Un drame dans la rue de Rivoli/Texte entier

Office de publicité (p. --C).


ROMANS HISTOIRE POÉSIES VOYAGES


COLLECTION HETZEL.




UN DRAME


DANS


LA RUE DE RIVOLI,


par


Mme LOUISE COLET.




BRUXELLES,
OFFICE DE PUBLICITÉ,
Montagne de la Cour, 39

1857


UN DRAME


DANS


LA RUE DE RIVOLI.

BRUXELLES. — TYP. DE. J. VANBUGGENHOUDT,
Rue de Schaerbeek, 12.
COLLECTION HETZEL.




UN DRAME


DANS


LA RUE DE RIVOLI,


PAR


Mme LOUISE COLET.




Édition autorisée pour la Belgique et l’étranger, interdite pour la France.


BRUXELLES,
OFFICE DE PUBLICITÉ,
Montagne de la Cour, 39




1857


I

— Le bel exilé et la grisette amoureuse. —


C’est le simple récit d’un de ces drames qui, moins le dénoûment, se passent chaque jour à Paris, mais demeurent inconnus, ou sont bientôt oubliés.

Dans l’année 1835, le promeneur inoccupé qui, sortant du jardin des Tuileries, se serait dirigé sous les arcades de la rue de Rivoli, aurait pu apercevoir sous la porte cochère d’un des plus beaux hôtels de ce quartier, un grand vieillard à la chevelure et à la moustache blanches, à l’œil vif et bon, à la démarche ferme, portant le ruban rouge à sa boutonnière, et dont l’habillement composé d’un gilet droit, d’une veste et d’un pantalon de drap gris, rappelait par une propreté irréprochable la tenue militaire.

Ce vieillard, qui fumait habituellement une pipe courte et ébréchée, était un ancien soldat de l’Empire. Il avait assisté à presque toutes les grandes batailles de cette époque glorieuse, avait reçu la croix à Austerlitz pour un grand trait de bravoure ; mais complétement illettré, il n’était parvenu qu’au grade de sergent. Distingué dans plusieurs rencontres par le général Noirdier, employé par lui, durant l’action, pour porter des ordres d’un bataillon à l’autre, il s’était établi entre le chef d’un haut rang et le simple soldat une sorte d’amitié militaire qui se consolida encore lorsque le général et le sergent furent mis à la retraite par la Restauration.

Le général Noirdier s’installa dans son bel hôtel de la rue de Rivoli, et offrit au sergent Mallet d’en devenir le concierge. Il mit à sa disposition, outre la loge, jolie pièce en boiseries de noyer, confortablement chauffée en hiver et bien aérée en été, une grande chambre attenante.

Un logement si vaste et si luxueux éveilla dans l’esprit du vieux soldat des idées de mariage. Il se souvint d’une fraîche petite cousine qu’il avait laissée tout enfant en quittant son village ; elle devait être bien vieillie et avoir pour le moins trente ans. Il savait qu’elle ne s’était point mariée, qu’elle était une des plus habiles et des plus honnêtes couturières de l’endroit, et que le dernier vœu de sa mère en mourant avait été qu’il la prît pour femme, si jamais il songeait au mariage. Il partit donc pour son village, résolu à tenter l’aventure. Il retrouva sa cousine Marianne dans la chaumière champenoise où il était né et où sa mère était morte ; elle avait nettoyé chaque jour le simple mobilier, fait soigner le jardinet et entretenu la maison dans le meilleur ordre, afin que lorsque le fils de sa chère tante défunte reviendrait, il n’eût pas de reproches à lui adresser.

Le soldat arriva : il ne trouva plus à Marianne la fleur de la jeunesse, mais encore celle de la santé et un air d’honnêteté et de bonne humeur qui le charma.

C’était avec cela une femme douce et soumise, telle qu’il la fallait au caractère un peu impérieux du vieux militaire. Aussi illettrée que lui et plus ignorante, sa cousine n’avait pas une idée dans la tête, mais dans le cœur trois ou quatre précieux instincts de chasteté, de probité, d’abnégation et de foi.

Le sergent Mallet, qui ne manquait pas d’une certaine finesse de jugement, devina que cette femme lui convenait merveilleusement pour finir doucement sa vie ; et lorsqu’elle lui dit avec une touchante candeur, après lui avoir montré tous les coins de la maisonnette dont elle avait été depuis plusieurs années la ménagère dévouée :

— Et maintenant, mon cousin, si vous trouvez que tout est bien chez vous, et que je ne puisse plus rien pour votre service, j’irai chercher une chambre dans le village où je me retirerai.

— Oh ! pour cela non, s’écria le soldat avec chaleur ; si vous sortez d’ici, ce ne sera qu’avec moi, et pour nous en aller ensemble auprès de mon bon général qui m’attend à Paris.

Et sans autre préambule, il fit sa déclaration à l’honnête fille, tout confuse et tout heureuse de l’entendre.

Quinze jours après, ils étaient mariés et établis à Paris dans la belle loge de l’hôtel de la rue de Rivoli.

Un an plus tard, l’heureux sergent était père d’une petite fille brune et vigoureuse que madame la duchesse, femme de son général, tint sur les fonts baptismaux avec son mari, et à qui, suivant le goût romain que la République et l’Empire avaient répandu, elle donna le nom fier et pompeux d’Eudoxie.

Le ménage Mallet n’eut pas d’autre enfant.

Rien n’était plus touchant que la tendresse du vieux soldat pour cette petite fille, bonheur inespéré de ses dernières années.

Il la berçait dans ses bras, la regardait dormir durant des heures entières sur ses genoux, lui faisait prendre l’air sous les allées des Tuileries, où il essaya ses premiers pas. Il était à moitié sa nourrice ; si bien que la bonne Marianne lui disait parfois tout attendrie :

— Notre chère enfant a deux mères !

Cette idolâtrie ne fit qu’augmenter avec l’âge et la gentillesse de la petite fille.

Eudoxie n’avait rien de la nature timide et contenue de sa mère ; son esprit annonçait, au contraire, la hardiesse et la fermeté qui avaient fait du sergent Mallet un des meilleurs soldats de la République et de l’Empire. Ses traits rappelaient aussi ceux de son père dans son jeune temps.

À dix-neuf ans, au moment où commence notre récit, la physionomie d’Eudoxie était décidée, et un peu trop caractérisée pour une femme. Ses grands yeux noirs très-vifs, très-éclatants, manquaient de douceur ; sa bouche, à l’expression dédaigneuse et résolue, souriait rarement pour laisser voir de fort belles dents. Sa chevelure luisante comme du jais, longue et abondante, formait une double couronne de nattes sur sa tête, et était lissée en bandeaux sur ses tempes. Son cou brun et bien modelé s’encadrait dans un petit col de batiste plissé, retombant régulièrement sur ses robes toujours collantes qui dessinaient, sans la voiler, sa taille svelte quoique robuste.

Comme son père, la jeune fille était très-grande, ses pieds et ses mains n’avaient rien d’aristocratique ; enfin, l’ensemble de sa personne, qui paraissait très-séduisant à certains hommes, aurait semblé le contraire aux natures poétiques et rêveuses qui cherchent quelque idéal dans la beauté.

Quoique Eudoxie sût lire et écrire, grâce aux leçons que lui avait fait donner sa marraine la duchesse, elle était tout aussi illettrée que ses parents, c’est-à-dire qu’elle avait à peine lu son catéchisme et son livre d’heures, sans en comprendre toujours le sens, et qu’elle n’avait jamais guère écrit que des notes de couturières.

Ainsi privée de toute lumière, son esprit n’avait pas même été éclairé par son cœur, comme il aurait pu l’être si, enfant docile, elle s’était inspirée de la bonté de sa mère et de la droiture de son père ; mais loin de se laisser guider par eux, elle les dominait à ce point que toute volonté cédait à la sienne.

D’ailleurs, son père et sa mère n’avaient pas vu jusqu’à ce jour de mauvais penchants à réprimer en elle ; sa fierté un peu arrogante et sauvage charmait son père. Sa mère était heureuse de sa pureté, pureté armée de toutes pièces, sans grâce, sans candeur, dont la bonne et tendre Marianne lui avait donné le fond, mais non la forme.

Eudoxie avait en outre toutes les qualités d’une excellente ménagère : couturière infatigable, elle ajoutait par son travail à l’aisance de ses parents ; enfin, jusqu’alors elle était en tout irréprochable, et il aurait fallu plus de lumière et moins de tendresse que n’en avaient ses parents pour comprendre ce qui manquait au cœur de la jeune fille, pour entrevoir quels orages pourraient se former un jour dans ce cœur passionné sans tendresse, ardent sans dévouement.

La duchesse sa marraine avait pressenti ce caractère, mais ne s’était point donné le soin de le réformer : trouvant que l’enfant manquait de douceur et lui était peu sympathique, elle ne chercha pas à se l’attacher ; elle se contenta d’assurer son bien-être, de lui donner, pour en faire son atelier de couture, une des plus riantes chambres au sixième étage de l’hôtel, et de lui offrir chaque année de riches cadeaux au jour de l’an ; mais tout cela plutôt pour s’acquitter d’un devoir que par affection.

Telle qu’elle était, Eudoxie faisait la passion, l’enchantement de son vieux père ; il n’était jamais plus heureux que lorsqu’elle venait se placer auprès de lui sous la porte cochère où il fumait sa pipe : debout, la taille cambrée, les mains dans les poches de son tablier de soie noire, l’orgueilleuse fille regardait les passants d’un œil indifférent, tandis qu’elle était presque toujours regardée par eux avec admiration.

C’étaient surtout les coups d’œil et les paroles flatteuses que lui adressaient en passant les locataires de l’hôtel, qui ravissaient le vieux soldat.

— Ta fille est charmante, père Mallet, lui disait souvent son général.

— Quelle belle brune ! laissait échapper comme involontairement un député qui habitait le deuxième étage.

— Il est impossible d’être mieux tournée, c’est la Vénus de Milo, murmurait avec un air de connaisseur un agent de change qui avait réuni quelques marbres d’après l’antique dans son splendide appartement du troisième.

Quant aux jeunes gens qui occupaient les logements des étages supérieurs, c’étaient toujours, en passant devant Eudoxie, des regards vifs et éloquents qui lui jetaient plus d’un aveu.

Malgré son altière chasteté, elle comprenait ces divers hommages, elle en était flattée, et elle en concluait, sans que sa pensée restât moins pure, que du jour où elle voudrait aimer, elle serait irrésistible.

Parmi les jeunes gens qui habitaient un des petits appartements du sixième étage, se composant d’une chambre et d’un cabinet de travail, il en était un qui ne passait jamais devant le père Mallet sans lui adresser un cordial bonjour ; quand sa fille était avec lui, il la saluait poliment, mais avec une complète indifférence.

Ce jeune homme était un Allemand il se nommait Frédérik Halsener, fils du général prussien de ce nom, qui s’était bravement battu contre les Français et avait obtenu leur estime durant les guerres de l’Empire. Resté presque sans fortune à la mort de son père, le jeune Halsener, d’un caractère indépendant et fier, n’était pas propre à faire son chemin à la cour de Berlin. Quoiqu’il fût naturellement brave, il n’avait pas embrassé la carrière militaire ; l’excessive rigueur de la discipline lui paraissait un joug.

Dès son enfance, il avait annoncé un surprenant instinct poétique, et Gœthe, à qui l’on montra des vers qu’il fit à douze ans, dit sur lui le mot qu’on attribue à M. de Chateaubriand sur M. Victor Hugo. — L’enfant de génie devint un des poëtes les plus éloquents de cette jeune Allemagne qui renonce enfin aux spéculations philosophiques, à la poésie de la forme, à l’art pour l’art, pensant que l’heure est arrivée de passer de l’utopie à la pratique, de mettre en action ce qu’on osait à peine laisser entrevoir dans des livres ; d’être un peuple d’hommes après avoir été si longtemps un peuple de rêveurs. Frédérik ouvrit le premier cette pléiade que devaient fermer plus tard MM. Herwegh, Freiligrath et Hoffmann de Fallersleben : il composa des chants patriotiques pour arracher l’Allemagne à son long sommeil, et voyant bien que l’heure des révolutions généreuses n’était pas encore venue pour elle, il alla combattre dans les rangs des Polonais quand la Pologne se leva pour reconquérir son indépendance. Il eut durant cette guerre la conduite d’un héros ; quand cette grande cause fut perdue, il revint à Berlin, plein d’amertume contre son gouvernement, et traduisit en vives satires et en dithyrambes politiques les nobles révoltes de son cœur indigné.

La censure arrêta son recueil ; le nom et les services de son père ne purent le sauver de la persécution. Il passa en France, patrie fidèle de tous les opprimés, des esprits hardis, des cœurs dévoués, et sur cette terre de liberté où la pensée brise en se jouant toutes les chaînes, il put observer, méditer, s’inspirer et écrire enfin des chants pour l’avenir de son pays.

Son père, le général Halsener, s’était mesuré sur le champ de bataille avec le général Noirdier ; l’estime réciproque des deux militaires les avait rapprochés.

Dans l’intervalle des guerres, le général français avait rendu visite à Berlin au général allemand, et une sorte d’amitié s’était établie entre eux. Le souvenir de ces rapports ne s’était pas effacé du cœur de Frédérik Halsener ; à son arrivée en France, il se présenta avec confiance chez le général Noirdier.

La révolution de juillet avait rendu à celui-ci un rang et de la puissance : il offrit tous ses services au poëte proscrit ; mais le jeune homme sans ambition ne voulut accepter de l’ami de son père qu’un petit appartement dans son bel hôtel de la rue de Rivoli, appartement dont il s’obstina à payer la location, malgré l’insistance du général qui ne put jamais lui faire accepter une hospitalité gratuite. Secondé par le vieux Mallet, il parvint pourtant à réduire des deux tiers le prix du modeste loyer du jeune poëte, sans éveiller ses soupçons délicats.


II

— Étude, rencontre. —


Pour l’intelligence de ce récit, il est nécessaire que sous donnions une courte description de l’appartement qu’occupait Frédérik : il se composait de deux chambres au sixième étage, précédées d’un cabinet noir de cinq pieds carrés servant d’antichambre. De ces deux pièces inclinées un peu en mansardes, la première, qui était la chambre à coucher, prenait jour sur la cour intérieure de l’hôtel ; la seconde, disposée en un cabinet de travail, s’ouvrait par un joli balcon sur la rue de Rivoli et dominait le jardin des Tuileries. Des papiers de bon goût, quelques meubles simples et élégants, des glaces, de frais rideaux en toile perse, décoraient les deux pièces, et à ces meubles, dus à une aimable attention du général, le jeune poëte avait ajouté, dans son cabinet de travail, les armes et le portrait de son père, quelques dessins représentant des sites de l’Allemagne, un piano, deux grandes pipes à tuyau d’ambre, et, sur une jolie étagère en bois d’ébène, les belles éditions des poëtes et des philosophes allemands, ainsi que les chefs-d’œuvre de toutes les littératures. Dans la belle saison, quelques pots de roses et d’orangers exhalaient sur le balcon d’exquises senteurs ; le soir, le jeune poëte s’asseyait là pour lire et pour rêver longtemps.

Un an avant son arrivée en France, deux chambres, situées tout à fait de même que celles que nous venons de décrire, avaient été mises à la disposition d’Eudoxie Mallet par sa généreuse marraine.

La pièce parallèle à celle qui servait de cabinet d’étude au poëte allemand, était l’atelier de travail de la jeune couturière. Un simple grillage de fer séparait les deux balcons ; mais ce grillage serré et fixé en arc-boutant jusqu’au toit, rendait la communication d’un appartement à l’autre presque impossible.

La chambre à coucher d’Eudoxie était semblable, quant à la disposition architecturale, à celle de Frédérik Halsener ; elle s’éclairait aussi sur la cour intérieure, et, de ce côté, leurs deux fenêtres étaient reliées par une large corniche en saillie qui offrait une sorte de communication à quiconque aurait été assez hardi pour braver le vertige du profond et immense puits que décrivaient à cette hauteur les six rangs de fenêtres superposées s’ouvrant sur la cour intérieure. De ce côté, point de grille qui empêchât de se voir et de se donner la main d’une fenêtre à l’autre.

Depuis deux ans, Frédérik habitait ce logement, et jamais, disons-le à sa louange, ou à sa honte, les détails topographiques que nous venons d’indiquer ne l’avaient frappé.

Il avait bien aperçu parfois la fraîche figure d’Eudoxie se penchant à son balcon et le cou tendu, en dépassant même la limite, pour regarder avec curiosité ce qui se passait sur le balcon de son voisin ; mais, en ce cas, s’il était surpris fumant ou lisant, il se retirait discrètement pour ne point embarrasser la jeune fille, et de même, quand il entrevoyait de la fenêtre de sa chambre la grisette en déshabillé du matin, ses beaux bras nus démêlant son admirable chevelure près de ses vitres ouvertes et la lançant parfois, d’un coup de peigne plein d’agacerie, jusque sur la corniche de communication, le poète ne voyait pas, ou plutôt ne sentait pas que ces provocations muettes lui étaient adressées.

Ce n’était pas l’orgueil du rang ni celui de l’intelligence qui lui donnait cette tenue digne qu’en France nous appellerions de la roideur ; ce n’était pas non plus un sentiment de pudeur presque inconnu à tous les hommes : Frédérik avait connu la vie dissipée des camps et d’une grande ville comme Berlin ; il avait vu ses amis s’abandonner à ce qu’on nomme le plaisir ; parfois même il avait essayé de les imiter, mais sans se sentir entraîné.

D’une santé délicate, encore affaiblie par ses études et par le travail incessant de la pensée, son cerveau absorbait, pour ainsi dire, toute la chaleur de son sang, et il ne sentait pas de ces élans désordonnés qui servent d’excuses ou de prétextes aux autres hommes pour les humiliations que leurs sens leur imposent. Pour cette âme délicate et fière, tout acte de ce genre aurait été une mésalliance morale par laquelle il se serait senti profondément abaissé, car telle était l’exigence de sa nature exquise, qu’il ne pouvait aimer et presser dans ses bras qu’une femme belle par l’âme, capable de le comprendre, d’éprouver comme lui l’amour de la patrie, de l’humanité, le sentiment du grand et du beau dans toutes ses délicatesses les plus raffinées.

Devant une telle femme, il en avait l’intuition, ses sens et son âme se seraient confondus dans un amour sans mesure, dans une adoration surhumaine.

On le conçoit, la préoccupation d’un tel idéal, jointe à l’exercice excessif de son intelligence, était pour le jeune Allemand un préservatif suffisant contre les charmes de la belle ouvrière.

Dans les premiers temps, elle ne remarqua pas cette complète insensibilité ; le sentiment naissant d’Eudoxie n’avait été d’abord que cet instinct de coquetterie qui fait croire à toutes les jeunes filles, quand elles se sentent belles, qu’elles ont le droit d’exiger que tout homme, en les voyant, s’aperçoive de leur beauté ; et comme Frédérik n’avait jamais paru remarquer la sienne, elle s’obstina d’abord par vanité, puis par dépit, à attirer son attention : n’y pouvant réussir, elle aurait bien voulu, dans son orgueil, car la superbe fille avait beaucoup d’orgueil, chasser son image en la dépréciant.

Parfois elle se disait :

— Pourquoi ne me trouve-t-il pas belle, puisque tout le monde me trouve belle ? Ah ! c’est qu’il ne me vaut pas !!

Mais il suffisait d’un regard jeté sur le poëte pour étouffer la vanité dans ce pauvre cœur ignorant, mais en ces instants éclairé par l’amour.

Et, en effet, il était impossible, même à la nature vulgaire d’Eudoxie, de n’être pas frappé de la noble beauté de Frédérik Halsener. Son extérieur révélait toute sa supériorité morale : sa taille était élevée, élégante et souple ; ses traits, réguliers comme l’antique, n’ôtaient rien à l’expression de sa physionomie ; il avait la plus charmante bouche qu’une femme pût avoir, mais ses moustaches et sa barbe, qu’il portait longue, corrigeraient ce que son sourire aurait pu avoir de trop tendre et de trop efféminé.

Ses grands yeux d’un bleu vif, d’un regard intelligent, et son large front, où la trace des plus hautes méditations était empreinte, donnaient à sa belle figure le caractère qu’avait eu celle du Tasse avant que la prison et les douleurs l’eussent flétrie.

Par les chaudes soirées d’été, il restait souvent assis sur son balcon jusqu’à minuit ; la tête renversée sur sa blanche main aristocratique, il suivait du regard les étoiles radieuses suspendues comme des fruits d’or à la cime des arbres du jardin des Tuileries : les bouffées du vent nocturne soulevaient alors sa soyeuse chevelure d’un blond fin et rare, particulier à quelques hommes du Nord.

Sa beauté avait, dans ces heures de rêverie, quelque chose d’irrésistible. Souvent l’ardente grisette le contemplait ainsi, debout, immobile et muette, l’œil collé contre la grille de fer qui séparait les deux balcons.

Elle comprenait alors instinctivement la supériorité intellectuelle du jeune poëte, et elle était d’autant plus captivée et dominée par lui, qu’elle sentait vaguement qu’elle était dépourvue de tout ce qui composait son charme et sa puissance. C’est ainsi que les peuples primitifs choisissaient pour dieux les hommes d’une intelligence supérieure dont ils ne pouvaient s’expliquer le génie.

Insensiblement, l’amour douloureux qu’elle éprouvait avait fait naître une sorte d’humilité dans le cœur de la superbe fille, mais elle n’était humble que vis-à-vis de Frédérik Halsener ; pour tout le monde elle était restée fière, dédaigneuse, sans bonté et sans douceur. Pour son incorruptible voisin elle se montrait modeste, empressée.

— Je n’ai pu le charmer, pensait-elle, peut-être le toucherai-je.

Et alors elle trouva mille manières ingénieuses de s’occuper de lui.

À l’instigation de sa fille, le bon père Mallet avait demandé au jeune exilé sa pratique de lingerie. Insensiblement, à la confection des chemises, qu’elle fit plus fines et plus fashionables que Frédérik ne les avait commandées, Eudoxie ajouta une fort belle robe de chambre, un charmant bonnet grec et d’élégantes pantoufles brodées. À tant d’empressement, le jeune homme pensa qu’on voulait l’exploiter et l’induire à des dépenses que ne lui permettait pas son modeste revenu.

Lorsqu’il reçut des mains tremblantes de l’ouvrière sa menteuse facture, il ne comprit rien dans sa distraction de rêveur, et il ne sut que se récrier sur le bon marché qu’avaient en France de pareils objets.

Elle était encore parvenue, par toutes sortes de câlineries et de finesses, à obtenir de son père qu’elle ferait de moitié avec lui le service du jeune homme. D’abord ce furent ses lettres qu’elle lui remettait en montant chez elle et pour éviter au vieux Mallet la fatigue de les porter lui-même ; puis, au risque d’endommager ses jolis tabliers de soie, elle se chargeait des fardeaux de bois comme la Miranda de Shakespeare, et de l’eau nécessaire à la toilette et aux fleurs du poëte.

Quand il était sorti, et que le vieux soldat montait pour faire son appartement, elle y entrait aussitôt, caressait ce bon père, lui enlevait la brosse et le plumeau, frottait, époussetait avec dextérité, faisait reluire jusqu’au plus petit coin de ce réduit aimé, puis restait quelques moments en extase devant le portrait du général allemand, à qui le fils ressemblait ; elle touchait aux armes avec une sorte de respect, glissait du sucre dans le sucrier vide, de l’eau de Cologne et de l’eau de Portugal dans les flacons, préparait la lampe qui servait aux veilles studieuses du poëte, et n’oubliait pas de poser sur le bougeoir une ceinture d’allumettes chimiques.

Sa tendre préoccupation se trahissait par tant d’endroits, que le père Mallet finit par s’en apercevoir : il fit part à sa femme de sa découverte ; la simple et bonne mère refusa d’y croire.

— Je réponds de la chasteté d’Eudoxie, répétait-elle ; quant à ce qui se passe dans son esprit, notre fille est plus savante que nous ; que pourrions-nous lui dire ?

Et telle était la faiblesse de sa tendresse aveugle, qu’elle eût craint d’être injuste envers son enfant en lui adressant une parole de blâme.

Le vieux soldat pensait et agissait à peu près comme elle.

Cependant, un jour, ayant surpris Eudoxie sur son balcon, le visage appuyé contre la grille de séparation et pleurant silencieusement, il lui dit d’une voix émue :

— Ma fille, cela ne va pas, tu aimes un homme qui n’est point fait pour toi.

Eudoxie leva fièrement la tête, ses larmes se séchèrent aussitôt, elle prit le bras de son père, et l’entraînant dans sa chambre en face d’un christ placé près de son lit :

— Mon père, je vous jure devant Dieu, dit-elle avec la sublime exaltation d’une âme de vierge, que rien de déshonnête n’est entré dans mon cœur, et que jamais je n’ai parlé d’amour à ce jeune homme !…

— Mais lui, s’écria l’excellent père, lui, il t’aura trouvée belle, comme tout le monde te trouve belle, et il te l’aura dit, et tu l’auras écouté, ma pauvre enfant !…

— Lui, répliqua-t-elle avec un sentiment d’angoisse que le soldat ne devina point ; lui, il ne m’a jamais adressé un mot affectueux, il ne m’a jamais regardée, et s’il s’est aperçu que je vous aidais dans son service, il n’a vu en moi qu’une bonne fille active qui veut soulager son père.

— Eudoxie, Eudoxie, cela ne peut être, ou cela ne peut durer ; tu es trop jolie, ajouta le bon père idolâtre de sa fille, pour que M. Halsener ne finisse pas par comprendre ce que tu vaux, et alors…

— Alors, oh ! alors, s’écria la jeune fille toute tremblante de bonheur à la pensée que le jour pourrait venir où le poëte s’apercevrait de sa passion, si jamais il me dit une parole d’amour, j’accourrai dans vos bras, mon père, pour vous la rapporter.

Et à cette espérance que venait de lui donner involontairement son père, les larmes jaillirent de nouveau sur son visage, mais elle souriait en pleurant.

Le vieux militaire fut rassuré par la promesse de sa fille.

Depuis deux ans, Frédérik était en France, et depuis deux ans cette passion, qui n’avait été d’abord qu’un sentiment vague, indécis, grandissait dans le cœur de la jeune fille, y versant des orages et des douceurs. Les douceurs finirent par l’emporter ; insensiblement, son amour devint une sorte d’occupation attrayante, d’habitude bienfaisante et chère que rien ne venait alimenter, mais aussi qui n’était troublée par rien. Le beau poëte était indifférent pour elle, mais il n’était pas cruel ; il ne lui donnait pas de bonheur, mais il ne lui infligeait pas de souffrance.

Elle était la seule femme qui, depuis deux ans, eût franchi le seuil de son appartement !

Cette pensée la faisait tressaillir et lui laissait une involontaire espérance… — Il ne m’aime pas, pensait-elle, mais il n’aime personne !

Avec une âme plus expérimentée et un esprit plus éclairé, elle eût pensé le contraire ; et, en effet, quel que fût le caractère exceptionnel de Frédérik, il fallait, pour qu’il n’eût jamais remarqué la belle grisette, qu’il portât en lui une préoccupation bien puissante.

La délicatesse, l’élévation de son intelligence ne suffisaient pas à expliquer cet oubli de ce qui devait frapper sa vue et ses sens à toute heure. Il y a toujours des moments où le poëte le plus éthéré touche à la terre, et ces instants seraient peut-être arrivés pour notre héros, si une image préservatrice ne lui avait rendu toute chute impossible. Quelle était cette image ? Comment s’était-elle offerte à lui ? Comment avait-il rencontré, dans son exil, la femme longtemps cherchée par son imagination de rêveur ?




III

— Le banc des Tuileries. —


Dès son arrivée en France, le jeune enthousiaste, craignant les vaines distractions, les rêveries, les admirations trompeuses, avait songé à régler pour chaque jour l’emploi de ses heures. Il comprenait que l’imagination qui veut produire doit être maîtrisée et guidée, et qu’elle double ses forces en les exerçant régulièrement. « Si je croyais le bonheur quelque part, disait René, je le chercherais dans l’habitude ! » C’est aussi dans l’habitude qu’il faut chercher le développement des plus nobles facultés, l’inspiration puissante et continue ; l’habitude rend le travail plus facile et dispose aux grandes et patientes créations du génie. Le cœur puise aussi dans l’habitude des nobles pensées le pouvoir de surmonter les actions mauvaises ; en ce sens, l’habitude initie progressivement aux plus purs, aux plus divins sentiments. Celui qui, par l’exercice d’une volonté immuable, tient ainsi chaque jour en haleine le double instinct du bien et du beau, celui-là trouvera, à l’heure voulue, son cœur et son esprit au niveau des plus grandes circonstances.

Frédérik aimait la gloire, non cette gloire qui serait bien mieux nommée en s’appelant vanité et qui n’attire qu’une admiration stérile. Frédérik était épris d’une autre gloire : il voulait que les enfants de sa pensée exerçassent un pouvoir plus direct et plus vivant dans les cœurs ; il comprenait que la destinée du poëte devait, comme celle du philosophie, avoir pour but d’éclairer les esprits et non de les distraire par des chants harmonieux ou d’ingénieuses spéculations. Il voulait accomplir une mission, et n’envia jamais, même parmi les plus retentissantes, ces renommées orgueilleuses, ces gloires personnelles, qui n’ont pas compris qu’être utile était aussi une des premières conditions du génie. Être seulement célèbre lui paraissait une pauvre ambition ; mais devenir par l’influence de la pensée ou de l’action un bienfaiteur de l’humanité, enflammait sa généreuse ardeur. Or, pour jouer un pareil rôle, pour sentir intérieurement qu’il en était digne, il comprit que ce n’était pas trop de ramasser toutes ses facultés, de les exercer dans ce but ; et d’abord il songea à les tremper aux sources vives que Paris lui offrait.

Il perdit à peine quelques jours à s’installer et à reconnaître les divers éléments dont se compose la société parisienne ; puis il voulut s’appartenir tout entier et diriger tous ses efforts, en les réglant sévèrement, vers la perfection morale à laquelle il aspirait.

L’heure du réveil était consacrée par lui aux plus touchantes méditations. Il pensait à cette partie de l’humanité, si nombreuse et si oubliée, qui semble, dans tous les siècles, destinée à la misère sans espoir, au travail sans récompense ; il demandait alors, non aux rêves de son génie, mais aux inspirations de son cœur, un remède à ces maux éternels. Il songeait avec candeur que si tout homme supérieur s’imposait ainsi pour tâche intellectuelle l’amélioration du sort de ses semblables, l’esprit dominant la force brutale, les bons finiraient par l’emporter sur les méchants et gouverneraient les destinées du monde.

À tout ce que la profonde connaissance des sociétés antiques comparées aux sociétés modernes, à tout ce que l’étude patiente des vicissitudes de l’humanité avait mis de force et de puissance de déduction dans son esprit, venaient se joindre ses instincts de charité divine et ses sympathies fraternelles pour tout ce qui souffrait.

Alors sa pensée faisait appel à toutes les intelligences généreuses, il les conviait en communion avec la sienne ; puis il s’élevait à Dieu et le suppliait de diriger ses aspirations bienfaisantes.

Parfois, durant ces heures matinales ; où il glorifiait ainsi à sa manière la bonté et la puissance du Créateur, l’inspiration poétique s’emparait de lui ; ses plus belles pensées se formulaient naturellement en beaux vers, et c’est alors qu’il écrivait, saisi d’une émotion profonde, les chants où l’on retrouve son âme.

Après ces instants d’absorption sublime, il se ressaisissait, pour ainsi dire, de son esprit, et secouant sa tête avec un sourire de divine bonté, il se disait :

— Toute la vie de l’homme ne peut pas se passer à rêver et à conseiller le bien ; l’action, la pratique, quelque inférieure qu’elle ait été jusqu’à ce jour aux désirs de l’âme immortelle, ne saurait être dédaignée ; voyons comment agissent les hommes réunis, s’ils fonctionnent en vue du bien de tous, quels sont leurs mobiles et leurs tendances.

L’organisation des sociétés n’a produit jusqu’ici que des essais plus ou moins défectueux ; est-ce une raison pour renoncer à cette espérance de perfectibilité dont l’homme porte la notion en lui ? Que l’homme de pensée ne se lasse pas de répandre ses généreuses théories, et que l’homme d’action ne se lasse pas d’en assurer la réalisation. La marche est lente, mais le but assuré. « Je pense, donc je suis, » disait Descartes, acquérant ainsi la certitude de la réalité de son être.

J’ai l’instinct de la perfectibilité morale de l’humanité, donc cette perfectibilité est possible, et l’humanité y atteindra ; mais avant de parvenir au sommet sublime, ne dédaignons pas les degrés.

Et pensant ainsi, il sortait pour aller voir à l’œuvre nos professeurs illustres, nos hommes politiques, nos savants. Il suivait avec régularité les cours publics et les débats des Chambres ; il se mêlait aux mouvements des écoles ; il se montrait dans les salons en renom, où il entendait causer sur toutes choses les hommes de célébrités diverses. Puis il allait s’asseoir dans nos bibliothèques et dans nos musées pour reposer son esprit du bruit des vivants dans la contemplation de ce qu’ont fait les morts illustres ; il lisait et il méditait.

Le soir, les théâtres et le monde l’attiraient quelques instants ; puis quand, rendu à lui-même, il se recueillait, il trouvait souvent fort stérile la moisson de sensations qu’il avait faite dans la journée. Mais pour ce grand esprit, reconnaître l’insuffisance de tout ce qui se tentait autour de lui, c’était un motif de plus d’émulation et d’efforts ; privé par lui-même de tout moyen d’agir, il écrivait ses théories pour pousser à l’action ceux qui y étaient appelés.

Les dernières heures du jour étaient souvent données à un retour sur lui-même. Lui, exilé, sans famille, triste et seul pour porter le poids de ses recherches et de ses pensées souvent désolantes, il s’attendrissait malgré lui à l’idée que jamais un cœur animé des mêmes sentiments ne se confondrait avec le sien. Il s’avouait qu’aimer, et être aimé, devait être pour le cœur de l’homme un grand apaisement à toutes ces inquiétudes généreuses et indomptées de l’intelligence ; mais il se demandait si l’amour, tel que se l’imaginait sa délicatesse exigeante, était possible. Il souffrait de ce doute ; en ces instants, la solitude lui était amère, et alors, pour se sentir moins seul, il réunissait ses impressions d’enfance : il pensait à sa mère qu’il avait perdue tout petit, à quelques paysages de la terre natale, à de jeunes filles dont il n’avait jamais connu le cœur, mais dont l’image flottait gracieuse dans son souvenir ; il pensait aussi à quelques hommes qui souffraient et travaillaient pour le triomphe des mêmes idées qui remplissaient sa vie.

Il s’était lié, en arrivant en France, avec des jeunes gens au cœur généreux, à l’esprit élevé et dignes de le comprendre ; studieux comme lui, aspirant comme lui, en théorie, à la moralisation de l’humanité, et se livrant pourtant à de faciles et dégradants plaisirs ; faisant deux parts de leur vie, touchant par l’une aux spéculations les plus nobles, et par l’autre, contribuant aux misères, aux souillures et aux dérèglements d’une société qu’ils avaient la prétention de réformer. Frédérik voulait rester logique avec lui-même.

Il n’accordait rien à l’imprévu, quand l’imprévu aurait pu l’entraîner à des dissipations qui répugnaient à son caractère ; il ne s’y abandonnait que lorsqu’il était appelé à secourir ou à consoler quelque souffrance. Alors il sentait bien que son temps n’était point perdu, et que les émotions tendres et tristes ajoutaient à ses facultés.

On le voit, Frédérik restait à demi étranger à ceux qui se nommaient ses amis, et pourtant ce cœur si bon et si richement doué aspirait ardemment à aimer !

Mais pour lui, dans ce mot, se renfermaient trop de choses ; il préférait encore son isolement aux luttes déchirantes de deux cœurs qui se sont réunis sans pouvoir se confondre.

Les six premiers mois de son séjour en France s’étaient écoulés dans les occupations et les pensées dont nous venons de parler.

L’été de Paris, qu’on pourrait appeler le printemps de cette ville où il n’y a point de printemps, était arrivé avec sa chaleur tempérée, ses beaux ombrages que le vent du midi ne jaunit pas, ses verts coteaux bordant de jolies rivières dont l’eau n’est jamais tarie par la canicule. La campagne de Paris rappelait à Frédérik celle d’Allemagne, et dans cette saison, au lieu d’aller s’enfermer dans les bibliothèques publiques, il emportait ses livres dans les bois de Vincennes, de Saint-Germain ou de Satory : il lisait et méditait sous ces dômes de verdure ; il écrivait ses inspirations ; il restait là longtemps ; il revenait à pied, traversait la ville en rêvant et tellement absorbé par ses pensées, que parfois il se heurtait aux passants.

Quand il avait dirigé sa promenade du côté de Meudon et de Saint-Cloud, il traversait le jardin des Tuileries pour rentrer chez lui. Parfois il s’arrêtait, charmé, pour admirer ces belles allées où se pressait une foule élégante ; ce mouvement, ce bruit de voix et de pas, ces femmes jeunes et belles, qui, dans leurs fraîches toilettes, glissaient gracieuses sous les arbres, tout ce tableau animé contrastait agréablement avec les solitudes qu’il venait de quitter.

Il aimait surtout à s’oublier dans les allées où une foule de beaux enfants naïfs et joyeux, et toujours parés avec amour par leurs mères, formaient dans leurs jeux des groupes dignes de l’Albane.

Il aimait encore cette allée, si peu fréquentée vers le milieu, qui longe et domine la rue de Rivoli : là, on ne vient pas se montrer, mais se recueillir.

Les bancs sont occupés par quelques vieillards et quelques femmes en deuil qui cherchent la solitude.

Un jour de juillet, vers la nuit, Frédérik venait d’entrer du côté de la place de la Concorde dans cette allée déserte. Sur un des premiers bancs faisant face à la rue Saint-Florentin, deux femmes captivèrent son attention : l’une, fort âgée, était vêtue d’une robe noire et portait un chapeau d’un gris clair, dont les reflets argentés se confondaient avec les boucles soyeuses de ses cheveux blancs. La figure de cette femme était noble, triste et maladive ; sa main dégantée, sur laquelle elle appuyait à demi une de ses joues, était d’une blancheur et d’une distinction rares ; elle semblait prendre intérêt à une lecture que lui faisait sa compagne.

Celle-ci paraissait une jeune fille ; l’expression candide et juvénile de ses traits, sa taille svelte et flexible accusaient moins que son âge ; sa simple robe de mousseline blanche, à corsage plissé et montant jusqu’au cou, ajoutait encore à son aspect virginal.

La chaleur et la solitude du lieu l’avaient décidée à quitter une jolie capote de crêpe bleu qu’une de ses mains soutenait sur ses genoux, tandis que dans l’autre elle tenait le livre dans lequel elle lisait. Ses beaux cheveux d’un châtain clair voilaient de boucles longues et nombreuses ses joues pâles et son beau cou ; sa bouche et son menton avaient la grâce de l’enfance, mais dans ses grands yeux noirs et sur son front pensif, se trahissait une intelligence exercée. Les dernières lueurs du soleil couchant, qui perçait de teintes lumineuses le feuillage de l’allée, faisaient pour ainsi dire rayonner toute la beauté de la jeune femme. Sa chevelure se dorait dans ce fond de lumière, ses yeux étaient armés d’une vive flamme, et quand elle souriait ses blanches dents scintillaient comme des perles.

Il était impossible de passer devant elle sans s’arrêter ébloui ; il était impossible de ne pas garder le souvenir de son sourire si triste et si doux et de son regard profondément expressif.





IV

— Le banc des Tuileries. —


Les deux femmes semblaient ne chercher qu’elles-mêmes dans ce coin retiré de la promenade. La plus jeune n’interrompait sa lecture que lorsque la plus âgée lui faisait part d’une réflexion, ou bien quand elle entendait s’approcher les pas de quelque rare promeneur.

C’est ainsi que lorsque Frédérik passa, elle se tut quelques instants. Elle se disposait à reprendre sa lecture ; mais elle aperçut tout à coup le poëte debout, en extase vis-à-vis d’elle : il s’était arrêté involontairement, il la regardait ainsi sans se rendre compte d’une attitude dont, s’il avait été maître de lui-même, il aurait compris l’inconvenance.

Sa contemplation durait depuis quelques minutes, lorsque la plus jeune femme regarda avec embarras sa compagne qui sourit, et lui dit quelques paroles à voix basse, après avoir examiné Frédérik dont la beauté et la distinction la frappèrent.

Mais la plus jeune, dont la contrainte augmentait visiblement, se leva et lui offrit son bras comme pour l’engager à partir.

Frédérik fut rappelé à lui-même par ce mouvement ; il comprit que sa présence était importune, et il disparut si promptement à travers les allées, que ces dames ne purent voir de quel côté il s’était dirigé : elles se rassirent.

— Ce lieu n’est pas encore assez solitaire pour que nous puissions y faire en paix nos lectures, dit la plus jeune.

— Oui, ma fille, il est impossible que parmi le petite nombre de passants, il ne s’en trouve pas toujours qui remarquent ta jeunesse et ta beauté, répondit la dame aux cheveux blancs, en regardant avec adoration sa compagne.

— Ne me parlez pas ainsi, reprit celle-ci avec un triste sourire ; vous savez bien, ma bonne maman, que vos éloges me remplissent de trouble.

— Et moi, ton esprit, tes charmes, ta candeur, m’inspirent d’amers regrets. Oh ! ma pauvre enfant je ne me pardonnerai jamais d’avoir perdu ta destinée.

— Je me résigne à ce qui est irrévocable !

Mais, en prononçant ces paroles, la jeune femme laissa échapper quelques larmes qui les démentaient.

— Rentrons, ma mère, reprit-elle avec douceur, j’aperçois ce jeune homme qui revient ; il ne faut pas qu’il nous retrouve ici.

Et elles s’éloignèrent au moment où, poussé par un attrait invincible, Frédérik reparaissait dans l’allée.

Il ne les retrouva pas, et s’assit pensif sur le banc qu’elles venaient de quitter.

Il y resta jusqu’à la nuit, en compagnie de l’image charmante : elle le suivit dans sa jolie mansarde ; le soir, elle s’assit près de lui sur le balcon et enchanta ses rêveries nocturnes.

À son réveil, il la retrouva toujours présente. Il voulut en vain, avec cette liberté d’esprit qui jusqu’alors ne lui avait jamais fait défaut, ressaisir le cours des idées généreuses qui le préoccupaient chaque jour : l’image venait encore l’encourager d’un regard intelligent et ému, et le récompenser d’un sourire. Il sentit alors se réveiller en lui sa personnalité longtemps oubliée ; il comprit que tout homme porte en lui un foyer d’émotions, dont il est le but et l’objet unique ; qu’un seul être, l’être aimé, peut produire ces émotions ineffables et que le monde entier ne les compenserait pas.

Il sortit pour tenter de s’intéresser aux choses qui l’avaient intéressé la veille ; il n’y apporta qu’un esprit distrait.

— Qu’y avait-il donc dans son cœur ? Seulement une impression de plus ; mais cette impression les dominait toutes.

Ce jour-là, il ne fit point sa promenade dans la campagne ; il aurait craint d’arriver trop tard dans cette allée où deux jours auparavant il passait indifférent.

Aujourd’hui il espérait l’y rencontrer encore.

L’instinct de son cœur ne fut point trompé. À peine eut-il fait quelques pas, qu’il aperçut les deux dames sur la même banc que la veille ; mais craignant de les voir s’éloigner s’il s’approchait, et ne voulant point compromettre son bonheur (car c’était déjà le bonheur pour lui que sa présence), il fit un détour et alla se placer sur la terrasse qui domine l’allée de ce côté.

Là, caché derrière un arbre, il put observer les deux dames sans être vu : la plus jeune était habillée comme la veille et lisait ; par intervalles, quelques inflexions de sa douce voix, apportées par le vent qui glissait dans le feuillage des marronniers, parvenaient jusqu’à l’oreille attentive du poëte.

Une fois, le mot amour se trouva dans la phrase tronquée qui monta vers lui ; il tressaillit vivement, comme si, dans ce mot, avaient été renfermées toutes les sensations qui l’agitaient alors.

Vers six heures, les deux femmes se levèrent ; la plus jeune soutint de son bras la marche pénible de l’autre.

Frédérik eut un instant la pensée de les suivre ; le respect, le saisissement de l’émotion indéfinie qu’il éprouvait, le retinrent : il voulait, avant de s’y abandonner, se rendre compte d’un sentiment si nouveau et si vif, et il alla s’asseoir, pour se recueillir, sur le banc qu’elle venait de quitter, et, comme la veille, il y resta jusqu’à la nuit.

Les jours suivants, il vint encore se placer en observation sur la terrasse, attendant les deux promeneuses qui, n’ayant plus été troublées dans leur solitude, arrivaient régulièrement vers quatre heures et demie pour s’éloigner à six heures.

La jeune femme apportait toujours un livre ; mais parfois elle n’y lisait pas, et, ces jours-là, Frédérik remarquait qu’elle paraissait triste et abattue.

Alors elle parlait longtemps à sa compagne qui lui prenait les mains et l’embrassait d’un air désolé.

Frédérik ne pouvait les entendre, mais il ne perdait aucun de leurs mouvements.

Plusieurs fois il avait essayé de les suivre, de découvrir leur demeure ; mais presque tous les jours elles montaient dans un coupé sans armoiries, qui ne paraissait à la grille du bout de l’allée qu’au moment de leur départ et qui les emportait rapidement dans la direction de la chambre des députés.

Un jour, il s’était résolu à stationner près de la grille dans un cabriolet de remise et à suivre le coupé aussitôt qu’elles y seraient montées. Cette détermination lui avait beaucoup coûté ; il lui fallait pour cela renoncer à l’heure de contemplation dont il s’enivrait sur la terrasse ; puis il craignait d’être surpris, il se rappelait la fuite du premier jour.

Si, soupçonnant d’être épiée, elle allait ne plus revenir !

L’ignorance où il était de son nom et de sa position valait mieux encore que cette alternative de la perdre à jamais ; et d’ailleurs cette ignorance ne pouvait durer, car désormais il l’aimait trop pour ne pas découvrir à tout prix qui elle était !

Mais, incertain encore sur les moyens qu’il emploierait, il remit au lendemain l’exécution de son dessein et revint à son poste.

À l’heure accoutumée, elles arrivèrent, toujours ensemble ; dans leurs regards, dans leurs gestes, dans tout leur être, on voyait que ces deux femmes étaient tout l’une pour l’autre.

Ce jour-là, la plus jeune apparut à Frédérik plus belle que jamais ; elle portait une toilette très-élégante qui aurait été trop riche pour une jeune fille : une écharpe en dentelle, un chapeau tout blanc, orné de grandes plumes. Soucieuse sous sa parure, elle n’avait pas de livre à la main ; elle parlait avec agitation et comme cherchant à convaincre la vieille dame.

Le coupé arriva à la grille ; mais, au grand étonnement de Frédérik, ces dames restèrent dans l’allée. Six heures sonnèrent, et elles ne se levèrent point, cette fois ; c’était la plus jeune qui semblait retenir la plus âgée et la prier de rester encore. Un quart d’heure s’écoula : Frédérik savourait avec ravissement cette prolongation du bonheur de chaque jour. Tout à coup, il entendit la jeune femme pousser une exclamation si vibrante qu’elle parvint jusqu’à lui.

— Ah ! fit-elle en saisissant le bras de sa compagne et en lui montrant du geste une voiture qui passait derrière la grille, dans la rue de Rivoli.

Cette voiture s’arrêta à côté du coupé : un homme habillé avec recherche, replet, très-brun, à l’air suffisant, en descendit ; il adressa quelques paroles au cocher assis sur le siége du coupé, et, sur sa réponse, il entra dans l’allée.

Frédérik devina que cet homme cherchait ces dames et qu’il allait leur parler ; sans réfléchir à ce qu’il faisait, il quitta précipitamment la terrasse et marcha derrière lui.

Le monsieur s’arrêta quand il fut arrivé près du banc sur lequel ces dames étaient encore.

— Eh bien, ma chère, vous rêvez, de me faire attendre ainsi, dit-il à la plus jeune d’un ton d’autorité ; vous voulez donc que je manque une affaire importante !

Et, la prenant par le bras, il la força à se lever presque malgré elle. Frédérik n’avait pas perdu une parole ; il n’était qu’à quelques pas de distance, et ce monsieur parlait fort haut.

— Hâtons-nous, dit-il encore.

Et il la contraignit à marcher si vite, dans la direction où stationnait la voiture, que la jeune femme se trouva face à face avec Frédérik, qu’elle n’avait point aperçu.

Elle fit un mouvement involontaire de surprise ; les nobles traits du jeune homme ne s’étaient pas effacés de son souvenir, et d’ailleurs, depuis la première rencontre, sans que Frédérik s’en fût douté, elle l’avait remarqué quelquefois debout sur la terrasse, les attendant à l’heure de leur promenade.

— Vous connaissez donc cet homme-là ? dit le monsieur d’un ton d’autocrate.

Elle lui répondit avec un air glacial et fier :

— Un homme qui me connaîtrait ne passerait ` pas devant moi sans me saluer.

Puis elle ajouta, comme pour décliner toute justification :

— Vous oubliez que je ne sors qu’avec ma mère !

Frédérik s’était rangé pour les laisser passer.

Ils étaient arrivés près des voitures. La vieille dame monta seule dans le coupé, la jeune lui dit adieu, l’embrassa plusieurs fois et s’assit avec une visible contrainte dans le briska à côté du monsieur.

Les deux voitures partirent. Frédérik s’élança pour les suivre ; durant quelques minutes, il soutint cette course désespérée. La jeune femme s’en aperçut sans doute, car, penchée à la portière, elle parut lui adresser un regard suppliant pour lui dire de s’arrêter.

En ce moment, le poëte aurait donné toutes ses espérances de gloire pour un cheval.

Mais il n’y avait pas même sur toute la place de la Concorde une seule voiture vide dans laquelle il pût s’élancer.

Appuyé contre un des piliers du pont de la chambre des députés, il vit les deux équipages disparaître dans la rue de Lille.

Il rentra chez lui morne et accablé.

Sa préoccupation était telle, qu’en passant auprès du vieux Mallet, qui fumait sa pipe sous la porte cochère, il oublia de lui rendre son salut cordial.

Eudoxie, qui était auprès de son père, remarqua l’air abattu du poëte.

— Qu’a-t-il donc ce soir, pensa-t-elle, pour passer ainsi sans nous voir ?

Elle se préoccupa toute la nuit de ce qui pouvait agiter Frédérik ; et le lendemain, lorsqu’elle vit qu’il ne sortait point à l’heure accoutumée, sous un vain prétexte, elle heurta à sa porte pour s’informer de ses nouvelles.

— Souffrez-vous, monsieur Halsener ? lui demanda-t-elle avec émotion.

— Merci, ma bonne fille, je travaille.

Et, en effet, entouré de livres et de manuscrits, il s’efforçait de travailler.

Depuis deux mois il avait interrompu l’habitude chérie et sacrée du travail et de l’inspiration ; depuis deux mois il n’avait plus qu’une pensée, plus qu’un culte, plus qu’un désir !

Durant la longue insomnie de la nuit précédente, il avait sondé scrupuleusement son cœur ; il s’était avoué que l’amour l’avait envahi tout entier, amour douloureux et romanesque, amour peut-être sans espoir, car la vue de cet homme auprès de celle qu’il aimait lui avait fait comprendre qu’elle n’était pas libre !

Sa moralité, son intelligence, lui suggérèrent mille arguments pour combattre son penchant. Il résolut de le dompter, il invoqua la poésie, il se retrempa dans son patriotisme ; il appela à son aide tous les grands sentiments qui, durant tant d’années, avaient suffi à remplir son cœur, et s’accusa d’égoïsme et de faiblesse. Comment une émotion qui le regardait seul pouvait-elle à ce point absorber son âme ? Il espéra vaincre par la logique l’ascendant inexplicable que l’image d’une femme exerçait sur lui. Durant huit jours, il ne sortit pas de sa chambre, se barricadant pour ainsi dire contre sa passion ; mais il n’avait pas écrit une ligne, il n’avait pas lu deux pages, il n’avait pensé qu’à elle, tout en s’imposant le devoir de n’y plus penser.

Il se crut bien fort, bien prémuni contre une rechute après ces huit jours de retraite obstinée. Il sortit avec un livre pour aller lire dans les champs ; en traversant la rue de Rivoli, il aperçut, derrière la grille des Tuileries, un chapeau bleu. C’est elle ! pensa-t-il (ce n’était pas elle) ; et il s’était élancé.

Toutes ses résolutions s’étaient évanouies devant l’espérance de la revoir : il parcourut plusieurs fois l’allée solitaire ; elle n’y était pas.

Il chercha dans tout le jardin, puis revint sur la terrasse : en ce moment, il aperçut les deux dames assises sur leur banc.

Il eut un moment de joie divine ; il lui sembla que la plus jeune tournait ses regards vers lui : elle était toujours d’une admirable beauté, mais triste et fort pâle.

Elle commença une lecture, l’interrompit plusieurs fois pour le regarder encore, puis, au moment de partir, leva une dernière fois les yeux vers lui.

Le coupé était arrivé près de la grille. Frédérik n’hésita plus ; sa passion lui donnait de l’audace. Il s’approcha du cocher et allait le questionner ; mais en ce moment les deux dames se trouvèrent à ses côtés : il les salua avec confusion et disparut.

Il avait désormais la mesure de sa faiblesse ; il se dit que vouloir résister à son amour était inutile ; et d’ailleurs, pourquoi cette immolation du sentiment le plus enivrant qu’il eût encore éprouvé ? Bien mieux que toutes les recherches de l’intelligence, ce sentiment remplissait sa vie, c’était du délire, mais du bonheur : il s’abandonna au courant.

Les regards de la femme aimée ne lui suffisaient plus ; il voulait aussi surprendre ses paroles : il fut toute une nuit à s’ingénier pour trouver un moyen d’écouter causer les deux dames sans être vu.





V

— La caisse d’oranger, le parapluie, l’aveu. —


Le lendemain, le ciel était pluvieux l’automne commençait. Il sortit vers deux heures ; Eudoxie était en ce moment dans la loge de son père.

— Monsieur Halsener, lui dit-elle en le voyant passer, le temps est à l’orage, prenez mon parapluie.

Il accepta machinalement. Il erra durant trois heures du côté du mur en terrassement qui borde l’allée solitaire, et là, au-dessous du banc sur lequel ces dames s’asseyaient, il découvrit deux caisses d’oranger vides et oubliées. Placé derrière une d’elles, il pourrait les entendre parler : il l’espérait ! Il resta là dans l’attente ; elles arrivèrent : il ne les vit point, mais il devina le bruit de leurs pas.

— Diane, dit la vieille dame (elle s’appelait Diane, enfin il savait son nom !), ta santé m’inquiète plus que la mienne. Souffrir quand on vieillit, puis mourir, c’est tout simple !… mais toi, je veux que tu vives !…

Et des larmes semblèrent arrêter sa voix.

— Vivre ! répondit la jeune femme. Oh ! oui, vivre tant que vous serez là, c’est possible ; mais si jamais vous me manquiez, vivre seule avec lui, je ne pourrais.

— Eh bien, le veux-tu ? Veux-tu qu’avant que Dieu me reprenne, je sépare ta destinée de celle de cet homme ; que je te rende libre, que je répare ma faute ?

— À quoi bon ? répondit Diane avec une douceur douloureuse ; pourrais-je redevenir jeune fille ? pourrais-je recommencer ma vie et espérer d’être aimée ? pourrais-je même le désirer après de tels liens ?… Oh ! tenez, ma mère, ne parlons jamais de ces espérances ; vivons l’une pour l’autre : tant que je vous aurai, je serai résignée. Je vais lire un peu pour nous distraire de nos pensées !

En ce moment, quelques larges gouttes de pluie commencèrent à tomber. Le ciel était entièrement noir, à peine une grande raie lumineuse l’éclairait à l’occident.

Tout à coup l’orage éclata avec furie : la pluie perçait le feuillage des arbres. Les deux dames se levèrent pour chercher un abri ; mais où se réfugier ? En moins d’une seconde, l’eau allait inonder la rue de Rivoli, et, d’ailleurs, comment la gagner ?

— Appuyez-vous fortement sur mon bras, dit Diane, et soyons braves, ma bonne mère, ajouta-t-elle en souriant.

Frédérik avait vu leur embarras, il se précipita dans l’allée, et avec une hardiesse dont il ne se serait jamais cru capable, il avait offert son bras et le parapluie d’Eudoxie.

— Abritez ma mère et soutenez-la, répondit Diane en le remerciant d’un regard.

Ils traversèrent ainsi la rue de Rivoli sans pouvoir se parler ; la rafale y mettait obstacle.

Arrivés sous les arcades, le jeune poëte fit entrer ces dames dans un magasin et leur proposa d’aller chercher une voiture.

— J’accepte pour ma mère qui souffre beaucoup, dit Diane en le remerciant encore.

Il partit et revint au bout de quelques minutes : il ramenait un fiacre, il était triomphant ; enfin, il allait connaître la demeure et le nom de ces dames.

Il offrit le bras à la plus âgée pour monter en voiture ; puis ce fut le tour de Diane. Quand il sentit sa main adorée s’appuyer légèrement sur lui, son émotion l’épouvanta ; chancelant, les regards éblouis, il craignit de tomber sans connaissance.

Diane, avant de se placer à côté de la vieille dame, se pencha à la portière pour remercier encore Frédérik ; sa voix tremblait et dans ses regards il y avait plus que de la reconnaissance.

— Aurais-je l’honneur de savoir… ? balbutia le poëte.

La vieille dame allait parler.

— Ma mère, interrompit Diane avec précipitation, monsieur nous excusera ; monsieur n’insistera pas pour nous connaître ; monsieur peut être assuré de notre gratitude, mais je lui demande en grâce de nous fuir. Adieu, monsieur, ajouta-t-elle en lui tendant la main par un mouvement involontaire.

Frédérik saisit cette main, la porta respectueusement à ses lèvres et dit en regardant Diane avec passion :

— J’obéirai !

Et pour se mettre dans l’impossibilité de manquer à sa parole, il s’éloigna sans entendre l’adresse que ces dames donnèrent au cocher.

Après cet acte d’héroïsme, il marcha comme un insensé, se dirigeant machinalement chez lui, sans que son esprit le conduisît. Tout à coup il tressaillit : il venait de voir repasser le fiacre dans la rue de Rivoli ; ces dames y étaient encore. Diane regardait à travers la vitre et semblait suivre la marche de Frédérik sous les arcades ; elle le vit, sur le seuil de la porte de l’hôtel qu’il habitait, échanger quelques mots avec le père Mallet.

En ce moment le fiacre s’arrêta. Diane baissa la vitre, salua une dernière fois Frédérik ; puis le fiacre roula plus vite.

— Elle a voulu connaître ma demeure, se dit-il ; pourquoi, puisqu’elle ne veut pas se découvrir à moi ?

S’il avait pu alors manquer à sa parole, il n’aurait pas hésité.

Il restait immobile sur le seuil de sa porte ; près de lui le vieux Mallet fumait avec impassibilité sa pipe quotidienne. Eudoxie survint.

— Eh bien, monsieur Halsener, que seriez-vous devenu par cet orage sans mon parapluie ? Vous voyez qu’un bon conseil vaut toujours quelque chose. Et elle tendit la main pour débarrasser Frédérik du parapluie qu’il tenait encore.

Il comprit ce mouvement, et il lui dit avec une émotion qu’elle ne put s’expliquer :

— Voulez-vous, mademoiselle, me faire un grand plaisir ? Vendez-moi ce parapluie.

— Vendre mon parapluie ! répliqua Eudoxie ; mais j’y tiens, et je ne vois pas, d’ailleurs, pourquoi vous l’achèteriez, puisque je vous l’offre gratis toutes les fois qu’il pourra vous être utile.

— Je voudrais l’avoir à moi !

— En ce cas, que me donnerez-vous ? Je ne veux pas d’argent.

— Eh bien, désignez vous-même un objet !

— Donnez-moi, dit-elle en rougissant beaucoup, une gravure du portrait de votre père, comme celle que vous avez donnée au général !

— Soit, répondit le jeune homme sans être étonné de sa demande, oubliant que ce portrait lui ressemblait ; mon père était un soldat comme le vôtre, son image sera bien dans votre famille.

Et saluant cordialement le père et la fille, il remontra chez lui.

Eudoxie était radieuse. Mais quel prix, pensait-elle, attache-t-il donc à mon parapluie ?

Et, malgré elle, une lueur d’espérance entrait dans son cœur.

Lui, sentait sa raison lui échapper.

Durant huit jours, il alla vainement aux Tuileries : ces dames n’y parurent pas. Le temps était devenu plus froid : il pensa qu’elles avaient changé l’heure de leur promenade ; il se rendit dès le matin sur la terrasse qui domine l’allée. Après deux heures d’attente, vers midi, il vit enfin arriver Diane et la vieille dame. Celle-ci paraissait d’une faiblesse extrême ; Diane la soutenait, et après avoir posé un petit coussin sur le banc, elle l’y fit asseoir ; puis, souriant en lui montrant un livre, elle en commença la lecture.

Frédérik quitta la terrasse, fit un détour et vint se placer dans sa cachette, auprès du mur en terrassement. Diane lisait ; il entend sa voix, il ne perd pas une de ses paroles. Ô surprise ! il ne se trompe point ; le livre qu’elle tient est son ouvrage, la traduction nouvellement publiée en France de ses poésies. Diane lisait cette strophe d’une ode ayant pour titre : l’Avenir…

« Oh ! voyez ! un nouveau temple sera construit ! une foi sérieuse et aimable y sera annoncée, une foi divine qui s’appelle la réconciliation ! Le révélateur de cette foi, c’est l’histoire universelle, la Bible nouvelle, ce sont les annales du monde ; elle resplendit au milieu de l’éblouissante aurore de la liberté et du soleil couchant des temps qui s’en vont. Chaque feuille est collée avec des larmes ; sur chacune d’elles se reflètent les cieux, et l’humanité l’a signée de son sang. Oui, tout le sang qui coule encore, oui, tous les héros qui sont tombés dans la lutte sont les victimes qui ont scellé le pacte de la réconciliation future[1]. »

— Quelle âme ! s’écria-t-elle après avoir lu ce passage. Ses nobles traits sont bien le miroir de son intelligence ! Ma mère, vous souvenez-vous du premier jour où il nous apparut, là, à cette même place ? Je n’oublierai jamais son regard ! Et dire qu’il aurait pu m’aimer !… Mais à quoi bon ces rêves ! Tenez ? ma bonne mère, je sens que je suis encore plus malheureuse depuis cette rencontre.

— Diane, je le vois bien, tu l’aimes, tu n’as pu te défendre de cet amour !

La jeune femme se jeta tout en larmes dans les bras de celle qu’elle nommait sa mère.

— Oui, je l’aime ! s’écria-t-elle à travers un sanglot.

Ces mots étaient arrivés jusqu’à Frédérik ; il en reçut au cœur une commotion si vive, que la force lui manqua pour se lever. Ses jambes faiblirent ; il resta quelques instants comme inanimé ; enfin, il se roidit contre son ivresse, il s’élance pour regagner l’allée, pour se jeter aux pieds de Diane ; il arrive en face du banc il pousse un cri de désespoir : le banc était désert.

Mais insensiblement, cette impression douloureuse s’effaça.

Oui, je l’aime ! ces mots retentirent de nouveau dans son cœur et le remplirent d’une émotion délicieuse.

Quel ineffable orgueil dans ces mots : être aimé, être nécessaire au bonheur d’un autre ! avoir trouvé une âme qui appelle la nôtre, qui veille sur nous, qui s’intéresse à tous nos sentiments, place son bonheur dans notre félicité et nous offre à toute heure son refuge adoré !

Sans l’amour, qu’est la vie ? Une voie douloureuse, environnée de ténèbres, où rien ne nous soutient, où rien ne nous éclaire. Avec l’amour, la route s’aplanit ; une clarté sereine nous conduit nous ne sommes plus seul à souffrir, à douter, à attendre !

C’est surtout pour les natures d’élite que l’amour est une des premières nécessités de ce monde. L’esprit multiplie les facultés aimantes, et nous élève aux notions de l’idéal dont l’amour est comme un pressentiment divin.

Un mot venait de faire comprendre à Frédérik ce bonheur, le seul de la vie. Il était aimé ! et il était digne de tous les enchantements de l’amour, lui qui n’avait jamais sacrifié à sa fausse ou grossière image. Durant plusieurs heures, il éprouva une sorte d’éblouissement radieux qui lui faisait oublier l’absence de Diane : elle était auprès de lui par la pensée, elle l’aimait ; ne l’avait-elle pas dit ? Son âme ne s’était donc pas éloignée de la sienne, elle planait autour de lui, embrasant le fluide de l’air qu’il respirait.

Elle allait revenir sous sa forme charmante ; il l’attendait. Il demeura longtemps retenu par ce ravissement et cette espérance ; il revint chaque matin, toujours avec la même pensée, et les jours, en s’écoulant, n’ébranlèrent pas la certitude qu’il avait de la revoir.

Dès le matin, il parcourait en tous sens l’immense cité ; son cœur et son regard la cherchaient sans se lasser ; puis fatigué, mais non découragé, il venait l’attendre sur le banc désert.

Un jour, c’était à la fin d’octobre, vers quatre heures, — le brouillard fêtait déjà la nuit, — il aperçut indistinctement une femme couverte de vêtements noirs qui s’avançait vers lui ; il ne la reconnut que lorsqu’elle se fut assise à ses côtés : c’était elle.

Il éprouva un indicible honneur, mais il n’eut pas un mouvement de surprise ; il lui prit la main et lui dit naturellement :

— Je vous attendais.

Elle pressa sa main sans lui répondre. Qu’auraient-ils pu se dire pour exprimer leur suprême émotion ? et, d’ailleurs, depuis un an leurs âmes confondues, quoique séparées, n’avaient-elles pas échangé tous les aveux ?

Il la regardait en tenant toujours sa main dans les siennes.

Elle était pâle et amaigrie, mais plus belle encore qu’autrefois.

Il remarqua ses vêtements de deuil.

— Oh ! vous êtes libre ! s’écria-t-il avec transport.

Elle tressaillit.

— Libre devant Dieu, dit-elle, mais non point devant les hommes.

— Quoi ! ce n’est pas lui qui est mort ?

— Hélas ! c’est elle !

— Votre mère ?

— La mère de ma mère ; je suis libre, vous l’avez dit, car je n’ai plus de devoir à accomplir, je n’ai plus que des chaînes !…

— Brisez-les, Dieu le veut, Dieu qui nous a donné l’amour.

— Demain vous connaîtrez toute ma destinée, dit-elle avec douceur, et si vous ne me trouvez pas indigne de vous, Frédérik, vous me reverrez.

— Oh ! pourquoi pas à l’instant ? Pourquoi nous séparer encore ? pourquoi tenter le sort ? pourquoi dérober un jour au bonheur ?

— Je vous écrirai ce que je dois vous apprendre ; je n’aurai point le courage de vous le dire. Demain, quand vous saurez tout, nous ne parlerons plus du passé ; nous parlerons de l’avenir, si l’avenir vous sourit avec moi.

— Dès aujourd’hui nos destinées sont liées ! Quel que soit votre récit, il ne pourra changer mon âme, elle est à vous.

Il n’osa pas la retenir, il ne la suivit point.

Il comptait sur sa parole.





VI

— La lettre, l’industriel. —


Le soir, malgré la brume glacée, il s’assit sur son balcon pour regarder, en rêvant à elle, la cime des arbres qui abritaient le banc où ils s’étaient assis ensemble.

Il revoyait son image, il lui parlait, il entendait sa voix ; puis il murmurait tout haut, comme pour s’assurer lui-même son bonheur :

— Demain je la reverrai !

Un léger coup frappé à sa porte l’arracha à son extase : il se leva pour ouvrir ; il n’avait pas de lumière, et à la faible lueur que la lune d’automne jetait dans sa chambre, il aperçut indistinctement l’ombre d’une femme !

L’idée subite que ce pouvait être elle le fit chanceler ; mais la voix d’Eudoxie suspendit aussitôt son émotion.

— Une lettre pour vous, monsieur Frédérik, dit la grisette.

Et entrant sans y être invitée, elle prit sur le bougeoir une allumette chimique, la fit pétiller et alluma la bougie.

— Je crois que c’est important, ajouta-t-elle ; vous allez voir ! C’est une jeune dame qui l’a remise elle-même.

— Une jeune dame ! s’écria Frédérik, prenant avec vivacité la lettre des mains de la grisette ; et il ajouta involontairement : Une dame en deuil, n’est-ce pas ?

— Oui, une dame en noir.

— Oh ! c’est bien, et, tenez, merci, merci, ma bonne Eudoxie.

Et, dans sa joie, tirant de sa bourse une pièce d’or, il la laissa tomber dans la main de l’ouvrière.

Elle eut un regard d’indignation douloureuse, puis sortit en rejetant l’or sur la table.

Frédérik lisait : il ne s’aperçut pas de son mouvement, il ne s’aperçut pas même qu’elle était partie.

— Cette femme était belle, s’écria la grisette quand elle se retrouva seule ; cette femme tremblait en me remettant cette lettre ; cette femme, il la connaît, puisqu’il m’a dit lui-même qu’elle était en deuil. Oh ! il l’aime ! Je le saurai ! je saurai qui elle est, je découvrirai tout !

Et mille sentiments de rage et de douleur s’entre-choquaient dans le cœur de l’ardente fille…

Tandis qu’elle se promenait à grands pas dans sa chambre, agitée par la passion, Frédérik, assis dans la sienne, lisait avec recueillement la lettre de Diane :

« Je vous ai promis le récit de ma vie, lui écrivait-elle ; ce récit sera simple. Ma vie a été monotone et cachée ; le malheur n’amena point pour moi de ces incidents qui agitent le cœur et lui font sentir qu’il saigne, mais qu’il vit : ma souffrance fut tout intérieure.

J’aurai peu d’événements vous raconter ; mais beaucoup de sensations douloureuses et étouffées à vous faire comprendre.

Tout enfant, il ne me resta dans le monde que ma grand’mère, cette femme douce et tendre que vous avez vue avec moi.

D’une très-noble famille, elle avait été dans sa jeunesse dans le plus grand monde ; belle, brillante, d’un esprit gracieux, un peu superficiel, elle avait plu beaucoup et avait trouvé du bonheur à plaire.

C’était ainsi de son temps : rien de bien sérieux dans les sentiments ; on traitait avec une extrême légèreté les liaisons de cœur et plus légèrement encore la grande affaire du mariage.

Restée veuve très-jeune avec un fils qui fut mon père et qu’elle vit mourir, ma grand’mère n’avait conservé qu’un petit château en Normandie, pittoresquement situé, d’une architecture coquette ; charmante et aristocratique solitude, avec de beaux jardins, une bibliothèque, des bassins où nageaient des cygnes, tout ce qui rend la campagne poétique, mais peu de dépendances, quelques terres d’un très-mince produit. C’était là toute la fortune de ma grand’mère, toute la mienne ; la révolution avait emporté le reste.

Cette jolie habitation se nommait Valcy. C’était le nom de ma famille, c’est encore celui que je porte aujourd’hui, vous saurez pourquoi. Née à Valcy, je n’en étais jamais sortie ; ma grand’mère m’avait élevée, s’attachant surtout à former mes manières ; quant à mon esprit et à mon cœur, ils s’étaient un peu formés à l’aventure.

Les livres de notre bibliothèque qui était considérable avaient nourri mon esprit. Ma grand’mère ne dirigeait pas mes lectures ; j’avais donc à exercer mon propre jugement par la réflexion et au moyen du sens intérieur du juste et de l’injuste, que nous portons en nous.

Le contact de la nature, la vie agreste des villageois, leur simplicité, leur misère, parlaient à mon cœur et lui donnaient des émotions vraies.

Quant aux idées qui s’agitaient dans le monde, je ne leur restais point aussi étrangère qu’on aurait pu le croire ; le courant m’en était apporté par les visiteurs des châteaux environnants et par les journaux que je lisais chaque matin à ma grand’mère.

À dix-huit ans, mon esprit était cultivé, mais d’une culture indépendante, indisciplinée, que je m’étais appliquée moi-même sans guide.

Ma grand’mère me parlait beaucoup de la vie mondaine et futile que mène une jeune femme aussitôt après son mariage, et jamais de cette vie enchaînée, sans issue dans ce monde, qui fait de la femme une misérable esclave, lorsque, ne trouvant pas l’amour et le bonheur dans le mariage, elle n’accepte pas comme compensations les distractions dangereuses des passions ou les puériles jouissances de la vanité.

De ces deux vies ma grand’mère n’avait connu que la première, pour moi je ne pouvais m’imaginer ni l’une ni l’autre. Je m’étais formé, d’après mes rêves et d’après les poëtes, le tableau d’une vie charmante et sérieuse où tous les nobles et bons sentiments trouvaient à s’exercer. Le mariage, quand j’y pensais, m’apparaissait comme une association bienfaisante de deux êtres qui s’aiment, qui se soutiennent, qui s’éclairent et se protégent l’un l’autre ; jamais on n’aurait pu me faire croire que des intérêts d’argent ou des arrangements de position rassemblaient violemment chaque jour des cœurs qui ne s’entendaient pas et qui, liés par cette union fatale et indissoluble, en venaient l’un envers l’autre à une révolte cachée, d’autant plus douloureuse, d’autant plus désespérée, qu’elle ne pouvait aboutir à la délivrance, à la rupture des chaînes, puisque ces chaînes sont pour la vie.

Je ne savais rien des passions positives de ce monde ; je n’avais connu l’amour que dans les livres, je me faisais une vie fictive en dehors de la vie réelle, et j’en étais venue à m’imaginer que les sentiments qui m’animaient étaient ceux de l’humanité tout entière.

Ma grand’mère se préoccupait peu du travail secret de mes pensées, auxquelles elle restait d’ailleurs étrangère en ce qu’elles avaient d’idéal et de sérieux.

Le monde avec ses petits intérêts, ses bonheurs de convention, ses sentiments légers, était, pensait-elle, un facile théâtre où une femme jeune et belle devait remplir un rôle toujours heureux.

Elle regrettait pour moi la société parisienne, où elle eût voulu me produire et me marier.

Des motifs d’économie nous obligeaient de vivre à Valcy ; ces motifs devenaient chaque jour plus impérieux. Ma grand’mère avait perdu à la révolution de juillet une pension considérable qui, jointe aux revenus de Valcy, lui assurait un élégant bien-être. Malgré cette diminution de fortune, elle ne put réformer ses dépenses, et elle ne m’enseigna point à réformer les miennes. Insensiblement, les terres de Valcy se trouvèrent grevées, et sans que je m’en doutasse, sans que ma grand’mère y réfléchît, la gêne et même la ruine se faisaient pour l’avenir autour de nous.

Parmi nos voisins de campagne, il n’y avait pas, par un singulier hasard, un seul homme à marier qui pût fixer les vues de ma grand’mère, tandis que plusieurs jeunes filles charmantes et fort richement dotées lui semblaient pour moi une concurrence dangereuse.

Vous le voyez, elle était soucieuse de mon bonheur ; mais, ce bonheur, elle le rêvait à sa manière.

Dans le printemps de 183…, tout le département où est situé Valcy fut mis en émoi par l’arrivée des ingénieurs qui venaient arrêter le tracé du chemin de fer de Paris à Rouen. Il fut décidé que ce tracé passerait sur nos terres, et, un matin, un des directeurs de la compagnie arriva dans notre petit château pour faire des propositions à ma grand’mère.

Nous acheter à un prix inespéré quelques-unes de ces terres que la nécessité allait bientôt nous forcer à vendre, ce fut une offre qui nous parut tout à fait providentielle et qui nous fit accueillir avec empressement celui qui, sans le savoir, venait si à propos à notre secours.

C’était, d’ailleurs, ce qu’on est convenu d’appeler un homme à manières distinguées que ce directeur de la compagnie, qui nous fut annoncé sous le nom de M. Bernard.

Je m’en souviens, nous étions dans le petit salon d’été de Valcy, qui s’ouvrait sur les massifs de fleurs du jardin, en face du bassin rond où nageaient les cygnes. Ce salon était la pièce la plus jolie de l’étroit castel. Un meuble en vieux point, aussi frais encore que le jour où il était sorti des doigts patients de ma bisaïeule, un parquet en bois des îles, un plafond peint par Boucher, les tentures et les ornements du même style, tout était là du meilleur goût, dans ce faux goût si recherché du XVIIIe siècle ; des rideaux blancs et roses se drapaient sur les persiennes entr’ouvertes et adoucissaient encore le jour déjà voilé par le feuillage des acacias en fleur.

Ma grand’mère, assise dans son fauteuil auprès de la porte-fenêtre, était bien, malgré son âge, la plus noble et la plus élégante châtelaine qu’on pût imaginer. Elle portait un frais peignoir de mousseline blanche à falbalas ; un mantelet pareil retombait sur sa taille encore droite ; ses cheveux d’argent encadraient son doux et beau visage presque sans rides et se mariaient aux barbes flottantes d’un riche bonnet en point d’Angleterre. Penchée auprès d’elle, j’écoutais ses conjectures sur le visiteur attendu : elle avait exigé que je fisse, pour assister à cette visite, une de ces riantes toilettes de jeune fille qui charment toujours les regards. Une robe d’organdi rose pâle laissait seulement à découvert mon cou et mes bras. Rien de plus simple que cette toilette, mais rien de plus gracieux, disait ma grand’mère en me prodiguant mille tendres flatteries que lui suggérais son cœur. Je m’étais assise sur un petit tabouret placé à ses pieds et j’appuyais encore ma tête sur ses genoux quand on annonça M. Bernard.

Je me levai pour prendre un siège moins enfantin ; ma grand’mère salua avec bienveillance et engagea l’étranger à s’asseoir.

Après les premières politesses d’usage, le directeur parla des offres qu’il était chargé de nous faire au nom de la compagnie pour l’acquisition d’une partie de nos terres.

Tandis qu’il causait affaires, je l’examinais avec curiosité.

C’était un homme de taille moyenne ; il n’avait point encore cet embonpoint qui depuis a rendu sa tournure commune. Son œil vif et noir était plein d’assurance ; l’ensemble de son visage exprimait plus de fermeté que de distinction ; les plis de son front annonçaient la méditation ; mais si j’avais pu juger alors comme je juge aujourd’hui, j’aurais compris que les calculs d’intérêts positifs et non les préoccupations du penseur avaient creusé ces rides précoces. Il possédait d’ailleurs une assez brillante facilité d’élocution et une certaine élégance dans les formes, qui trompaient sur la vulgarité du fond.

Cette vulgarité aurait été contestée par les hommes de son genre pour qui la finesse ressemble à l’esprit et la ruse à la profondeur.

Ma grand’mère elle-même, quoique habituée au meilleur monde, n’en fut pas d’abord frappée.

D’ailleurs, M. Bernard s’était présenté pour parler affaires, et il en parlait avec tout l’aplomb que donne l’habitude, et, dans ce moment, avec une sorte de grâce. Il devait être aussi très-favorablement écouté, car il venait nous faire des propositions qui, dans le triste état de notre fortune, semblèrent à ma grand’mère un bonheur inespéré. Il demanda d’abord d’acquérir au nom de sa compagnie la partie de nos terres où devait passer le tracé du chemin de fer ; mais, insensiblement, voyant l’empressement de ma grand’mère à acquiescer à ses offres, il en vint jusqu’à proposer un marché pour l’acquisition complète du charmant domaine de Valcy. À cette idée qui choquait tous mes sentiments, j’osai prendre la parole :

— Jamais, monsieur, jamais, lui dis-je ; cette terre est un domaine de famille, elle était chère à mon père ; j’y suis née, je veux y mourir.

— Ne craignez rien, mademoiselle, je ne songe pas à vous déposséder, répliqua M. Bernard avec un sourire assez significatif, mais auquel je ne compris rien.

Comment l’entendez-vous donc, monsieur ? Si nous vous vendons ce domaine, comment en resterons-nous possesseurs ?

— D’une manière bien simple, répondit M. Bernard (il n’entrait pas dans ses calculs de me laisser deviner alors un projet déjà en germe dans son cœur). En concluant ce marché avec moi, madame la marquise de Valcy se réservera la jouissance de la maison, des jardins, des promenades de Valcy, de tout ce qui compose pour vous l’agrément de ce lieu pittoresque.

— Pour toujours ? m’écriai-je.

— Pour toujours, repartit M. Bernard, qui savait bien qu’aux termes de la loi cela voulait dire : pour la vie durant de votre grand’mère.

Mais pour l’esprit inexpérimenté d’une jeune fille de dix-huit ans, ce mot toujours n’a pas de fin déterminée ; et si l’idée de la mort de ma grand’mère m’avait frappée en ce moment comme le terme de la jouissance qui nous était promise par M. Bernard, à cette idée se seraient joints pour moi une telle désolation, un tel naufrage de toute ma destinée, que je n’aurais pas songé à donner un regret à ces lieux que j’aimais avec elle, et où je ne me figurais pas que sa présence pût jamais me manquer.

Telle est l’imagination de la première jeunesse : avant que le malheur l’ait exercée, elle compte sur ses désirs, sur ses illusions, et elle se brise ainsi sans préparation aux tristes réalités de la vie.

Je ne trouvai donc pas une objection à faire à la proposition de M. Bernard, et ma grand’mère elle-même, quoiqu’elle en comprît mieux le sens, la reçut avec empressement.

C’est que dans sa pensée, à sa manière prévoyante et tendre, la vente de Valcy lui permettrait, en m’assurant une belle dot, de me marier suivant son espérance, de m’avoir souvent auprès d’elle dans cette terre que j’aimais tant, mais dont, pensait-elle, je me détacherais insensiblement en m’attachant à d’autres lieux par de nouveaux liens. Telles furent les idées qui la déterminèrent ; elle me l’a dit plus tard, quand, dans sa tendresse, elle se reprochait les malheurs de ma destinée, que la vente de Valcy avait préparés.

M. Bernard fit des offres brillantes, toujours au nom de sa compagnie, tandis qu’en réalité, à part les terres nécessaires au tracé, c’est pour lui qu’il acquérait toutes les dépendances de ce poétique château auquel tenait ma vie.

En peu de jours, le marché fut conclu ; mais je n’en vis que les apparences et elles ne me causèrent pas une impression pénible.

Après cette vente, ma grand’mère et moi avions plus de bien-être. Nous habituions toujours Valcy ; nos meuble, nos fleurs, nos cygnes, les jardins, les promenades étaient toujours bien à nous ; nous en jouissions comme par le passé ; pouvais-je songer que j’en serais un jour dépouillée ? Non, une âme vivant de rêves n’a pas de ces prévisions-là.

En habile homme, M. Bernard ne s’impatronisa point ; il partit comme un propriétaire discret qui laisse toute liberté à ses locataires : nous fûmes six mois sans le revoir ; mais pendant ce temps les conjectures du pays aidèrent à mon insu ses desseins.

M. Bernard, comme, plus ou moins, tous les industriels de ce temps, visait à la députation : il songeait à représenter le département où est situé Valcy ; il y comptait déjà un grand nombre d’intéressés à sa candidature, son élection pourtant n’était pas assurée.

Ma grand’mère avait conservé, malgré la perte de sa fortune, une certaine influence de nom et de société ; l’intéresser presque sans qu’elle s’en doutât à sa députation, tel fut le plan de M. Bernard : il fit donc circuler sourdement, pour servir ses vues, qu’il avait acquis Valcy et qu’il en porterait bientôt le nom.

Ceci donna à penser à plusieurs qu’il songeait à une alliance avec moi, et il se prépara ainsi des partisans parmi les amis de ma grand’mère.

Le premier écho de ces conjectures, dont tout le département se préoccupait, me fut apporté par mes jeunes voisines de campagne, qui toutes auraient trouvé dans M. Bernard un fort beau parti ; elles me disaient donc avec un sourire presque envieux (hélas ! les sentiments et, partant, le langage de ce temps gagnent même le cœur des jeunes filles) :

— Voilà une brillante affaire que ta grand’mère a préparée pour toi en vendant Valcy à M. Bernard, elle lui a transmis son titre, ce qui ne gâtera rien à la belle fortune qu’a M. Bernard ; puis il sera député ! Oh ! ma chère, quelle superbe position tu vas avoir !

Je leur répondais en riant :

— Est-ce que ma grand’mère s’occupe de M. Bernard ? est-ce que je le connais ? est-ce qu’il m’aime ? Vous êtes folles de penser qu’on songe à me marier ; pour moi, je n’y pense pas…

Et je les quittais pour aller rêver en compagnie de quelque poëte préféré.


VII

— Une fête électorale. —


Nous n’avions pas revu M. Bernard ; il revint dans le département après plusieurs mois d’absence pour faire ce qu’on appelle une tournée électorale. Il nous rendait visite une après-midi ; il portait à sa boutonnière le ruban tout neuf de la Légion d’honneur. Ma grand’mère le complimenta ; pour moi, je me demandais ce que cette décoration ajoutait à ses mérites. Il me sembla, comme la première fois, d’une médiocrité pleine d’assurance, et quand il fut sorti, je dis à ma grand’mère :

— M. Bernard vous paraît-il capable d’une de ces actions d’éclat pour lesquelles la croix d’honneur devrait être réservée ?

Ma grand’mère sourit.

— Je vois bien qu’il ne te séduit point ; mais sois juste pourtant, c’est un homme d’un vrai mérite. Tous les hommes ne sont pas appelés à ces destinées brillantes qui frappent ton imagination : les poëtes, les guerriers célèbres sont des exceptions ; mais il est des gloires plus humbles que nous devons admirer dans leur utilité. M. Bernard est destiné à une de ces gloires ; il a déjà un beau nom dans l’industrie, et la députation le mettra encore plus en relief.

— C’est-à-dire que M. Bernard est en train de faire une belle fortune, répondis-je, et que la députation l’y aidera !

— Et pourquoi pas ? répliqua ma grand’mère. Si, tout en coopérant à la prospérité de son pays, il peut s’occuper de ses propres intérêts, où est le mal ? Autrefois on faisait fortune au service de la cour aujourd’hui, on s’enrichit en servant la nation : c’est dans l’ordre nouveau ; moi, qui suis de l’ancien régime, je comprends cela : pourquoi t’en étonnes-tu, toi, petite ?

— Je ne m’en étonne pas, mais je ne suis pas plus portée à admirer les hommes d’aujourd’hui que les hommes d’autrefois, qui n’ont ou qui n’avaient d’autre but dans la vie que la fortune.

— Tu es injuste envers M. Bernard, dit avec un tendre sourire ma grand’mère, je crois qu’il ne songe pas seulement à faire fortune.

— Mais à quoi pense-t-il donc encore ?…

— Peut-être à…

Elle s’arrêta comme pour retenir sa pensée.

— Il pense aussi à la considération, à la reconnaissance publique, ajouta-t-elle déjà il exerce une grande influence dans ce département, il y fait prospérer l’industrie, et les travailleurs le bénissent comme leur bienfaiteur.

Je ne répondis rien, non que je fusse convaincue ; mais je trouvais si peu de charme à m’entretenir de M. Bernard, que, pour mettre fin à cette conversation je proposai à ma grand’mère de lui faire la lecture.

Quelques jours après, M. Bernard revint ; il avait à nous adresser une humble prière, nous dit-il en entrant. Ce jour-là, ses manières et sa toilette étaient soignées plus qu’à l’ordinaire ; il voulait séduire ma grand’mère, il y réussit.

— Et quelle prière, mon cher monsieur ? répliqua-t-elle ; je suis toute disposée à vous obliger.

— Je réunis dans quelques jours à la ferme que j’habite près de Valcy les familles des électeurs qui me portent à la députation ; ce sera une modeste fête champêtre bien indigne de vous, mesdames ; pourtant, ne m’ôtez pas l’espérance de vous y voir.

— Une réunion électorale ! y pensez-vous ? monsieur, dis-je en riant. Mais nous ne sommes pas électeurs.

— On dansera sous les arbres à cette fête, qui est plutôt une réunion d’amis qu’une réunion politique ; plusieurs de vos compagnes y seront : mademoiselle, ne me refusez pas la grâce d’y assister.

— Je ferai tout ce que ma grand’mère voudra, répondis-je assez maussadement.

Et je sortis sans attendre la fin de la visite de M. Bernard.

Ma grand’mère accepta l’invitation de M. Bernard et me gronda doucement d’avoir quitté le salon ; mais comme son cœur était plein de finesse, si je puis m’exprimer ainsi, elle ne voulut pas heurter les préventions du mien et laissa arriver le jour de la fête sans m’en avoir reparlé. Ce jour, qui devait décider si fatalement de ma vie, arriva, et comme la plupart des jours néfastes où la nature semble se railler des hommes, il se leva radieux. C’était au mois de juillet ; le chant matinal des oiseaux et les émanations des fleurs grimpantes passaient à travers mes persiennes que ma grand’mère venait d’entr’ouvrir elle-même en me disant :

— Paresseuse enfant, vois quel beau jour se prépare ; la fête sera charmante ; ne boude pas au plaisir en haine de M. Bernard !

— En haine de M. Bernard ! m’écriai-je gaiement ; je vous assure que je n’ai pour lui qu’une parfaite indifférence.

— Eh bien, en ce cas, pas de résolution qui ferait croire le contraire ; accepte avec indifférence le plaisir qui s’offre à toi : tes amies seront là, ton absence serait remarquée ; puis, j’en suis sûre, tu finiras par t’amuser beaucoup : tu seras si jolie sous ta charmante parure !

— Quelle parure ?

— Celle-ci, me dit-elle en souriant.

Et soulevant un grand carton qu’elle avait déposé au pied de mon lit sans que j’y prisse garde, elle en tira une délicieuse toilette de bal, pleine de simplicité et de distinction, qu’elle avait fait confectionner à Paris.

Je sautai à bas de mon lit, j’embrassai tendrement ma bonne grand’mère, et je me laissai parer de ces gracieux atours dont la fraîcheur me charmait. J’étais alors bien enfant ; je n’avais pas souffert, et il suffisait d’une fleur, d’une dentelle, d’un bijou, pour me faire oublier des préoccupations qui n’étaient pas encore des chagrins.

Quand ma toilette fut achevée, ma grand’mère, qui s’était elle-même parée avec cette élégance de bon goût qui poétisait sa vieillesse, s’appuya sur mon bras ; nous descendîmes dans le jardin, puis dans le petit parc de Valcy, et nous nous disposions à nous rendre à pied à la ferme de M. Bernard par les allées sablées, lorsque nous entendîmes le roulement d’une voiture à la lisière du parc. M. Bernard nous envoyait sa calèche. Je fus d’avis de refuser cette attention ; ma grand’mère m’assura que la course à pied la fatiguerait : je n’osai résister, mais je m’assis avec un peu d’humeur dans l’équipage du riche industriel. La journée était si belle, la nature déployait de tels enchantements autour de moi, ma grand’mère me prodiguait tant de douces et flatteuses caresses, que ce nuage se dissipa avant que nous fussions arrivées à la ferme. Que m’importait, après tout, l’amphitryon de la fête, si la fête était charmante ? Tout respirait le contentement autour de moi ; l’air était comme imprégné de sérénité : je me laissai aller à mes sensations, et je ne voulus point réfléchir.

Nous arrivâmes en quelques minutes à la ferme : c’était le nom modeste que M. Bernard donnait à la vaste et belle maison anglaise qu’il avait lui-même fait construire au milieu des terres de Valcy, dont il était devenu le propriétaire.

Le site de la ferme était pittoresque : un ancien bois dessiné en parc avait été transformé ce jour-là en salle de verdure ; on avait sablé et gazonné le sol ; des guirlandes de fleurs et de lampions s’enlaçaient aux arbres dans les principales allées ; la cour de la ferme était également décorée pour la fête ; l’ameublement des salons était riche et constatait, sinon le goût, du moins la fortune de M. Bernard.

Nous trouvâmes une compagnie nombreuse et choisie déjà réunie. M, Bernard vint à nous avec empressement ; il m’offrit un magnifique bouquet de bal tout blanc, où quelques tiges d’oranger étaient enlacées aux roses et aux camellias. Plusieurs de mes amies qui étaient là sourirent quand j’acceptai ce bouquet ; elles aussi avaient reçu des bouquets de la main de M. Bernard, mais ils n’étaient pas composés comme le mien de fleurs virginales et symboliques. Cette particularité ne m’avait point d’abord frappée, mais le sourire de mes amies se traduisit bientôt en paroles ; l’une d’elles me dit gaiement :

— C’est donc un bal de fiançailles, ma chère Diane ; ce qui, j’espère, ne t’empêchera pas de nous faire danser à ton mariage ?

— Encore !… m’écriai-je dépitée ; vos plaisanteries vont me gâter cette fête où je me promettais tant de plaisir avec vous.

— Quoi ! ce bouquet est donc une plaisanterie ? reprit une d’elles d’un air naïf ; et toutes se mirent à commenter l’intention de ces fleurs que je n’avais pas même regardées. Tandis qu’elles parlaient, j’effeuillais vivement le bouquet, et, au risque d’être fort impolie, je le jetai à moitié dépouillé sur un des siéges du salon ; puis, comme délivrée d’une pensée déplaisante, je suivis mes amies dans la cour transformée en salle de bal et où l’orchestre exécutait déjà des airs de quadrilles nouveaux.

M. Bernard s’abstint de me faire danser les premières contredanses ; je lui en sus gré aussi : quand il vint m’engager presque timidement, j’acceptai sans plaisir, mais sans contrariété. Il ne fit aucune allusion au bouquet détruit, quoiqu’il se fût aperçu de mon mouvement d’impatience ; je trouvai sa réserve de bon goût. Plus tard, je découvris que son habileté lui suggérait parfois des délicatesses tout à fait étrangères à sa nature. Il me demanda en dansant si le séjour de Valcy m’était toujours aussi cher.

— Toujours, monsieur, lui dis-je ; je ne pourrais m’habituer à l’idée qu’il me faudrait vivre ailleurs.

— Il dépendra de vous d’y vivre toujours.

— Mais oui, sans doute ? répondis-je sans comprendre sa pensée.

La contredanse finissait ; notre conversation fut interrompue par l’arrivée de plusieurs électeurs influents : M. Bernard me quitta pour les recevoir, et durant plus d’une heure il ne songea qu’à préparer les chances de son élection. Je m’aperçus que ma grand’mère le secondait, ou plutôt mes amis, qui observaient pour moi, m’en firent apercevoir, en me plaisantant de nouveau sur mon mariage avec le futur député. Je continuais à danser pendant ces graves conférences politiques dont ma grand’mère faisait partie et qui se passaient tour à tour sous quelque bouquet d’arbres, au milieu d’un massif de fleurs, ou dans un des salons qui s’ouvraient sur la cour. Tout à coup ces groupes d’hommes sérieux se réunirent et suivirent M. Bernard qui se dirigeait de l’autre côté de la ferme. Ma grand’mère vint à moi.

— Tu ne vois ici, me dit-elle, qu’une petite partie de la fête ; la vraie fête est là-bas près des étables et de la métairie, sur l’aire où s’élèvent d’immenses meules de blé.

— Quoi, on danse là-bas !

— Oui, un bal populaire ; les paysans, les travailleurs, dont M. Bernard est le bienfaiteur, se sont réunis là pour le fêter.

— Voyons, voyons, dis-je, curieuse.

Nous suivîmes les groupes d’électeurs, et tout le monde marcha sur nos pas.

— Tu vas voir, me dit ma grand’mère qui s’appuyait sur mon bras, les preuves incontestables du mérite de l’homme que tu dédaignes tant.

— Je n’ai aucun dédain, je vous assure ; mais seulement M. Bernard ne m’attire point.

En ce moment, nous tournâmes la ferme, et un spectacle tout à fait inattendu s’offrit à mes yeux : une vaste esplanade pavée qui servait d’aire était entièrement couverte de villageois et de villageoises qui dansaient aux sons d’instruments champêtres ; tout autour de cet immense carré étaient dressées des tables rustiques abondamment chargées de viandes, de pâtisseries, de vin et de cidre ; les vieillards et les enfants qui ne dansaient point se pressaient autour de ces tables.

M. Bernard arrivait au milieu de l’esplanade comme nous en approchions ; en ce moment mille voix s’élevèrent :

— Vive M. Bernard ! vive le bienfaiteur du département criait-on de toute part.

— Il est donc bien aimé ? dis-je à ma grand’mère.

— Adoré, reprit-elle ; c’est d’ailleurs un homme de génie dans son genre. Si on le bénit pour ses bienfaits, on l’honore aussi pour son talent, c’est un des premiers industriels du siècle.

J’aurais dû comprendre, à ces paroles, que ma grand’mère était tout à fait séduite par M. Bernard ; je ne compris rien ; les vivats redoublèrent ; je ne me doutais pas que quelques hommes, le vin aidant, échauffaient tout cet enthousiasme. Je m’imaginais que c’étaient des vertus que l’on fêtait en lui, tandis que ce n’étaient que des intérêts. J’avais alors des lueurs incertaines sur toutes choses, mais je n’avais point acquis cette lumière assurée que donne l’expérience.

— Un homme vulgaire n’inspirerait point de pareils sentiments, me dit ma grand’mère, s’apercevant que ces acclamations de la foule me disposaient à la bienveillance envers M. Bernard.

— Non, sans doute, ce n’est pas un homme vulgaire, dis-je, convaincue, ou plutôt entraînée par les témoignages d’admiration qu’on prodiguait à cet homme habile.

— Vive notre futur député ! répéta la foule.

En ce moment nous arrivions auprès des groupes où se trouvait M. Bernard : il vint à nous ; il m’offrit son bras, tandis qu’un de nos voisins de campagne offrait le sien à ma grand’mère.

Nous traversâmes ainsi tout le théâtre de la fête populaire, aux acclamations redoublées et habilement dirigées de la foule.

— Cette fête ne vous plaît point, me dit M. Bernard, qui voyait pourtant que je prenais quelque intérêt à ce qui se passait autour de nous ; mais si jamais vous venez à Paris quand je serai député de ce département, j’espère vous faire assister à des fêtes plus poétiques, plus dignes de vous.

— Rien ne vaut les démonstrations joyeuses de ces honnêtes travailleurs, et je n’ai vu de ma vie une fête plus intéressante que celle-ci.

J’étais sincère : il y a une sorte de contagion dans les sentiments de la foule qui nous entoure, et ces sentiments, fussent-ils factices, si nous les croyons vrais, parviennent à nous dominer.

— Si en effet cette fête populaire ne vous déplaît point, me dit gracieusement M. Bernard, pourrai-je espérer que vous ne refuserez pas de vous mêler avec moi, à la danse de ces braves gens ?

— Mais c’est un plaisir ! m’écriai-je ; danser au son du fifre, de la cornemuse et du tambourin, cela vaut bien mieux que les violons, les contre-basses et les flûtes. Et je suivis gaiement M. Bernard au milieu d’un quadrille villageois.

Ce furent alors des hourras spontanés ; l’amour-propre de la foule était flatté.

Nous ouvrîmes la danse ; bientôt tous les invités aristocratiques nous imitèrent et se mêlèrent au peuple. L’orchestre délaissé vint se joindre à l’orchestre rustique, et à l’harmonie de cette double musique nous dansâmes jusqu’à la nuit avec une sorte d’ivresse. À la fin de la fête, la foule salua M. Bernard de nouvelles acclamations : — Vive le député populaire ! criait-elle de ses mille voix répétées par les échos des collines qui bordaient l’horizon.

Les invités d’élite rentrèrent dans les salons de la ferme ; mes amies m’entourèrent de nouveau, et l’une d’elles me dit, mais cette fois-ci d’un air sérieux qui me fit réfléchir :

— Ne t’en défends pas, tu es heureuse : cette fête a été donnée pour toi seule par M. Bernard, qui sera bientôt ton mari ; nous t’envierions si nous t’aimions moins.

— Mais je ne sais, dis-je en balbutiant, incertaine de ce que je devais répondre.

En ce moment M. Bernard s’approcha ; il tenait à la main un bouquet tout semblable à celui qu’il m’avait offert à mon arrivée au bal et que j’avais si dédaigneusement mutilé.

— Vous oubliez votre bouquet, mademoiselle Diane, ne voulez-vous point l’emporter ? me dit-il.

Je pris machinalement le bouquet ; et comme je me plaçais auprès de ma grand’mère dans la voiture de M. Bernard, une de mes amies se pencha à la portière et me dit à voix basse :

— Tu viens de donner ton consentement.

Ces paroles me firent tressaillir, mais je ne rejetai point le bouquet.

Oh ! pardonnez ces détails, mon ami, pardonnez ces souvenirs, qui sont aujourd’hui pour moi des sources d’amères et tardives réflexions. J’abrégerai le récit de ce qui suivit cette fête fatale. J’avais emporté une impression favorable au caractère du riche industriel ; ma grand’mère, qui croyait assurer mon bonheur, profita de cette disposition pour s’efforcer de me faire croire que j’aimerais, que j’aimais déjà M. Bernard. Que ne peut une voix aimée sur un cœur qui s’ignore ? Que sait-on de la vie avant d’avoir aimé, avant d’avoir souffert ? On n’ose s’aventurer selon son cœur, dont les nobles et tendres instincts seraient pourtant de meilleurs guides que les froides conventions du monde ; on suit les errements de ceux qui nous sont chers ; on s’y abandonne, on craindrait de décider soi-même de son propre bonheur, ignorant qu’on est encore de ce qui fait le bonheur.





VIII

— Mariage. —

Le bonheur, comme tant de gens l’entendent, c’est-à-dire la fortune, la vanité satisfaite, la banale considération du monde, ce bonheur, ma grand’mère le voyait pour moi dans mon mariage avec M. Bernard, et elle employait toutes les ruses de sa tendresse pour décider mon cœur.

Depuis cette fête où il s’était presque déclaré, M. Bernard venait chaque jour nous faire visite ; en homme habile, il parlait peu et toujours de choses dont il pouvait parler avec une certaine facilité, c’est-à-dire, industrie, agriculture, politique. C’était pour moi d’un profond ennui ; mais alors, dans mon inexpérience, je m’accusais d’infériorité, et n’osant juger M. Bernard sur ces matières, je mettais l’ennui que j’éprouvais à l’entendre sur le compte de mon ignorance.

Plus tard, je fus éclairée sur mes impressions de ce temps, et je compris que si M. Bernard n’était jamais parvenu à m’intéresser en me parlant de choses qui intéressent l’humanité, c’est qu’il ne voyait dans l’agriculture, dans l’industrie et dans la politique, que des moyens de fortune et d’ambition personnelle, sans se préoccuper de la prospérité et de l’élévation de son pays.

Quant aux sentiments, à la poésie, aux arts, à l’amour de la nature, c’était pour M. Bernard autant de perceptions parfaitement inconnus dont il ne s’était jamais douté. — Je cherchais en vain, durant ses fréquentes visites, à l’attirer dans des régions où se passait ma vie ; il se dérobait toujours par quelque défaite assez adroite pour me cacher en ce sens sa nullité. Je finis par croire, et c’était encore là une des erreurs de mon inexpérience, que M. Bernard, intelligent à sa manière, était doué d’un grand esprit positif et pratique qui dédaignait de se produire dans les choses de pure spéculation. Ma grand’mère aidait à me confirmer dans cette erreur. Souvent, quand elle avait causé seule avec lui, elle me disait :

— C’est un homme universel ; mais devant toi il perd une partie de ses brillantes facultés : tu l’intimides ; quand il sera bien sûr que tu l’apprécies, il se montrera tel qu’il est.

J’en vins à douter de mon propre jugement, et je laissai faire ma grand’mère.

Le moment des élections arriva ; M. Bernard fut élu député à une grande majorité, et le soir même il vint à Valcy. Pour la première fois il s’expliqua nettement sur ses intentions et me demanda en mariage à ma grand’mère, qui me fit appeler pour me faire, en sa présence, cette communication inattendue.

Je balbutiai quelques paroles inintelligibles, puis je me retirai en pleurant dans ma chambre. Là, je m’agenouillai devant un portrait de ma mère que j’avais perdue en naissant ; je me souviens que je la priai longtemps : il me semblait que si elle avait pu veiller sur ma vie, elle aurait su deviner mieux que ma grand’mère le cœur de M. Bernard. Lorsqu’une mère a trouvé dans le mariage l’amour et le bonheur, elle rêve pour sa fille une destinée semblable ; elle étudie avec sagacité la nature de l’homme qui doit lui enlever son enfant, elle veut être certaine qu’il la rendra heureuse. Si, au contraire, la mère a souffert dans le mariage, elle songe à garantir sa fille des douleurs qui ont flétri sa vie, et ne livre pas au hasard l’avenir de cette créature si chère sur laquelle elle a veillé jusqu’à ce jour. Mais une grand’mère a oublié ce qu’il faut au cœur de la jeunesse : ce n’est pas la tendresse qui lui manque, c’est la clairvoyance ; l’âge, en fermant son cœur aux passions, a obscurci son jugement.

Ma grand’mère lutta avec patience contre mes irrésolutions, et pourtant, malgré ses caresses et son insinuante bonté, elle n’aurait peut-être jamais triomphé de mon éloignement instinctif pour M. Bernard, sans un motif qui, aujourd’hui, me paraît puéril, et qui cependant a décidé de l’acte le plus important de ma vie.

M. Bernard, qui méditait dès longtemps d’assurer sa fortune sur notre alliance, avait acquis, je vous l’ai dit, le domaine de Valcy ; la jouissance en restait à ma grand’mère, et je ne compris pas, d’abord, qu’à sa mort Valcy ne m’appartiendrait plus. Le monde était alors tout entier pour moi dans cette délicieuse retraite, théâtre aimé de mes jeux d’enfant, de mes pures rêveries, de mes aspirations vers le bonheur ! Quitter Valcy, c’était l’exil, c’était séparer violemment ma jeunesse de tous ses beaux souvenirs. Ma grand’mère me fit comprendre que ce malheur pourrait m’arriver un jour si je repoussais la générosité de M. Bernard, qui m’offrait sa fortune, une position brillante dans le monde et pour ainsi dire la restitution de Valcy. Ma grand’mère ajouta :

— Le nom même de cette terre que tu aimes tant, restera le tien, car M. Bernard le prendra en t’épousant.

Je souris à cette vanité de l’industriel qui n’avait acquis Valcy et qui, sans doute, ne songeait à m’épouser que pour s’anoblir.

Mais alors je ne pénétrais que vaguement cette nature commune, mélange de vanité et de vulgarité caractère distinctif des hommes dont s’est formée cette classe bourgeoise qui envahit le siècle et lui enlève toute grandeur et toute poésie.

Lassée de lutter, je consentis à voir par les yeux de ma grand’mère, et je cédai à ses sollicitations.

Je fus bien coupable d’accomplir aussi légèrement un tel acte, mais est-ce moi qui fus coupable ? Sont-ce les femmes qui sont coupables quand elles se déterminent en aveugles dans cette grande affaire de la vie ? N’est-ce pas plutôt l’éducation qu’on nous donne ? Que nous apprend-on, hélas ! sur le mariage ? Qui de nous a lu, jeune fille, le texte de ces lois qui disposant à jamais de notre liberté, de notre fortune, de nos sentiments, de notre santé même, de tout notre être enfin ; de ces lois faites, non pour nous protéger, mais contre nous, de ces lois dont la société a fait des devoirs, et qui deviennent des supplices lorsque l’amour ne les impose point ?

Les premiers mois de mon mariage se passèrent dans un mouvement qui me rendait assez difficile d’étudier le caractère de l’homme auquel j’avais lié ma destinée. Les fêtes, les voyages, notre installation à Paris prenaient tout mon temps. Ma grand’mère ne me quittait pas : j’avais mis cette condition à mon consentement, et sa douce présence, jointe à la nouveauté de la vie du monde, me rendaient ma situation presque agréable. Cependant, dans les heures que je passais seule avec M. Bernard, dès lors la dissemblance de nos deux natures me frappa ; aucune de mes pensées sérieuses ne trouvait d’écho dans son cœur. Souvent, pour le pénétrer, je m’obstinais à l’interroger avec instance ; je faisais appel à ses sentiments, à sa morale, à ses croyances religieuses, et je découvrais avec effroi que les idées qui avaient été les préoccupations les plus vives de ma jeunesse n’avaient jamais pénétré dans son âme.

Alors je me disais que c’était mon devoir de l’initier à tous ces sentiments féconds qui lui étaient inconnus ; je lui parlais longtemps de mes rêves, de mes lectures, du développement graduel de mes facultés. Dans les premiers temps, il paraissait m’écouter assez patiemment, ou plutôt il me regardait tandis que je m’animais pour l’intéresser aux choses que je lui déroulais ; mais je ne lui causais qu’une impression toute sensuelle, et, pour toute réponse, il me disait parfois en m’embrassant :

— En vérité, j’aime quand vous me prêchez ainsi, vous n’êtes jamais plus jolie !

— Quoi, m’écriais-je avec une sorte d’irritation, vous ne me comprenez pas ; ce que j’éprouve vous ne l’avez jamais éprouvé, les délicatesses de l’amour, les aspirations du sentiment religieux, le monde enfin où je vis, est donc un livre fermé pour vous ? Mais alors, nous ne nous entendons donc pas ; et quand vous me dites que vous m’aimez, ce mot n’exprime pas ce que j’espère, ce que j’attends de vous.

— Trêve d’inquisition sentimentale, me disait-il en riant ; je vous aime à ma manière, je ne peux rien de plus.

Et il me raillait doucement ; il fredonnait des vers, des chansons, et me répétait des banalités d’ana.

Parmi les hommes plus ou moins médiocres qui dans notre siècle se nomment les hommes d’action, les hommes nécessaires à l’État, il en est beaucoup qui affectent un grand dédain pour les esprits élevés, qu’à l’exemple de Napoléon ils appellent les idéologues. M. Bernard était de ces hommes ; à ses yeux j’étais un esprit faux ou malade qu’il fallait dédaigner ou plaindre. Parfois, j’en suis sûre, par ses réponses vulgaires il croyait avoir humilié mon amour-propre, et il ne voyait pas qu’il blessait profondément mon cœur en se découvrant à moi antipathique et borné. Ce qui augmentait chaque jour la tristesse de mes observations, c’est que je m’apercevais que ses pensées toujours hostiles ou contraires aux miennes se traduisaient par des actes qui m’indignaient plus encore. Quand le cœur de l’homme méconnaît l’élément divin de l’idéal, il s’abandonne aux spéculations d’un égoïsme exigeant et perd le sens droit de la justice et de l’honneur. On ne le remarque pas assez, l’idéal absent d’une vie implique presque toujours l’absence de la vraie moralité. Celui qui n’a ni délicatesse, ni grandeur dans la pensée, peut-il en mettre dans sa conduite ? Il faut soigner la pureté de la source si l’on veut que le courant ne soit pas altéré. Je ne tardai pas à juger à l’œuvre M. Bernard : sa servilité à la Chambre, sa facilité à sacrifier les intérêts et l’honneur du pays à ses intérêts privés, me frappèrent d’un douloureux étonnement. Mes observations étaient vaines, je n’avais rien pu sur ses idées, qu’aurais-je pu sur ses actes ? Parfois je le plaignais amèrement. Les recherches de son ambition me paraissaient si pauvres, si peu dignes de préoccuper l’homme ici-bas, qu’à chaque satisfaction nouvelle qu’il éprouvait, je sentais s’augmenter ma tristesse et mon humiliation. À quoi bon, grand Dieu, le travail et l’activité d’une vie qui n’a pour but que les stériles et personnelles satisfactions de la fortune et de la vanité ! Je fus longtemps avant d’avoir entièrement pénétré ce caractère qui était devenu l’étude douloureuse de tous mes jours. D’abord je doutais de mes observations ; je lui prêtais des qualités qu’il n’avait point et que je m’accusais de n’avoir pas su découvrir, je doutais de mon propre jugement, je m’en voulais de n’avoir pas deviné ses intentions, je m’efforçais de lutter longtemps contre la vérité pour n’être pas trop malheureuse. Déjà dans sa vie publique il avait blessé toutes mes sympathies, et quand je lui exprimais mon chagrin, il me répondait avec la même légèreté dédaigneuse que lorsque je faisais appel à ses sentiments. Il était de ceux qui, malgré leur médiocrité, professent pour l’esprit des femmes un superbe dédain.

À ses yeux, j’étais folle de vouloir le diriger en politique ou en morale ; il me renvoyait à mes chiffons, à mon piano, aux caquetages du monde, et tandis qu’il me traitait ainsi, je l’analysais implacablement dans le travail intérieur de ma pensée. Des événements privés me confirmèrent bientôt dans la justesse de mes pressentiments. Ma grand’mère, après la vente de Valcy, avait placé chez son notaire l’argent qu’on nous avait compté, et, malgré les instances de M. Bernard, elle ne voulut pas même, après mon mariage, que cette somme, qui faisait ma dot, fût aventurée dans des spéculations ; elle laissa notre petite fortune entre les mains de son notaire. Sa prévoyance fut trahie ; cet homme fit de mauvaises affaires, et prit la fuite à l’étranger après la ruine complète de ses clients. Tout ce qui nous restait à ma grand’mère et à moi fut englouti dans ce naufrage. Si M. Bernard avait eu un autre cœur, s’il m’avait aimée de cet amour qui confond les intérêts comme les sentiments, la ruine de ma fortune m’eût trouvée tout à fait insensible.

Heureux dans toutes ses entreprises, M. Bernard était fort riche, et la perte de ma dot diminuait à peine ses revenus.

Avec plus de délicatesse, il n’aurait vu dans ce malheur qu’un nouveau moyen de me prouver son affection et son dévouement, et moi-même je n’aurais point éprouvé ce sentiment de fierté blessée que donne la crainte d’être à la charge d’autrui. Ce sentiment ne saurait être inspiré par celui qu’on aime et qui nous aime.

J’étais réservée à subir cette humiliation douloureuse. M. Bernard osa s’emporter contre ma grand’mère en apprenant que ma dot était perdue ; il lui reprocha vivement de l’avoir empêché d’en faire lui-même le placement, et son humeur se montra si irritable durant quelques jours, que, blessée pour moi-même et indignée pour ma grand’mère des procédés de cet homme grossier, je lui déclarai avec fermeté ma résolution de me retirer à la campagne avec ma grand’mère et d’y vivre du fruit de mon travail. Il comprit que je prendrais sans regret ce parti ; dans sa situation, il redoutait l’éclat ; il devait à ma grand’mère ses plus hautes relations ; elle et moi nous lui étions nécessaires pour faire les honneurs de son salon ; j’étais d’ailleurs devenue, après quelques mois de mariage, grâce au luxe et aux équipages de M. Bernard, ce que la société parisienne, si puérile et si vaine, appelle une femme à la mode ; il ne m’aimait pas, mais j’étais une de ses vanités, et son amour-propre, sinon son cœur, n’aurait pu se passer de moi. Pour me ramener, il comprit, sans deviner mon caractère, qu’il devait dissimuler le sien ; il feignit des délicatesses qui n’étaient pas dans sa nature : je lui sus gré de ses efforts ; il devint empressé auprès de ma grand’mère, et me rattachant aux illusions les plus pures, j’espérai encore durant quelques mois découvrir enfin dans son cœur les qualités qui me l’auraient fait aimer ; mais j’espérais en vain. Plus d’un an s’était écoulé, et mon étude de chaque jour, de chaque minute, avait eu pour résultat de m’ôter toute illusion sur cet homme que je voulais aimer, hélas ! Que peut la volonté en amour ? L’amour ne s’impose pas, il s’inspire ; et quel culte pouvait m’inspirer cet homme sans élévation d’esprit, qui n’était bon que par calcul, qui, ambitieux, ne comprenait pas même la grandeur dans l’ambition ; pour qui les immortelles croyances du monde, l’amour, le patriotisme, le désintéressement, la vertu, n’étaient que des mots vides de sens, qu’il se plaisait à railler ; habile et borné, sensuel et dur, vaniteux et courtisan ?

Avant d’avoir pénétré à fond cette âme commune, l’idée que je pourrais devenir mère me causait un ineffable ravissement ; un enfant aurait été ce complément de mon être que j’avais en vain cherché dans mon mari ; un enfant aurait compris toutes mes pensées et les aurait eues lui-même… Tel était mon rêve.

Ce n’était pas un enfant que désirait M. Bernard, c’était un héritier ; les plus purs, les plus exquis sentiments demeurent à jamais inconnus à certains hommes, car de tels sentiments découlent d’une source divine à laquelle leur cœur ne saurait s’abreuver. M. Bernard éprouvait du dépit de ne pas avoir d’enfant, et son mécontentement se traduisait par des mouvements d’humeur et par des paroles peu courtoises ; son âme vulgaire se trahissait alors comme elle s’était déjà trahie au moment de la perte de ma dot.

Pour moi, je ne m’étonnais plus en l’étudiant de n’être pas devenue mère ; dans une nature délicate en contact avec une nature grossière, l’âme résiste et l’union ne s’accomplit pas. Je finis par ne pas désirer ce bonheur si grand de la maternité, et j’éprouvai par degré un tel éloignement pour cet homme, que je ressentis une joie secrète en découvrant qu’il cherchait ailleurs ce qui pour lui était l’amour.

Mes exigences sentimentales le fatiguaient, disait-il. Après deux ans de mariage, je ne fus plus pour lui qu’une femme dont les relations lui étaient utiles, une maîtresse de maison recherchée qui attirait chez lui une compagnie dont il était flatté.

Il m’obligeait de l’accompagner à la cour et dans les salons des ministres, parfois même à solliciter pour lui. Après avoir ajouté à son nom bourgeois le nom de Valcy, il voulut encore y joindre le titre de baron ; je résistai à ce désir de parvenu, et je ne pus m’empêcher de le railler : il s’emporta ; ma mère intervint et sollicita pour lui. Il fut créé baron !… Je déclarai que je ne mettrais jamais sur mes cartes ce titre ridicule et que je ne permettrais point qu’on me le donnât.



IX

— Résignation. Liberté. Bonheur. —


Je reprochai vivement à ma grand’mère d’avoir cédé à la vanité de M. Bernard ; elle me répondit avec un sentiment de délicatesse touchante, qui me fit réfléchir :

— Nous sommes sans fortune, ma fille, et, pour ma part, je n’ai aucun droit à celle de M. Bernard ; si j’accepte chez lui l’hospitalité et le bien-être, ne lui dois-je pas en retour des égards et de l’indulgence pour ses faiblesses ? Avec un autre homme, je croirais que ton affection et ma reconnaissance suffisent pour m’acquitter ; mais lui, hélas ! je l’ai découvert trop tard, il ne tient compte que des jouissances de la fortune et de la vanité : les premières, il les a obtenues par d’habiles spéculations ; les autres, j’ai contribué à les lui procurer. Il me doit presque sa députation et son rang dans le monde ; il a été mon protégé, il l’est encore, et j’éprouve ainsi moins d’humiliation à habiter chez lui ; car, ma chère enfant, avec le peu de sympathie que vous éprouvez l’un pour l’autre, je ne puis dire que j’habite chez toi. Hélas ! rien n’est confondu entre vous.

En écoutant ma grand’mère, je restai pensive. Ce calcul ingénieux et délicat qu’elle venait de m’exposer avec une sorte de naïveté, me fit comprendre à quel point le luxe et l’élégance, que la fortune de M. Bernard continuait pour elle, étaient nécessaires à sa vie : elle était née dans cette atmosphère ; la réduire à la gêne, lui avouer que pour moi le seul bonheur possible était dans la retraite, dans l’abandon de ces richesses qui blessaient ma fierté puisque je ne les devais pas à un être aimé, c’eût été jeter sur cet esprit léger et placide l’ombre attristée du malheur, hâter le terme de sa vie. Après avoir fait ces réflexions, je pris une résolution inébranlable : celle d’accepter pour ma grand’mère, et désormais sans révolte, le sort que m’avait fait M. Bernard. Si comme elle je ne pouvais me déterminer à servir d’intermédiaire à sa mesquine ambition, comme elle du moins je me fis une loi de m’abstenir envers lui de tout sarcasme et de toute hostilité. Je résolus même de le satisfaire et de lui être utile toutes les fois que je le pourrais sans blesser mes convictions sur lesquelles je ne lui reconnaissais aucun droit. Je devins donc bienveillante pour ceux qu’il aimait, quoiqu’ils me fussent presque toujours antipathiques ; je faisais avec empressement les honneurs de sa maison ; je le suivais dans le monde où il était vain de me montrer. Ces jours-là, il affectait envers moi un ton affectueusement paternel ; il disait devant moi à ses intimes que j’étais fantasque et maladive, qu’il fallait me passer bien des caprices, que ma nature éthérée n’allait pas toujours à la sienne, mais qu’au demeurant j’étais bien la meilleure femme. À ces vulgarités, ma physionomie devenait glaciale, mais je m’abstenais de le railler.

Il se contentait de mon silence, il était ravi de la douceur de mon caractère qui, disait-il, s’était formé, et il s’arrangeait de ce qu’il appelait mon abandon.

Toute intimité avait cessé entre nous ; j’avais ressaisi tout mon cœur, tout mon être ; je trouvais dans l’étude des distractions puissantes ; je recommençais mes rêves de jeune fille, rêves qui n’auraient pas été sans danger si, dans le monde où je vivais, un seul être digne de les réaliser se fût offert à moi ; mais il m’était facile de résister à des fats ou à des ambitieux pour qui l’amour n’était qu’un jeu de fashion ou une intrigue : pas un cœur vrai, pas une âme tendre, pas un esprit généreux ; l’être qui m’attendait n’était pas dans ce monde frivole ; cet être, c’était vous, Frédéric, vous qui viviez dans les fières régions du génie et de la solitude. Plusieurs hommes brillants avaient deviné mon éloignement pour M. Bernard, ils voulurent tenter de me distraire. Ils n’étaient pas dangereux ; en eux comme en lui le cœur manquait ; des hommes célèbres et dont l’âge modifiait les prétentions, songèrent à diriger mon goût pour l’étude. Ceux-là me conseillèrent comme distraction la célébrité ; ils prétendirent que l’expression des sentiments que je cachais à tous intéressait le public. On doit sa part à autrui des richesses de l’intelligence comme des autres richesses, me disaient-ils ; et ils m’engageaient à livrer au monde les secrets de mon âme. Je repoussais cette idée, elle m’épouvantait ; j’élevais et je cultivais mon esprit, non pour briller, non pour produire, mais pour sentir tout ce qui est grand, tout ce qui est généreux, tout ce qui est beau pour exercer les plus nobles facultés que Dieu nous ait données. Il me semblait que j’aurais gâté ces pures joies de l’intelligence en les communiquant à d’autres qu’à l’être aimé. Ainsi, l’appât des vanités avait peu de prise sur mes sentiments. Ce qui m’aurait séduite, ce qui m’aurait attirée, le monde ne me l’offrait pas, je n’avais aucun mérite à rester pure. Je ne trouvais rien qui méritât d’être aimé ; j’en revins à mes amours de jeune fille, à mes poètes préférés, à mes longues rêveries au soleil couchant, à mon enthousiasme pour la nature. J’adorai de nouveau Valcy ; j’étais presque reconnaissante envers M. Bernard de me laisser embellir cette retraite bien-aimée que nous habitions la moitié de l’année. M. Bernard y venait avec nous ; mais il faisait de fréquents voyages à Paris, où l’attiraient des distractions que je feignais d’ignorer et que mon cœur ignorait en effet, puisqu’il n’en souffrait pas. Lorsque j’avais passé un mois de suite dans cette douce solitude, seule avec ma grand’mère, ma vie de jeune fille se ranimait pour moi ; j’oubliais ma situation présente : il me semblait que j’étais redevenue libre, que je pouvais ouvrir mon cœur à toutes les espérances, que le bonheur, que l’amour m’attendaient encore ; parfois je m’enflammais pour mes propres visions : j’éprouvais une ivresse fantastique, une image m’apparaissait.

Frédéric, c’était comme le pressentiment de votre être. Que de fois ces extases solitaires, commencées par un sourire, s’achevèrent dans les larmes ! Que de fois, en me retrouvant, après ces rêves enchanteurs, en face de M. Bernard, cette vulgaire réalité, je maudis le sort qui m’enchaînait ! Mais la pensée de ma grand’mère, dont la vieillesse sereine s’écoulait heureuse, apaisait les révoltes de mon esprit ; je me résignais à l’isolement, je détournais mes yeux du mirage du bonheur : le bonheur d’ailleurs existait-il ? Dans le monde je n’en avais jamais trouvé que l’apparence. Parmi les hommes qui composaient ce qu’on appelle la société d’élite, beaucoup sans doute avaient plus d’intelligence, plus d’élévation que M. Bernard ; mais en avais-je rencontré un seul dont le cœur méritât cet immense amour que je sentais tressaillir en moi ? Je m’habituai donc à penser que le bonheur, tel que le rêve le cœur pur d’une jeune fille, n’est qu’une fatale chimère qui empoisonne la réalité sans rien mettre à sa place, et je répétais souvent le vers d’Young :

Le bonheur, mot d’orgueil démenti par la vie !

Non, le poëte s’est trompé ! non, le bonheur n’est point un vain mot ; non, le Créateur n’a pas mis en nous cette aspiration d’un être vers un être pour ne pas la satisfaire dès ici-bas. Non, l’amour n’est pas impossible ; non, l’union de deux âmes également pures, également belles, n’est pas un rêve, mais le tort de ces âmes est de ne pas se chercher ou de ne pas s’attendre, de consentir à se mésallier, et de n’avoir plus que le regret, que le désespoir, en se rencontrant, de s’être reconnues trop tard !… Oh ! Frédéric, si, une première fois, ignorante de la vie, j’ai compromis ce bonheur sur lequel on devrait veiller comme sur la vertu (car c’est de lui que la vertu dépend), oh ! du moins, durant cinq ans d’isolement dans le mariage, je n’ai point le remords d’en avoir profané le pur désir ! Jamais son image incomplète ne m’attira ; jamais des semblants d’amour ne m’ont émue ; jamais, malgré mon attendrissement et mes combats intérieurs, je n’ai demandé à des passions éphémères de satisfaire des désirs qui aspiraient à l’amour vrai.

Voilà pourquoi, ô Frédéric ! je suis digne peut-être de l’avoir enfin trouvé cet amour ! Voilà pourquoi, lorsque vous m’êtes apparu si grand et si bon dans vos livres, je n’ai pas repoussé l’idée orgueilleuse d’être aimée de vous ; pourquoi aujourd’hui, seule, libre, libre devant Dieu, je viens à vous et vous demande avec assurance : M’aimez-vous ? certaine que vous êtes le vrai bonheur et que vous fuir serait impie !

Ma pauvre grand’mère a emporté dans sa tombe tous les devoirs que ce monde m’imposait. Ce n’est que pour elle que je consentais à partager la fortune de M. Bernard : cet homme m’est étranger, je ne porte pas même son nom ; j’ai gardé celui de ma famille ; je suis inutile à son bonheur, à sa fortune, et depuis bien des années j’aurais séparé mon sort du sien, si j’avais été seule sur la terre. Aujourd’hui, si j’étais seule encore, Frédéric ; si votre amour n’avait été qu’une espérance, ma détermination était prise : la vente de quelques bijoux de ma grand’mère, mon travail, auraient assuré ma vie ; plus de feinte, plus d’apparence de mariage et d’union sacrée, tandis que l’âme est ailleurs. Je romps avec le monde, mais je me réconcilie avec Dieu qui ne veut pas le mensonge de la vertu et l’apparence du devoir ; je redeviens une créature qui s’appartient, pauvre, libre, seule.

Mais suis-je seule, Frédéric ? Ce mot, devais-je l’écrire, tandis que votre image tendre et protectrice est là devant moi, qui m’appelle, qui m’attire, qui me soutient ! Décidez de mon sort, ô compagnon bien-aimé qui m’a cherchée longtemps. Si le bonheur c’est l’amour, n’allons-nous pas être heureux ! »

Chaque détail, chaque expression de cette lettre restèrent gravés dans l’âme de Frédéric. Après l’avoir lue, il n’avait plus rien à apprendre sur la droiture, la candeur fière, la bonté touchante et l’amour de Diane. Cette femme, objet de ses rêves et de ses désirs depuis plus d’un an, était digne de son amour, et elle l’aimait ! Il est des sensations de bonheur qu’il ne faut pas décrire. Le jeune exilé, seul dans sa mansarde, tenant à la main la lettre de Diane, recueilli, immobile et souriant, éprouvait une de ces sensations qui rachètent tous les maux de la vie.

La nuit s’écoula pour lui sans sommeil, mais dans de délicieuses rêveries ; ce mot : à demain, le dernier qu’elle eût prononcé la veille, soutenait son cœur comme une promesse sacrée. Elle si sincère, si délicate dans ses sentiments, ne pouvait manquer à sa parole : elle viendrait, il en était certain, et, à cette espérance, un ineffable assoupissement reposait son corps tout en laissant son âme éveillée par la joie.


X

— Première visite. Projet de fuite. —


Diane éprouvait, de son côté, dans cette veille donnée à l’amour, toutes les inquiétudes d’un bonheur incertain qu’un arrêt humain peut détruire et que le monde peut flétrir aveuglément. Elle était résolue, elle aimait Frédéric, et rien n’arrêtait sa pensée dans l’abandon de tout son être, et cependant, quand le jour se leva, quand demain fut arrivé, et qu’il lui fallut accomplir sa promesse, elle éprouva un indicible effroi. Elle, si pure, si réservée jusqu’à ce jour dans ses actions, comment trouverait-elle la hardiesse nécessaire pour se rendre rue de Rivoli, pour franchir la porte de l’hôtel, pour nommer au concierge M. Halsener, pour monter l’escalier et franchir enfin le seuil de la chambre qu’il habitait ? À l’idée de ces préliminaires indispensables, son amour rougissait, son cœur battait d’épouvante, ses genoux fléchissaient sous elle ; en rêve, elle était venue à lui en supprimant tous les obstacles. La veille, elle avait bien osé, à la nuit tombante, remettre sa lettre au vieux père Mallet ; mais cette démarche n’était rien auprès de celle qui lui restait à faire. Elle hésita longtemps, elle se leva incertaine, une sorte de terreur pudique la retenait ; l’amour l’attirait : l’amour vrai est si puissant !… un regard jeté sur le ciel sombre mit fin à ses irrésolutions.

L’atmosphère était chargée d’un brouillard presque aussi noir que la nuit ; elle envoya chercher un fiacre, et, couverte de ses habits de deuil, le visage caché par un voile de crêpe, elle descendit l’escalier du bel hôtel de M. Bernard, situé rue de Lille.

Comme elle allait monter en voiture, M. Bernard rentrait.

— Quoi madame, vous vous aventurez dans les rues de Paris par ce brouillard ? Mais pourquoi donc allez-vous en fiacre : Jean et le coupé ne sont-ils pas à vos ordres ?

— Je préfère sortir ainsi, répondit Diane toute tremblante. Pour la première fois, elle tremblait devant cet homme.

— Ah ! je comprends, vous sortez pour faire une lugubre et pieuse visite ; mais ne pouviez-vous attendre un jour moins froid ?

— Non, répliqua Diane. Et elle monta en voiture en disant au cocher : Au cimetière du Père-Lachaise ! M. Bernard ne la retint pas. À peine la voiture fut-elle partie, que Diane pleura de honte : elle venait de mentir à cet être qui lui était si inférieur ; elle venait d’accepter la défaite sacrée que lui-même lui avait offerte ; elle lui laissait croire qu’elle allait prier sur la tombe de sa grand’mère. Quelle humiliation pour son âme fière et délicate ! Quelles tortures le monde impose à l’amour le plus pur, quand cet amour est en dehors de ses lois ! Que d’actes monstrueux il sanctionne dans le mariage ! Que de jouissances célestes il flétrit dans l’union libre de deux âmes qui s’entendent ! Ce supplice de toutes les heures, cette vie de dissimulation, cette nécessité de tromper ou d’être déshonorée, Diane ne put en soutenir la pensée. Elle songea à prendre une résolution immédiate : la fuite ; une vie cachée dans la solitude était seule compatible avec son grand et chaste amour. Elle allait vers Frédéric, mais non pour lier avec lui une de ces intrigues banales et passagères qui défrayent les loisirs et les médisances de la société parisienne ; elle allait vers un ami dont elle avait deviné l’amour et pressenti le dévouement ; elle allait lui porter tout son cœur, mais en échange lui demander tout le sien, et sûre de lui comme il le serait d’elle, l’engager à fuir, à chercher sur une terre étrangère la sécurité d’un amour fier.

Cette pensée l’avait raffermie. Arrivée sur la place de la Concorde, elle dit au cocher de fiacre de la conduire à l’église de l’Assomption. Là, elle mit pied à terre, renvoya la voiture, tourna la rue de Rivoli, et, se glissant sous les arcades, elle arriva, cachée sous un voile de brouillard, à la porte de l’hôtel sur laquelle le vieux père Mallet fumait sa pipe. En ce moment, son cœur battait à se briser ; elle demanda d’une voix saccadée qu’elle s’efforça de rendre intelligible :

— Monsieur Halsener ?

— Au sixième, deuxième porte à gauche, répliqua le vieux soldat en ôtant sa casquette.

Diane franchit les premières marches, vacillante, éblouie et se heurtant à chaque pas contre le mur et contre la rampe ; elle montait toujours, mais sans se rendre compte du mouvement machinal de ses pieds : la maison tournait devant elle.

Deux personnes la croisèrent dans l’escalier : elle ne distingua pas leurs traits ; seulement, elle eut peur.

Arrivée à la dernière marche du sixième étage, elle trouva devant elle Eudoxie debout, un balai à la main, et qui lui barrait pour ainsi dire le passage en faisant retomber les ordures de degré en degré. Diane, sans lever son voile, traversa la poussière fétide ; Eudoxie ne reculait point son balai.

— Pardon, madame, lui duit Diane d’une voix douce et faible.

— Ah ! madame, je ne vous voyais point, repartit la grisette d’un ton aigre ; mais qui demandez-vous, madame ? c’est moi qui loge ici !

— M. Halsener.

— Un jeune Allemand ?

— Lui-même. Diane perdait la voix et la contenance sous le regard ardent de la grisette, qui la pénétrait travers son voile.

— Ah ! vous demandez M. Halsener, madame ; je le connais beaucoup : c’est mon voisin ; tenez, la porte en face. Et, conduisant Diane, Eudoxie tira insolemment le cordon de la sonnette de Frédéric ; puis, comme épouvantée de son audace, elle rentra chez elle. Elle avait vu monter Diane ; elle avait reconnu la dame de la veille, et, devinant qu’elle se rendait chez l’exilé, elle n’avait pas hésité, dans son humeur jalouse, à faire jaillir sur les vêtements de deuil de la jeune femme la poussière de la chambre de Frédéric, qu’elle venait de balayer. Diane n’avait pas compris cette intention d’insulte, mais instinctivement elle avait tremblé devant Eudoxie.

Et lorsque le jeune poëte, accourant au bruyant coup de sonnette de la grisette, ouvrit la porte, elle tomba presque sans connaissance dans ses bras en lui disant :

— C’est cette femme qui a sonné ainsi ? Quelle est donc cette femme ? J’en ai peur !

Frédéric, ébloui de bonheur en voyant entrer Diane, ne comprit pas le sens de ces paroles ; il la conduisit en face du portrait de son père, et là, s’agenouillant devant elle, il lui dit avec attendrissement :

— En présence de cette image vénérée, écoutez mes paroles et lisez dans mon âme : Diane, vous m’êtes sacrée ! je vous aime comme la compagne de mes jours ; j’ose accepter votre amour ; j’ose vous dire : Vous avez bien fait de m’aimer, Diane, parce que je sens que par le cœur je suis digne de vous. Par mon père, qui n’est plus, mais qui, je l’espère, m’entend ! par mon pays, mirage adoré de mon exil, par l’honneur, et enfin par cette pensée suprême qui nous dit que Dieu nous voit, je jure d’être à vous pour la vie, Diane ! Disposez de mon sort : que faut-il faire pour vous donner le bonheur ?

— Oh ! le bonheur, vous me l’avez donné ! s’écria Diane éperdue ; vous m’aimez, Frédéric : c’est assez, je suis heureuse ; mais je le suis après une longue attente, après avoir désespéré de l’amour, et le ravissement que j’éprouve me rend craintive. Je me méfie de la destinée ! il me semble qu’elle me dispute déjà le bien si longtemps imploré.

Partons, Frédéric, mettons notre bonheur à l’abri ; le monde qui nous entoure me remplit de terreur : ici la société m’enserre ; peut-être, à l’heure qu’il est, elle m’épie, jalouse de ma félicité. Depuis un an, Frédéric je venais à vous par la pensée. Eh bien, aujourd’hui, quand j’ai dû prononcer votre nom (que je n’avais jamais dit qu’à Dieu), monter votre escalier, passer le seuil de votre porte, j’ai cru mourir. Je n’ai pas peur pour moi, Frédéric, j’ai peur pour notre amour ; tout ce qui est bon, tout ce qui est vrai, tout ce qui est saint doit se cacher dans une société où la méchanceté, le mensonge et la profanation des cœurs dominent. Déjà le sourire et l’air insultant de cette femme m’ont fait comprendre comment le monde nous jugerait.

— De quelle femme parlez-vous ? s’écria Frédéric. Je n’avais pas compris ; tout entier au bonheur de vous voir, je me croyais ailleurs que sur la terre.

— Quelle est cette femme qui se dit votre voisine et qui a tiré si impérieusement le cordon de votre sonnette ?

— La fille de mon concierge, qui aide quelquefois son père dans mon service.

— Je tremblais qu’elle ne m’eût reconnue ; mais je vois que cette frayeur était vaine. N’importe, Frédéric, il faut compatir à mes craintes ; que désormais le père de cette fille ait seul l’accès de cette chambre, qu’elle n’y entre jamais ! Elle pourrait m’y rencontrer, et cette figure, qui s’est montrée tout l’heure à moi comme une apparition menaçante, m’épouvante, je ne sais pourquoi !

En ce moment, un coup de sonnette fit tressaillir Diane.

– C’est elle encore, j’en suis sûre, dit-elle en devenant très-pâle.

Frédéric l’entoura de ses bras, et, la baisant au front, il lui dit avec grâce et tendresse :

– Ma femme bien-aimée, nous pouvons partir, dans une heures, pour la Suisse, l’Italie, ou tout autre lieu que tu désigneras, mais ; d’ici là, je ne veux pas qu’une sensation pénible vienne te troubler chez toi ; reste assise là et écoute, mon ange, si j’exécute bien tes ordres.

Et laissant Diane dans la pièce qui lui servait de cabinet de travail, il traversa la chambre et alla ouvrir sa porte. C’était en effet, la grisette qui avait sonné.

– Que voulez-vous, mademoiselle ? dit le poëte d’un ton à faire mourir Eudoxie.

– Ce sont vos cravates que j’apporte, mais je vois que vous n’êtes pas seul, que vous êtes occupé… Pardon, je me retire.

– Mademoiselle Mallet, reprit le poëte, je désire, à l’avenir, n’avoir affaire qu’à votre père ; ne prenez donc plus la peine de m’apporter mon linge. Vous m’avez compris, et maintenant sortez ! Irrité d’avoir été arraché au bonheur, par ce dérangement prosaïque, il avait renfermé rudement sa porte sur l’amoureuse fille qui rentra éperdue dans sa chambre et s’évanouit.

– Oh ! Shakspeare a raison, dit Frédéric en revenant auprès de Diane, à côté des scènes tendres et émouvantes le hasard place toujours comme contraste des scènes vulgaires et bouffonnes. Je contemplais votre beauté divine, j’écoutais vos paroles d’amour, et voilà que la fille de mon portier vient troubler mon extase en m’apportant des cravates.

Diane se prit à rire.

– En vérité ; j’étais folle d’avoir peur ! dit-elle avec une aimable gaieté. Cette pauvre fille est un peu curieuse, voilà tout : vous l’avez chassée trop rudement.

– Je l’aurais précipitée par la fenêtre !

– Est-elle belle ? reprit Diane en souriant.

– Belle, je l’ignore, je ne l’ai jamais regardée, je ne sais pas si elle est brune ou blonde, ajouta-t-il avec une candeur germanique tout à fait charmante. Et maintenant, mon ange, plus de trouble : notre sécurité, c’est notre amour ; il n’est au pouvoir de personne sur la terre de nous désunir ; Dieu seul le pourrait, et Dieu est trop bon pour le vouloir. Ce doit être, d’ailleurs, un spectacle agréable au Créateur que l’accord de deux âmes réunis par l’amour et dont l’amour double les facultés généreuses. Oh ! ne sens-tu pas, mon amie, que l’enthousiasme, la charité, les saintes croyances que tu portais en toi, ont maintenant des ailes ? Ne sens-tu pas qu’ensemble nous serons plus forts, plus dévoués à ceux qui souffrent ? Oui, l’amour nous rendra meilleurs, car l’amour qui nous a attirés l’un vers l’autre, c’est un sentiment qui renferme en lui toute sagesse, toute vertu, toute bonté. En lisant ta lettre, ô ma sœur, je t’ai connue tout entière, et j’ai retrouvé dans les souffrances de ton cœur celles que mon propre cœur avait ressenties dans la solitude. Nous étions appelés l’un vers l’autre depuis longtemps, et maintenant réunis pour toujours ?… En parlant ainsi, il étreignit Diane sur son cœur ; Diane ne le repoussa point. Ils restèrent quelques instants dans une muette et chaste extase où leurs âmes étaient confondues.

— Oh ! partons ce soir même ! s’écria Frédéric, comme s’éveillant, tout à coup d’un ineffable sommeil ; Paris n’est pas digne d’abriter notre bonheur. Ma souveraine, où veux-tu me conduire ? Parle, j’obéirai.

— Tu m’as donné tantôt le nom de sœur, répliqua Diane en déposant sur le front de son amant un pudique baiser ; eh bien, durant quelques jours encore, sois mon frère !

— Oh ! non, dès à présent ton amant… ton époux : pourquoi ces jours d’attente ?

— Avant de quitter la France, il me reste des devoirs à remplir. Celle qui m’a tenu lieu de mère vient à peine de quitter la terre ; l’amour m’a conduite vers toi, mais avant de te suivre à jamais, je dois assurer une tombe à ma pauvre grand’mère. Ce soin, je ne dois point le laisser à M. Bernard ; je veux acquitter moi-même, avec toi, les frais de cette sépulture respectée, je dois aussi un souvenir à quelques vieux serviteurs de Valcy. Nous nous occuperons ensemble de ces détails ; il te reste à toi-même des affaires à régler, des amis à revoir. Eh bien, durant ces jours d’attente, je serai ta sœur ; sois mon frère. Tu comprends que je ne puis t’appartenir avant d’avoir quitté pour jamais la maison de cet homme.

— Et pourquoi pas dès ce soir ? s’écria Frédéric. Laissons à quelques amis l’exécution des soins pieux qui te préoccupent et ne tentons pas le sort en différant d’être heureux.

— Fiancés depuis un an par l’amour, reprit Diane, donnons quelques jours au bonheur de nous mieux connaître, de lire dans le cœur l’un de l’autre, d’y découvrir tous les sentiments tendres qui s’y sont depuis si longtemps amassés. Laisse-moi pendant quelque jours encore être ta fiancée ; je le désire, je l’exige, dit-elle en l’embrasant tendrement.

— Qu’il en soit selon ta volonté, mais chaque jour je te verrai ?

— Oui, chaque jour je viendrai ici en tremblant, mais heureuse ; chaque jour nous rapprochera du bonheur ; et, d’ailleurs, ne sommes-nous pas déjà bien heureux ? ajouta-t-elle en regardant Frédéric avec ravissement.

— Il faut que nous le soyons plus encore. Ta présence adorée m’enivre, Diane ; tu es trop belle pour que je puisse attendre, Diane, tu m’aimes trop pour prolonger ce supplice !

— Oui, je t’aime trop, Frédéric, et je suis trop fière de toi pour ne pas compter sur ta promesse ; je suis ta sœur, rien que ta sœur, jusqu’au jour où nous partirons ensemble. Au lieu de m’affaiblir, soutiens-moi.

Et, comme pour échapper à la langueur qui la gagnait, elle prit en souriant le bras de Frédéric.

— C’est donc ici ton cabinet de travail, dit-elle ; voyons tes livres, dis-moi des vers, laisse-moi toucher tes armes. Oh ! que de douces choses nous aurons à faire pendant les heures où nous serons réunis ; va, le temps passera bien vite.

— Oui, en te regardant, en t’embrassant, car quels livres valent l’amour ! quels vers valent un baiser !

Diane lui résistait et lui cédait tour à tour ; elle feuilletait les livres, lisait les papiers et aspirait les fleurs du balcon. Plusieurs heures se passèrent ainsi ; l’approche du soir commençait à rendre plus sombre ce jour crépusculaire.

— Voici la nuit, dit-elle, il faut partir !

— Oh non, ce n’est pas encore la nuit, dit Frédéric, se souvenant du mot de Roméo.

Tandis qu’ils oubliaient les heures, que faisait la fille du vieux soldat ? Sortez ! lui avait dit le jeune poëte en repoussant sa porte sur elle ; et, frappée au cœur par cet affront, elle s’était réfugiée chez elle en répétant : Il m’a chassée ! Elle resta quelques instants comme anéantie ; puis, rappelée à la vie par une pensée poignante, elle se souleva, et, frappant du poing le mur qui séparait sa chambre de celle de l’exilé, elle répéta avec rage :

— Il est là avec une autre femme ! et moi, il m’a chassée ! chassée, moi qui, depuis deux ans, veille sur lui ; moi qui, pour tant de soins, pour tant de tendresse discrète, ne lui demandais que de me permettre de le servir. Il m’a chassée ! chassée pour toujours ! Cette femme, j’en ai le pressentiment, viendra chaque jour ici ; cette femme entrera dans cette chambre où seule j’entrais autrefois ! Mais qui est-elle donc cette femme ? Il doit l’aimer je l’ai compris hier à son émotion en recevant sa lettre. Va-t-elle l’épouser ? Est-ce une jeune fille ?… Non, une jeune fille ne viendrait pas chez lui ; il irait chez elle. C’est un amour défendu, c’est quelque femme mariée. Oh ! si c’est une femme mariée, je le saurai et je me vengerai.

Cette pensée pénétra dans son cœur et n’en sortit plus.

Elle pleurait silencieusement sans travailler ; la nuit vint, et ne lui rappela pas qu’elle devait descendre pour le repas du soir.

La chambre de Frédéric ne s’était pas ouverte.

La dame en deuil était donc encore là.

— J’attendrai qu’elle descende, pensait la grisette, et je la suivrai ! Et, l’oreille tendue, attentive au moindre bruit, elle restait debout appuyée contre la porte. Elle entendit quelqu’un monter l’escalier. C’était le vieux sergent qui, en peine de sa fille, venait la chercher pour dîner. Eudoxie ouvrit à la voix de son père.

— Je suis malade, dit-elle, je ne descendrai point.

— Alors ta mère va monter pour te soigner.

— Non, ce n’est qu’un peu de fatigue, j’ai besoin de repos, laissez-moi.

Tandis qu’elle résistait aux instances de son père, la porte de Frédéric s’ouvrit et il sortit donnant le bras à Diane. Eudoxie les aperçut.

— Je vous suis, dit-elle à son père, descendons.

Elle se trouva à côté des deux amants comme ils touchaient la première marche de l’escalier. Diane pressa le bras de Frédéric à la vue de la grisette, lui tourna vivement la tête, et dit au vieux sergent qui marchait derrière sa fille :

— Jusqu’à ce jour, M. Mallet, je n’ai eu qu’à me louer de votre service ; aussi je crois pouvoir compter sur vous avec confiance. Madame est ma sœur, — l’ancien soldat s’inclina — durant quelques jours elle viendra me voir ; je vous recommande le plus grand respect pour madame : — le soldat s’inclina de nouveau. Voici la clef de ma chambre, je désire que, désormais, vous seul y entriez.

— Cela suffit, M. Halsener, mais…

Le vieux sergent allait demander quelques explications à Frédéric qui ne lui en laissa pas le temps : Diane l’entraînait ; ils descendirent tous deux rapidement l’escalier.

— Aurais-tu mécontenté M. Halsener ? dit le bon père à sa fille.

— Mécontenté ! sans doute, pour lui avoir porté ses cravates tantôt, répondit aigrement la grisette. En vérité, mon père, il faut qu’il ait bien peur que l’on ne voie cette dame qu’il fait passer pour sa sœur et qui, j’en suis sûre, est tout autre chose.

— Comment parles-tu là, ma fille ?

— Mais je vous dis que ce n’est pas sa sœur, répéta la grisette tout entière à sa préoccupation.

— Et que nous importe à nous ? M. Halsener est un brave jeune homme, doux, poli, qui nous paye bien ; nous devons le servir sans nous mêler de ses affaires.

— Quoi vous vous prêteriez… ?

— Tous les jeunes gens ont des amourettes, et excepté que M. Halsener se fût avisé de prendre garde à toi !…

— Vous êtes bien tranquille de ce côté-là, n’est-ce pas, mon père ? interrompit la grisette avec une profonde amertume.

— Je n’ai donc rien à redire à sa conduite ; je serais même bien aise qu’il prît un peu de plaisir, il était toujours si triste, cela le distraira ; d’ailleurs, pourquoi cette dame ne serait-elle pas sa sœur comme il l’a dit, pourquoi ne le croirions-nous pas sur parole ?

— Parce que, si c’était sa sœur, il ne m’aurait pas interdit l’entrée de sa chambre ; parce que, si c’était sa sœur, elle n'aurait pas rougi devant moi ce matin. Serait-il resté ainsi enfermé plus de trois heures avec sa sœur ? Voyons, mon père ?… Mais vous savez bien que ce n’est pas sa sœur ; c’est la même dame qui hier soir nous a remis en tremblant une lettre. Vous ne faites donc attention à rien, vous, vous n’y voyez donc pas ?

— Hé ! hé ! hé ! dit le vieux soldat en riant, tu y vois clair pour moi, ma fille.

— Eh bien, en ce cas, promettez-moi de me dire tout ce que vous découvrirez touchant cette dame, et je vous l’expliquerai, moi.

— Cela t’intéresse donc beaucoup ?

— Oui, cela m’amusera, répliqua la pauvre fille avec un sourire douloureux.

— Eh bien, soit, je ferai des observations pour toi, petite curieuse. Et appliquant du bout des doigts une légère tape caressante sur la joue de la jeune fille, il entra avec elle dans la loge où la bonne Marianne avait servi le souper en les attendant.

Eudoxie ne soupa pas. Elle s’assit dans le grand fauteuil de son père, à côté de la porte de la loge, de manière à voir rentrer et sortir tous les locataires.

— Tu ne manges donc pas et tu ne travailles donc pas ce soir ? lui dit sa mère.

— Je me sens fatiguée ; je vais faire un somme sur ce fauteuil.

Et elle fit semblant de dormir.

Elle épiait la rentrée de Frédéric.

« Il ne pourra passer, pensait-elle, sans demander sa clef et de la lumière à mon père, et sans que je le revoie. »

Le voir était pour elle un si grand bonheur, que même en ce moment d’orage intérieur, cette espérance lui souriait. Après une heure d’absence Frédéric rentra. Il dit au père Mallet de venir le lendemain de bonne heure faire sa chambre ; puis il prit son bougeoir sans regarder Eudoxie.

À peine fut-il monté, qu’elle se hâta de le suivre. Elle l’entendit marcher à grands pas ; puis aucun bruit ne parvint plus jusqu’à elle. Cependant, elle ne se coucha point ; elle n’aurait pu dormir, poursuivie par l’image de Diane et par la pensée que Frédéric pouvait sortir encore pour aller la retrouver. Frédéric, de son côté, ne dormait point. Il passa la nuit dans une ardente et poétique insomnie. Durant plusieurs heures il ne put que répéter le nom de Diane et tendre les bras à son image qu’il évoquait. Insensiblement, le tumulte de ses pensées s’apaisa, et il retrouva assez de sérénité d’esprit pour écrire des vers qu’elle lui avait demandés.

Lorsqu’il était allé la reconduire, appuyés sur le bras l’un de l’autre, ils avaient, pour prolonger le bonheur d’être ensemble, traversé à pied la rue de Rivoli, la place de la Concorde, le pont de la Chambre, et ils étaient parvenus presque sans s’en douter aux premières maisons de la rue de Lille, à peu de distance de l’hôtel de M. Bernard.

— Il faut nous séparer, dit Diane, s’arrêtant devant le mur de clôture d’un jardin dont les arbres projetaient leurs rameaux jaunissants sur leurs têtes.

Un pâle croissant de la lune se jouait au travers de ces rameaux dépouillés. Le lieu était solitaire ; aucun passant ne se faisant entendre, Frédéric appuya ses lèvres sur le front de Diane en lui disant :

— Vois, la lune semble nous sourire.

Diane leva les yeux vers le ciel.

— Je n’oublierai de ma vie ce tableau, lui dit-elle, ces branches dépouillées sur nos têtes, cette lune amie et ce baiser échangé devant Dieu ! Ô mon poëte ! en attendant demain, fais des vers sur ce souvenir ; la poésie calmera l’impatience de l’amour.

Après un nouveau baiser, elle le quitta tristement et rentra dans la maison de celui qui, devant la loi, était son maître.


XI

— L’officier de dragons. — Un collègue à la Chambre. —


Le lendemain matin vers dix heures, la cour de l’hôtel de M. Bernard retentissait d’un bruit inusité ; un fiacre chargé de bagages venait d’y entrer, et, de ce fiacre, était descendu un officier de dragons, grand, robuste, à moustaches et à chevelure noires.

La physionomie de cet homme était dure et peu intelligente ; il faisait beaucoup de geste, parlait très-haut, et lorsque le portier lui dit, tandis qu’il faisait décharger ses malles :

— Où allez-vous, monsieur, et qui demandez-vous ?

Il s’écria :

— Qui je demande ! pardieu ! mais mon frère le député, le baron de Valcy ! Allez, puisqu’il faut se faire annoncer ici, lui dire que c’est son frère le lieutenant de dragons qui arrive d’Alger.

Un domestique introduisit le militaire dans le cabinet de M. Bernard qui fit une exclamation de surprise et embrassa assez froidement son frère.

— Quoi, ici, et sans congé ! lui dit-il.

— Non, mon cher, avec un congé en bonne forme, que j’ai obtenu peut-être malgré toi, car depuis six ans que je suis en Afrique, tu ne t’es guère souvenu de moi ; on eût dit que tu voulais me laisser en exil sur cette terre d’enfer.

— Moi ! mais je te suis tout dévoué, répliqua M. Bernard d’un air qui ne confirmait pas ses paroles.

— Eh bien, tant mieux, car nous sommes du même sang, après tout ; quoique tu sois devenu un personnage, un baron, un noble, hé ! hé ! hé ! il ne faut pas dédaigner ton cadet ! — Je puis aussi devenir quelque chose dans l’armée ; si je suis incapable de faire un beau discours, je sais bien me battre, mille tonnerres !

— C’est pour cela qu’il fallait rester en Afrique ; ce n’est plus que là qu’on se bat. Ici nos combats sont à coups de langue, à coups de plume, à coups de jeux de bourse ; mais, au demeurant, nous sommes très-pacifiques : le duel même est passé de mode.

— Certes, je m’en doutais là-bas en lisant les injures que vous disent les journaux et que vous recevez…

— Sans nous émouvoir, mon cher, c’est l’usage.

— Quoi ! vous permettez qu’on publie chaque matin que vous êtes des traîtres à la patrie, des hommes payés, des voleurs !

— En termes plus polis, mon cher.

— Eh ! qu’importent les mots, s’ils signifient de vilaines choses ?

— Mais qui est-ce qui croit aux journaux ?

— Toujours quelques personnes ; nous, par exemple, en Afrique !

— Eh bien vous, quel mal pouvez-vous nous faire ? Vous n’êtes pas électeurs !

— Morbleu ! c’est vrai ; mais vos électeurs… ?

— Nous savons le moyen de les apaiser.

— Ça n’empêche pas, mon frère, que si on t’injurie pendant mon séjour ici, je me bats, je me bats pour toi !

— Oh ! sois moins belliqueux, je t’en prie. Mais, voyons, que viens-tu faire en France ?

— Te revoir et solliciter de l’avancement ; tu peux beaucoup, toi et ta femme.

— Ma femme, mais elle refuse de solliciter pour moi.

— Elle a raison, tu n’as plus besoin de rien, toi ; c’est à mon tour d’avancer. Mais où est-elle, cette chère belle-sœur, que je fasse sa connaissance, que je l’embrasse !

— Elle vient de perdre sa grand’mère, elle est un peu malade et vit fort retirée. Hier soir j’ai dîné tête à tête avec mon secrétaire, elle n’a pas voulu descendre.

— Je ne pouvais arriver plus à propos pour vous distraire. Et vous êtes toujours sans enfant ? C’est mal.

— Tu lui diras cela, répliqua M. Bernard avec un sourire trivial.

— Mais fais-lui donc savoir que je suis là.

M. Bernard sonna et commanda au domestique qui entra d’aller prévenir madame la baronne de l’arrivée de son beau-frère, le lieutenant de dragons.

La veille, en rentrant, Diane avait prétexté une indisposition et s’était enfermée dans sa chambre ; ce projet de fuite, désormais irrévocablement arrêté entre elle et Frédéric, lui suggérait des réflexions graves. Diane avait tant de bonté et de justice dans le cœur, que, résistant encore à l’entraînement de son amour, elle interrogeait sa conscience et fouillait dans tous ses replis, cherchant si la passion n’y avait pas introduit quelque prévention injuste envers l’homme qui avait gâté sa vie. Depuis cinq ans, M. Bernard lui était répulsif sur tous les points ; mais, juge et partie dans ses sentiments, avait-elle toujours observé avec équité son caractère ? Elle se posa cette question, comme si Dieu même l’avait interrogée, et après une longue méditation dans laquelle vinrent se résumer toutes les méditations douloureuses que, durant cinq ans, elle avait faites sur la nature de son mari, elle en conclut que cet homme était moralement indigne, que rien d’élevé ne s’éveillerait jamais en lui et qu’aucune loi humaine ne pouvait l’engager devant Dieu à lier son âme, jusqu’au terme de la vie, à cette âme inférieure et corrompue. Pourtant la pensée qu’elle allait faire souffrir cet homme la retenait encore ; faire souffrir même les méchants est une torture pour les bons ! Mais souffrirait-il par le cœur ? Non ! il ne souffrirait que par vanité. Cette conviction rendait à Diane tout son courage. N’en faisait-elle pas bon marché pour elle-même de cette vanité du monde qui préside à presque toutes nos actions ? En rompant avec la société, ne savait-elle pas qu’elle allait l’avoir pour ennemie ; n’entendait-elle pas les clameurs méprisantes qui flétriraient son amour, en l’interprétant comme un vertige des sens, parce que Frédéric était beau, parce qu’il était jeune ! Mais les longues années de chasteté résignée qu’elle avait passées dans l’isolement lui étaient garant que rien d’impur ne se mêlait à cet amour ; c’est l’âme surtout de Frédéric qui l’attirait, cette âme si belle dont son noble visage n’était que l’éloquent interprète. De même que son mari lui avait paru commun et vulgaire, parce qu’il était dépourvu d’élévation et de bonté, de même, son amant ne lui avait paru beau que parce qu’il avait la beauté morale. Rassurée par sa conscience, que lui importaient les murmures du monde ? Ils ne parviendraient pas jusqu’à son bonheur. Elle avait l’amour, l’amour grand et vrai qui se passe du concours des sentiments factices. Fortifiée par cette veille de réflexions, toute hésitation cessa dans son cœur. Le matin, elle se trouva irrévocablement décidée, et son esprit, naturellement ferme et droit, retrouva toute sa sérénité. Elle ne pensa plus qu’au bonheur d’aller retrouver Frédéric, puis au bonheur, plus grand encore, de ne plus le quitter. En paix avec son cœur, elle songea, sans souffrance, aux autres liens qu’elle aurait à rompre. Pour hâter son départ, elle mit en ordre ses papiers de famille et renferma, dans les meubles de sa chambre, les bijoux et les parures qu’elle tenait de M. Bernard et qu’elle ne voulait pas emporter. Elle fit un choix de ses simples toilettes de jeune fille, réunit l’argenterie et les diamants de sa grand’mère, calculant avec un sourire, — c’était la première addition qu’elle eût faite de sa vie — que la vente de ces objets, jointe aux modestes revenus de Frédéric, suffirait pour les mettre à l’abri des souffrances de la pauvreté. Elle n’avait jamais aimé le luxe, même en l’absence du bonheur. Avec le bonheur, comment l’aurait-elle regretté ?

Parmi ses relations de société, aucune ne pouvait lui inspirer des regrets bien vifs. Quelques femmes de cœur, quelques hommes d’esprit lui avaient témoigné un sincère intérêt ; elle pensa qu’à ceux-là elle devait l’explication de sa conduite : elle leur écrivit avec simplicité son amour et son projet de fuite ; elle fit un paquet de ces lettres, qui ne devaient être remises à leur destination que lorsqu’elle aurait quitté la France avec Frédéric.

Elle écrivit aussi à d’anciens domestiques auxquels elle envoyait des souvenirs, à quelques pauvres familles des environs de Valcy, qu’elle avait autrefois secourues, et qu’elle ne voulait point abandonner en partant.

Le soin minutieux qu’elle donnait à tous ces arrangements l’attristait malgré elle. Elle pensait, en s’efforçant de sourire, que les dispositions de sa fuite ressemblaient un peu à celles qu’on fait à l’approche de la mort ; et insensiblement, une émotion douloureuse s’empara de son cœur. Elle lutta avec courage contre ces impressions funèbres, termina activement ses préparatifs, et se disposait à sortir pour aller rejoindre Frédéric, lorsqu’un domestique vint lui annoncer l’arrivée de M. Bernard.

Malgré sa vive contrariété, elle n’hésita pas à se rendre auprès de ce parent qu’elle ne connaissait point, et dont le ton étrange lui eût inspiré, en toute autre circonstance, un peu d’ironie. Mais l’amour qui remplissait son cœur la rendait indulgente et douce. Elle répondit avec bonté aux démonstrations affectueuses du lieutenant de dragons, quoiqu’elle en souffrît de toutes manières.

— Ta femme est charmante, mon cher, disait le militaire au député qui prenait un air digne. Le deuil vous va très-bien, ma chère belle-sœur ; en vérité, je vous croyais très-belle, mais beaucoup moins que vous ne l’êtes. Savez-vous que vous devez produire un fameux effet quand vous vous montrez à la cour ou chez les ministres ? Mais, à propos de ministres, vous allez parler pour moi à celui de la guerre ; il ne peut rien refuser à une jolie femme !

Diane ne répondait rien à ce flux de paroles qui heurtaient toutes ses pensées. Forcée d’assister au déjeuner des deux frères, elle ne songeait qu’à Frédéric qui l’attendait. Elle comptait les minutes ; ses yeux restaient fixés sur le cadran, et son suprême effort était de répondre, par un geste ou par un sourire, aux interpellations de son singulier beau-frère.

— Voyons, ma charmante sœur, continuait-il, disposez de moi ; dès aujourd’hui je me fais votre chevalier. Votre mari est occupé à la Chambre, au conseil d’État ; mais, moi, je n’ai rien à faire pendant mon séjour ici : je me mets à vos ordres. Je vous offre mon bras pour la promenade, le spectacle !

— Vous oubliez, répondit Diane avec lassitude, que je viens de perdre ma mère !

— Il faut vous distraire, ma chère belle-sœur ; il le faut, reprit-il avec un gros rire : je saurai bien vous forcer à vous distraire, moi ; vous verrez !

Le déjeuner était terminé. Diane se leva pour sortir, en disant :

— Je désire passer quelques jours dans une retraite absolue ; ce qui ne m’empêche pas d’être charmée de votre arrivée.

— Je pense comme mon frère, dit à son tour le député ; il faut vous distraire, madame : c’est même un devoir pour vous. Je suis obligé de représenter, et vous, de faire les honneurs de mon salon. Le monde est incompatible avec un long deuil : j’aurai dimanche un grand dîner de députés ; je compte sur vous.

— Comme sur votre maître d’hôtel, répliqua Diane, qui ne put comprimer un mouvement de dédain. Mais je suis désolée ; dimanche, je ne pourrai faire partie de votre service !…

— Et pourquoi donc ?

— Je désire quitter Paris pour quelques jours et revoir Valcy.

— Quel caprice !

— Un retour de jeunesse, ajouta Diane avec ironie et en s’éloignant.

Le lieutenant de dragons la poursuivit jusque dans la cour.

— Voyons, ma chère petite belle-sœur, ne partez pas ainsi. Vous voulez sortir pour prendre l’air, eh bien, prenez mon bras ; nous causerons, en marchant, de mes affaires, et vous me diriez quel jour vous parlerez pour moi au ministre de la guerre.

— Je vous ai dit que je désirais être seul, répliqua Diane avec hauteur. Et, échappant à l’importun, elle traversa la rue de Lille d’un pas rapide.

— Sais-tu que ta femme est très-pincée ? dit le cadet des Bernard, visiblement désappointé, en rejoignant son frère. Et tu la laisses ainsi courir Paris toute seule ?

— Bah ! tu n’entends rien à ce genre de femmes, répondit le député d’un air capable ; tête romanesque, tête un peu timbrée, rien de plus.

— Mais où va-t-elle donc par le temps qu’il fait ?

— À l’église ou au cimetière.

— Je lui souhaite beaucoup de plaisir, repartit le militaire en se servant plusieurs petits verres de liqueur des îles.

— Je te quitte pour me rendre à la Chambre, dit M. Bernard je te conduirai ce soir l’Opéra. Et, ajouta-t-il d’un air bon prince, si tu n’es pas trop mauvais ton, nous irons après souper chez Juliette.

— Ah ! ah ! ah ! je comprends maintenant pourquoi tu laisses toute liberté à ta femme, et je compte que tu ne l’empêcheras pas de s’employer pour moi auprès du ministre, ajouta le grossier quidam, qui transformait ainsi, dans sa pensée, en solliciteuse intrigante la femme de son frère, mais qui l’aurait trouvée fort impudique et tout à fait impardonnable, s’il avait pu la soupçonner d’aimer un pauvre poëte logé dans une mansarde.

Cependant Frédéric attendait avec toutes les impatiences de l’amour et toutes les inquiétudes d’une sollicitude craintive ; il se promenait à grands pas sous les arcades de la rue de Rivoli, n’osant s’éloigner de la porte de l’hôtel, de peur de ne pas voir passer Diane. Comme elle, il s’était occupé, dans la matinée, des préparatifs de leur départ ; grâce à l’intervention du général, à qui il avait confié son projet de voyage avec une jeune femme artiste, sans toutefois laisser deviner son amour et son bonheur, il avait pu se procurer des passe-ports et s’assurer d’une chaise de poste ; il n’attendait plus que la décision de Diane pour s’enfuir avec elle.

À côté du vieux père Mallet qui, selon sa coutume, fumait sa pipe sous la porte cochère, Eudoxie épiait tous les mouvements de Frédéric. Il l’attend, pensait-elle ; et son œil ardent lançait des regards haineux dans la même direction où se fixaient les regards inquiets du poëte.

— Eh bien, mon père, avez-vous fait sa chambre avec beaucoup de soin ? dit-elle d’une voix saccadée, en s’adressant au vieux sergent.

— Oh ! sans doute ; il m’y a aidé ; il a voulu mettre des fleurs partout ; il a préparé lui-même, un grand feu, brûlé des parfums.

— Et tout cela pour sa sœur ! dit ironiquement la grisette.

— Je commence à croire, comme toi, que cette dame n’est pas sa sœur. Mais qui te dit qu’elle va revenir ?

— Dame ! tenez, il l’attend !

— Comment devines-tu cela ?

— Ou plutôt il ne l’attend plus, ajouta la grisette, apercevant Diane voilée qui prenait le bras de Frédéric.

Avant qu’ils eussent franchi la porte, elle quitta brusquement son père et monta en courant l’escalier.

Arrivée au second étage, elle trouva l’agent de change (le même qui la comparait à la Vénus de Milo) causant, sur le palier, avec le député qui logeait au troisième et qui descendait pour se rendre à la Chambre.

— Bonjour, belle Eudoxie, dirent-ils tous deux en arrêtant la grisette ; où courez-vous si vite ?

— À mon travail.

— Je gage plutôt que vous portez quelque lettre à M. Halsener, dit le représentait de la nation.

— Savez-vous que nous sommes jaloux du bel émigré ? ajouta l’agent de change ; car, enfin, ce n’est jamais vous, c’est toujours votre père qui vient chez nous.

— Et nous serions pourtant charmés de recevoir nos lettres de votre belle main, poursuivit le député qui, il faut le dire à son honneur, n’avait pas regardé, en parlant ainsi, la main rouge et roturière de la grisette.

Elle répliqua en baissant la voix :

— Je ne vais pas chez M. Halsener, et la preuve, c’est que le voilà qui monte avec sa sœur.

Et, dissimulant sa taille svelte derrière l’imposante corpulence de l’agent de change, Eudoxie échappa au regard de Frédéric, qui passa rapidement avec Diane sans tourner la tête du côté des interlocuteurs.

— Et vous dites que cette dame voilée est la sœur du langoureux poëte ? dit l’agent de change en jetant un coup d’œil à Diane.

— Dame ! monsieur, je dis comme mon père !

— Mais vous n’en croyez pas un mot, ma belle, j’en suis sûr ?

— À la vérité, j’en doute un peu, en voyant le mystère qu’ils mettent pour se trouver ensemble.

— C’est singulier comme cette dame a la tournure de la femme d’un de mes collègues, dit à son tour le député, qui avait fait quelques pas pour mieux examiner Diane ! Ma foi, ça le regarde.

— Qu’est-ce que vous dites donc là, mon cher ami ? fit l’agent de change en se rapprochant du député.

— Je dis qu’il y a dans les tailles, comme dans les visages, des identités surprenantes, et que je crois que je viens de voir passer…

Eudoxie ne perdait pas une de leurs paroles.

— Qui donc ?

— La femme de Bernard de Valcy.

— Oh ! quelle bonne découverte !

— Franchement, j’en rirais volontiers ! Nous sommes toujours en guerre à la Chambre : c’est un ministériel sans pudeur ; il n’ose approuver l’évacuation d’Ancône, et moi, qui suis de la coalition, je ne serais pas fâché de le voir mystifié, et…

Ici le député fit le geste habituel aux acteurs qui jouent les rôles de maris dans les pièces de Molière !

— Ainsi donc, vous croyez… ?

— Je ne jure de rien, car, après tout, je puis me tromper ; il est même probable que je me trompe. N’allez pas en parler, au moins, et mettre cette médisance sur mon compte.

— Non, je dirai que j’ai vu par mes yeux.

— Mais vous n’avez rien vu !

— Ni vous non plus, n’est-ce pas ?

— Je n’ai vu qu’une apparence ! Mais adieu, le temps passe, j’arriverai trop tard pour entendre le discours de l’orateur de la gauche.

— Et les interruptions de Bernard de Valcy !

— Pauvre homme !

— Dites donc, si vous lui donniez des nouvelles de sa femme !

— Oh ! pas de propos, je vous en prie. Au revoir, mon cher ; adieu, belle Eudoxie.

Et le député laissa l’agent de change auprès de la grisette immobile et dont pas une parole n’avait trahi l’ardente curiosité ! Tout à coup, elle tressaillit ; et, saluant, sans lui parler, l’agent de change, elle monta s’enfermer dans sa chambre. Pâle, assise, la tête affaissée sur sa poitrine, les paupières tendues, la lèvre contractée, elle répéta plusieurs fois : Bernard de Valcy ! puis, se levant, elle prit un crayon et écrivit ce nom, de peur que sa mémoire ne lui fît défaut.

— Oh ! je saurai bien ! dit-elle.




XII

— La veille du départ. —


Frédéric et Diane, tout entiers au bonheur de se retrouver ensemble, ne se doutaient point des commentaires du député et de l’agent de change, et ne pensaient pas davantage à se préoccuper de l’espionnage de la grisette jalouse.

Le bonheur rend distraits et imprudents ; radieux comme doivent l’être deux êtres également purs, également nobles, également beaux, lorsqu’un amour mutuel les réunit et les confond, ils ne pensaient qu’à eux-mêmes. À peine la porte de la riante mansarde du poëte se fut-elle refermée sur le couple heureux, que Diane, rejetant son voile et son chapeau, sauta gaiement au cou de son amant en lui disant :

— Je te gardais une surprise ! devine !

— Nous partons ce soir ?

— Non, point ce soir, mais demain. J’ai passé la nuit à réfléchir, la matinée à faire mes préparatifs ; demain je suis libre, et le soir nous partons : es-tu prêt ?

— Je le suis à l’heure même, répliqua Frédéric en la pressant contre son cœur : voilà nos passe-port, une voiture nous attend ; pourquoi différer, ma bien-aimée ?

— Ainsi, tu n’es pas satisfait ? reprit-elle en riant. Quoi ! un jour d’attente te paraît trop long, et pourtant hier je t’avais demandé plusieurs jours.

— Depuis hier j’ai trop souffert de ne pas te voir pour que je puisse te quitter encore ; tu es là, je te garde, je ne te permets plus de t’éloigner.

— Et nos affaires, poursuivit Diane avec gaieté, et notre petite fortune, que nous devons emporter avec nous ; il faut donc que j’y pense pour deux ?

— J’ai tout prévu, reprit Frédéric : vois, je suis riche, très-riche.

Et, ouvrant un secrétaire, il lui montra quelques billets de mille francs, fruit de ses économies et de son travail.

— J’en ai presque autant, dit-elle ; en confondant nos richesses, nous pourrons, insouciants et heureux, vivre d’amour durant plusieurs années.

— Quoi ! Diane, ce n’est pas un rêve ; tu vas m’appartenir, tu vas passer ta vie avec moi ? Oh ! vois-tu, je suis fou de bonheur !

Et les paroles lui manquant pour exprimer son émotion, il la tint longtemps embrassée dans une silencieuse extase. Diane céda à ces pudiques caresses ; puis, gais et émus à la fois, ils se mirent à ranger ensemble les livres, les manuscrits, les armes, les habits du poëte ; ils firent des malles, des caisses, des ballots. Les blanches et délicates mains de Diane s’employaient activement ; plus d’une fois les baisers de Frédéric en firent tomber les fardeaux. Quand les préparatifs furent terminés :

— Mais quelle route suivrons-nous, demanda Diane, dans quel pays allons-nous cacher notre bonheur ?

— Où tu voudras, choisis ! les brumes de l’Angleterre, le soleil de l’Italie ; partout où tu seras, sera la patrie !

— Ne regretteras-tu rien en partant ? répliqua Diane. Une pensée triste et grave m’est venue tout à coup : notre amour nous fait fuir dans la solitude, hors de la société ; mais un scrupule m’arrête. N’as-tu pas une mission à remplir parmi les hommes ? Dieu t’a donné le génie, non-seulement pour répandre dans tes vers de généreuses et fécondes pensées, mais encore pour te dévouer à l’action, si tu peux ainsi améliorer le sort de tes semblables ; et moi, dans mon amour égoïste, je t’enlève à tes frères. En ai-je le droit, Frédéric. Et ne me le reprocheras-tu pas un jour ?

— Tu oublies, répondit Frédéric, que je suis exilé, et, fussé-je dans mon pays, je ne pourrais le servir ; même en France, Diane, je me sentirais peu propre à me mêler à ceux qui gouvernent. Dans l’organisation imparfaite d’une société, les esprits d’une certaine trempe s’altèrent en participant à des actes qui sont presque toujours en désaccord avec leurs principes ; il leur convient mieux de se réserver pour les théories. Les semeurs d’idées, si je puis m’exprimer ainsi, vivent heureux et font le bien dans la solitude, et si le ciel leur envoie l’amour, ils y puisent plus lumineuses les idées qui porteront leurs fruits dans l’avenir. Partout, Diane, je puis penser et écrire, partout je puis inspirer aux hommes par mes ouvrages l’amour du bien et du beau ! et d’ailleurs le monde ne nous est point fermé. Chassons le fantôme des préjugés ; nous sommes aimants et heureux, soyons bons, et nous verrons venir à nous tous les êtres généreux qui souffrent des souffrances que nous avons endurées et qui aspirent à notre bonheur.

— La certitude qu’aucun regret n’est au fond de ton cœur double ma félicité, reprit Diane ; quant à moi, je pourrai partout, comme en France, pratiquer la charité, consoler la douleur, enseigner aux jeunes filles sans expérience où se trouve le bonheur ; puis un jour nous reverrons la France. Quelle joie dans le retour ! Le monde nous aura oubliés ; mais nous, nous aurons gardé tous nos chers souvenirs, nous irons nous asseoir sur notre banc des Tuileries, nous viendrons habiter cette chambre, nous irons revoir Valcy. Oh ! quel bonheur quand nous reverrons la France !

— Je le vois, dit Frédéric en prenant la main de Diane involontairement, ce départ t’attriste, tu ne peux quitter sans douleur la terre où tu es née. Ce regret t’ennoblit encore à mes yeux : notre amour n’a pas éteint en toi l’amour du pays ; tu aimes la France, et je partage ton culte. J’aime comme toi cette nation glorieuse, la première par la générosité, par le courage, par l’indépendance. J’aime cette source féconde et salutaire d’où découlent incessamment toutes les idées qui font vivre et progresser l’humanité. Ah ! tous mes vœux, unis aux tiens, sont pour la prospérité de la France : qu’elle garde son rang à la tête des nations, qu’elle ne démente jamais son génie ; on croirait en vain la rendre heureuse en matérialisant sa puissance. Les intérêts de la France sont d’abord dans ses vertus, dans son dévouement aux saintes causes, dans les exemples d’héroïsme et d’honneur qu’elle ne doit jamais cesser de donner au monde. Qu’on la laisse agir d’après ses instincts, qu’on laisse battre son cœur généreux, qu’on laisse armer son bras secourable, qu’on laisse parler sa voix éloquente, qu’on ne substitue pas aux nobles amours qui firent sa gloire, les amours corrompues des nations dégénérées ; que la France, enfin, soit libre d’être elle-même, et la France encore étonnera le monde et pourra le guider.

Tandis que Frédéric parlait, des larmes s’échappaient des yeux de Diane.

— Oh ! merci, s’écria-t-elle, d’aimer ainsi la France, il me semble que tu m’en aimes mieux !

— Et n’es-tu pas toi-même la personnification de la France ! répliqua Frédéric avec enthousiasme n’as-tu pas comme elle la beauté, la fierté, le désintéressement ! Peut-on l’aimer sans aimer ton pays, dont tu es le plus gracieux et le plus parfait symbole !

Ils parlèrent ainsi de la France avec émotion, avec respect, et, durant quelques heures, les plus hautes questions de politique auxquelles se lient les plus saintes questions de l’humanité, furent agitées dans cette heureuse mansarde par deux êtres intelligents que l’amour avait réunis.

— Oh que je suis fière de toi disait Diane en écoutant Frédéric. Quelle vie de délices et d’orgueil va commencer pour moi !

La nuit arrivait, il fallait songer à se séparer encore ; Frédéric enlaçait Diane dans ses bras pour l’empêcher de partir.

— Dieu nous réserve l’avenir, dit-elle, songe a demain, et sois heureux dans t’attente. Demain nous fuyons ensemble.

— Sur quelle route ?

— Je t’en laisse le choix.

— La plus proche de la frontière ! s’écria Frédéric.

— Eh bien donc, en Belgique : là, nous déciderons quelle partie du monde il nous convient d’habiter.

Et en devisant ainsi gaiement, ils quittèrent la mansarde du poëte, et, comme la veille, traversèrent Paris, appuyés sur le bras l’un de l’autre, et plus d’une fois ils s’arrêtèrent au pied d’un arbre ou d’une statue pour échanger un baiser.

Ils n’avaient pas remarqué qu’une femme les suivait. Quand ils furent arrivés au coin de la rue de Lille, Diane quitta le bras du poëte et se suspendit quelques instants à son cou :

— Demain, demain ! pour toujours ! Allons nous recueillir et remercier Dieu d’un si grand bonheur ! Demain, avant de partir, ajouta-t-elle, nous irons prier sur la tombe de ma pauvre grand’mère ; c’est là que nous nous réunirons d’abord, Frédéric. À huit heures ; je serai au cimetière, je t’y trouverai ou je t’y attendrai.

— Quelle triste image vas-tu mêler à notre amour ?

— C’est un devoir, mon ami.

— Eh bien, j’irai t’attendre, dit Frédéric.

Et il fit un suprême effort pour s’arracher d’auprès d’elle.

Elle touchait à l’hôtel de M. Bernard, elle entra. La femme qui l’avait suivie l’épiait en ce moment, et ne s’éloigna que lorsque la porte de l’hôtel se fut refermée sur Diane.

Cette femme était Eudoxie.

Le vieux sergent Mallet avait soupçonné les préparatifs de départ de Frédéric et de Diane, ou plutôt le général l’avait averti confidentiellement que son jeune ami, M. Halsener, allait quitter sa maison pour quelque temps. Le faible père ne savait rien cacher à sa fille, et quoique le général lui eût recommandé le secret sur l’absence de l’exilé, nécessitée par un motif politique, l’indiscret concierge avait laissé deviner cette nouvelle à Eudoxie. Lorsque, vers la nuit, elle était descendue dans la loge, elle avait entendu le dérangement des meubles dans la chambre de l’exilé ; elle avait compris vaguement qu’il faisait avec Diane des préparatifs de départ.

— S’éloigner avec elle ! oh, non jamais, pensait-elle, je saurai bien l’empêcher !

Et elle avait quitté sa chambre avec un projet arrêté de vengeance.

— Mon père, dit-elle d’une voix frémissante en entrant dans la loge, M. Halsener a-t-il réglé ses comptes avec vous ? Vous a-t-il prévenu de son voyage ?

— Tu as donc deviné ? répondit le père Mallet en souriant avec malice ; on ne peut donc rien te cacher, petite : je croyais qu’il n’y avait que M. le général et moi qui fussions dans la confidence.

— Quoi s’écria-t-elle violemment, vous saviez qu’il partait, mon père, et vous ne me l’avez pas dit !…

— Mais cela nous regarde-t-il, toi et moi ? Tiens, Eudoxie, tu vas me faire croire… ! En ce moment on sonna à la porte ; le vieux Mallet tira le cordon. C’était le député logé au second étage qui rentrait ; il demanda ses lettres en passant devant la loge, et, tout en les recevant des mains du vieux soldat il aperçut sa fille debout près de lui.

— Bonsoir, dit-il, belle Eudoxie.

La grisette s’inclina sans répondre : la voix lui manquait ; une idée soudaine venait de traverser son esprit et s’en était emparée.

À peine le député eut-il monté les premières marches de l’escalier, qu’elle se précipita hors de la loge en disant à son père :

— Je me sens mal à l’aise, je ne souperai pas ce soir, je vais me coucher.

Et, sans attendre de réponse, elle suivit le député et le rejoignit comme il mettait la clef dans sa porte.

— Pardon, monsieur, lui dit-elle avec un tremblement dans la voix, qui pouvait passer pour de la timidité, mais qui était produit par une émotion violente, excusez-moi si j’ose vous demander un petit service.

— Parlez, ma belle enfant, je serais charmé de vous être utile… mais entrez donc chez moi.

Le député avait dépassé le seuil de sa porte : un domestique venait l’éclairer.

— Je ne veux point vous déranger, monsieur, poursuivit Eudoxie.

— Au contraire, votre visite m’enchante ; voyons, à quoi puis-je vous être bon ?

Eudoxie avait suivi en hésitant le député jusque dans son cabinet.

— Je viens vous prier, monsieur, dit-elle en rougissant beaucoup, de me prêter pour quelques instants l’annuaire de la chambre des députés.

— Ah ! ah ! vous voulez donc écrire à un de mes confrères ?… Mais je suis jaloux.

— Il s’agit d’une lettre que mon père doit adresser au député de son pays, et qu’il faut que je fasse ce soir.

— Son député ! mais je le connais ; je lui dirai tout ce que vous voudrez. Voyons, charmante Eudoxie, chargez-moi de vos intérêts !…

— Oh ! je vous suis bien reconnaissante de votre bonté ; plus tard… mais pour le moment je désire cet annuaire…

— Comme il vous plaira, ma belle enfant, voici la brochure.

— Oh ! merci, monsieur, je vous la rendrai avant une heure.

Et elle se dirigea vers la porte.

— Ne me quittez donc pas si vite.

— Mon père m’attend, monsieur.

Et elle sortit ; mais au lieu de redescendre à la loge, elle était remontée dans sa chambre. En passant devant la porte de Frédéric, elle avait écouté : les deux amants étaient encore enfermés !…

— Oh ! je vais savoir, dit-elle en faisant un signe de menace.

Elle était rentrée chez elle et avait ouvert l’annuaire, répétant tout bas :

— Bernard de Valcy.

Elle tourna plusieurs feuillets, puis chancela comme éblouie en murmurant :

— Rue de Lille, 60.

Un bruit de porte l’avait raffermie. Diane et Frédéric sortaient en ce moment.

— Je vais les suivre, et ce soir même je saurai la vérité, pensait la grisette.

Elle ôta ses souliers, les prit à la main et descendit à pas étouffés. Le vieux père Mallet venait de tirer le cordon au couple heureux, et pendant que Frédéric déposait sa clef, Eudoxie s’était glissée dehors sans être vue.

Elle les avait suivis à distance, s’arrêtant quand ils s’arrêtaient ; muette, invisible, elle assistait avec désespoir à l’échange de leurs caresses. Elle souffrait toutes les tortures de la jalousie, et parvint ainsi, en se traînant sur leurs traces, jusqu’à la porte de l’hôtel de M. Bernard. C’est alors qu’elle avait vu entrer Diane, qui ne ressortit pas. Plus de doute, c’était elle ! c’était la femme du député !…

— Mariée ! s’écria Eudoxie avec rage et mépris ; mariée ! et pourtant amoureuse !…

N’avait-elle pas le droit de déshonorer cette femme coupable, elle qui souffrait tant d’un pur amour ? Mille projets vengeurs se formaient dans cet esprit aveugle et lui semblaient justifiés à la fois par la morale et par son désespoir. Elle pleurait amèrement en méditant de perdre Diane : les sentiments qui l’agitaient portaient avec eux leur châtiment. Ainsi que l’observe Marc-Aurèle, car les vérités morales n’ont pas d’âge, c’est toujours avec une contraction cachée de l’âme que l’homme irrité s’éloigne de la raison ; c’est la douleur qui le pousse à la colère et à la vengeance. Dans cet état de l’âme, l’homme souffre en faisant souffrir, et la torture qu’il éprouve atténue aux yeux d’une Providence éternelle le mal qu’il commet.

Après avoir erré longtemps dans les rues de Paris, la pauvre Eudoxie revint chez elle sans se préoccuper des questions que pourrait lui adresser son père : elle passa bravement devant la loge ; la passion donne tant d’audace ! Le bon père Mallet, assoupi dans son fauteuil, ne reconnut point sa fille ; il crut que c’était une des servantes de la maison qui rentrait. Elle monta rapidement l’escalier, et avant de s’enfermer dans sa chambre, elle s’arrêta près de la porte de l’appartement de Frédéric : il était rentré, sa lumière brûlait encore. Un instant elle eut la pensée de frapper, de se précipiter à ses pieds, de lui avouer son amour, d’implorer sa pitié, de le conjurer de ne point partir, de ne pas la priver à jamais de sa présence adorée. Le voir passer chaque jour, l’entendre, le servir, avait été son bonheur durant plusieurs années, et ce bonheur, le seul qu’elle demandait à Dieu, une autre femme allait le lui ravir ; et cette femme n’offensait-elle pas les lois morales et divines ? n’allait-elle pas perdre la vie de l’exilé ?…

— Oh ! je le sauverai ! pensait la malheureuse grisette qui, dans la confusion de ses pensées, mêlait une espérance de dévouement à ses projets de vengeance.

Aucune notion du vrai et du juste n’éclairait cette âme livrée tout entière aux plus indomptables passions.

Elle pleura longtemps avec amertume sur le seuil de la porte du poëte ; elle vit la lumière s’éteindre dans sa chambre, et elle entra dans la sienne, résolue à donner satisfaction à sa douleur. Elle s’assit sur un fauteuil, appuyant sa tête affaiblie sur une table où ses ouvrages de couture restaient inachevés depuis bien des jours. Elle demeura pendant plusieurs heures immobile et presque sans respiration : on eût pu la croire endormie ; mais le sommeil ne parvenait point à vaincre l’excitation douloureuse de sa pensée. Vers le milieu de la nuit, elle s’agita tout à coup et se leva en murmurant : J’écrirai à son mari ! comme si, dans ces paroles, se fussent résumés tous les projets de vengeance qu’elle venait de former. Elle alluma un flambeau, prit du papier et se mit à écrire : elle s’arrêtait à chaque mot, une voix secrète lui disait qu’elle commettait une affreuse action ; mais l’irritation de sa souffrance l’emportait, et elle continuait à écrire. Elle écrivait encore quand le jour commença à poindre, jour sombre et froid, qui ne s’était pas annoncé la veille. Durant la nuit, l’atmosphère s’était glacée, une couche épaisse de neige couvrait les toits ; les cimes des arbres des Tuileries se dessinaient blanches et brillantées sur un ciel de plomb. Eudoxie ouvrit sa fenêtre et livra sa tête brûlante à l’air pénétrant. En voyant la neige qui continuait à tomber mêlée de verglas, elle espéra que Frédéric ne partirait point.

Il était à peine sept heures du matin ; elle entendit du bruit dans la chambre de l’exilé, et bientôt, lui aussi, ouvrit sa fenêtre pour examiner le temps. Il n’aperçut point la grisette, il pensait à Diane, qui peut-être l’attendait déjà au cimetière. Impatient de la rejoindre, il jeta sur sa taille élégante un manteau de voyage et se disposa à sortir. La grisette l’entendit ouvrir sa porte, et prit tout à coup une résolution désespérée : elle se précipita hors de sa chambre, le visage couvert d’une pâleur mortelle, et se plaçant en face du poëte, elle lui dit d’une voix éteinte :

— Monsieur Halsener, ne refusez point, avant de partir, de m’entendre quelques instants.

— Je suis tout disposé à vous écouter, mademoiselle Mallet, répondit le poëte, qui, tout entier aux préoccupations de son amour, ne s’apercevait pas de l’émotion visible de la grisette ; mais une affaire pressante m’appelle dehors et il m’est impossible de m’arrêter.

— Quoi ! vous ne voulez pas me donner une minute ? reprit Eudoxie. Vous oubliez, monsieur Halsener, que pendant plusieurs années j’ai été bien empressée à vous servir, bien heureuse quand j’ai pu vous être utile.

— Je n’oublie rien, ma bonne Eudoxie, dit d’un ton plus doux Frédéric, et croyez que je serai charmé de reconnaître… Tenez, prenez ceci en souvenir de moi.

Et il tira de sa poche deux pièces d’or qu’il offrit à la grisette éperdue.

Elle couvrit son visage de ses mains, et s’écria d’une voix entrecoupée par les sanglots :

— Voilà la seconde fois que vous m’insultez ainsi !… Oh ! que Dieu vous punisse pour m’avoir fait tant de mal !…

— Mais je n’ai pas voulu vous offenser ; qu’avez-vous donc ?…

— Ce que j’ai ! vous me demandez ce que j’ai !… Mon Dieu ! mon Dieu !… Et ses larmes firent explosion.

— Je vous le répète, mademoiselle, reprit avec froideur Frédéric vivement contrarié de cette scène, il m’est impossible de vous entendre à présent, je suis attendu. Et il gagna l’escalier, tandis que la grisette murmurait sourdement :

— Oh ! oui, attendu par elle !… Eh bien ! ce sera ! vous l’avez voulu, ce sera !…

L’exilé ne l’entendait pas ; il descendait en courant les six étages. Eudoxie refoula ses larmes ; son visage prit une expression dure et froide elle était irrévocablement décidée. Elle rentra quelques instants dans sa chambre pour réparer le désordre de sa toilette, puis descendit chez son père.

— M. Halsener vous a-t-il fait ses adieux, mon père ?… dit-elle d’une voix indifférente et tranquille.

— Pas encore, petite ; il ne partira que vers la nuit.

— Ah ! je le croyais parti…

— Il est sorti pour aller chercher sa sœur, je pense, car il m’a dit d’arranger sa chambre avec soin, de faire grand feu, et de lui monter un friand déjeuner.

— Ah ! oui, c’est vrai, il va ramener sa sœur. Puis elle ajouta : Et ses paquets sont-ils finis ?

— Sans doute que oui, puisqu’il m’a donné l’ordre de les faire porter tantôt.

— Où donc ?

— Chez un carrossier rue de Rohan.

— Ainsi donc, poursuivit-elle avec un amer sourire, c’est bien décidé, M. Halsener va nous être enlevé par sa sœur ?

— Son départ me fait grand’peine, ma fille ; c’était un bon et aimable locataire que je suis désolé de perdre.

— Mais il reviendra !

— Pas de longtemps, je crains ; il m’a tout à l’heure serré la main comme on fait avant un long voyage, en me disant amicalement : — Je vous remercie de tous vos bons services, monsieur Mallet ; voici pour vous et pour votre famille.

— Voici quoi ? s’écria Eudoxie fièrement.

Le vieux soldat tira trois pièces d’or de la poche de son gilet.

— Et vous avez accepté ?…

— Tiens ! trois napoléons ne sont pas de refus… quand ce ne serait que pour t’acheter des robes, petite.

— Oh ! pour cela, jamais !…

— Mais je n’avais pas de motif pour faire un affront à ce généreux jeune homme.

La grisette se contint.

— Cela ne me regarde en rien, dit-elle froidement je perds mon temps à causer, et j’ai beaucoup d’ouvrage. Je remonte dans ma chambre : prêtez-moi donc, mon père, votre marteau et votre vrille, j’ai un portemanteau à replacer.

— Je t’arrangerai cela tout à l’heure, en allant faire l’appartement de M. Halsener.

— Et quand montez-vous ?

— Dans une heure à peu près : il faut d’abord que je déjeune, puis que j’aille rue de Rohan.

— J’emporte toujours les outils en vous attendant.

— Quoi, tu t’en vas sans déjeuner ?

— Ah ! je n’y pensais plus ; ce petit pain me suffira. Et munie de la vrille et du marteau, elle sortit de la loge.

— Une heure ! mon père ne montera que dans une heure ! j’ai le temps, dit-elle en franchissant l’escalier.

Elle entra dans sa chambre, referma la porte à double tour et passa dans la seconde pièce qui lui servait d’atelier de couture et dont la fenêtre s’ouvrait sur la rue de Rivoli ; elle frappa sur la cloison qui séparait cette pièce de l’appartement de Frédéric. Bien des fois elle avait en pensée mesuré l’épaisseur de cette frêle cloison : elle savait qu’elle était fort mince ; mais aucune fente, aucune dégradation n’offrait un accès à la vrille. La grisette décrocha sa glace de toilette qui pendait contre ce mur ; puis, de sa main robuste, armée du marteau, elle ébranla le clou auquel cette glace était suspendue : le clou céda, et dans le trou qu’il laissait vide, Eudoxie fit jouer facilement la vrille à travers le plâtre disjoint. Quand elle eut percé de part en part, elle souffla sur la poussière qui obstruait l’orifice ; puis, y appliquant son œil, elle découvrit le cabinet de travail de Frédéric : les tableaux, les armes, les livres en avaient été enlevés et étaient renfermés dans plusieurs caisses gisant sur le parquet ; il ne restait plus dans la pièce démeublée que quelques fauteuils, un divan et des pots de fleurs rares posés sur la cheminée. La grisette resta quelques instants le cou tendu et l’œil collé sur l’étroite ouverture.

— Je verrai tout, pensait-elle, je saurai jusqu’où va leur amour, et je la perdrai, cette femme qui est la femme d’un autre et qui ose l’aimer !

Elle était encore à la même place lorsqu’elle entendit son père entrer dans l’appartement du poëte ; elle le vit passer dans le cabinet, le balayer, faire le feu, arroser les fleurs, et placer ce qu’il fallait pour déjeuner sur une table ; puis, sa besogne terminée, le vieux soldat vint frapper à la porte de sa fille.

— Eh bien, petite, veux-tu que je place ton portemanteau ?

— Non, dit-elle, j’y ai renoncé ; voilà vos outils, mon père.

— Vas-tu descendre ?

— Pas avant deux heures, il faut que j’achève d’abord un travail pressé. Et elle referma sa porte à clef.



XIII

— Le cimetière. —


La veille, en rentrant chez elle, Diane avait, à l’issue du dîner, prévenu M. Bernard et son frère qu’elle partirait le lendemain pour Valcy, où elle désirait passer les premiers jours de son deuil. Le député consentit à l’absence de sa femme, y mettant toutefois pour condition qu’elle reviendrait bientôt pour faire les honneurs de son salon.

Diane s’était inclinée en signe d’acquiescement et avait pris congé des deux frères qui sortirent pour aller à l’Opéra.

Malgré la gravité de la résolution qu’elle devait exécuter le lendemain, la jeune femme dormit d’un sommeil calme que l’image adorée de Frédéric vint seule agiter doucement. Son cœur était heureux, sa conscience était en paix ; elle avait acheté cinq ans de souffrance et de résignation un bonheur dont, pensait-elle, elle ne devait compte qu’à Dieu.

Le lendemain arriva. Ce jour, nous l’avons dit, s’était levé sombre et froid ; mais qu’importent la neige et le verglas à ceux que l’amour échauffe de sa flamme ? qu’importe le deuil de l’atmosphère aux regards radieux des amants ? Ne portent-ils pas en eux-mêmes la chaleur et la lumière ?

La femme de chambre de Diane, en venant l’éveiller aux premières lueurs de l’aube, laissa échapper des exclamations de surprise sur l’inébranlable résolution qu’exprima sa maîtresse de partir seule pour Valcy malgré la rigueur du temps. Une voiture de remise, louée la veille par Diane, venait d’arriver ; on y chargea ses paquets de voyage. Tout dormait encore dans l’hôtel. La femme de chambre dit avec un sourire significatif à sa maîtresse que monsieur le baron était rentré bien avant dans la nuit et qu’il avait donné ordre à son domestique de ne l’éveiller qu’à l’heure du déjeuner. Cette circonstance imprévue augmenta la sécurité de Diane, et elle quitta sans trouble, sans verser une larme, cette brillante demeure, étrangère à son cœur, où elle avait tant souffert. Sa femme de chambre l’aida à monter en voiture. La neige tombait en tourbillons et le froid était intense.

— Laissez-moi vous accompagner, je vous en prie, madame, lui dit avec un accent ému cette fille qui la servait depuis plusieurs années.

— C’est inutile, je dois partir seule ; mais avant huit jours…

— Avant huit jours j’irai vous rejoindre, n’est-ce pas, madame ?

— Avant huit jours, reprit Diane, si je ne suis pas de retour, vous passerez chez mon notaire ; il y aura une lettre pour vous et d’autres pour mes amis de Paris. Puis, lui pressant affectueusement la main, elle lui fit signe de s’éloigner et donna ordre au cocher de la conduite au cimetière du Père-Lachaise.

La voiture roulait rapidement ; l’air, le mouvement, la pensée toujours présente de Frédéric, chassaient toute impression funèbre de l’esprit de Diane. Elle allait prier sur la tombe de sa grand’mère ; mais son amant serait auprès d’elle : ce cœur qui l’adorait serait là vivant près de cet autre cœur glacé qui l’avait aimée ! Malgré le souvenir tendre qu’elle gardait à son aïeule, malgré l’image si récente encore de son agonie, la mort en cet instant, par un miracle de l’amour, était vaincue par la vie, la douleur et le deuil par la radieuse ivresse du bonheur pressenti. Que de trésors de consolations la Providence a mis dans les cœurs épris !

Lorsque Diane arriva au cimetière, la neige avait cessé de tomber ; sa couche épaisse, durcie et brillantée par un froid vif, couvrait la terre d’un linceul uniforme. Ce vaste enclos semé de sépultures était désert ; les monuments funéraires, recouverts d’un blanc manteau de frimas, ressemblaient à des spectres qui, à cette heure matinale, s’étaient levés de leurs tombeaux et erraient dans la froide enceinte sans craindre la rencontre des vivants.

Diane, accompagnée par un gardien, fut longtemps avant de pouvoir reconnaître la place réservée où avait été déposée sa grand’mère. Le tombeau n’était point terminé ; un treillis en bois et des fleurs maintenant couvertes par la neige occupaient la place destinée au marbre du monument. Diane s’agenouilla ; Frédéric n’était pas encore arrivé. Le gardien s’éloigna et la laissa seule. Couverte de ses vêtements de deuil, immobile sur la terre glacée, la tête penchée sur sa poitrine, en signe de recueillement, sa sombre silhouette se détachait telle qu’une statue de marbre noir sur le fond blanc du sol. Elle avait fermé les yeux comme pour échapper à toute distraction extérieure ; elle s’efforçait même, mais en vain, d’éloigner l’image de Frédéric et d’élever tout entière son âme vers l’âme de sa grand’mère, qui, pensait-elle, s’occupait dans un autre monde des sentiments qu’elle lui gardait. Elle se rappelait avec attendrissement les soins maternels dont elle avait entouré son enfance, sa jeunesse écoulée auprès d’elle, si heureuse, si sereine ; elle revoyait Valcy, ses frais paysages, son joli château ; elle replaçait dans son salon qui s’ouvrait sur le parterre sa grand’mère élégante, aimable et bonne, et qui lui avait fait de si belles, de si insouciantes années ; puis ses souvenirs se reportaient à ce fatal mariage consenti si légèrement par l’aïeule mondaine, mais sur lequel elle avait été la première à gémir et à pleurer. Diane avait été consolée et soutenue par sa tendresse durant ses années d’épreuves, et elle ne l’avait jamais accusée d’en avoir été la cause. Dans cette âme un peu faible, mais si affectueusement dévouée, elle avait épanché toutes les douleurs et toutes les joies de sa vie ; il y a huit jours encore, elle lui confiait l’aveu de son amour pour Frédéric, et maintenant cette âme n’était plus là pour l’entendre ! Diane cherchait en vain à se remettre en communication avec elle ; ses aspirations les plus ardentes ne pouvaient la rappeler, ses sanglots n’éveillaient plus la voix aimée qui s’était éteinte dans la mort. Quel désespoir dans l’impuissance de celui qui survit et qui voudrait en vain ranimer, ne fût-ce qu’un instant, l’être aimé qui n’est plus ! Nos désirs, nos larmes sont superflus ; la mort est inerte et muette, et semble railler par son silence éternel l’illusion de la douleur. Alors la douleur se rattache aux derniers échos de cette vie disparue sur laquelle on pleure. C’est ainsi que Diane, agenouillée sur la tombe de son aïeule, pensait à ses dernières paroles, à cette nuit d’agonie où elle l’avait entendue la bénir et lui dire : Sois heureuse, ma fille, heureuse avec lui qui t’aime ; je vais près de Dieu intercéder pour votre bonheur. Ces paroles, les dernières sorties d’une bouche vénérée, avaient été pour Diane une sorte de consécration de son amour ; et maintenant que l’heure approchait où elle allait s’abandonner tout entière à cet amour, son âme implorait, pieuse et attendrie, l’appui de cette âme protectrice qui veillait sur elle près de Dieu.

Perdue dans une aspiration extatique, elle avait oublié jusqu’au lieu où elle se trouvait. Elle semblait se dérober par degrés aux sensations physiques ; le froid l’avait insensiblement engourdie : elle était pâle, glacée et immobile comme si la mort se fût emparée d’elle. Les images flottantes qui traversaient sa pensée luttaient seules contre l’anéantissement de son être ; il lui semblait que son âme se détachait de son corps, attirée doucement vers l’âme souriante de sa grand’mère, et qu’elle traversait des régions où régnaient un calme et une mansuétude inconnus ici-bas. Elle entendait des voix qu’elle croyait reconnaître comme celles qui lui parlaient autrefois en rêve durant ses belles années écoulées à Valcy. Son âme montait toujours, mais tournée vers la terre et ne pouvant se détacher de l’âme de son amant, qui, à son tour, déployant tout à coup ses ailes, la rejoignait et se confondait à elle dans ce monde surnaturel où les voix qui l’avaient appelée répétaient : « Montez, montez encore ! venez au sein de Dieu abriter votre amour ! »

Elle eut durant quelques instants la vague perception de ce rêve ; puis tout s’effaça, et elle ne sentit plus rien qui laissât quelques traces dans son souvenir. Elle était complétement évanouie.

Frédéric venait d’entrer dans le cimetière : il avait cherché Diane, et n’avait pas tardé à la découvrir dans l’attitude de la prière. Il s’était approché d’elle ; mais, n’osant la troubler dans son recueillement, il s’était arrêté à quelques pas de la tombe et la contemplait avec ravissement. Tout à coup, étonné de son immobilité, il l’appelle, Diane ne répond point ; il s’élance vers elle, elle ne tourne pas la tête, elle reste agenouillé, affaissée, sans mouvement ; il la relève en l’appuyant sur son sein, il pousse un cri déchirant. Dans ce lieu, tout lui parlait de mort, et un instant il fut déchiré par l’horrible pensée que la mort l’avait frappée ! Mais non, son cœur bat, sa bouche respire ; il la soulève dans ses bras, traverse en courant le cimetière et va la déposer dans la voiture qui les attendait. Réchauffée par les baisers de son amant, Diane rouvre les yeux et ses joues se colorent des teintes de la vie.

— Oh ! fuyons, s’écrie Frédéric qui ne pouvait maîtriser sa terreur, fuyons ce lieu sinistre. Pourquoi attrister notre amour par des images de deuil et des pressentiments de malheurs ? Diane, il faut vivre l’un pour l’autre ! Diane, il faut que nous soyons heureux, heureux par notre amour, heureux par l’enthousiasme, heureux de tout le bonheur que donnent la jeunesse et la vie ! Laissons les morts, les morts sont jaloux. Ô ma bien-aimée ! je deviens pusillanime, superstitieux, fou, à la seule pensée que je pourrais te perdre !

— Me perdre ! jamais ! dit la jeune femme avec un mélancolique sourire ; nous étions réunis là-haut comme ici-bas. Et elle voulut lui raconter son rêve.

— Non, non, dit-il en étouffant ses paroles sous ses caresses, plus de ces pensées désormais, Diane, plus de désirs d’un monde meilleur, en est-il un qui vaille la terre quand on a l’amour ? La terre est un séjour splendide et heureux. Que de sites variés, que de paysages sublimes elle va dérouler sous nos yeux ! Nous allons parcourir les plus riantes contrées, voir ses cités les plus célèbres. Les hommes sont bons, généreux ; nous les aimerons comme des frères, nous leur donnerons une part de notre bonheur ; nous verserons sur eux le trop-plein de notre amour. Diane, je suis transformé, je ne me sens plus le même homme ! Que je suis fort et ardent, mon amie, à présent que j’ai l’assurance que tu es tout à moi, pour toujours ! Je ne suis plus le rêveur incomplet qui plaçait ses jouissances dans des songes ; mon amour, mon admiration sont pour toi, pour toi qui vis, pour toi qui me regardes, pour toi qui seras ma femme. Et tant de passion et de jeunesse débordèrent dans ses transports, que Diane en fut presque effrayée.

— Mon Dieu murmurait-elle, si ce bonheur allait ne pas durer !

— Oh ! ne parle pas ainsi ! répliqua-t-il avec un regard suppliant. Vois, cette voiture nous emporte chez nous ; encore quelques minutes et nous serons réunis dans ma riante mansarde, seuls, heureux, enivrés ; ce soir, enfermés dans une chaise de poste, nous fuyons à la frontière, nous doublons les guides du postillon, afin que, joyeux, malgré la rigueur du froid, il nous conduise plus vite. Te peins-tu les délices de cette première nuit passée en voiture ? Et demain, demain, libres ! hors de France ! Le monde est à nous ! plus de craintes, plus d’entraves ! Oh ! tu le vois bien, notre bonheur est durable ; n’a-t-il pas sa source dans notre amour ?

Diane se laissait gagner par la joie naïve de son amant. Comme lui, elle aspirait à la réalité du bonheur. Son sang refluait vers ses joues, son cœur battait plus vite, elle sentait comme une surabondance de vie.

Le soleil avait percé les brumes du matin ; ses rayons se jouaient maintenant sur la neige comme pour éclairer ce jour qui s’était levé si sombre. La voiture venait d’entrer dans Paris le mouvement des passants, le bruit des voix, tout ce murmure vivace de la foule, chassaient bien loin les funèbres images du cimetière. Arrivés près de la rue de Rivoli, Frédéric ferma les stores par prudence ; Diane baissa son voile, et quand la voiture s’arrêta devant la porte de l’hôtel, elle put se glisser sans être vue jusque sous la porte cochère. Frédéric donna ses derniers ordres au vieux père Mallet pour le transport des bagages chez le carrossier, qui devait, à la nuit, leur amener une chaise et des chevaux de poste ; puis il rejoignit en courant Diane qui franchissait avec crainte les premières marches de l’escalier. Ils parvinrent sans rencontre jusqu’au sixième étage, et lorsque enfin la porte de la mansarde du poëte se fut refermée sur eux, ils s’écrièrent : Sauvés ! heureux !

— Ô mon Dieu, je vous remercie ! ajouta Frédéric dont la joie éclata par un élan de reconnaissance vers la Divinité. Et il embrassait Diane en répétant : Sauvés ! heureux !

En ce moment, Eudoxie, l’œil collé sur le trou invisible qu’elle avait pratiqué dans la cloison, entendait leurs paroles et était témoin de leur félicité. Retentant sa respiration et comme pétrifiée par la douleur, elle regardait avidement Diane assise sur les genoux de l’exilé. Qu’elle était belle ainsi ! Ses yeux brillaient de cette flamme plus qu’humaine que l’amour seul donne au regard ; son front souriait de concert avec ses lèvres ; les boucles de ses beaux cheveux que la fraîcheur du matin avait rendues plus flottantes, encadraient ses joues fraîchement colorées et son cou d’une blancheur éblouissante. Comme jaloux de ses trésors voilés, Frédéric soulevait les légères spirales et appuyait ses lèvres sur ce cou de cygne : Diane le grondait tendrement ; elle s’éloignait, puis revenait à lui. Ils riaient tout haut de ces mille folies que la tendresse suggère ; ils étaient gais et insoucieux comme des écoliers : l’amour ramène le cœur à toutes les naïvetés de l’enfance. Ils déjeunèrent ensemble ; c’était le premier repas qu’ils faisaient réunis. À combien de touchantes puérilités et d’amoureux enfantillages ne se livrèrent-ils pas ?

La malheureuse Eudoxie était torturée par le spectacle de leur bonheur, et pourtant elle ne pouvait en détourner les yeux. Le temps marchait ; mais elle savait qu’ils ne devaient partir qu’à la nuit ; elle avait donc devant elle plusieurs heures pour se venger, et sa vengeance était sûre. Quand leur repas fut terminé, ils se promenèrent dans la chambre, appuyés sur le bras l’un de l’autre ; puis ils s’arrêtèrent devant la glace. Elle dit à Frédéric :

— Que tu es beau, regarde ! Oh ! que j’aime tes nobles traits où je lis si bien ton âme !

— C’est toi qui es belle ! c’est toi qui m’enivres ! répondit-il. Et il l’enlaça tout entière dans ses bras. Le regard d’Eudoxie se troubla, son œil s’injecta de sang ; elle ne vit plus rien, elle entendit seulement la voix de Frédéric qui répétait : — Tu es à moi ! bien à moi ! Est-il vrai ? n’est-ce point un rêve ? – À toi, à toi pour la vie ! répondait Diane. – À lui ! murmura sourdement la grisette, à lui ! cette femme d’un autre ! Oh ! il faut qu’elle soit punie, il est temps !

S’arrachant alors avec un effort désespéré à la poignante contemplation de leur ivresse, elle rentra dans sa chambre, saisit une lettre ouverte sur sa table, y ajouta précipitamment quelques lignes, la ferma, puis franchit comme un trait l’escalier. Arrivée sous la porte cochère, elle heurta son père sans le voir et sans lui répondre quand il lui demanda où elle allait. Accoutumé aux brusques allures de sa fille, le vieux sergent ne se préoccupa pas autrement de cette sortie, et la malheureuse fille continua sa course rapide. Tout à coup ses jambes tremblantes et ses regards égarés se refusèrent de la conduire : elle était arrivée sur la place de la Concorde ; elle alla se heurter contre un cabriolet vide qui passait.

– Mademoiselle veut-elle monter ? lui demanda le cocher.

– Oh ! oui, dit-elle, comme se parlant à elle-même, j’irai plus vite. Et elle se plaça dans la voiture en disant : 60, rue de Lille. Au bout de quelques minutes, le cabriolet s’arrêta devant la porte de l’hôtel de M. Bernard.

– Demandez au concierge si M. le député est chez lui, dit Eudoxie au cocher. Celui-ci obéit et revint !

– Le concierge m’a répondu que M. le baron était à ce moment à déjeuner.

– Eh bien, qu’on lui porte ce dessert-là, répliqua Eudoxie dont le langage trahissait la vulgarité. Et elle remit au cocher la lettre qu’elle tenait froissée entre ses mains ; puis, comme effrayée de son action et voulant pourtant s’interdire la possibilité d’y revenir, elle donna ordre au cocher de la reconduire très-vite rue de Rivoli. Quand elle se retrouva seule, elle eut peur : elle entendait dans l’appartement du poëte un bruit confus de baisers ; elle n’osa plus regarder, il lui semblait maintenant qu’elle serait découverte et que Frédéric devinerait en la voyant le danger qui menaçait Diane. Puis, l’horreur de l’action qu’elle venait de commettre la remplissait d’épouvante ; elle sentait venir la vengeance qu’elle avait préparée : elle croyait entendre des bruits de pas dans l’escalier. Accroupie plutôt qu’assise sur une chaise, elle écoutait, le cou tendu et comme frappée de stupeur.

Si elle eût eu le courage de regarder en cet instant dans la chambre des deux amants, elle les eût vus se souriant, assis amoureusement l’un près de l’autre et portant sur leurs beaux visages l’empreinte de cet ineffable ravissement que donne l’amour.




XIV

— La lettre anonyme. —


Cependant, M. Bernard, le baron député, déjeunait en gastronome avec son frère l’officier de dragons. La veille, après l’opéra, ils étaient allés ensemble souper chez Juliette, où ils avaient trouvé une joyeuse compagnie qui ne s’était séparée qu’au matin. Juliette était de ces créatures de théâtre, renommées par leurs séductions et ne se faisant point scrupule de les exercer sur les maris mécontents ou ennuyés de leurs femmes, ou sur ceux encore dont le mariage n’a pas réformé les habitudes de jeunesse et qui continuent, après comme avant, une vie de dissipation dont quelques-uns osent faire parade en se fondant sur ce stupide adage « qu’un homme est parfaitement libre d’avoir de mauvaises mœurs. » M. Bernard était tout bourré de maximes de ce genre, absurdes, mais consacrées comme tant d’autres de la même valeur. C’est ainsi qu’il aurait soutenu avec un imperturbable aplomb qu’un mari, quels que soient les déréglements de sa conduite, ne cesse pas d’avoir droit à l’amour, au respect et à la fidélité de sa femme.

— Sais-tu, mon cher, lui disait l’officier de dragons encore enivré de la soirée de la veille, que Paris est le meilleur pays du monde et que ta destinée est celle d’un dieu de l’Olympe ! Je n’en reviens pas : tu as pour femme une des plus belles que j’aie vues, et pour maîtresse une des plus agaçantes ; toutes les deux, ma foi, si irrésistibles, que je comprends bien que tu ne puisses pas te décider à quitter l’une ou l’autre ; mais ce que je comprends moins, c’est que ta vie coule tranquillement de la sorte, sans bruit, sans orages : tu dînes hier tout naturellement avec ta femme, et le soir tu soupes aussi naturellement chez Juliette.

— Eh bien qu’y a-t-il là de si surprenant dit négligemment le député ; beaucoup d’hommes à Paris ont un double ménage !

— Et comment s’arrangent les femmes ?

— Lesquelles ?

— Les femmes mariées ?

— Il y en a qui prennent leur revanche.

— Et la tienne ?

— Elle n’est pas jalouse.

— Mais alors elle ne t’aime pas ?

— Je ne me suis jamais posé ce dilemme.

— C’est qu’il t’embarrasse ?

— S’il s’agissait de toute autre, oui ; mais d’elle, c’est différent !

— Pourquoi cette exception ?

— Parce que c’est une idéologue, mon cher ; passe-moi le mot !

— Je ne le comprends pas bien.

— Un vrai marbre, que rien ne peut animer.

— Ah ! ah !

— Et qui, en fait d’amour, se préoccupe d’idées creuses et abstraites.

— Ce qui ne te va pas ?

— Ce qui me va, au contraire, à merveille ! Cela me donne une grande sécurité pour l’honneur de mon nom ; personne ne pourra se vanter de…

— Ah ! tu crois donc que c’est impossible !

— Impossible, mon cher ! ses livres, ses rêveries, la nature, comme elle dit en parlant de la campagne, lui suffisent ; c’est une femme à part, créée tout exprès pour assurer ma tranquillité et ma considération.

C’est ainsi que devait raisonner le riche industriel, matérialiste borné pour qui l’amour n’était que cette sensation grossière qu’il cherchait à prix d’or auprès d’une femme vendue, et non ce sentiment divin qui renferme les plus grandes et les plus pures jouissances de l’âme. Nature grossière, M. Bernard attribuait au tempérament la froideur de sa femme ; il ne comprenait pas que c’était la résistance d’une âme délicate et fière.

Comme ils dissertaient de la sorte, le domestique qui les servait à table entra tenant à chaque main un plat d’argent : sur l’un s’étalait un succulent perdreau truffé ; sur l’autre était une lettre à l’adresse de M. Bernard.

— Écriture d’ouvrier ou de petit électeur, dit-il en regardant la suscription ; tiens, lis pour moi, car je vois que tu n’entends rien à découper, et le perdreau veut être mangé chaud.

L’officier de dragons brisa le cachet de la lettre d’Eudoxie.

— Lis dont !

— L’écriture est difficile. Ah ! m’y voici :

« Monsieur,

« Vous croyez que votre femme vous aime ? »

— Quelle singulière coïncidence avec notre conversation ! dit en s’interrompant le militaire.

M. Bernard donna un ordre au domestique afin de l’éloigner.

— La signature de cette lettre ?… fais-moi passer cette lettre !

— Mais il n’y a pas de signature.

— Ah ! une lettre anonyme, quelque absurdité. Continue.

— Je recommence :

« Monsieur, vous croyez que votre femme vous aime, qu’elle remplit tous ses devoirs et vous garde la fidélité qu’une femme doit à son mari ; il vous sera facile de vous assurer du contraire… »

— Lettre anonyme, mensonge, murmurait le député.

Le frère lisait toujours :

« Votre femme va chaque jour chez un jeune homme qui habite rue de Rivoli, 18, sixième étage, première porte à droite… »

— Les renseignements sont précis ; il me sera facile de savoir à quoi m’en tenir, dit en ricanant le député. Continue !

« Hier, un de vos confrères à la chambre, qui loge dans la même maison, au second étage, l’a vue passer et l’a reconnue ! »

— Ah ! ceci devient grave ! Donne ! s’écria M. Bernard en arrachant la lettre à son frère. Rue de Rivoli, 18 ! c’est bien là que demeure Brémont, un enragé de l’opposition, un de mes ennemis ! Il l’a vue passer et l’a reconnue ; ceci est fort !

Il acheva de lire tout bas les dernières lignes de la lettre :

« Vous voilà instruit, monsieur ; vous saurez maintenant ce qu’il vous reste à faire. De midi à six heures, aujourd’hui, elle sera dans la chambre du jeune homme. »

Puis, en post-scriptum :

« Elle est arrivée, et si vous pouviez voir ce que j’ai vu, je crois que vous ne seriez pas content. Si vous venez, vous direz, en passant, au concierge, que vous avez à faire chez le député. — 10 heures. »

M. Bernard froissa la lettre dans sa main, se leva de table, et se promena à grands pas en se frappant la tête.

— La lettre vient d’être écrite il y a à peine une heure ! Si c’est vrai, je la trouverai là-bas… Mais non, c’est une plaisanterie, une méchanceté de Brémont qui veut me tourner en ridicule ! Ne sais-je pas bien qu’elle est partie ce matin pour Valcy ?… Il sonna ; le domestique parut :

— À quelle heure madame est-elle partie ce matin ?

— Un peu avant huit heures, ainsi que j’ai eu l’honneur de le dire à monsieur.

— Et sa femme de chambre ne l’a pas suivie ?

— Mademoiselle Julie m’a dit que madame avait désiré partir seule, mais qu’elle irait la rejoindre dans huit jours.

— C’est bien, laissez-nous.

Le domestique sortit.

— Cette dernière circonstance est aggravante, dit l’officier de dragons ; du diable qui m’aurait dit…

— Pas de dissertation, je t’en prie ! Voyons, lis cette lettre, conseille-moi, que ferais-tu à ma place ?

— J’irais sur l’heure rue de Rivoli, je souffletterais le jeune homme et je me battrais avec lui !

— Tu supposes donc que c’est vrai ?

— Mais… c’est probable.

— La misérable !

— Dame, mon cher, tu as bien quelques petits torts à te reprocher ; elle a peut-être été instruite sur Juliette.

— Quelle comparaison !… Mais non, ceci n’est qu’un roman inventé pour me mystifier.

— Allons-y voir.

— Bel expédient et si, par hasard, je la surprends, me voilà un duel sur les bras pour une femme que je n’aime pas.

— Je serai là, mon cher, je me battrai pour toi ; j’emporte mes pistolets, nous viderons l’affaire de suite, sans bruit.

— Oh ! oui, sans bruit, j’ai peur des journaux. Quelle fatalité ! Brémont qui justement demeure dans cette même maison ! C’est lui sans doute qui m’a fait écrire cette lettre.

— Voilà justement pourquoi il est urgent d’aller à l’instant éclaircir la chose, car si tu ne te montrais pas après l’avis qu’on te donne, M. Brémont aurait le droit de dire…

— Quoi donc ?…

— Mais que tu manques de courage.

— Partons !… s’écria M. Bernard d’un air désespéré qu’il s’efforçait rendre héroïque. Il sonna pour demander sa voiture.

— Un fiacre vaudra mieux, objecta l’officier de dragons.

— Tu as raison, il faut garder l’incognito autant que possible.

— Laisse-moi faire, je me charge de tout ; tu ne seras là que pour représenter tes droits de mari.

— Ils sont jolis ! grommela M. Bernard en frappant le parquet du talon de ses bottes. Qui m’aurait dit… ? Non, je ne puis croire…

L’officier le quitta quelques minutes pour aller chercher ses pistolets ; puis ils sortirent ensemble et montèrent dans le premier fiacre qu’ils rencontrèrent.

— Je te répète que tout cela est faux, s’obstinait à dire M. Bernard.

— Nous allons voir ; mais sois calme, prépare-toi à tout événement.

— Être calme en face de cette perspective ! moi, un homme connu, un homme titré, un homme public !… Non, vois-tu, je ne pourrai me résoudre… Quelle ingratitude de la part de cette femme à qui j’avais donné une si belle position ! Voilà le prix de ma bonté, mon cher.

Le fiacre s’arrêta rue de Rivoli : les deux frères en descendirent. Le député s’appuyait sur le bras de l’officier de dragons ; il murmura le nom de son confrère à la chambre en passant devant le vieux Mallet, cerbère, comme nous le savons, fort peu rigoureux, et qui les laissa monter sans conteste. M. Bernard était fort pâle, son frère cherchait à le ranimer.

— Du sang-froid ! répétait-il, songe que tu es dans ton droit et que c’est aux autres de trembler.

Ils arrivèrent au sixième étage et se trouvèrent en face de la porte désignée dans la lettre.

— Et maintenant, que faut-il faire ? murmura M. Bernard.

— Rien de plus facile, une première sommation.

Il tira le cordon de sonnette de Frédéric. La porte resta fermée : l’on n’entendait aucun bruit à l’intérieur. L’officier de dragons resonna à triple carillon, mais aussi infructueusement.

— Tu vois bien qu’il n’y a personne là et que c’était une mystification.

— Patience, dit le militaire, je vais parlementer. Et il frappa rudement.

Diane et Frédéric avaient tressailli au premier coup de sonnette : qui donc venait les troubler dans leur bonheur ? Était-ce la grisette curieuse ? Frédéric avait recommandé expressément au père Mallet de ne laisser monter personne et de venir lui-même le prévenir à la nuit lorsque la chaise de poste qu’il avait commandée serait arrivée devant la porte de l’hôtel.

— Sans doute, c’est quelqu’un qui se trompe de porte, dit Frédéric.

La sonnette fut agitée de nouveau.

— J’ai peur, murmura Diane tremblante.

Un troisième coup de sonnette, plus bruyant encore que les précédents, augmenta son effroi.

— M’aurait-on suivie ? oh ! mon Dieu !

— Non, c’est impossible, rassure-toi ; et pour te rassurer plus vite je vais ouvrir : cache-toi, je me montrerai seul.

— Je ne veux pas, dit-elle avec terreur ; point d’imprudence, mon bien-aimé, notre bonheur n’est pas encore en sûreté ! Écoute ! on frappe maintenant, on parle, avançons doucement !… peut-être reconnaîtrons-nous les voix ?

Ils quittèrent le cabinet de Frédéric, traversèrent sa chambre et marchèrent sans bruit jusqu’à l’entrée en s’appuyant sur le bras l’un de l’autre. En ce moment l’officier de dragons frappait à la porte à coups redoublés et répétait d’une voix de commandant :

— Ouvrez ! de par la loi ! le mari et le commissaire de police sont là :

Diane poussa un faible cri et cacha sa tête sur le sein de son amant.

— J’ai entendu quelque chose, dit M. Bernard.

Diane, épouvantée, reconnut cette voix ; elle entraîna son amant dans la chambre dont elle ferma la porte :

— Ce sont eux ! ce sont eux !… répéta-t-elle avec égarement.

— Qui donc ? s’écria Frédéric.

— Bernard et son frère.

— Eh bien, je te disputerai à eux ; tu m’appartiens, je te défendrai, ils n’oseront t’arracher d’ici.

— Ils sont là, suivis d’un commissaire de police, armé de la loi !… Être flétrie par ces hommes, moi !… rougir devant celui qui m’a tant fait rougir, non, plutôt la mort que cette honte !…

— Mais nous pourrons nous sauver.

— Cet appartement n’a pas d’issue… — Mourons ensemble, Frédéric ; nous avons été heureux, nous pouvons mourir !…

— Non ! je veux vivre, vivre longtemps avec ton amour ; ce bonheur m’attache à la vie : qu’importe ce que le monde appelle la honte ! ne nous suffisons-nous pas l’un à l’autre ?

Les coups redoublaient : la porte en semblait ébranlée.

— Ils vont entrer, te dis-je, et me trouver là, et m’insulter, j’aime mieux la mort !… Alors, se dégageant des bras de Frédéric, elle ouvrit la fenêtre de sa chambre, qui donnait sur la cour intérieure. Frédéric s’était élancé auprès d’elle.

— La mort ! la mort ! plutôt que le déshonneur, répétait-elle sourdement.

— Que parles-tu de mourir ! nous sommes sauvés, dit le poëte, frappé d’une idée soudaine en remarquant la corniche avancée qui servait d’entablement à sa fenêtre, et qui, ainsi que nous l’avons dit en commençant ce récit, la reliait à celle de la chambre d’Eudoxie ; du courage, mon amie, et dans quelques secondes tu es à l’abri de l’insulte. Voici une route pour nous sauver. Et de ses mains il rejetait vivement la neige qui couvrait la corniche. — Diane avait compris. — Mais cette fenêtre s’ouvrira-t-elle pour nous ? Si cette fille était sortie, objecta-t-elle.

En ce moment la figure d’Eudoxie se montra pâle et décomposée à travers la vitre.

— Elle est là ; je vais passer le premier, ma bien-aimée, pour te frayer le chemin et faire ouvrir la fenêtre ; je te tendrai l’appui de mon bras, tu me suivras : ne regarde pas en bas de peur de vertige.

On continuait à frapper à la porte.

Frédéric marchait sur l’étroite corniche ; la grisette, en l’apercevant, ouvrit aussitôt sa fenêtre.

— Oh merci, ma bonne Eudoxie ! Sauvez-la que Dieu vous bénisse. Il avait sauté dans la chambre de l’ouvrière et tendait hors de la fenêtre ses bras vers Diane qui à son tour s’avançait hardiment sur la corniche glissante. Déjà elle saisissait la main de son amant, quand tout à coup la grisette, bondissant comme une hyène, s’élance sur Frédéric et le détache avec fureur de Diane qui chancelle en perdant son appui. Elle gardait pourtant un reste d’équilibre ; elle allait atteindre la fenêtre, lorsque Eudoxie la referma en s’écriant : — La sauver, elle oh ! non, non, c’est impossible ! Frédéric tenta d’arrêter ce mouvement : il n’était plus temps ; la vitre poussée avec violence avait rejeté Diane hors de la corniche. — Frédéric ! cria-t-elle en tombant. Ce fut tout !… Son corps tourbillonna et disparut dans l’abîme.

Frédéric allait se précipiter après elle ; une pensée de vengeance l’arrête il faut qu’il tue celle qui l’a tuée. Il se retourna vers Eudoxie ; il en eut horreur : elle était agenouillée, affaissée sur elle-même, le sourire de la folie sur les lèvres. Il la repoussa du pied et sentit sa tête s’égarer. On frappait toujours. — Me voilà, me voila ! cria-t-il, et il se montra sur la porte d’Eudoxie, le bras levé, menaçant, terrible ! puis, comme si le sentiment de son malheur lui fût revenu tout à coup, il heurta en courant les deux frères et se précipita dans l’escalier. On le poursuit croyant qu’il veut fuir ; mais il ne se dirige pas vers la porte extérieure, il pénètre dans la cour ; il soulève dans ses bras le corps inanimé de Diane qui gisait sanglant et meurtri sur une couche de neige ; il l’emporte, il remonte l’escalier ; il frappe à la porte du général, le vieil ami de son père ; il le supplie de donner asile à ce corps adoré, jusque ce que, dit-il, on me rapporte mort près d’elle morte !

M. Bernard et son frère l’avaient suivi ; il se retourna vers eux :

— Je suis à vos ordres, messieurs, choisissez les armes et partons.

— C’est à moi que vous aurez à faire, lui dit l’officier de dragons.

— Soit ! répondit Frédéric qui ne chercha pas même à s’informer si lui ou l’autre était le mari de Diane.

— Je ne vous quitte pas, dit le général.

— Merci, murmura Frédéric en lui pressant la main. Puis il ajouta quelques mots à voix basse. Ils marchèrent tous les quatre en silence ; ils semblaient être convenus par un accord tacite de toutes les conditions d’un combat nécessaire, impérieux et que pas un des quatre n’eût osé proposer de différer jusqu’au lendemain. Le fiacre qui avait amené les deux frères attendait encore à la porte. Frédéric, le général et M. Bernard y montèrent ; l’officier de dragons les quitta quelques instants pour se procurer deux témoins qui suivirent dans une autre voiture.

Ils arrivèrent sur le terrain. Ce fut l’affaire de quelques minutes ; Dieu accorda la bonne chance à Frédéric, il fut tué par l’officier de dragons.

Peut-être ceux qui liront le récit de cet amour défendu, si involontaire, si vrai, et osons le dire, si pur, regretteront ce dénoûment tragique et sanglant ; pour nous il nous semble plus heureux, plus enviable que tous les dénoûments que le monde réserve aux sentiments qu’il condamne.

Diane flétrie comme adultère par les tribunaux, ou abandonnée par son amant, Diane vivante et servant de pâture aux causeries frivoles de nos salons, nous semblerait plus à plaindre que Diane morte avec toutes les illusions de l’amour !


FIN.


TABLE DES MATIÈRES


CONTENUES DANS CE VOLUME.




 
Pages.
VIII. 
 88
XIII. 
 164
 178


FIN DE LA TABLE
  1. Charles Beck, traduction de M. Henri Blaze.