Alton (p. 117-128).
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De la premiere institution de Desalethès soubz le Docteur Pseudomanthanon ; quelz ars il enseignoit, et comme bien profita le disciple ; quel payement il feit à son maistre, et en quelles manieres il praticqua sa science. Chapitre X.



Adonc toussirent et cracharent les deux vieillardz, comme par maniere d’entrepos. Et puys l’Archier reprint sa parolle en telle maniere :

« Estans sortiz hors du Sepulcre Mammon et son filz Desalethès, le pere couvrit l’enfant nud de son manteau, puys se mirent à la voie du retour avec Calyphe qui les suyvoit escoutant leurs devis, entre lesquels Mammon en cheminant demanda à Desalethès s’il n’avoit pas veu les deux Faees Calandre et Clarence, et entendu leurs presages sur luy. Desalethes respondit fort simplement que non. Mais desjà mentoit, selon son propre naturel, car il avoit aussi bien veu les deux soeurs, aussi bien entendu et noté leurs propos, voire mieux que Mammon, comme celluy qui avoit esté entre deux. Le pere, voyant ce jeune enfant respondre tant simplement, avec un visage blanc, beau, doux et amiable, et estimant qu’il dist verité (ce que rien moins), luy compta tous les presages faictz sur luy, et qu’il ne mourroit que pour dire verité, d’ond le contraire est mensonge ; et pource, pour la conservation de sa durable vie, l’enhortoit (comme tresmeschant qu’il estoit) à mettre du tout foy et verité en arriere, et se proposer de parler et faire eternellement mensonge, fraude et desloyalle infidelité. À quoy respondit le simple enfant qu’il ne savoit que c’estoit de mentir et qu’il ne le pourroit faire. Et en cela il mentoit desjà si puamment que l’air en estoit infect, comme du mortel sifflement d’un Basilisc. Car il ne pouvoit non plus mentir que le Basilisc tuer, le loup devorer, l’eau noyer et le feu brusler, estant d’origine primitive à cela né. Tellement que quand il parloit le plus simplement et vray semblablement, c’estoit adonc qu’il decevoit et mentoit le plus fort. Parquoy son pere, deceu de ceste simulée simplicité, le creut et pourcé, venu à son logis, incontinent le feit vestir et habiller de braves et somptueux habitz (ce qu’il povoit bien faire, estant le plus riche de la cité d’Orbe), et l’empara de vestemens de draps d’or, d’argent et de soie de toutes diverses couleur (excepté de blanc et rouge), et principalement de couleurs changeantes ; et aussi de toutes diverses factures de draps de soie, sur metaux, et de metaux traictz ou fillez, mis en fond de tissure, en broderie ou autrement, et de toutes les diverses tailles et façons variables autant qu’il s’en trouve de nouvelles en toutes les nations du monde. De tels riches et braves habitz Desalethès emparé à diverse eschange de tous les jours, qui couvroient sa noire laidure et laissoient à nu descouvert les belles et blanches parties du visage, col, poictrine et mains, il apparoissoit tant beau filz, tant plaisant et gracieux à tous que chescun y prenoit grand plaisir. Parquoy son pere Mammon, le voyant tant desirable, l’aima grandement ; dond, craignant son sort entendu, de mourir quand il diroit verité, et croyant ce que en mentant il luy avoit dict, qu’il ne savoit mentir, pour l’apprendre le donna en charge à un tresexcellent maistre, qui de cet art faisoit profession non publique, mais privée et secrete, et ne lisoit que de nuyct.

Ce bon docteur estoit nommé Pseudomanthanon, tressavant maistre ès ars de sa profession, qui estoient Magie, Cabale, Thalmud, Hypocrisie, Frerie, Idolatrie, Astrologie judiciaire, Sophisterie, Poësie, Alchimie, Empirie, Medicastrie, Triaclerie, Cautelle Cepollaine, Pillatique, Banquerie, Usure, Interesserie, Change, Blescherie, Jargon, Gueusserie, Sophistication, Falsification de qualitez, poix et mesures, Billonnage, Happelourderie, Faulse monnoie, Saffranerie brezillée, Gingembrerie carronnée, Empoisement, Empuisement, Empoisonnement, Moilleures, Lanternerie cordagée, Tenterie, Revente, Jaserie, Plaisanterie, Maquerellage, Flaterie, Parasiterie, Crocqueterie, Courtisanerie, Menterie, Diablerie, Damnerie et toutes telles sciences et practiques desguisantes ou destruisantes verité. De tout cela, ce savant Docteur Pseudomanthanon en estoit souverain maistre Seigneur et enseigneur nocturne. De l’escole duquel, comme les gendarmes du ventre du cheval Troian, sont sortiz infiniz gens savans, mesmement Grecz, comme Lucian, ès vrayes narrations, Homère et les Poëtes quasi tous, excepté Lucan, Lucret, Columel, Caton, Theognis, Phocylides, Arat et quelques autres, qui en furent banniz. De là sont sortiz aussi les plaisans Rommans de Lancelot du lac, de Tristan, Perseforest, Amadis de Gaule, Palmerin et semblables, et mesmement en est procédé le premier exemplaire de l’Alcoran en langue Arabesque, depuis traduict en Latin.

A ce savant Docteur, pour apprendre tous ces bons ars de faulseté et de mensonge, fut baillé pour disciple le fin enfant Desalethès, qui en bien peu de temps estudia si bien et tant s’avança que en briefz jours en la science et practique de ces ars de mensonge il passa et surmonta son maistre, et de faict le trompa luymesme en maintes sortes, et mesmes au payement de sa doctrine. Car ayant convenu avec luy soubz telle paction qu’il luy payeroit un talent valent cinq cens escuz pour le salaire de ses enseignemens en la premiere cause que par menterie et finesse il gaigneroit en traversant le droict par cautelle, la paction ainsi escripte et signée, advint que Pseudomanthanon, voyant que son disciple Desalethès avoit fort bien profité soubz luy en ses ars, il luy demanda le salaire promis. Mais Desalethès le luy nya, disant tout à plat qu’il ne luy devoit rien. Parquoy Pseudomanthanon le feit appeller en cause devant le Juge, où il comparut. Et le maistre, après avoir faict sa demande et exhibé la paction du contract, ainsi proposa sa raison trenchante à deux taillans en telle sorte : Ô sot et maladvisé disciple, ne cognois tu pas que tu seras necessairement condemné à me payer, ou soit que tu gaignes ceste cause, ou soit que tu la perdes. Car si tu la gaignes, ce ne peut estre que par fine cautelle et traversement de droict ; par ainsi tu me devras payer selon nostre paction et convenance escripte telle, que à la premiere cause par toy obliquement gaignée tu me doibz payer un talent. Et si tu la pers, tu seras condemné à me payer par judiciale sentence executoire. Ainsi ne pourras eschapper que tu ne me payes. À cela respondit le bien apprins disciple, par une contreraison cornue et besagüe de telle forme : O bon maistre et Docteur subtil, sauve ta grace, tu ne prens pas l’argument par le bon bout ; ains au contraire me semble que je doy estre necessairement absoulz de ta demande, ou soit que je gaigne ceste cause, ou soit que je la perde. Car si je la gaigne, je seray quicte par sentence absolutoire du Juge ; et si je la pers, je ne te doy rien payer, selon la paction escripte en nostre contract, où il est convenu que je ne te payeray jusques à la premiere cause que je gaigneray par fine cautelle. Parquoy, ne gaignant pas ceste premiere, si je suys condamné, la condition du pact n’estant advenue, le pact sera nul et ne te devray rien. Par ainsi (ô maistre abusé), je ne puys faillir à eschapper de ta poursuyte. Le Juge, oyant tel altercas de contraires et indissolubles antistrophes, et ne sachant quel jugement y asseoir, les renvoia à cent et un an devant Rhadamant, Juge infernal, toute l’assistance s’escriant après eux en execration de leur meschanceté ceste sentence depuys celebrée : De mauvais corbeau, mauvais oeuf. De mauvais maistre, pire disciple. Velà comment Desalethès commença à practiquer la science qu’il avoit apprinse soubz son bon precepteur Pseudomanthanon et (qui pis est) en usa en toutes manieres qu’il peut, s’entremeslant en beaucoup d’affaires de plusieurs gens, mesmement des stupides, oblieux, incurieux, non pensans, malsoigneux, credules, simples, jeunes, desbauchez, estrangiers, loingtains et mors, qui ne mordent ne redarguent, telz estoient ses gens aux quelz il tendoit ses lacz, faisant le devot hypocrite, le frere, jugeant autruy hardiment et se justifiant impudemment, jamais ne jurant qu’il n’y eust mensonge lucrative à parjurer ; sur quoy facilement il faisoit fin de plaid et brider la mule. Item, en acheptant sans payer, vendant à pris receu sans rien delivrer, recevant sans bailler acquit, empruntant sans rendre, retenant des depotz, ou (si force estoit) les rendant diminuez, ayant grand poix et longue mesure à l’achapt, mais petit et courte à la vente, captant testamens et servant en tout et par tout de tesmoin à gages, singulier ouvrier de simuler et dissimuler, contrefaire toutes lettres et tous seingz, raturer nettement et surscrire proprement, blanchir parchemin ras et remplir le blanc sur le seing autentique, faire d’un vieil et prescript instrument, nouvelle obligation de notaire et tesmoingz jà mors, jamais ne maniant beurre qu’il n’en eust les mains grasses, prenant or pesant et forte monnoie et le rendant legier or et rabaissé, et foible, ou l’argenterie faulse, roignant, retaillant, cizaillant, changeant ou chargeant toutes especes, meslant comptes divers, ayant plusieurs et differens papiers de raison desraisonnée, ouvrant toutes lettres qui luy tomboient entre mains, pour veoir s’il y avoit rien qui luy peust nuyre ou valoir, et du mesme signet les reformant et refermant à la mode d’Alexandre, le faux devin, et les retenant et supprimant s’il luy estoit expedient, espandant bruytz de ville d’incertain auteur, semant zizanie et maligne suspicion entre ses amis par occultes detractions et faux rappors, et sur tout vendeur de fumées Thurines. Au demourant le meilleur filz du monde, plaisant menteur, gracieux flateur, asseuré vanteur, bien enlangagé, bien parlant et trescourtois Courtisant, et pour cela bien venu en toute compagnie, en conduisant ses fallacieux dictz et faictz si dextrement à la Mercuriale Ulyssée que c’estoit toujours à son profict et advantage, et sans laisser anse par où il peust estre prins ou surprins. Sinon que un ancien vieillard, à luy invisible, nommé Cron, tousjours le suyvoit pas à pas, observant tous ses faictz et ses dictz, lesquelz après avoir longuement endurez, finalement il descouvrit et suscita contre luy innumerables hommes, que tous il avoit circonvenuz et trompez l’un par l’autre. Iceux ayant par conference ensemble cogneu et descouvert les occultes menteries, faulsetez et malefices d’ond ilz avoient esté par luy abusez, deceuz et trompez, les uns feirent partie accusatoire, et les autres preuves contre luy, à l’aide du vieillard Cron, qui revela une plus grand’partie de ses plus secretz et occultes forfaictz que moins il esperoit jamais estre mis en lumiere, desquelz attainct et convincu, encore que pour toutes gehaines et tortures il n’eust jamais rien confessé ne recogneu, neantmoins il fut declaré ennemi public et condamné à avoir la teste trenchée, et tous ses grandz biens mal acquis confisquez au Prince d’Orbe. Son maistre Pseudomanthanon (qui en sentit le vent) s’esvanouyt soubdainement et gaigna au pied, prenant le [l.. la] fuyte et se cachant en divers lieux secretz, où il faict encore profession de ses lectures clandestines. Quant au pere Mammon, il fut banni et relegué en Turquie, où en allant passa par Italie et Venise, et faisant là quelque sejour, y laissa de sa semence, d’ond depuys nasquirent plusieurs enfans de sa generation, comme Uliespiegle, l’Affronteur des ruses, ce gentil Chevalier, Imbauld du Solier, et semblables fins ouvriers exquis. Après donc que la sentence capitale fut prononcée sur Desalethès, il fut livré ès mains de l’executeur, qui le mena au lieu du supplice, si peu monstrant de recognoissance ou repentance de ses forfaictz que mesme il se disoit à haute voix avoir merité non la mort publique, mais public entretien de luy et des siens au palais de la ville et une statue d’or sur un pillier de marbre en la place commune, pour ses grandes vertus et bienfaictz, ne faisant point de doubte qu’après sa mort on le deifieroit, et le mettroit on au catalogue des Heroes, au ciel de Mercure, avec le duc Ulysses et Autolyc, et que encore de ses hautes louanges seroit composée une nouvelle Odyssée. Mais au contraire, tout le monde, voire encore ceux de sa faction, reclamoient contre luy en execration cryans à haute voix : Oste, oste. Tue, tue le meschant ! Ce nonobstant, il alloit à brave marche au Morirfault (ainsi estoit appellé l’Eschaufault de pierre de marbre rouge et noir, en la place du Marché, où les criminelz jouoient le hault Role), cheminant en port hautain, en visage autant constant et joyeux que si on l’eust mené aux nopces ou à un festin de Joie ; et ce pour autant qu’il se tenoit certain de son sort, et de n’avoir jamais failli à mentir, d’ond il se asseuroit de ne mourir point ; parquoy craincte de mort ne le faisoit ne trembler, ne paslir. En telle asseurance il marcha et monta au lieu du supplice, et quand il fut sur le Morirfault, le ministre de mort le voulut lier et bander. Non, non (dist il en mentant selon son naturel). Jà ne m’en fuyray, n’ayés paeur, car j’ay assez paeur pour nous deux. Ce disant, s’agenoilla devant le perron de marbre blanc, et ce pendant que l’executeur apprestoit son espée trenchante, il tourna la veüe ouverte vers tout le peuple, auquel, pour mentir la dernière fois, il dist à haute voix : Adieu, peuple Orbitan ; je m’en vai mourir. Cela dict, il enclina le chef, et le bourreau, qui jà avoit brandi son glaive, en l’avallant à un roide coup luy tailla le col.