Alton (p. 43-63).
◄  Chapitre 2
Chapitre 4  ►

Narration du ravissement de Noemie emportée par le sauvage Centaure, et le recouvrement d’elle par Alector. Le secret de leurs premieres amours en la caverne, et la continuation jusques à la mort. Chap. III.



« Seigneur Dioclès, tresillustre Potentat, devant lequel les plus asseurez redoubtent, pour reverence de vostre Judicialle severité, qui ne reçoipt faveur, flatterie, ne mensonge, je vous proteste dire entierement et purement ce que j’en say sans simulation, surtaisance ne dissimulation. Deux mois y a ou environ, que Ma dame Noemie defuncte (de qui l’esprit en paix repose) fut mandée par Ma dame Callirhoé sa cousine en son chasteau du Chef-verd pour luy faire compaignie et passer le temps par quelques jours avec elle, tandis que mon Seigneur Spathas, son mari, estoit allé à douze journées de là, vers un Caloier, ancien hermite, de vie tresaustere, et homme divin, resident au faist du roch cornu, pour s’enquerir et savoir vers ce sainct homme, sur ordinaires et presque journelles depredations ou occisions, qui continuellement se faisoient en ses terres et bois, de personnes et bestes, ou tuées ou ravies, et perdues irrecouvrablement, sans pouvoir nullement savoir par qui, ne si c’estoit un diable, ou une beste sauvaige, ou un homme, qui telz malefices commist. Car les corps que l’on trouvoit occis estoient attainctz et persez de sagettes appoinctées de veneneuses dens de dragon, ou assommez et accravantez de coups orbes sans playe, ce que donnoit argument qu’ilz avoient esté sagittez ou amassez par main d’homme ; mais quand ce cry de ceux qui estoient raviz l’on suyvoit, il ne se trovoit trace que de pas de cheval, si tost esvanouy dans l’espesseur des bois que ceux qui poursuyvoient les raviz se trouvoient eux mesmes perdus. Et pource estoit allé mon Seigneur Spathas vers ce devin Caloier pour en avoir certain advis. Ce temps pendant, Ma Dame Noemie, mandée par sa cosine Callirhoé, au congé de ses parens et de ses trois freres, qui l’avoient en charge et recommandation souveraine, après la mort des pere et mere, alla au Chef-verd accompagnée de Calestan et de moy, et du frere bastard nommé Floridas, avec ceste damoyselle Arcane. Et là demourasmes trois sepmaines, à joyeuse chere, jusques au retour du Seigneur Spathas, qui ne rapporta du caloier autre response sinon un tel aenigne assez obscur, mais depuys trouvé veritable :


Le tueur ravissant n’est ny homme ny beste,
Qui de la bische blanche en brief fera conqueste,
En tuant le leopard, qui la voudra defendre,
Et chassant les deux cerfz, qui n’oseront l’attendre.
Mais là viendra l’enfant né de double naissance
Qui le delivrera du double en corpulance.
Puys pour pris de son faict il cueillera la fleur,
Dond après s’espandra flux de sang et de pleur.


Le Seigneur Spathas pour l’heure n’entendit point ceste obscure response, et toutesfois n’en peut avoir d’autre. Parquoy il s’en revint aussi peu advisé que quand il y alla, et neantmoins retenant en memoire cest ainigme. Lequel interpretant au pis, et doubtant que le malheur ne tombast sur sa maison ou sur ceux qui estoient dedans, mesmement sur sa belle cousine Noemie (qu’il conjecturoit estre la bische blanche), dès l’endemain il nous renvoia à Orbe à la malheure, car, en passant par les bois des hazardz, ainsi que nous chevauchions joyeusement une matinée à l’ombre des grandz arbres fueilluz, au chant des oyseaux, nous ouysmes un grand bruyt et tracas comme d’un froissis de grosses bestes approchantes de nous. Et soubdain apperceusmes un treshorrible monstre de grandeur, grosseur et hydeur enorme, qui jusque au bas du ventre avoit figure humaine plus gygantine que naturelle, à grosse teste chevelue et herissée comme une hure de sanglier, le visage fier, le regard truculent, la bouche fendue descouvrant de grandz dens, le corps et les bras nerveux et musculeux, couvertz de clair poil rude comme seyes de taixon, et le reste du corps en forme d’un tresgrand cheval roux, excedant la commune grandeur des autres chevaux, courant, ruant et sautant à quatre jambes chevallines fortes et legieres, droict contre nous, portant une grosse masse de cormier noailleux pendue à sa ceinture faicte d’une verde et retorse branche d’arbrisseau avec les fueilles, et des fleches tout à l’entour, avec un arc en main, d’ond il descocha une sagette qui alla tuer le Cheval de Floridas, qui, sentant son Cheval faillir soubz luy, promptement mist pied à terre et main aux armes pour defendre sa belle soeur (qu’il aymoit trescherement) contre cest horrible Centaure, droict allant la ravir. Parquoy Floridas, postposant sa vie au salut de sa bien aymée soeur, avec la seulle espée luy vint au devant. Dond le Centaure, rechignant de ris despiteux, saisit sa grosse masse et luy en deschargea un si pesant coup sur les reins qu’il luy froissa tous les os, puis à ses piedz chevallins le foulla tant qu’il luy creva le coeur ; voyans cela, nous en fuysmes, abandonnans ma Dame Noemie, que de bien loing en nous retournant vismes ravir au Centaure, qui, l’ayant mise sur sa croppe, entra en l’espesseur du bois, et après elle, sa damoyselle Arcane, courant à pié à teste deschevelée, car la mule où elle estoit montée ayant eu paour du Centaure (comme mule est une beste ombrageuse et phantastique) avoit jecté bas sa charge et à plains saux s’en retournoit au Chef-Verd, d’ond estions partiz. D’ond quand nous eusmes perdu de veüe ma Dame Noemie, nous en vinsmes fuyans à Orbe, pour annoncer à ses freres ces tristes nouvelles. Et autre chose n’en say, sinon que l’endemain au soir, vismes arriver saine et sauve celle que nous pensions estre totallement perdue, en la conduycte et compagnie d’un tresbel Escuyer, que velà present, qui depuys a demouré en la maison des seigneurs Gratians, se maintenant fort gracieusement envers tous, et bien amoureusement avec ma Dame Noemie, comme jeune gentilhomme avec belle damoyselle. S’il y a eu autre chose, je n’en say rien. Soit interroguée Arcane, qui en peut plus savoir. Quant à ma testation, Calestan en fera foy. »

Alors Calestan se leva, affermant le faict avoir esté tel, et en outre adjousta que en fuyant, la prophetie du Caloier luy vint en memoire estre vraye, car ce monstre Hippocentaure n’estoit homme ne beste, mais de double corpulance, ravissant et tuant. Quant à la bische blanche conquestée, c’estoit Noemie, le leopard (qui est beste bastarde du Lion et de la Pardalide) estoit Floridas, le bastard occis ; les deux Cerfz fuyans estoient eux deux, Tharsides et Calestan, serviteurs, qui de paour avoient abandonné leur dame à la fuyte. Mais du reste de l’ainigme, il protesta qu’il n’y entendoit rien pour n’avoir sceu les effectz consequens, desquelz Arcane pourroit estre interroguée. Arcane, donc, par commandement du Potentat, se leva et, adjurée en foy de rapporter le vray, sur pene de la vie, ainsi racompta :

Tout ce que ont relaté Tharsides et Calestan est selon la vraye verité (ô Seigneur Dioclès). Après la fuyte desquelz, et de ma mule, estant à pied, ne savoie mieux faire que, par extreme douleur m’apportant desespoir de vie, courir après ma dame Noemie, que mon ame ne povoit abandonner, en suyvant le trac du Centaure, par la voie desvoiée que je luy avoie veu tenir, en cryant et lamentant si hault que tout le bois en retentissoit, et la seulle Echo me reclamoit, qui avec moy sembloit gemir la defortune de ma dame Noemie. A mes hautains criz et reverberations des bois, survint un tresbeau, jeune et brave Escuyer (qui est Alector que present vous voiez), monté sur un bon rossin, qui, me voyant ainsi courir toute esperdue, me demanda la cause de mon dueil, laquelle ayant entendue, me requist le conduire où j’avoie veu aller le monstre, et qu’il en delivreroit ma dame, ou il y demourroit et mourroit. De telle promesse reconfortée, tellement que je me sembloie estre devenue legiere bische, je couru devant, vers l’espesseur du bois où j’avoie veu aller le Centaure, et l’Escuyer me suyvoit le grand gallop, tant que nous apperceusmes le Centaure ayant deschargé sa proie et la trainant par force dans le creux d’une roche environnée de quinze gros chesnes tresespés et feuilluz. Alector le voyant luy escria de loing : Laisse la pucelle, monstre biforme, et t’adresse à moy, qui te chastieray de ton outrage. L’hippocentaure l’oyant et le voyant venir à bride avallée, l’espée au poing, luy lascha une sagette, d’ond il l’eust persé de part en part s’il ne se fust couvert de son impenetrable escu. Parquoy, craignant que son cheval ne luy fust tué, mist pied à terre et s’adreça au monstre par merveilleuse hardiesse ; d’ond le Centaure esmerveillé, luy barbotant certaines barbares et sauvages parolles de furieuse menasse, luy deschargea un si pesant coup de masse que, soubz le bon escu qui le receut, il convint à Alector ployer un genoil ; mais vistement relevé, luy rendit chaudement d’un coup d’espée si roide jecté sur la hanche humaine faisant l’espaule chevalline, qu’il luy descouvrit la pallete avec grand douleur et abondante effusion de sang, d’ond le monstre jecta un cry si hideux que tout le bois en rebondit et les bestes sauvages de paour s’allarent cacher ; puys entoisa sa grosse masse, ramenant un coup foudroyant et bastant à atterrer un Elephant. Mais Alector, legier et adextre, facilement evita ce grand coup, qui tomba en vain, de telle roideur que le Centaure en eut le bras et la main estoupie, tellement que malaiseement il povoit relever sa masse ; ce que appercevant, Alector, ainsi que pesamment il la relevoit, d’un revers de sa bonne espée luy couppa le poing au droict de la joincture, lequel tomba à terre avec la lourde masse, d’ond le Centaure jecta un plus horrible cry que devant. Et se voyant desarmé et desmembré, avec la craincte qu’il avoit de la fulminelle espée d’Alector, lui tourna le derriere chevallin, ruant telles ruades que l’air en espartissoit en feu. Mais le vaillant Escuyer, agile et prompt à se destourner et à ferir, evitant tousjours ou reparant avec l’escu les furieux coups de pied, luy jecta au travers des ruades un coup de taille, d’ond non obstant la durté de sa peau et le poil herissé il luy trencha les nerfz des jarretz, descouvers jusques à l’os, qui encore en fut entamé. Ce que douloureusement sentant le Centaure, se retourna de rechief en front, et de grand ire se cabra sur Alector, bien pensant l’acravanter des piedz de devant. Le gentil Escuyer, voyant si belle parade, ne s’oblia pas, mais d’un grand coup d’estoc en la poictrine chevalline le passa jusques au coeur du corps humain. Ainsi le monstrueux biforme, frappé à mort, tomba à terre de tous les quatre piedz, se voultrant en son noir sang et jectant un dernier cry, non du tout en parolle humaine, mais entremeslé de l’un et de l’autre, comme d’un homme hennissant ou d’un cheval brutallement parlant, tant qu’il fust tout expiré. Et en cest instant qu’il tomba mort, le Ciel s’espartit en tonnerres, foudres, tempestes et grosses pluyes (qui estoient les diables, comme je croy, emportans l’ame de ce monstre), tellement que necessité nous fut à ma Dame Noemie et à moy, par la suasion et asseurance d’Alector, de nous retirer au creux de la roche qui estoit l’habitation du Centaure, où nous entrasmes, non sans grande craincte, toutes espouventées du merveilleux combat, et de la hardiesse et proesse du vaillant Escuyer, qui nous reconfortoit et asseuroit treshumainement. Et là dedans trouvasmes force venaison et divers fruyctz des bois, d’ond pour ce soir nous usasmes, selon la presente necessité. Et durant le manger, ma Dame Noemie (au coeur de laquelle amour avoit desjà prins place, au regard et admiration de la beauté, hardiesse, proesse et gracieuseté de ce jeune Escuyer qu’elle contemploit en grande admiration, à la clarté d’un merveilleux fourreau d’espée qu’il portoit, si lumineux de nuyct et en lieu obscur qu’il donnoit autant de clarté que un resplendissant flambeau). Si luy demanda quelle bonne adventure l’avoit là apporté si à poinct pour sa delivrance.

« Ma belle Damoyselle (dist Alector, qui, de sa part, n’estoit pas moins attainct de la grace et beauté de Noemie qu’elle de luy), je ne say pas bien par quel chemin je suys icy venu, plus à mon bonheur que au vostre. Mais je say bien que par un vent hyperboreen ou par quelque esperit j’ay esté depuys un mois ravi sur la mer septentrionalle, de dessus l’aile de Durat Hippopotame, le grand cheval nageant et volant de mon pere Franc-Gal, et emporté d’avec luy par dessus les terres et mers, par maintes journées, au grand dueil et regret de mon Seigneur et pere Franc-Gal, que je say bien que ores il me cerche par tout le monde, tant que finalement ce venteux esprit me a posé en un beau jardin d’un chasteau, assez près d’ici, où une jeune damoyselle, telle que vous (mais non si belle, et un peu plus eagée) m’a trouvé et, ayant entendu mon nom, m’a remonté d’un cheval, par telle condition que je vous suyvroie jusques à ce bois et vous donneroie ayde, si besoin en aviez. Car une vieille sorciere, le matin, luy avoit dict que vous estiez perdue, si par Alector vous n’estiez recouvrée. Et que le premier homme qu’elle trouveroit qui de ce nom se clamast, que sans tarder l’envoiast après vous. Or ainsi est que, si tost ne fus je posé au jardin que l’esprit qui m’avoit tant traversé, au delaisser me sembla dire ces parolles par un flateaux entonnement dans l’oreille gauche, entrant dans le cerveau. Alector, monte et va sauver la bische blanche du monstre roux, pour trouver ton pere qui te cerche. Bien tost je le reverray. Et sur ce, entra au jardin une treshonneste Dame, belle, jeune et de grand grace, mais meantmoins triste et lamentant une sienne cousine Noemie, n’agueres departie du Chasteau du Chef-Verd (car ainsi est nommé le lieu d’ond je vien), pour les parolles que luy avoit dictes la vieille sorciere. Ceste jeune Dame pensant estre seulle, et à l’impourveu me trouvant en son jardin qui de tous costez estoit clos de hautes murailles hors d’eschelle, fut un peu esbahie, puys, se rasseurant en son for, me demanda qui m’avoit là donné entrée, et qui j ‘estoie, et que je demandoie. Et je luy respondi :

« Je ne say. Alector. Un Cheval. »

Ouÿ ce nom d’Alector, de ce pas, sans plus m’interroguer, elle me mena en l’Equurie, me donna à choisir tel Cheval qui plus me plairoit, aux conditions devant dictes, lesquelles tresagreablement acceptées, je choisi ce beau grison pommellé que vous voyez (or avoit il mis pour la tempeste son cheval au couvert avec de l’herbe, lequel Noemie et moy incontinent recogneusmes pour estre le cheval du Seigneur Spathas. Et entendismes que celle qui l’avoit envoié après nous estoit ma Dame Callirhoé du chastel du Chef-Verd) continuant donc son propos : je choisi (dist-il) ce beau grison pommellé qui prestement me fut sellé et bridé, et ce pendant qu’on l’apprestoit, la Dame du Chasteau me advertissoit de quelque monstre. Estant donc dessus monté, avec congé prins de la Dame et promesse d’acomplir son commandement, et sur ce cheval depuys ledict lieu (car mes autres chemins precedens je ne sauroie remarquer ne recognoistre, non plus que la voye de l’oyseau dans l’air, du serpent sur la pierre et de la nave en l’eau), sur ce bon cheval (di je) j’ay esté apporté jusques icy sans trouver personne ne creature vivante à qui je peusse demander nouvelles de vous comme je desiroie en savoir, sinon que j’ay trouvé une petite mule ombrageuse et deresnée qui s’en fuyoit du bois, droict au chemin du Chastel, laquelle neantmoins s’est un peu arrestée à mon cheval, qui luy a demandé (comme je pense) en langage caballistic, des nouvelles de vous. Mais la phantastique mule en jargon mulois luy a respondu « hynha » (je ne say que c’est à dire) et soudain s’en est allée courant à bride avallée vers le chasteau, d’ond je me suis doubté que quelque trouble vous estoit advenu, et pource me suys hasté, tant que au cry de vostre damoyselle j’ay tourné bride et d’elle ayant ouy vostre encombrier, suys venu au secours pour acomplir ma promesse, où j’ay faict ce que j’ay peu et ce que vous avez veu. Vous avez tant faict (dist ma Dame Noemie, qui tousjours avoit eu les yeulx sur luy en parlant), vous avez tant et si vaillamment faict (ô noble Escuyer liberateur de pucelle ravie) que je m’en sentiray eternellement tenue à vous, et moy et mes freres, et toute la famille Gratianne, confessant pour premiere et trop petite gratitude envers vous que je n’ay en moy, ny hors moy, chose digne et suffisante à recompenser vostre merite. Comment avez vous nom, Ma damoyselle ? (dist Alector) Mon nom (respondit elle) est Noemie. Noemie (dist il) ? Quiconque ce nom vous imposa ne faillit pas à bien et convenablement vous denommer. Car vrayement Noemie, c’est à dire belle et tresbelle, estes vous, et encore plus gracieuse. Et à ce que vous dictes n’avoir suffissance à recompenser le plaisir et service que je vous ay faict, non pour celluy là (que je recognoy estre petit ou nul, au respect de vostre dignité), mais pour tous les services et honneurs que je desire et pretendz vous faire à l’avenir, et pour la grande et indicible amour que j’ay envers vous, je vous requier, ma dame Noemie, et demande en recompense une petite part de ce qu’est en vous le plus abondant, c’est de grace, beauté et amour mutuelle et reciproque.


Car pour aimer et estre aimée
Vous semblez au monde estre née.


Et ceste est la recompense que je vous demande, vous priant ne la me refuser, si ne voulez veoir mesler mon sang avec celluy du Centaure. D’ond peut estre auriez après autant de regret de la perte de vostre loyal ami que vous avés eu de joie en l’occision de vostre ravisseur ennemi. La pucelle Noemie, encore jeune et simple, et qui jamais n’avoit autant ouˇ parler d’amour, aux parolles de ce tant beau jeune Escuyer se trouva toute changée, esmeüe et eschaufée des ardeurs que jamais n’avoit senti, et en parolle tremblant luy respondit : Bel ami, combien que jusques à present je n’ay jamais sceu ne senti que c’est de cest amour duquel tant on va devisant, neantmoins ore, par je ne say quelle transmutation nouvelle, je me sens tant changée, enflammée et affectionnée vers vous (je ne say si c’est ce qu’on appelle amour) que je ne puys vouloir, sinon ce que vous voulez, n’avoir plaisir ne contentement autre que de vous, comme toute en vous transformée. D’ond j’estime estre le moindre devoir que je pourroie et voudroie faire que de vous aimer, vous qui m’aimez et qui m’avez sauvé la vie. Parquoy de bon coeur je vous octroie mon amour, où jamais nul autre n’aura lieu tant que ma vie durera. Je suys de bon droict vostre et par vous conquise ; mon corps et ma vie est en votre puissance, et mon honneur en voz mains, lequel je vous prie me garder, comme noble et franc Gentil-homme que vous estes. »

Alector, tant joyeux que plus ne pourroit estre, la remercia tresaffectueusement en luy implantant frequens baisers sur baisers, passans de la bouche au coeur et (comme l’on dict que par la bouche se met le feu au four) enflammans de plus en plus les premieres estincelles de ce feu couvert, attisé par doux attouchemens de main, allumé par soufflemens de gracieux souspirs, et par fois arrosé d’eau de larmes esprainctes de deux coeurs serrez en la presse d’amour, en sorte que, à la contemplation de telle douceur, qui (pour dire verité que j’ay jurée) me faisoit venir l’eau à la bouche, et par ennuy d’estre seulle, je m’endormi sur une couche de fueilles jusques au matin. Et pource, de ce qui fut faict entre eulx, comme je n’en voulu rien savoir, aussi rien je n’en say, sinon que en mon dormant (ne say si je songeoie ou non) me sembla ouyr quelques douces plainctes de ma dame, entremeslées de joye ; d’ond me voulant lever pour aller vers elle, me commanda de dormir et me tenir en repos, ce que je fei voluntiers jusques au matin, que le Soleil estoit jà haut et reluysoit dans la caverne ; et à ceste prime lumiere levée, je regardoye ceste belle paire de tant belles jeunes personnes que le Soleil en pallissoit, gisantz face à face et à demi embracez, sur une grande couche de mousse verde, qui estoit (comme je croy) la lictiere du Centaure. Et ainsi que je contemploie à grand plaisir ma Dame Noemie avoir prins plus haute et nouvelle couleur que sa naturelle blancheur par le dormir matinal, le Grison, qui n’avoit plus de fourrage, se print à hennir fort hautement, tant que Alector se leva en sursault, empoignant son espée et son escu qui estoient près de luy ; et ma dame Noemie semblablement se leva, qui en me regardant devint rouge et honteuse d’avoir (comme je pense) dormi si haute heure.

Adonc Alector, après luy avoir donné le bon jour avec une gracieuse accollade et un amoureux baiser, monta sur son cheval, la mist devant soy aussi legierement qu’une jeune chevreulle, et je montay en croppe sur le puissant Grison à qui trois jeunes corps pleins de feu ne faisoient plus de charge que d’un homme seul, et ainsi retournasmes prendre le chemin d’Orbe, où nous trouvasmes le corps de Floridas, que nous elevasmes sur les branches d’un arbre, affin que les loups ou autres bestes sauvages ne le mangeassent, et son cheval paissant avec la hacquenée de ma Dame, sur quoy elle monta, et moy sur celluy de Floridas. Ainsi retournasmes à Orbe en la maison Gratianne, où trouvasmes la famille toute troublée en dueil pour la mort de Floridas et pour la perte de ma Dame Noemie, qu’ilz tenoient pour certain estre perdue, et moy avec, où estoit le moindre dommage. D’ond, nous revoyans en sain et sauf retour, de prime face furent tous esbahiz, mais l’esbahissement soubdain se tourna en joye et gratulation, mesmement vers Alector, duquel ilz avoient par moy entendu la noblesse, vaillance, proesse et honnesteté, la rescousse desesperée de leur soeur et l’occision du monstrueux Centaure, pour de laquelle estre plus certains, envoyarent querir le corps de leur frere bastard Floridas pour le faire honnorablement enterrer (comme depuys ilz ont faict) et le corps du Centaure pour avoir preuve de mon dire, et aussi le plaisir de le veüe et vengence ; lequel corps biforme fut apporté sur un chariot à quatre roes et quatre chevaux, si grand, si monstrueux et si espouventable que les bestes au bois n’en avoient osé approcher, et les hommes en Ville à pene l’osoient regarder. De ce monstre après avoir faict monstre au grand esbahissement de tout le peuple, ilz le feirent escorcher et remplir la peau de force bonnes herbes seches et odorantes, et le posarent avec sa masse sur un portal de la maison où il semble encore estre vif et defendre l’entrée, à care tant hideuse et menaçant que encore le peut on veoir, à la grande louange et honneur du vinqueur qui tel diable avoit defaict, qui est Alector que velà present, à qui les Frères Gratians en recognoissance du sauvement de leur soeur offrirent et abandonnarent leur maison et tout ce qui dedans estoit. Ce que Alector accepta tresagreablement pour l’amour de ma Dame Noemie qu’il aimoit trescherement, et laquelle il venoit souvent visiter, caresser et faire l’amour honneste, sans villainie ne deshonneur, ne qu’il passast la ceincture (au moins que j’aye veu). S’il y a autre forfaict, ou veritable, ou par faulse accusation intenté, d’ond soit procedé tant de mal, je proteste que je n’en say rien plus que ce que j’en ay dict. A tant se teut Arcane.