Office de publicité (p. 16-27).


II

— Étude, rencontre. —


Pour l’intelligence de ce récit, il est nécessaire que sous donnions une courte description de l’appartement qu’occupait Frédérik : il se composait de deux chambres au sixième étage, précédées d’un cabinet noir de cinq pieds carrés servant d’antichambre. De ces deux pièces inclinées un peu en mansardes, la première, qui était la chambre à coucher, prenait jour sur la cour intérieure de l’hôtel ; la seconde, disposée en un cabinet de travail, s’ouvrait par un joli balcon sur la rue de Rivoli et dominait le jardin des Tuileries. Des papiers de bon goût, quelques meubles simples et élégants, des glaces, de frais rideaux en toile perse, décoraient les deux pièces, et à ces meubles, dus à une aimable attention du général, le jeune poëte avait ajouté, dans son cabinet de travail, les armes et le portrait de son père, quelques dessins représentant des sites de l’Allemagne, un piano, deux grandes pipes à tuyau d’ambre, et, sur une jolie étagère en bois d’ébène, les belles éditions des poëtes et des philosophes allemands, ainsi que les chefs-d’œuvre de toutes les littératures. Dans la belle saison, quelques pots de roses et d’orangers exhalaient sur le balcon d’exquises senteurs ; le soir, le jeune poëte s’asseyait là pour lire et pour rêver longtemps.

Un an avant son arrivée en France, deux chambres, situées tout à fait de même que celles que nous venons de décrire, avaient été mises à la disposition d’Eudoxie Mallet par sa généreuse marraine.

La pièce parallèle à celle qui servait de cabinet d’étude au poëte allemand, était l’atelier de travail de la jeune couturière. Un simple grillage de fer séparait les deux balcons ; mais ce grillage serré et fixé en arc-boutant jusqu’au toit, rendait la communication d’un appartement à l’autre presque impossible.

La chambre à coucher d’Eudoxie était semblable, quant à la disposition architecturale, à celle de Frédérik Halsener ; elle s’éclairait aussi sur la cour intérieure, et, de ce côté, leurs deux fenêtres étaient reliées par une large corniche en saillie qui offrait une sorte de communication à quiconque aurait été assez hardi pour braver le vertige du profond et immense puits que décrivaient à cette hauteur les six rangs de fenêtres superposées s’ouvrant sur la cour intérieure. De ce côté, point de grille qui empêchât de se voir et de se donner la main d’une fenêtre à l’autre.

Depuis deux ans, Frédérik habitait ce logement, et jamais, disons-le à sa louange, ou à sa honte, les détails topographiques que nous venons d’indiquer ne l’avaient frappé.

Il avait bien aperçu parfois la fraîche figure d’Eudoxie se penchant à son balcon et le cou tendu, en dépassant même la limite, pour regarder avec curiosité ce qui se passait sur le balcon de son voisin ; mais, en ce cas, s’il était surpris fumant ou lisant, il se retirait discrètement pour ne point embarrasser la jeune fille, et de même, quand il entrevoyait de la fenêtre de sa chambre la grisette en déshabillé du matin, ses beaux bras nus démêlant son admirable chevelure près de ses vitres ouvertes et la lançant parfois, d’un coup de peigne plein d’agacerie, jusque sur la corniche de communication, le poète ne voyait pas, ou plutôt ne sentait pas que ces provocations muettes lui étaient adressées.

Ce n’était pas l’orgueil du rang ni celui de l’intelligence qui lui donnait cette tenue digne qu’en France nous appellerions de la roideur ; ce n’était pas non plus un sentiment de pudeur presque inconnu à tous les hommes : Frédérik avait connu la vie dissipée des camps et d’une grande ville comme Berlin ; il avait vu ses amis s’abandonner à ce qu’on nomme le plaisir ; parfois même il avait essayé de les imiter, mais sans se sentir entraîné.

D’une santé délicate, encore affaiblie par ses études et par le travail incessant de la pensée, son cerveau absorbait, pour ainsi dire, toute la chaleur de son sang, et il ne sentait pas de ces élans désordonnés qui servent d’excuses ou de prétextes aux autres hommes pour les humiliations que leurs sens leur imposent. Pour cette âme délicate et fière, tout acte de ce genre aurait été une mésalliance morale par laquelle il se serait senti profondément abaissé, car telle était l’exigence de sa nature exquise, qu’il ne pouvait aimer et presser dans ses bras qu’une femme belle par l’âme, capable de le comprendre, d’éprouver comme lui l’amour de la patrie, de l’humanité, le sentiment du grand et du beau dans toutes ses délicatesses les plus raffinées.

Devant une telle femme, il en avait l’intuition, ses sens et son âme se seraient confondus dans un amour sans mesure, dans une adoration surhumaine.

On le conçoit, la préoccupation d’un tel idéal, jointe à l’exercice excessif de son intelligence, était pour le jeune Allemand un préservatif suffisant contre les charmes de la belle ouvrière.

Dans les premiers temps, elle ne remarqua pas cette complète insensibilité ; le sentiment naissant d’Eudoxie n’avait été d’abord que cet instinct de coquetterie qui fait croire à toutes les jeunes filles, quand elles se sentent belles, qu’elles ont le droit d’exiger que tout homme, en les voyant, s’aperçoive de leur beauté ; et comme Frédérik n’avait jamais paru remarquer la sienne, elle s’obstina d’abord par vanité, puis par dépit, à attirer son attention : n’y pouvant réussir, elle aurait bien voulu, dans son orgueil, car la superbe fille avait beaucoup d’orgueil, chasser son image en la dépréciant.

Parfois elle se disait :

— Pourquoi ne me trouve-t-il pas belle, puisque tout le monde me trouve belle ? Ah ! c’est qu’il ne me vaut pas !!

Mais il suffisait d’un regard jeté sur le poëte pour étouffer la vanité dans ce pauvre cœur ignorant, mais en ces instants éclairé par l’amour.

Et, en effet, il était impossible, même à la nature vulgaire d’Eudoxie, de n’être pas frappé de la noble beauté de Frédérik Halsener. Son extérieur révélait toute sa supériorité morale : sa taille était élevée, élégante et souple ; ses traits, réguliers comme l’antique, n’ôtaient rien à l’expression de sa physionomie ; il avait la plus charmante bouche qu’une femme pût avoir, mais ses moustaches et sa barbe, qu’il portait longue, corrigeraient ce que son sourire aurait pu avoir de trop tendre et de trop efféminé.

Ses grands yeux d’un bleu vif, d’un regard intelligent, et son large front, où la trace des plus hautes méditations était empreinte, donnaient à sa belle figure le caractère qu’avait eu celle du Tasse avant que la prison et les douleurs l’eussent flétrie.

Par les chaudes soirées d’été, il restait souvent assis sur son balcon jusqu’à minuit ; la tête renversée sur sa blanche main aristocratique, il suivait du regard les étoiles radieuses suspendues comme des fruits d’or à la cime des arbres du jardin des Tuileries : les bouffées du vent nocturne soulevaient alors sa soyeuse chevelure d’un blond fin et rare, particulier à quelques hommes du Nord.

Sa beauté avait, dans ces heures de rêverie, quelque chose d’irrésistible. Souvent l’ardente grisette le contemplait ainsi, debout, immobile et muette, l’œil collé contre la grille de fer qui séparait les deux balcons.

Elle comprenait alors instinctivement la supériorité intellectuelle du jeune poëte, et elle était d’autant plus captivée et dominée par lui, qu’elle sentait vaguement qu’elle était dépourvue de tout ce qui composait son charme et sa puissance. C’est ainsi que les peuples primitifs choisissaient pour dieux les hommes d’une intelligence supérieure dont ils ne pouvaient s’expliquer le génie.

Insensiblement, l’amour douloureux qu’elle éprouvait avait fait naître une sorte d’humilité dans le cœur de la superbe fille, mais elle n’était humble que vis-à-vis de Frédérik Halsener ; pour tout le monde elle était restée fière, dédaigneuse, sans bonté et sans douceur. Pour son incorruptible voisin elle se montrait modeste, empressée.

— Je n’ai pu le charmer, pensait-elle, peut-être le toucherai-je.

Et alors elle trouva mille manières ingénieuses de s’occuper de lui.

À l’instigation de sa fille, le bon père Mallet avait demandé au jeune exilé sa pratique de lingerie. Insensiblement, à la confection des chemises, qu’elle fit plus fines et plus fashionables que Frédérik ne les avait commandées, Eudoxie ajouta une fort belle robe de chambre, un charmant bonnet grec et d’élégantes pantoufles brodées. À tant d’empressement, le jeune homme pensa qu’on voulait l’exploiter et l’induire à des dépenses que ne lui permettait pas son modeste revenu.

Lorsqu’il reçut des mains tremblantes de l’ouvrière sa menteuse facture, il ne comprit rien dans sa distraction de rêveur, et il ne sut que se récrier sur le bon marché qu’avaient en France de pareils objets.

Elle était encore parvenue, par toutes sortes de câlineries et de finesses, à obtenir de son père qu’elle ferait de moitié avec lui le service du jeune homme. D’abord ce furent ses lettres qu’elle lui remettait en montant chez elle et pour éviter au vieux Mallet la fatigue de les porter lui-même ; puis, au risque d’endommager ses jolis tabliers de soie, elle se chargeait des fardeaux de bois comme la Miranda de Shakespeare, et de l’eau nécessaire à la toilette et aux fleurs du poëte.

Quand il était sorti, et que le vieux soldat montait pour faire son appartement, elle y entrait aussitôt, caressait ce bon père, lui enlevait la brosse et le plumeau, frottait, époussetait avec dextérité, faisait reluire jusqu’au plus petit coin de ce réduit aimé, puis restait quelques moments en extase devant le portrait du général allemand, à qui le fils ressemblait ; elle touchait aux armes avec une sorte de respect, glissait du sucre dans le sucrier vide, de l’eau de Cologne et de l’eau de Portugal dans les flacons, préparait la lampe qui servait aux veilles studieuses du poëte, et n’oubliait pas de poser sur le bougeoir une ceinture d’allumettes chimiques.

Sa tendre préoccupation se trahissait par tant d’endroits, que le père Mallet finit par s’en apercevoir : il fit part à sa femme de sa découverte ; la simple et bonne mère refusa d’y croire.

— Je réponds de la chasteté d’Eudoxie, répétait-elle ; quant à ce qui se passe dans son esprit, notre fille est plus savante que nous ; que pourrions-nous lui dire ?

Et telle était la faiblesse de sa tendresse aveugle, qu’elle eût craint d’être injuste envers son enfant en lui adressant une parole de blâme.

Le vieux soldat pensait et agissait à peu près comme elle.

Cependant, un jour, ayant surpris Eudoxie sur son balcon, le visage appuyé contre la grille de séparation et pleurant silencieusement, il lui dit d’une voix émue :

— Ma fille, cela ne va pas, tu aimes un homme qui n’est point fait pour toi.

Eudoxie leva fièrement la tête, ses larmes se séchèrent aussitôt, elle prit le bras de son père, et l’entraînant dans sa chambre en face d’un christ placé près de son lit :

— Mon père, je vous jure devant Dieu, dit-elle avec la sublime exaltation d’une âme de vierge, que rien de déshonnête n’est entré dans mon cœur, et que jamais je n’ai parlé d’amour à ce jeune homme !…

— Mais lui, s’écria l’excellent père, lui, il t’aura trouvée belle, comme tout le monde te trouve belle, et il te l’aura dit, et tu l’auras écouté, ma pauvre enfant !…

— Lui, répliqua-t-elle avec un sentiment d’angoisse que le soldat ne devina point ; lui, il ne m’a jamais adressé un mot affectueux, il ne m’a jamais regardée, et s’il s’est aperçu que je vous aidais dans son service, il n’a vu en moi qu’une bonne fille active qui veut soulager son père.

— Eudoxie, Eudoxie, cela ne peut être, ou cela ne peut durer ; tu es trop jolie, ajouta le bon père idolâtre de sa fille, pour que M. Halsener ne finisse pas par comprendre ce que tu vaux, et alors…

— Alors, oh ! alors, s’écria la jeune fille toute tremblante de bonheur à la pensée que le jour pourrait venir où le poëte s’apercevrait de sa passion, si jamais il me dit une parole d’amour, j’accourrai dans vos bras, mon père, pour vous la rapporter.

Et à cette espérance que venait de lui donner involontairement son père, les larmes jaillirent de nouveau sur son visage, mais elle souriait en pleurant.

Le vieux militaire fut rassuré par la promesse de sa fille.

Depuis deux ans, Frédérik était en France, et depuis deux ans cette passion, qui n’avait été d’abord qu’un sentiment vague, indécis, grandissait dans le cœur de la jeune fille, y versant des orages et des douceurs. Les douceurs finirent par l’emporter ; insensiblement, son amour devint une sorte d’occupation attrayante, d’habitude bienfaisante et chère que rien ne venait alimenter, mais aussi qui n’était troublée par rien. Le beau poëte était indifférent pour elle, mais il n’était pas cruel ; il ne lui donnait pas de bonheur, mais il ne lui infligeait pas de souffrance.

Elle était la seule femme qui, depuis deux ans, eût franchi le seuil de son appartement !

Cette pensée la faisait tressaillir et lui laissait une involontaire espérance… — Il ne m’aime pas, pensait-elle, mais il n’aime personne !

Avec une âme plus expérimentée et un esprit plus éclairé, elle eût pensé le contraire ; et, en effet, quel que fût le caractère exceptionnel de Frédérik, il fallait, pour qu’il n’eût jamais remarqué la belle grisette, qu’il portât en lui une préoccupation bien puissante.

La délicatesse, l’élévation de son intelligence ne suffisaient pas à expliquer cet oubli de ce qui devait frapper sa vue et ses sens à toute heure. Il y a toujours des moments où le poëte le plus éthéré touche à la terre, et ces instants seraient peut-être arrivés pour notre héros, si une image préservatrice ne lui avait rendu toute chute impossible. Quelle était cette image ? Comment s’était-elle offerte à lui ? Comment avait-il rencontré, dans son exil, la femme longtemps cherchée par son imagination de rêveur ?