Office de publicité (p. 37-49).


IV

— Le banc des Tuileries. —


Les deux femmes semblaient ne chercher qu’elles-mêmes dans ce coin retiré de la promenade. La plus jeune n’interrompait sa lecture que lorsque la plus âgée lui faisait part d’une réflexion, ou bien quand elle entendait s’approcher les pas de quelque rare promeneur.

C’est ainsi que lorsque Frédérik passa, elle se tut quelques instants. Elle se disposait à reprendre sa lecture ; mais elle aperçut tout à coup le poëte debout, en extase vis-à-vis d’elle : il s’était arrêté involontairement, il la regardait ainsi sans se rendre compte d’une attitude dont, s’il avait été maître de lui-même, il aurait compris l’inconvenance.

Sa contemplation durait depuis quelques minutes, lorsque la plus jeune femme regarda avec embarras sa compagne qui sourit, et lui dit quelques paroles à voix basse, après avoir examiné Frédérik dont la beauté et la distinction la frappèrent.

Mais la plus jeune, dont la contrainte augmentait visiblement, se leva et lui offrit son bras comme pour l’engager à partir.

Frédérik fut rappelé à lui-même par ce mouvement ; il comprit que sa présence était importune, et il disparut si promptement à travers les allées, que ces dames ne purent voir de quel côté il s’était dirigé : elles se rassirent.

— Ce lieu n’est pas encore assez solitaire pour que nous puissions y faire en paix nos lectures, dit la plus jeune.

— Oui, ma fille, il est impossible que parmi le petite nombre de passants, il ne s’en trouve pas toujours qui remarquent ta jeunesse et ta beauté, répondit la dame aux cheveux blancs, en regardant avec adoration sa compagne.

— Ne me parlez pas ainsi, reprit celle-ci avec un triste sourire ; vous savez bien, ma bonne maman, que vos éloges me remplissent de trouble.

— Et moi, ton esprit, tes charmes, ta candeur, m’inspirent d’amers regrets. Oh ! ma pauvre enfant je ne me pardonnerai jamais d’avoir perdu ta destinée.

— Je me résigne à ce qui est irrévocable !

Mais, en prononçant ces paroles, la jeune femme laissa échapper quelques larmes qui les démentaient.

— Rentrons, ma mère, reprit-elle avec douceur, j’aperçois ce jeune homme qui revient ; il ne faut pas qu’il nous retrouve ici.

Et elles s’éloignèrent au moment où, poussé par un attrait invincible, Frédérik reparaissait dans l’allée.

Il ne les retrouva pas, et s’assit pensif sur le banc qu’elles venaient de quitter.

Il y resta jusqu’à la nuit, en compagnie de l’image charmante : elle le suivit dans sa jolie mansarde ; le soir, elle s’assit près de lui sur le balcon et enchanta ses rêveries nocturnes.

À son réveil, il la retrouva toujours présente. Il voulut en vain, avec cette liberté d’esprit qui jusqu’alors ne lui avait jamais fait défaut, ressaisir le cours des idées généreuses qui le préoccupaient chaque jour : l’image venait encore l’encourager d’un regard intelligent et ému, et le récompenser d’un sourire. Il sentit alors se réveiller en lui sa personnalité longtemps oubliée ; il comprit que tout homme porte en lui un foyer d’émotions, dont il est le but et l’objet unique ; qu’un seul être, l’être aimé, peut produire ces émotions ineffables et que le monde entier ne les compenserait pas.

Il sortit pour tenter de s’intéresser aux choses qui l’avaient intéressé la veille ; il n’y apporta qu’un esprit distrait.

— Qu’y avait-il donc dans son cœur ? Seulement une impression de plus ; mais cette impression les dominait toutes.

Ce jour-là, il ne fit point sa promenade dans la campagne ; il aurait craint d’arriver trop tard dans cette allée où deux jours auparavant il passait indifférent.

Aujourd’hui il espérait l’y rencontrer encore.

L’instinct de son cœur ne fut point trompé. À peine eut-il fait quelques pas, qu’il aperçut les deux dames sur la même banc que la veille ; mais craignant de les voir s’éloigner s’il s’approchait, et ne voulant point compromettre son bonheur (car c’était déjà le bonheur pour lui que sa présence), il fit un détour et alla se placer sur la terrasse qui domine l’allée de ce côté.

Là, caché derrière un arbre, il put observer les deux dames sans être vu : la plus jeune était habillée comme la veille et lisait ; par intervalles, quelques inflexions de sa douce voix, apportées par le vent qui glissait dans le feuillage des marronniers, parvenaient jusqu’à l’oreille attentive du poëte.

Une fois, le mot amour se trouva dans la phrase tronquée qui monta vers lui ; il tressaillit vivement, comme si, dans ce mot, avaient été renfermées toutes les sensations qui l’agitaient alors.

Vers six heures, les deux femmes se levèrent ; la plus jeune soutint de son bras la marche pénible de l’autre.

Frédérik eut un instant la pensée de les suivre ; le respect, le saisissement de l’émotion indéfinie qu’il éprouvait, le retinrent : il voulait, avant de s’y abandonner, se rendre compte d’un sentiment si nouveau et si vif, et il alla s’asseoir, pour se recueillir, sur le banc qu’elle venait de quitter, et, comme la veille, il y resta jusqu’à la nuit.

Les jours suivants, il vint encore se placer en observation sur la terrasse, attendant les deux promeneuses qui, n’ayant plus été troublées dans leur solitude, arrivaient régulièrement vers quatre heures et demie pour s’éloigner à six heures.

La jeune femme apportait toujours un livre ; mais parfois elle n’y lisait pas, et, ces jours-là, Frédérik remarquait qu’elle paraissait triste et abattue.

Alors elle parlait longtemps à sa compagne qui lui prenait les mains et l’embrassait d’un air désolé.

Frédérik ne pouvait les entendre, mais il ne perdait aucun de leurs mouvements.

Plusieurs fois il avait essayé de les suivre, de découvrir leur demeure ; mais presque tous les jours elles montaient dans un coupé sans armoiries, qui ne paraissait à la grille du bout de l’allée qu’au moment de leur départ et qui les emportait rapidement dans la direction de la chambre des députés.

Un jour, il s’était résolu à stationner près de la grille dans un cabriolet de remise et à suivre le coupé aussitôt qu’elles y seraient montées. Cette détermination lui avait beaucoup coûté ; il lui fallait pour cela renoncer à l’heure de contemplation dont il s’enivrait sur la terrasse ; puis il craignait d’être surpris, il se rappelait la fuite du premier jour.

Si, soupçonnant d’être épiée, elle allait ne plus revenir !

L’ignorance où il était de son nom et de sa position valait mieux encore que cette alternative de la perdre à jamais ; et d’ailleurs cette ignorance ne pouvait durer, car désormais il l’aimait trop pour ne pas découvrir à tout prix qui elle était !

Mais, incertain encore sur les moyens qu’il emploierait, il remit au lendemain l’exécution de son dessein et revint à son poste.

À l’heure accoutumée, elles arrivèrent, toujours ensemble ; dans leurs regards, dans leurs gestes, dans tout leur être, on voyait que ces deux femmes étaient tout l’une pour l’autre.

Ce jour-là, la plus jeune apparut à Frédérik plus belle que jamais ; elle portait une toilette très-élégante qui aurait été trop riche pour une jeune fille : une écharpe en dentelle, un chapeau tout blanc, orné de grandes plumes. Soucieuse sous sa parure, elle n’avait pas de livre à la main ; elle parlait avec agitation et comme cherchant à convaincre la vieille dame.

Le coupé arriva à la grille ; mais, au grand étonnement de Frédérik, ces dames restèrent dans l’allée. Six heures sonnèrent, et elles ne se levèrent point, cette fois ; c’était la plus jeune qui semblait retenir la plus âgée et la prier de rester encore. Un quart d’heure s’écoula : Frédérik savourait avec ravissement cette prolongation du bonheur de chaque jour. Tout à coup, il entendit la jeune femme pousser une exclamation si vibrante qu’elle parvint jusqu’à lui.

— Ah ! fit-elle en saisissant le bras de sa compagne et en lui montrant du geste une voiture qui passait derrière la grille, dans la rue de Rivoli.

Cette voiture s’arrêta à côté du coupé : un homme habillé avec recherche, replet, très-brun, à l’air suffisant, en descendit ; il adressa quelques paroles au cocher assis sur le siége du coupé, et, sur sa réponse, il entra dans l’allée.

Frédérik devina que cet homme cherchait ces dames et qu’il allait leur parler ; sans réfléchir à ce qu’il faisait, il quitta précipitamment la terrasse et marcha derrière lui.

Le monsieur s’arrêta quand il fut arrivé près du banc sur lequel ces dames étaient encore.

— Eh bien, ma chère, vous rêvez, de me faire attendre ainsi, dit-il à la plus jeune d’un ton d’autorité ; vous voulez donc que je manque une affaire importante !

Et, la prenant par le bras, il la força à se lever presque malgré elle. Frédérik n’avait pas perdu une parole ; il n’était qu’à quelques pas de distance, et ce monsieur parlait fort haut.

— Hâtons-nous, dit-il encore.

Et il la contraignit à marcher si vite, dans la direction où stationnait la voiture, que la jeune femme se trouva face à face avec Frédérik, qu’elle n’avait point aperçu.

Elle fit un mouvement involontaire de surprise ; les nobles traits du jeune homme ne s’étaient pas effacés de son souvenir, et d’ailleurs, depuis la première rencontre, sans que Frédérik s’en fût douté, elle l’avait remarqué quelquefois debout sur la terrasse, les attendant à l’heure de leur promenade.

— Vous connaissez donc cet homme-là ? dit le monsieur d’un ton d’autocrate.

Elle lui répondit avec un air glacial et fier :

— Un homme qui me connaîtrait ne passerait ` pas devant moi sans me saluer.

Puis elle ajouta, comme pour décliner toute justification :

— Vous oubliez que je ne sors qu’avec ma mère !

Frédérik s’était rangé pour les laisser passer.

Ils étaient arrivés près des voitures. La vieille dame monta seule dans le coupé, la jeune lui dit adieu, l’embrassa plusieurs fois et s’assit avec une visible contrainte dans le briska à côté du monsieur.

Les deux voitures partirent. Frédérik s’élança pour les suivre ; durant quelques minutes, il soutint cette course désespérée. La jeune femme s’en aperçut sans doute, car, penchée à la portière, elle parut lui adresser un regard suppliant pour lui dire de s’arrêter.

En ce moment, le poëte aurait donné toutes ses espérances de gloire pour un cheval.

Mais il n’y avait pas même sur toute la place de la Concorde une seule voiture vide dans laquelle il pût s’élancer.

Appuyé contre un des piliers du pont de la chambre des députés, il vit les deux équipages disparaître dans la rue de Lille.

Il rentra chez lui morne et accablé.

Sa préoccupation était telle, qu’en passant auprès du vieux Mallet, qui fumait sa pipe sous la porte cochère, il oublia de lui rendre son salut cordial.

Eudoxie, qui était auprès de son père, remarqua l’air abattu du poëte.

— Qu’a-t-il donc ce soir, pensa-t-elle, pour passer ainsi sans nous voir ?

Elle se préoccupa toute la nuit de ce qui pouvait agiter Frédérik ; et le lendemain, lorsqu’elle vit qu’il ne sortait point à l’heure accoutumée, sous un vain prétexte, elle heurta à sa porte pour s’informer de ses nouvelles.

— Souffrez-vous, monsieur Halsener ? lui demanda-t-elle avec émotion.

— Merci, ma bonne fille, je travaille.

Et, en effet, entouré de livres et de manuscrits, il s’efforçait de travailler.

Depuis deux mois il avait interrompu l’habitude chérie et sacrée du travail et de l’inspiration ; depuis deux mois il n’avait plus qu’une pensée, plus qu’un culte, plus qu’un désir !

Durant la longue insomnie de la nuit précédente, il avait sondé scrupuleusement son cœur ; il s’était avoué que l’amour l’avait envahi tout entier, amour douloureux et romanesque, amour peut-être sans espoir, car la vue de cet homme auprès de celle qu’il aimait lui avait fait comprendre qu’elle n’était pas libre !

Sa moralité, son intelligence, lui suggérèrent mille arguments pour combattre son penchant. Il résolut de le dompter, il invoqua la poésie, il se retrempa dans son patriotisme ; il appela à son aide tous les grands sentiments qui, durant tant d’années, avaient suffi à remplir son cœur, et s’accusa d’égoïsme et de faiblesse. Comment une émotion qui le regardait seul pouvait-elle à ce point absorber son âme ? Il espéra vaincre par la logique l’ascendant inexplicable que l’image d’une femme exerçait sur lui. Durant huit jours, il ne sortit pas de sa chambre, se barricadant pour ainsi dire contre sa passion ; mais il n’avait pas écrit une ligne, il n’avait pas lu deux pages, il n’avait pensé qu’à elle, tout en s’imposant le devoir de n’y plus penser.

Il se crut bien fort, bien prémuni contre une rechute après ces huit jours de retraite obstinée. Il sortit avec un livre pour aller lire dans les champs ; en traversant la rue de Rivoli, il aperçut, derrière la grille des Tuileries, un chapeau bleu. C’est elle ! pensa-t-il (ce n’était pas elle) ; et il s’était élancé.

Toutes ses résolutions s’étaient évanouies devant l’espérance de la revoir : il parcourut plusieurs fois l’allée solitaire ; elle n’y était pas.

Il chercha dans tout le jardin, puis revint sur la terrasse : en ce moment, il aperçut les deux dames assises sur leur banc.

Il eut un moment de joie divine ; il lui sembla que la plus jeune tournait ses regards vers lui : elle était toujours d’une admirable beauté, mais triste et fort pâle.

Elle commença une lecture, l’interrompit plusieurs fois pour le regarder encore, puis, au moment de partir, leva une dernière fois les yeux vers lui.

Le coupé était arrivé près de la grille. Frédérik n’hésita plus ; sa passion lui donnait de l’audace. Il s’approcha du cocher et allait le questionner ; mais en ce moment les deux dames se trouvèrent à ses côtés : il les salua avec confusion et disparut.

Il avait désormais la mesure de sa faiblesse ; il se dit que vouloir résister à son amour était inutile ; et d’ailleurs, pourquoi cette immolation du sentiment le plus enivrant qu’il eût encore éprouvé ? Bien mieux que toutes les recherches de l’intelligence, ce sentiment remplissait sa vie, c’était du délire, mais du bonheur : il s’abandonna au courant.

Les regards de la femme aimée ne lui suffisaient plus ; il voulait aussi surprendre ses paroles : il fut toute une nuit à s’ingénier pour trouver un moyen d’écouter causer les deux dames sans être vu.