu, se prosternarent en adoration et action de graces, elevans les yeux et regardans au ciel par une ronde ouverture qui estoit à droict fil perpendiculaire sur l’autel, au faist et mylieu du pinacle, où y avoit infinies lampes pendues, ardentes et luysantes jour et nuyct, qui rendoient le lieu tresvenerable et tresauguste. Leurs oraisons finies, se levarent et par un petit huys dans le temple, d’ond l’Archier avoit la clef, entrarent en une maison contiguë, qui estoit la demourance de l’Archier, fort belle et magnifique, où ilz entrarent en une belle et grande salle lambrissée et tapissée richement à fenestre de triple croisure de hautes vitres imaginées et ayans regard sur beaux jardins et vergiers. En laquelle salle prestement furent les tables couvertes, l’eau apportée, eux deux seulz attablez et serviz de mets de viandes exquises. Franc Gal, voyant qu’il n’y avoit que eux deux seulz assis, demanda où estoit la dame de la maison. La dame de la maison, respondit l’Archier, n’est autre que raison et Sapience du souverain donnée par qui toute ceste maison est regie et gouvernée, car estant dès ma naissance voé aux choses sacrées (qui purement doivent estre traictées), mon corps ne mon coeur consentant, ne fut onc pollu avec femme ne autre charnel attouchement, ne sera comme je croy. Car ayant par grace divine gardé virginalle purité, en laquelle je fu né, jusques à l’eage où tu me vois, qui est de quatre cens quinze ans, les blanches neges et froides gelées qui sont sur le faist des montaignes monstrent assez qu’il ne fera plus grand chault au bas des vallées. Et pource par revelation faicte à l’Assemblée du peuple, je fu constitué ARCHIER, c’est à dire Prince ou premier des sacres, non Archier sagittaire, combien que pour eviter oysiveté, mere de tous vices, je m’exerce communement à tirer de l’arc contre les oyseaux et bestes estranges de l’homme, auquel acte tu m’as trouvé et sauvé de l’animal ennemi de l’homme duquel je ne me donnoie garde. Et ainsi je fu et suys encore Archipresbtre et sacrificateur principal du temple de Jove, par revelation et admonestement duquel j’ay sceu ta venue en ceste contrée avant que de t’avoir veu ; et pour te rencontrer et recevoir, j’ay esté par luy envoyé au lieu où tu m’as trouvé. Le reste, je te le communiqueray demain. Car maintenant, l’heure de priere nocturne m’appelle en mon office. Vat’en en paix reposer. Cela dict, l’Archier s’en alla au temple, où il entra seul environ la premiere vigile de la nuyct, fermant l’huys après soy ; d’autre part deux ministres, avec deux chandeliers d’argent et deux chandelles de cire pure odorante, conduysirent Franc-Gal en une tresbelle chambre toute lambrissée de cyprès, et le coucherent en un lict d’hebene, garni de pans de velours rouge à fond de satin pers, les rideaux de taffetas changeant de blanc en noir, et le ciel de verd-brun semé de larmes d’argent. A toutes lesquelles choses Franc-Gal (qui estoit l’un des plus prudens espritz de neuf siecles) print bien garde, avec observation du mauvais presage que luy demonstroient toutes ces choses en signifiance de sa mort prochaine, car il savoit tresbien le Cyprès estre arbre funebre et sepulchralle, les cierges estre funeraux, l’hebene estre bois mergeant au fond des eaux, le rouge enfoncé en pers estre la vie vermeille tournant en plombine lividité mortelle, et les rideaux changeans de blanc en noir estre signe de changement de lumyere à tenebres, et de vie à mort. Parquoy Franc-Gal qui estoit de singuliere et presque divine sapience, rememorant aussi les oracles, visions, adjournemens mandez de l’esperit du Chevalier noir, l’augure du corbeau et le ravissement de son filz Alector, cogneut par prescience que sa mort estoit ordonnée, laquelle il se proposa estre prochaine, sans aucune craincte ne regret, sinon de n’avoir veu sa bien aymée Priscaraxe et son cher filz Alector une fois avant que mourir. Car l’humaine condition des mortelz est telle que jamais l’homme (tant infortuné soit il) ne meurt sans regret d’aucune chose laissée imparfaicte. Toutesfois Franc-Gal, après plusieurs pensées diverses et dissipées tourmentantes son coeur, finalement conclut au necessaire : de se soubzmettre humblement aux divines ordonnances immuables, et en ceste resolution, après longues veilles de la nuyct, finalement s’endormit en somme doubteux, environ le second chant du coq, un peu devant l’aube du jour levée, à l’heure que l’humidité de la nuyct tombant en rosée ou en bruyne induict le paresseux sommeil à tousanimaux.