Alton (p. 30-43).
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L’accuſation & proces criminel d’Alector, & ſa defenſion. Chapitre ii.


LENDEMAIN le Seigneur Diocles, Potentat, & chef de la Iuſtice d’Orbe, ſeant au Tribunal Pretorian en la grade Baſilique, feit vevenir et comparoir devant luy les Gratians accusateurs et l’Escuyer Alector criminel, pour entendre et juger de telle esmotion et tuerie advenue à leur cause, en assistance de tous les Magistratz, Ordres et Estats de la cité d’Orbe, et de la plus grand part du peuple, là convenu et assemblé, pour le cas nouveau, estrange et de terrible exemple. Les deux freres Gratians, revestuz de longz habitz de couleur basannée, en face triste et exterminée, ou par vray dueil, ou par artifice de fumée sulphurine,


Car bien souvent, le dueil de l’heritier,
Soubz feincte mine, est un ris bien entier,


à barbes rabbatues, cheveux herissez et encendrez, implorant Justice contre Alector present, estrangier, espion, insidiateur de lictz pudiques, violateur d’hospitalité, rapteur de virginité, voleur et effracteur de nobles maisons, turbateur de paix publique et meurtrier sanguinaire, exposans comme à la suasion de leur defuncte soeur Noemie Gratianne, gracieuse pucelle (plus par aventure qu’il ne luy auroit esté expedient), au recit de quelque vaillant faict d’armes (ne sachans si vray ou faux donné à entendre), ilz avoient receu en leur noble maison, noble tenue de toute antiquité et tousjours estimée maison d’honneur, ce simulé et masqué Gentilhomme, lequel soubz couleur de certaine honnesteté courtisane où il estoit bien apprins, et par l’atraction de quelque jeunesse et beauté en luy par don de nature reluysantes, avoit corrompu la bonne nourriture et les bonnes meurs de leur soeur, simple et jeune pucelle, la mieux estimée de son siecle, et attenté la pudicité d’elle, jusques à entrer à heures indeües et de nuct intempestive en sa chambre privée, demourant toute la nuyct seul avec elle seulle (d’ond on peut conjecturer le reste), où après la revelation de quelques fideles serviteurs domestiques, il avoit esté surprins à portes brisées ; et par effraction du logis hospital villainement violé et pollu, estoit sauté par la fenestre en la basse court, où de rechief il avoit commis plusieurs meurtres, tant de leurs serviteurs domestiques, amis et familiers venuz à leurs secours, que de leurs propres parens et alliez, voire qu’il avoit tué meschamment et malheureusement le plus jeune des freres Gratians, à ceste cause que leur tant amiable soeur avoit perdu le sens par rage d’amour furieuse, tellement qu’elle s’estoit venue faire miserablement tuer entre ses bras et ne savoit on par qui, si ce n’estoit par luy mesme, qui la tenoit saisie et l’avoit tuée, comme il estoit vraysemblable. Parquoy sur ce requeroient Justice leur estre faicte, tant pour leur interest privé des personnes de leur Frere, Soeur, parens, amis et domestiques, que pour le public exemple de telz turbateurs de paix publique, esmoteurs de sedition civile et corrupteurs de bonnes meurs. Concluans seullement à la mort la plus ignominieuse et cruelle qui pourroit estre adjugée.

Le tresprudent et tresjuste Potentat Dioclès, ayant en grand et attentif silence ouy et entendu l’action et la complaincte des Freres Gratians, à une oreille gauche seullement, ayant tousjours tenu la droicte oreille close de sa palme senestre, sur laquelle il avoit tousjours eu la teste enclinée, à l’exemple de l’Aspic, caut serpent, qui, craignant les enchanterelles parolles du Charmeur, s’estouppe l’oreille contre terre, semblablement feit le tressage Potentat, qui avoit close son oreille dextre de sa main, soubz contenance de s’acouder la teste, afin de la reserver pour escouter l’autre partie. Et pource il se retourna sur l’autre costé, tenant semblablement la main senestre soubz l’oreille gauche appuyée, prestant la droicte ouverte au defendeur, lequel, revestu de ses habillements qu’on luy avoit faict apporter, excepté ses armes, en visage liberal et asseuré, avec tresbelle forme et prestance de face et de corps, qui jà tacitement acquerroit la grace et faveur de tous, en parolle hardie ainsi proposa sa defense :

« Equitable et juste Potentat, je ne say si l’ordre des choses mondaines se confond et preposterement se renverse au contraire desordre, quand devant vostre Justice je me voy innocent et ayant receu injure (d’ond à moy appartiendroit la plaincte) estre arresté et accusé criminellement par ceux là mesmes qui m’ont faict outrage et qui ont en mon endroict violé le sacré droict d’hospitalité, en s’efforceant (tant qu’en eux a esté) de me tuer en leur propre maison où ilz m’avoient invité à loger, et de faict m’eussent occis, si Dieu juste, mon bon droict, ma bonne espée et mon impenetrable escu ne m’en eussent garenti.

Ilz me disent estre incogneu estrangier. D’ond pour me faire cognoistre en la presence de toute la compagnie, je declare que je suys Alector, né de noble sang, filz du tresrenommé Prince Franc-Gal, dict le grand chevalier vieux, au cheval nageant et volant, assez cogneu par tout le monde, et de ma dame Priscaraxe, Royne de Tartarie. Ainsi je suys noble, non incogneu estrangier (comme ilz disent), mais mondain et citoyen du monde, Escuyer errant, pour cercher qui me puisse donner chevalerie et trouver adventures en tous lieux, et ne me tenant estrangier en nulle noble maison qui soit ouverte aux gens de bien, telle qu’ilz veullent estre la leur tenue et estimée, eux se faisant nommer les Gratians, qui pour enseigne de gracieuseté ont faict dresser les statues des trois Graces à l’entrée de leur logis, vers lesquelles, à l’assault perilleux qui me fut faict, me cuydant retirer à sauveté comme aux signes de grace et franchise inviolable, je y trouvay telle grace que je y ai receu plus de trois cens coups de main et beaucoup plus de traict & bastons sans queüe. Et encore me furent plus favorisables les dures pierres soutenans les Charites insensibles d’albastre que les hommes qui se disent Gratians, aians sens et raison. Car ilz me combatoient à mort, et les pierres me defendoient et me sauvoient la vie. Parquoy je di que les Gratians et leur consors sont plus durs et disgracieux que les marbres de leurs sainctes et dives statues des Graces, qu’ilz ont par cruelle impieté eux mesmes violées et pollues, ou faict polluer du sang innocent de leur propre soeur, laquelle ilz ont faict cruellement immoler et sacrifier entre mes bras devant les images de leurs Charites, qui en detestation et horreur de tel abominable sacrifice semblarent destourner leurs faces pour ne veoir forfaict tant execrable que le meurtre de leur quatriesme soeur, la tresgracieuse Noemie, devant leur divinité, et sous la sauvegarde et franchise de leurs venerables et inviolables statues, traistreusement transpersée d’une malheureuse sagette descochée de loing par un lasche, couard, meschant et traistre Sagittaire, auquel (si recognoistre je le puys) ne vif ne mort je ne pardonneray. Et en cecy clairement appert la calomnieuse insimulation de mes accusateurs, qui intentent me mettre à sus le meurtre de la tresgracieuse Gratianne, occise entre mes bras d’un coup de traict, où je n’avoie autres armes offensives que ma seulle espée, de laquelle je me fusse plustost traversé le coeur que de l’offenser de nulle lesion. Protestant devant vous que pour nulle occasion, sinon par espoir de venger ma Noemie, je ne defens icy ma cause et ma vie, non pour plaisir ou desir que j’aye plus à vivre en ce monde, desirant plus d’estre avec elle, où qu’elle soit, que d’icy languir après elle morte, mais pour (avant que mourir) la venger cruellement du traistre meurtrier, par la mesme sagette d’ond il transpersa son noble coeur, afin de luy porter en l’autre monde nouvelles agreables de sa vengence.

Quant à ce qu’ilz m’accusent avoir esté surprins enfermé en la chambre de Noemie, leur soeur, et par effraction et forme d’eschellement avoir sauté par la fenestre en la court, en cela je ne fus onques surprins, ne en doubte de l’estre. Car estant logé en leur maison (laquelle pour certain plaisir à eux faict, en tout et par tout ilz m’avoient abandonnée, avec tous les biens qui estoient dedans), je n’estimay poinct la chambre de Noemie m’estre interdicte, en laquelle j’entroye souvent et en appert, non comme un larron ou meschant pour derober son bien ou son honneur, ou pour violer son corps, mais comme Gentilhomme à qui nulle dame ou damoyselle par honneur ne doibt refuser honneste compagnie, sinon que comme villain il la pourchassast de villanie, ce que ne sera trouvé en moy qui onc ne luy tins propos, ne feis acte qui luy despleut ; et nul scandale deshonnorable, ne suspicion sinistre n’en fust sortie, si eulx mesmes ne l’eussent procurée pour diffamer leur soeur et trouver occasion de la priver de son dot, par leur insatiable avarice. Pour laquelle cause, il est assez conjecturable qu’ilz l’ont faict mourir en ce tumulte par un coup sans suycte d’un homme incogneu de leur part, qui point ne se retreuve. Mais si je vi, je le trouveray bien. Touchant l’effraction, non moy, ains eux mesmes l’ont faicte, rompant violentement la porte de la chambre, par orgueilleux desdaing d’y frapper ou appeller familierement qu’on leur ouvrist, et (comme je croy) pour me voler et piller mes armes tant bonnes et belles, comme en fin ilz ont faict en façon de brigandz, lesquelles neantmoins encore je leur calange et les requiers estre mises en sequestre entre vos mains (Seigneur Dioclès) jusques à fin de judication ; ou, si je suys condamné à mort, ne mon Seigneur et Pere Franc-Gal, ne l’esprit hardi du chevalier noir Gallehault ne les en lairront jouyr paisiblement. Si je suys sauté de la fenestre en la court, ce n’a point esté pour conscience de mal-faict, que nul ay commis, sur la preuve des armes à l’espée et à l’escu (car chevalier encore ne suys je pas) contre les deux freres et tous autres qui de villenie charger me voudroient, ne aussi par fuyte, ne craincte de leur effort – car onques de eux je n’euz doubte, comme tresbien je leur ay donné à cognoistre –, mais descendi sans eschelle ny effraction, à main mise sur la fenestre doucement m’avallant pour ceder et donner lieu à leur furieuse insolence et cris de menaces, et pour eviter de commettre faict de hostilité en maison d’hospitalité, aussi pour ne donner suspicion deshonnourable à leur soeur, l’honneur de laquelle, si plus ne me eust esté en recommandation que à eux, qui l’ont traduicte, sans quicter la place je les eusse bien gardez d’entrer et renvoiez chez leurs parens, comme folz insensez. Mais ayans ces deux respectz, j’aimay mieux n’user de ma force et hardyesse, et ceder à la furie, que combatre à mes hostes et scandalizer leur soeur. Et quand en la court je n’eusse trouvé empesche, une seulle goutte de sang n’eust esté par moy espandue en la maison hospitalle. Mais vous savés (ô juste Dioclès) qu’il est permis, voire necessaire par la tresbonne loy de nature, de repoulser force par force, et violence par violence. Parquoy m’estant forcluse toute voie de fuyr combat et me trouvant environné de grande caterve de gens armez et conjurez à ma mort ou captivité (qui suys Franc, filz de franc et de libre condition), et m’assaillans de toutes pars sans mercy ne sans grace, combien que pour grace, franchise et sauveté trouver, je me fusse retiré vers l’azile et sacrées statues des charites ou trois Graces. Parquoy si en mon corps defendant, aucuns trop temeraires sont tombez soub le trenchant de mon espée, je di que ce ne suys je pas qui les ay occis, car je n’en eu onque le vouloir – et la juste loy ne juge que les faictz de volunté ; mais eulx mesmes se sont venuz temerairement enferrer comme sangliers furieux : ainsi de leur mort voluntaire je me clame innocent.

Finallement, quant à ce qu’ilz me chargent de violence et rapt commis en la personne de leur soeur, je respon cela estre tant esloigné de verité, que, au contraire, Noemie leur sœur estant par le terrible homme sauvaige ravie, et sans espoir de recouvre du tout perdue, je l’ay par vaillance contre la violence retiree saine et sauve, et en son entire à eux ses frères rendue. D’ond quant ainsi seroit que je l’auroie à moy soubstraicte, et approprié sa personne à mon vouloir, encore n’auroie je prins que ce qui seroit mien de bonne conqueste et droit de guerre, pour eux perdue en malle garde et par moy conquise sur le monstrueux Centaure et ainsi seroit mienne par l’universel droict des gens.

Parquoy je conclu à mon absolution et planiere delivrance et restitution de mes armes. Ou bien, si je suys trouvé coulpable de mort (qui peu me grevera après ma chere Noemie morte), je vous supplie tresinstamment (ô Seigneur Dioclès, et tous voz Assesseurs) faire cercher et trouver le traistre meurtrier sagittaire, qui l’innocente Noemie a traistreusement occise, et après l’avoir condamné à cruelle mort (comme raison le veult et votre justice le doibt) le mettre en mes mains pour l’executer et prendre vengence, que mon ame puys après separée du corps puisse porter à l’esprit de Noemie, en tesmoignage de la constante amour que en la vie et après la mort je luy ay portée. Et pour faire preuve de foy aux parolles dictes et alleguées en ma defense, soient interroguez jusques à torture les serviteurs domestiques qui l’accompaignoient lors que par le Centaure elle fut ravie et par moy delivrée de ses mains. Semblablement soit examinée Arcane, sa familiere damoyselle de chambre, qui de tous ses faictz et secretz est consachante. »

Ouye et entendue la defense d’Alector (qui pas ne sembloit desraisonnable), les pensées de toute l’assistance par une tacite faveur s’accordoient à son absolution et delivrance. Mais le juge Dioclès, qui ne croyoit pas facilement en parolles simples, par l’advis du conseil feit appeller Tharsides et Calestan, serviteurs domestiques en la maison des Gratians, qui avoient esté en la compaignie et conduicte de Noemie, et presens à son ravissement. Semblablement fut mandée Arcane, damoyselle privée et intime de la defuncte Noemie ; lesquelz comparuz, le Potentat Dioclès adjura au nom et en la foy deüe au Souverain JOVE de dire verité de tout ce qu’ilz savoient et avoient veu entre Alector et Noemie, avec menasse de mort s’ilz taisoient ou desguisoient la verité de la chose telle qu’elle estoit. Ces povres personnes serviles ainsi adjurées avec intermination se regardoient l’un l’autre sans dire mot, craignans chescun pour soy de dire ou taire chose qui peut estre par les autres coarguée jusques à ce que Tharsidès, le premier, print la parolle, adressée au Potentat, en telle maniere.