Office de publicité (p. 27-37).


III

— Le banc des Tuileries. —


Dès son arrivée en France, le jeune enthousiaste, craignant les vaines distractions, les rêveries, les admirations trompeuses, avait songé à régler pour chaque jour l’emploi de ses heures. Il comprenait que l’imagination qui veut produire doit être maîtrisée et guidée, et qu’elle double ses forces en les exerçant régulièrement. « Si je croyais le bonheur quelque part, disait René, je le chercherais dans l’habitude ! » C’est aussi dans l’habitude qu’il faut chercher le développement des plus nobles facultés, l’inspiration puissante et continue ; l’habitude rend le travail plus facile et dispose aux grandes et patientes créations du génie. Le cœur puise aussi dans l’habitude des nobles pensées le pouvoir de surmonter les actions mauvaises ; en ce sens, l’habitude initie progressivement aux plus purs, aux plus divins sentiments. Celui qui, par l’exercice d’une volonté immuable, tient ainsi chaque jour en haleine le double instinct du bien et du beau, celui-là trouvera, à l’heure voulue, son cœur et son esprit au niveau des plus grandes circonstances.

Frédérik aimait la gloire, non cette gloire qui serait bien mieux nommée en s’appelant vanité et qui n’attire qu’une admiration stérile. Frédérik était épris d’une autre gloire : il voulait que les enfants de sa pensée exerçassent un pouvoir plus direct et plus vivant dans les cœurs ; il comprenait que la destinée du poëte devait, comme celle du philosophie, avoir pour but d’éclairer les esprits et non de les distraire par des chants harmonieux ou d’ingénieuses spéculations. Il voulait accomplir une mission, et n’envia jamais, même parmi les plus retentissantes, ces renommées orgueilleuses, ces gloires personnelles, qui n’ont pas compris qu’être utile était aussi une des premières conditions du génie. Être seulement célèbre lui paraissait une pauvre ambition ; mais devenir par l’influence de la pensée ou de l’action un bienfaiteur de l’humanité, enflammait sa généreuse ardeur. Or, pour jouer un pareil rôle, pour sentir intérieurement qu’il en était digne, il comprit que ce n’était pas trop de ramasser toutes ses facultés, de les exercer dans ce but ; et d’abord il songea à les tremper aux sources vives que Paris lui offrait.

Il perdit à peine quelques jours à s’installer et à reconnaître les divers éléments dont se compose la société parisienne ; puis il voulut s’appartenir tout entier et diriger tous ses efforts, en les réglant sévèrement, vers la perfection morale à laquelle il aspirait.

L’heure du réveil était consacrée par lui aux plus touchantes méditations. Il pensait à cette partie de l’humanité, si nombreuse et si oubliée, qui semble, dans tous les siècles, destinée à la misère sans espoir, au travail sans récompense ; il demandait alors, non aux rêves de son génie, mais aux inspirations de son cœur, un remède à ces maux éternels. Il songeait avec candeur que si tout homme supérieur s’imposait ainsi pour tâche intellectuelle l’amélioration du sort de ses semblables, l’esprit dominant la force brutale, les bons finiraient par l’emporter sur les méchants et gouverneraient les destinées du monde.

À tout ce que la profonde connaissance des sociétés antiques comparées aux sociétés modernes, à tout ce que l’étude patiente des vicissitudes de l’humanité avait mis de force et de puissance de déduction dans son esprit, venaient se joindre ses instincts de charité divine et ses sympathies fraternelles pour tout ce qui souffrait.

Alors sa pensée faisait appel à toutes les intelligences généreuses, il les conviait en communion avec la sienne ; puis il s’élevait à Dieu et le suppliait de diriger ses aspirations bienfaisantes.

Parfois, durant ces heures matinales ; où il glorifiait ainsi à sa manière la bonté et la puissance du Créateur, l’inspiration poétique s’emparait de lui ; ses plus belles pensées se formulaient naturellement en beaux vers, et c’est alors qu’il écrivait, saisi d’une émotion profonde, les chants où l’on retrouve son âme.

Après ces instants d’absorption sublime, il se ressaisissait, pour ainsi dire, de son esprit, et secouant sa tête avec un sourire de divine bonté, il se disait :

— Toute la vie de l’homme ne peut pas se passer à rêver et à conseiller le bien ; l’action, la pratique, quelque inférieure qu’elle ait été jusqu’à ce jour aux désirs de l’âme immortelle, ne saurait être dédaignée ; voyons comment agissent les hommes réunis, s’ils fonctionnent en vue du bien de tous, quels sont leurs mobiles et leurs tendances.

L’organisation des sociétés n’a produit jusqu’ici que des essais plus ou moins défectueux ; est-ce une raison pour renoncer à cette espérance de perfectibilité dont l’homme porte la notion en lui ? Que l’homme de pensée ne se lasse pas de répandre ses généreuses théories, et que l’homme d’action ne se lasse pas d’en assurer la réalisation. La marche est lente, mais le but assuré. « Je pense, donc je suis, » disait Descartes, acquérant ainsi la certitude de la réalité de son être.

J’ai l’instinct de la perfectibilité morale de l’humanité, donc cette perfectibilité est possible, et l’humanité y atteindra ; mais avant de parvenir au sommet sublime, ne dédaignons pas les degrés.

Et pensant ainsi, il sortait pour aller voir à l’œuvre nos professeurs illustres, nos hommes politiques, nos savants. Il suivait avec régularité les cours publics et les débats des Chambres ; il se mêlait aux mouvements des écoles ; il se montrait dans les salons en renom, où il entendait causer sur toutes choses les hommes de célébrités diverses. Puis il allait s’asseoir dans nos bibliothèques et dans nos musées pour reposer son esprit du bruit des vivants dans la contemplation de ce qu’ont fait les morts illustres ; il lisait et il méditait.

Le soir, les théâtres et le monde l’attiraient quelques instants ; puis quand, rendu à lui-même, il se recueillait, il trouvait souvent fort stérile la moisson de sensations qu’il avait faite dans la journée. Mais pour ce grand esprit, reconnaître l’insuffisance de tout ce qui se tentait autour de lui, c’était un motif de plus d’émulation et d’efforts ; privé par lui-même de tout moyen d’agir, il écrivait ses théories pour pousser à l’action ceux qui y étaient appelés.

Les dernières heures du jour étaient souvent données à un retour sur lui-même. Lui, exilé, sans famille, triste et seul pour porter le poids de ses recherches et de ses pensées souvent désolantes, il s’attendrissait malgré lui à l’idée que jamais un cœur animé des mêmes sentiments ne se confondrait avec le sien. Il s’avouait qu’aimer, et être aimé, devait être pour le cœur de l’homme un grand apaisement à toutes ces inquiétudes généreuses et indomptées de l’intelligence ; mais il se demandait si l’amour, tel que se l’imaginait sa délicatesse exigeante, était possible. Il souffrait de ce doute ; en ces instants, la solitude lui était amère, et alors, pour se sentir moins seul, il réunissait ses impressions d’enfance : il pensait à sa mère qu’il avait perdue tout petit, à quelques paysages de la terre natale, à de jeunes filles dont il n’avait jamais connu le cœur, mais dont l’image flottait gracieuse dans son souvenir ; il pensait aussi à quelques hommes qui souffraient et travaillaient pour le triomphe des mêmes idées qui remplissaient sa vie.

Il s’était lié, en arrivant en France, avec des jeunes gens au cœur généreux, à l’esprit élevé et dignes de le comprendre ; studieux comme lui, aspirant comme lui, en théorie, à la moralisation de l’humanité, et se livrant pourtant à de faciles et dégradants plaisirs ; faisant deux parts de leur vie, touchant par l’une aux spéculations les plus nobles, et par l’autre, contribuant aux misères, aux souillures et aux dérèglements d’une société qu’ils avaient la prétention de réformer. Frédérik voulait rester logique avec lui-même.

Il n’accordait rien à l’imprévu, quand l’imprévu aurait pu l’entraîner à des dissipations qui répugnaient à son caractère ; il ne s’y abandonnait que lorsqu’il était appelé à secourir ou à consoler quelque souffrance. Alors il sentait bien que son temps n’était point perdu, et que les émotions tendres et tristes ajoutaient à ses facultés.

On le voit, Frédérik restait à demi étranger à ceux qui se nommaient ses amis, et pourtant ce cœur si bon et si richement doué aspirait ardemment à aimer !

Mais pour lui, dans ce mot, se renfermaient trop de choses ; il préférait encore son isolement aux luttes déchirantes de deux cœurs qui se sont réunis sans pouvoir se confondre.

Les six premiers mois de son séjour en France s’étaient écoulés dans les occupations et les pensées dont nous venons de parler.

L’été de Paris, qu’on pourrait appeler le printemps de cette ville où il n’y a point de printemps, était arrivé avec sa chaleur tempérée, ses beaux ombrages que le vent du midi ne jaunit pas, ses verts coteaux bordant de jolies rivières dont l’eau n’est jamais tarie par la canicule. La campagne de Paris rappelait à Frédérik celle d’Allemagne, et dans cette saison, au lieu d’aller s’enfermer dans les bibliothèques publiques, il emportait ses livres dans les bois de Vincennes, de Saint-Germain ou de Satory : il lisait et méditait sous ces dômes de verdure ; il écrivait ses inspirations ; il restait là longtemps ; il revenait à pied, traversait la ville en rêvant et tellement absorbé par ses pensées, que parfois il se heurtait aux passants.

Quand il avait dirigé sa promenade du côté de Meudon et de Saint-Cloud, il traversait le jardin des Tuileries pour rentrer chez lui. Parfois il s’arrêtait, charmé, pour admirer ces belles allées où se pressait une foule élégante ; ce mouvement, ce bruit de voix et de pas, ces femmes jeunes et belles, qui, dans leurs fraîches toilettes, glissaient gracieuses sous les arbres, tout ce tableau animé contrastait agréablement avec les solitudes qu’il venait de quitter.

Il aimait surtout à s’oublier dans les allées où une foule de beaux enfants naïfs et joyeux, et toujours parés avec amour par leurs mères, formaient dans leurs jeux des groupes dignes de l’Albane.

Il aimait encore cette allée, si peu fréquentée vers le milieu, qui longe et domine la rue de Rivoli : là, on ne vient pas se montrer, mais se recueillir.

Les bancs sont occupés par quelques vieillards et quelques femmes en deuil qui cherchent la solitude.

Un jour de juillet, vers la nuit, Frédérik venait d’entrer du côté de la place de la Concorde dans cette allée déserte. Sur un des premiers bancs faisant face à la rue Saint-Florentin, deux femmes captivèrent son attention : l’une, fort âgée, était vêtue d’une robe noire et portait un chapeau d’un gris clair, dont les reflets argentés se confondaient avec les boucles soyeuses de ses cheveux blancs. La figure de cette femme était noble, triste et maladive ; sa main dégantée, sur laquelle elle appuyait à demi une de ses joues, était d’une blancheur et d’une distinction rares ; elle semblait prendre intérêt à une lecture que lui faisait sa compagne.

Celle-ci paraissait une jeune fille ; l’expression candide et juvénile de ses traits, sa taille svelte et flexible accusaient moins que son âge ; sa simple robe de mousseline blanche, à corsage plissé et montant jusqu’au cou, ajoutait encore à son aspect virginal.

La chaleur et la solitude du lieu l’avaient décidée à quitter une jolie capote de crêpe bleu qu’une de ses mains soutenait sur ses genoux, tandis que dans l’autre elle tenait le livre dans lequel elle lisait. Ses beaux cheveux d’un châtain clair voilaient de boucles longues et nombreuses ses joues pâles et son beau cou ; sa bouche et son menton avaient la grâce de l’enfance, mais dans ses grands yeux noirs et sur son front pensif, se trahissait une intelligence exercée. Les dernières lueurs du soleil couchant, qui perçait de teintes lumineuses le feuillage de l’allée, faisaient pour ainsi dire rayonner toute la beauté de la jeune femme. Sa chevelure se dorait dans ce fond de lumière, ses yeux étaient armés d’une vive flamme, et quand elle souriait ses blanches dents scintillaient comme des perles.

Il était impossible de passer devant elle sans s’arrêter ébloui ; il était impossible de ne pas garder le souvenir de son sourire si triste et si doux et de son regard profondément expressif.