Alton (p. 129-136).

De la teste volante et du corps abysmé, et de leur retour et revelation des choses veues. De leur mort et enterrement, et de l’abysme reclos. Chapitre XI.


« Son sort le deceut adonc (dist le Franc-Gal), puys qu’il eut la teste trenchée. Car là faillent tous miracles.

— Rien, rien (dist l’Archier). Ains au contraire en advint grande merveille. Car après le coup baillé, nul sang quelconque ne sortit ne degoutta ne du col trenché, ne de la teste avallée. Et tout incontinent, plustost que l’espée ne fut retirée, le corps sans teste se releva sur piedz, et saulta sur le pavé entre la multitude des assistans, spectateurs bien esbahiz de veoir courir un corps decapité, auquel passant impetueusement parmi la tourbe, tous feirent voie, en se ouvrant et recullant de grand hideur de veoir tel estrange spectacle, tant que ce corps, sans aucun advis, comme corps sans teste et sans yeux, s’en alla precipiter en une fosse obscure d’un profond goulphe, qui peu de temps paravant s’estoit faict par un terrible tremblement de terre et avoit englouti la grande tour de l’horloge et guette de la ville, en si profond abysme que nul courdage de sonde à plomb n’y pouvoit trouver le fond. Là dedans se jecta le corps sans chef, et en ce mesme instant la teste abbatue de dessus son col resaulta trois et quatre fois, tousjours bondissant de plus hault en plus hault ; et en ce ressaillant bondissement la carthilage des oreilles s’estendit avec pinnes agües, en sorte qu’elles devinrent ailes sans plumes comme de chauve-souris, volantes et emportanz la teste en l’air si hault que bien tost fust perdue de veüe, restant toute la multitude populaire autant esbahie que la merveille le meritoit, les uns regardans en l’abysme de la fosse, où ilz ne voyoient goutte, les autres levans les yeulx en l’air, pour veoir si la teste retomberoit des cieux. Mais après avoir long temps musé d’une part et d’autre, ouyrent un son comme d’un vent vehement venant de loing, et un esprit parmi, leur disant : Hommes Orbitans, n’attendez le Vif departi pour veoir hault au ciel, et bas en terre. Retirez vous et revenez dans trois jours à ces heures, si verrez la fin de ce que vous attendez. Ainsi dist la voix, et soubdain se fit un grand esclat de tonnerre, qui rompit une obscure nuée, d’ond espartit une grosse pluye, qui feit retirer chescun en sa maison, attendant le troisiesme jour après, selon la premonition de la voix incogneüe. Auquel jour et heure se trouverent en plus grand nombre que par avant, de tous eages et sexes, attendans quelque signe miraculeux ; à quoy ilz ne faillirent pas, car ainsi qu’ilz estoient regardans les uns en l’air, les autres au goulphe terrestre, voicy que de la profondeur d’iceluy ilz veirent ressortir le corps sans teste, et monter sur le Morirfault, puys s’agenoiller devant le perron, et à la trenche du col les venes jugulaires se ouvrir et commencer à espandre sang, d’ond le corps en prenoit une partie en sa main, et avec le doy en escrivoit sur le perron certains vers, qui après furent leuz ; et à l’heure mesme veirent du hault air descendre la teste volante, avec ses ailes membraneuses et serpentines, tousjours peu à peu diminuantes, tant qu’elles furent reduictes en leur naturelle forme d’oreilles humaines, et la teste posée sur un pilier à crocz de fer, où la costume estoit de planter les testes couppées. Et ainsi comme chescun estoit attentif à regarder ces mysteres en grand silence, la teste, en voix tremblante, casse et mortelle, mais toutesfois entendible, prononça les vers suyvans :



J’ay veu la ronde tour, trois palais et trois soeurs,
la vielle Dame au faist, en grand’ autorité.
Au dessus est le lieu des bienheureux asseurs,
Qui en faictz et en dictz ont tenu verité,
Où je n’ay peu monter, ayant demerité
De tomber au fin fond, pour avoir trop menti.
Car onc, fors qu’à present, verité je ne dy,
Encore est ce par force et pour la consequence
Que mourir il me fault, et mort non repenti
Descendre soubz la tour. Cy me fault la loquence.


Cela dict, la teste, en hideuse convulsion serrant les dens et tournant les yeulx, soubdainement apallit et mourut. Et le corps, quant et quant s’estandant roidement avec crossissement de nerfz, tomba mort tout à plat sur le plan du marbre rouge et noir. Adonc fut acompli ce que avoient presagi les deux Faees Calendre et Clarence, à la nativité de l’enfant Desalethès. Ces vers prononcez furent ouys et entenduz de toute l’assistance, mis en escript ou retenuz par coeur de plusieurs, mesmement de moy, qui les retins en memoire, en la sorte que je les ay recitez. Sur ce point aussi fut commandé au Clerc publique de monter sur le Morirfault et regarder au perron de marbre quelles marques, ou signes, ou lettres, y auroit faict le corps mort de son doy et de son sang. Le Clerc monté trouva sur le perron blanc escripture sanguine de dix vers ainsi disans, comme à haute voix il les prononça :


J’ay esté, j’ay touché, tombé profondement,
Les tenebres d’Enfer espesses et palpables,
Dessoubz la ronde tour et son bas fondement,
Où sont mis en prison les malheureux coulpables,
Qui de vray faict et dict n’ont point esté capables,
Mais qui de verité ont fuy la lumiere.
Et pource que ma vie a esté costumiere
D’espandre en faictz et dictz tenebres de mensonge,
Le tresclair jugement de la cause premiere
Condamne qu’aux noirs lieux teste et corps on me plonge.


Ceste escripture prononcée et entendue, tous les assistans furent d’advis que la sentence en fust mise en effect, combien qu’ilz demourassent bien esbahiz de telles nouvelles jamais par eux non ouyes, de la tour ronde, des trois soeurs, de la vieille et de l’obscure et profonde prison, desquelles nous n’entendions point la substance, et encore ne faisons. Toutesfois le borreau fut mandé, qui, par commandement du Magistrat, print la teste morte et hideuse, et tira à un croc de fer le corps roide jusques à la profonde fosse d’ond cy dessus avons parlé, et avec la teste le jecta dedans, d’ond à l’heure fut ouy de la profondeur un grand cry espouvantable et gemissant, comme d’innumerables personnes grievement plaignantes et hulantes desespereement. Et sur cela, cest abisme se va clorre, en telle solidité qu’il n’y restoit apparence aucune que jamais il y eust eu ne tour, ne tremblement, ny ouverture de terre, ains seullement y apparoissoit le parterre de la place tout à plain, et ne fut plus ouy aucun bruyt, ains se feit un doux silence, cause d’esbahissement. Et le Soleil commença à espandre ses rays treslumineusement et à faire un tresbeau jour clair et serein, qui auparavant avoit esté obscurci par niebles espesses, nuées noires et temps pluvieux. Voilà l’histoire où je t’ay faict une bien longue, et paraventure ennuyeuse, digression (dit l’Archier à Franc-Gal), mais ce a esté pour la conformer à ton dire vray semblable, et par les vers susdictz convenans à ton recit confirmer le propos que tu en avois commencé, de la tour immense, des trois estages et trois soeur Faees, de leur ancienne mere Anange, residente au plus hault, et des basses et noires prisons soubz le fondement d’icelle. Lequel tien propos je te prie reprendre et parachever s’il te plaict. Car j’ay grand desir d’en escouter le discours et la fin, pour veoir si par iceluy je pourroie entendre la substance des vers que je t’ay recitez, qui me semblent estre aucunement convenans à ta narration. J’en suys content, dist le Franc-Gal. Mais levons nous d’icy, et poursuyvons nostre voie, et en cheminant je paracheveray le residu de ma narration pour te rendre partie du plaisir que j’ay eu à la tienne, laquelle ne m’a semblé ne longue, ny ennuyeuse, ains tresdelectable, pour les merveilles que tu y as recitées, lesquelles sont fort conformes à mon discours, par lequel j’espere qu’elles seront esclarcies. Pource, levon nous et alon. »

Adonc se levarent les deux preud’hommes, et sans rien rien oblier de leurs armes et ardes, ne l’arc, ne le Carquois, ne la bouteille, ne la couppe et serviette, après avoir encore une fois regardé les miraculeuses statues sur la tombe et prié repos aux espritz des corps dessoubz gisans, laissarent le sepulcre et reprindrent les brisées de leur chemin et de leur premier propos, le Franc-Gal ainsi le continuant.