Alton (p. 18-30).
Chapitre 2  ►

La surprise d’Alector en la chambre de la pucelle Noemie Gratianne. Son evasion et merveilleuse defense. L’occision de s’amie entre ses bras. La prinse, accusation et emprisonnement de luy, et la sepulture d’elle avec son Epitaphe. Chapitre I.



Le pavé de marbre blanc en la basse court du palais des Gratians, Seigneur citoiens Orbitains, avoit changé sa blanche couleur en rougeur sanguinolente par l’effusion du sang humain et en plusieurs endroictz estoit couvert de corps occis, gisans à l’entour du preux Alector, comme l’herbe abbatue autour du faucheur, les uns du tout oultrez, les autres encore tirans le jarret et jectans les derniers souspirs. D’autre part la court estoit toute plene de gens en armes s’efforceans de prendre vif ou bien de tuer le gentil Escuyer, qui, ayant esté surprins un matin par le trop tardif sommeil d’un doux dormir doré en la chambre de la belle Noemie Gratianne, entendant rompre la porte sur luy, pour cuyder sauver l’honneur de sa dame plus que pour paour qu’il eust, estoit sauté par une fenestre en la basse court, sur la chemise vestu à la haste seullement d’un Gallicam Saye d’armes, avec un Jasseran de filz d’or et soye purpurine, et la chaine d’or, et d’un chappeau vermeil en teste, au demourant nu et descouvert, fors que d’un grand et large escu de cuyvre, portant de sinople verd à un coq d’or s’elevant, armé et onglé de gueulles, et d’une tresbelle, riche et tresbonne espée d’ond la refulgente splendeur taincte en sang boillant estoit si redoubtable aux assaillans, par l’exemple des trop hardiz occis, que tant bien fussent ilz armez, si n’osoient ilz approcher. Car l’espée estoit de si fine et dure trempe, trenchante et passante comme le feu, et en un bras si fulminatoire, qu’il n’y avoit si bonne armeure qui ne semblast estre de papier argenté ou de verre, ne qui peust garentir les corps d’estre mis en pieces, quand ilz en estoient attainctz à droict coup.

Parquoy, voyant à l’approche et attouche de celle espée la mort presente et certaine estre intentée, nul n’en osoit aucunement approcher, mais de loing en cryant effrayeusement luy jectoient pierres et plombées, dardoient javelotz, tiroient sagettes et brandissoient long bois, mesmement les deux freres Gratians, germains à la belle Noemie, qui portans impatiemment et tresindignement le diffame et deshonneur qu’ilz estimoient avoir esté faict à leur soeur, voire par l’estrangier qu’ilz avoient tant honnorablement receu et tant gratieusement entretenu en leur Gratianne maison et famille, et desirans venger l’outrage domestic et aussi la mort de leur tiers jeune frere, qu’ilz voioient devant eulx estendu sur le pavé et mis à mort par sa trop grande hardiesse, assailloient sur tous autres vigoureusement le jeune Escuyer, à grands coups de picques brandies et lancées adroictement et roidement, qui plus faisoient de molestie à Alector que nulz autres. Car aussi le faict leur touchoit de plus près. Mais avec sa bonne espée et l’agilité de son corps tresadextre, il destournoit les coups si promptement et les rabbatoit si rudement que en peu d’heure il tronçonna six picques comme si ce fussent chenevottes, et desbastonna trois fois les deux freres. Des autres coups hors main et venans de loing, comme pierres, traictz et dardz, ilz n’estoient pas toujours à droict assenez, par la remuante legiereté de l’Escuyer, sur lequel on ne pouvoit asseoir juste visée sinon à l’adventure, et ceux qui à luy venoient, il les recevoit à son escu impenetrable et de telle asseurance qu’il rendoit hardi et sans paour celluy qui le portoit.

En tel peril toutesfois un grand advantage luy advint, car au mylieu de la court y avoit un grand perron de marbre hault de sept piedz, de figure triangulaire, et les costez archelez en dedans en hemicycles, faisans trois demirondes enfonceures sur ce triangle perron. En l’honneur du surnom de la famille Gratianne estoient elevées en Albastre les statues des trois Graces, qu’on appelle Charites, en figure de belles vierges nues, s’entretenantes par les mains mutuelles comme en dansant, à visages destournez : l’une plainement en face devanciere, l’autre costiere et la tierce averse et tournant le dos. Entre deux angles de ce perron en l’une des trois enfonceures s’estoit adossé et acosté Alector, en sorte qu’il ne povoit estre surprins ne frappé par derriere, pour la largeur et espesseur du perron, et bien difficilement par les deux costez, à cause des deux angles advancez hors le hemicyle, qui luy faisoient deffenses. Ainsi avoit Alector à se couvrir seullement par devant contre ses ennemis, ce qu’il faisoit fort bravement, d’un courage jeune, de sang chault et bouillant, qui ne pense au peril et ne le crainct, adjoincte aussi la vertu de l’escu qu’il portoit, ravi en un trophée, contre l’esprit de hardiesse. De toutes lesquelles forces garni, il se tenoit il se tenoit en estal au mylieu de ses ennemis cryans et plus fort la craignans que près l’approchans, comme un sanglier accullé et rendu aux abois, contre une infinité de chiens, ireusement, mais de loing, abayans, jappans, baubans, et clabaudans, desquelz si quelcun trop jeune, ou trop peu braconné se vient ruer dessus la beste eschaufée, incontinent par le crochet de la dent furialle il a les trippes au vent et la vie en l’air, donnant exemple de craincte à tous les autres : tel est leur naturel, que l’un feru, les autres fuyent. Ainsi estoient ilz en grande multitude à l’entour d’Alector, cryans, menassans et despitans, mais neantmoins ne passans poinct les corps de ceux qui gisoient devant luy occis. Mais le nombre toujours croissant, il se trouva tant chargé de pierres, de plombées, de bris de bois, de traictz, de dardz, de sagettes et de longz bois que, si la deesse de Salut mesme l’eust voulu sauver, elle n’eust sceu.

Voicy à cest instant sortir du palais une jeune fille de singuliere beauté et encore de plus souveraine grace (et celle estoit la belle Noemie Gratianne, soeur germaine des trois freres Gratians, l’un tué et les deux autres pour sa vindication combatans, enfans du preudhomme Evandre Gratian et de la noble dame Agathagyne, la premiere et plus ancienne maison des orbitains). Ceste fille, qui à la verité estoit l’amie d’Alector, voyant son pluscher qu’elle à soy mesme au mylieu de ses mortelz ennemis estre rendu à tel estal de boucherie, et tant de bastons et de traictz volans sur luy que à pene le povoit on veoir soubz son escu plus herissonné de fleches que n’est de poinctes le dos d’un porc espic, ne se peut plus contenir que par furiale rage d’amour, prostituant toute honte virginale, toute craincte pudique et tout honneur de son noble sang, excedant la pusillanimité de son sexe par un coeur plus que virile, ne se vint entreposer au travers des mortelles armes volantes entre ses freres et parents assaillans, et son ami defendant sa vie et son honneur, d’elle et de luy. Elle estant descoiffée à cheveux espars, beaux comme raiz de Soleil, la face triste et esplourée, mais neantmoins plene d’une treshardie et grave constance, son beau corps plus blanc que les statues des Graces alabastrines qui au dessus estoient posées, et parmy le blanc illuminé d’un vif incarnat couvert seullement avec ses linges deliez et transparens d’un legier manteau de damas blanc, constituée entre les deux parties, se tourna vers ses freres et leurs adherens, en voix hardie et effrontée leur disant telles paroles :

« Mes freres, et vous mes parens et amis, je vous prie un peu cesser le traict, haulser le bois, et m’escouter. L’effort que vous faictes contre ce beau, jeune, vaillant et vertueux gentilhomme (que vous ne cognoiscez) est entrepris ou pour l’amour de moy vostre soeur et parente, ou pour haine et vengence de luy, vostre offenseur, comme vous cuydez. C’est l’une ou l’autre raison, ou toutes les deux, à cause de quelque sinistre suspicion (qui plustost devoit estre assopie que fameusement descouverte). Si c’est pour l’amour de moy, pour l’amour de moy donc pardonnez la vie, l’honneur et liberté à Alector, auquel je doy l’honneur, la liberté et la vie, comme vous mesmes bien le savez ; d’ond luy mort, impossible est que vive je demeure. Oultre ce que en luy faisant tort, avec le villain vice d’ingratitude contraire à vostre nature et au surnom de nostre famille, vous violerez le sainct droict d’hospitalité occiant vostre hoste en vostre maison, où vous l’avez receu cordialement et meritoirement. Et si la violence que vous luy faictes est pour vengence de quelque forfaict ou forfaict ou delict de jeunesse – ou sien ou mien –, que devez ayder à celer plustost que de le reveler ? Si vengence en desirez, prenez la sur moy qui suys cause du mal (s’il y en a) et sur mon corps et mon coeur à luy pour sa vertu devouez, duquel je feray pavois et boulevard pour la defense du sien qu’il a quelque fois emploié pour moy gratuitement, preste à recevoir pour luy vos traictz et coups mortelz d’aussi bon coeur que je le vai couvrir et embracer.  »

Cela dict, ceste tant belle et gratieuse Gratianne Noemie se jecta de corps et de bras sur ce bel Escuyer Alector, l’abraçant estroictement et le baisant en l’accollant à face et poictrine (que tous deux avoient nues) et le couvrant de tout son corps contre l’offense des assaillans. Ce que voyans, ses freres et parens, ayans entendu sa priere et protestation, et aussi par pytié naturelle et parentalle qui les emouvoit, commençoient jà à se retirer et lever les armes, quand un meschant et malheureux brave mignon, qui longtemps avoit poursuivy l’amour de Noemie Gratianne et jamais n’en avoit sceu finer d’un seul traict de risée, et pource tournant son doux en amer, et son amour et desir en desdaing et despit, pour la grande charesse qu’il voioit la belle Noemie faire à Alector, proposa de les faire mourir tous deux à un coup ; parquoy voyant son oportune occasion, encocha une sagette empennée de legiere inconstance et ferrée d’un fer de dur courroux, trempée au venin de jalousie, qu’il desbanda, pensant d’un coup tuer les deux amans ; mais la malheureuse flesche attaignit la belle Noemie par le flanc droict et luy passa jusques au coeur, dond tout soudain sa blanche chair, chemise et manteau de damas blanc prindrent couleur vermeille. La pucelle sentant interieurement ce coup mortel s’escrya en cry estraingnant :

« Las! Je suys ferue à mort pour vous (mon amy Alector). De noz amours a esté brieve la jouyssance, et bien triste la defaillance, la fleur de ma beauté et jeunesse aussi tost passée, comme la rose matinalle au soir descheüe et flaistrie. Mais la mort m’est d’autant moins grieve de ce que je suys occise vous sauvant du coup mortel et de ce que je meurs entre vos bras, mon doux ami, vous en laissant la vengence. »

A ces motz lui faillit la parolle, et ses yeux mourans abaissez, enclina sa bouche sur la face de son ami. Alector, pensant l’alleger, luy tira la malheureuse sagette ; mais au tirer avec le sang la vie s’en alla, et tomba morte celle peu paravant tant belle creature, aux pieds de son ami, tant triste et enragé de fureur pour celluy coup que, obliant soy mesme et le peril propre où il estoit, par ardeur de vengence de sa Noemie et de rencontrer le sagittaire meurtrier, sortit de son fort, se ruant comme un Lyon blecé au travers de la multitude, enfondrant la presse et abbatant tout devant soy, et à son fort escu repoussant tout ce qu’il rencontroit en cryant furieusement :

« Traistre Sagittaire, meurtrier de pucelles, où es tu ? Que ne te presentes tu à moy (lasche couard et traistre) affin de me faire acompaigner la plus indigne de mort qui fust en vie, ou que je me saoule de vengence au plus clair de ton sang, cruel Tygre, insidiateur Aspic! Couard et malin Crocodile, qui sans offense as donné la mort à la vive vertu et puys t’en voles comme la guespe laissant sa veneneuse poincture, ose te representer à moy! »

Ainsi alloit cryant Alector, si furieusement menaçant, frappant et abbatant que homme, tant fust hardi, ne s’osoit rencontrer devant luy s’il ne vouloit mourir. Mais ce pendant que par desesperée rage il s’exposoit ainsi à l’abandon, se ruant à ce que estoit devant luy et ne regardant point qui le suyvoit, soubdain se trouva saisi de six puissans hommes, qui par vive force luy ostarent son escu et par consequent une partie de sa hardiesse ; et non obstant qu’il feist merveilleuse resistance au grand degast de ses ennemis, neantmoins la multitude l’oppressa tant et tant le chargea que son espée luy tomba de la main, laquelle un de ses freres Gratians print avec l’escu. Ainsi fut prins Alector et mené par force de gens au Potentat gouverneur de la ville et chef de la justice, appelé Dioclès, lequel voyant ce beau jeune filz, de face tant liberalle, estre accusé par tant de voix intentées contre luy, les uns l’accusans de rapt, autres de trahison, autres de stupre, autres de plusieurs meurtres, à toutes lesquelles criminations le jeune escuyer rien ne respondoit et ne demandoit que la mort, pour accompaigner sa treschere et tresregrettée Noemie, ne voulut faire jugement precipité, mais faisant office de Potentat (comme tressage homme qu’il estoit), cognoissant tous ces gens estre passionnez, les uns de fureur et appetit de vengence, et l’autre de desespoir, douleur, regret, ennuy et contemnement de vie, advisa de laisser refroidir les uns et les autres jusques au lendemain, que de froid sang ilz fussent retournez à raison et à leur bon sens. Parquoy adressant sa parolle au peuple tumultuant, et mesmement aux deux freres complaignans, leurs dist ainsi : Seigneurs Gratians, demain parties ouyes, je vous feray droict. Retirez vous en paix, et je retiendray le criminel en seure garde. Cela dict, tous s’en partirent assez mal contens. Alector fut mis ès mains et en garde du capitaine Palatin. Et les autres s’en allarent faire enterrer les mors, entre lesquelz la jadis tresbelle Noemie Gratianne trouvée occise, en dueil universel de toute la cité, fut par ses freres ensevelie au droict du lieu mesme où elle avoit esté tuée, jouxte le soubzbase du perron des Graces, pour les excellentes graces d’esprit et de corps qui en son vivant (outre la fortune) l’avoient anoblie. Et en la pierre du perron fut engravé cest epitaphe :

Cy devant gist la belle Noemie

Que lamenter l’ordre des Graces semble.
Pour d’Alector estre constante amie

Sentit le coup d’amour, et mort ensemble.