Office de publicité (p. 5-15).


I

— Le bel exilé et la grisette amoureuse. —


C’est le simple récit d’un de ces drames qui, moins le dénoûment, se passent chaque jour à Paris, mais demeurent inconnus, ou sont bientôt oubliés.

Dans l’année 1835, le promeneur inoccupé qui, sortant du jardin des Tuileries, se serait dirigé sous les arcades de la rue de Rivoli, aurait pu apercevoir sous la porte cochère d’un des plus beaux hôtels de ce quartier, un grand vieillard à la chevelure et à la moustache blanches, à l’œil vif et bon, à la démarche ferme, portant le ruban rouge à sa boutonnière, et dont l’habillement composé d’un gilet droit, d’une veste et d’un pantalon de drap gris, rappelait par une propreté irréprochable la tenue militaire.

Ce vieillard, qui fumait habituellement une pipe courte et ébréchée, était un ancien soldat de l’Empire. Il avait assisté à presque toutes les grandes batailles de cette époque glorieuse, avait reçu la croix à Austerlitz pour un grand trait de bravoure ; mais complétement illettré, il n’était parvenu qu’au grade de sergent. Distingué dans plusieurs rencontres par le général Noirdier, employé par lui, durant l’action, pour porter des ordres d’un bataillon à l’autre, il s’était établi entre le chef d’un haut rang et le simple soldat une sorte d’amitié militaire qui se consolida encore lorsque le général et le sergent furent mis à la retraite par la Restauration.

Le général Noirdier s’installa dans son bel hôtel de la rue de Rivoli, et offrit au sergent Mallet d’en devenir le concierge. Il mit à sa disposition, outre la loge, jolie pièce en boiseries de noyer, confortablement chauffée en hiver et bien aérée en été, une grande chambre attenante.

Un logement si vaste et si luxueux éveilla dans l’esprit du vieux soldat des idées de mariage. Il se souvint d’une fraîche petite cousine qu’il avait laissée tout enfant en quittant son village ; elle devait être bien vieillie et avoir pour le moins trente ans. Il savait qu’elle ne s’était point mariée, qu’elle était une des plus habiles et des plus honnêtes couturières de l’endroit, et que le dernier vœu de sa mère en mourant avait été qu’il la prît pour femme, si jamais il songeait au mariage. Il partit donc pour son village, résolu à tenter l’aventure. Il retrouva sa cousine Marianne dans la chaumière champenoise où il était né et où sa mère était morte ; elle avait nettoyé chaque jour le simple mobilier, fait soigner le jardinet et entretenu la maison dans le meilleur ordre, afin que lorsque le fils de sa chère tante défunte reviendrait, il n’eût pas de reproches à lui adresser.

Le soldat arriva : il ne trouva plus à Marianne la fleur de la jeunesse, mais encore celle de la santé et un air d’honnêteté et de bonne humeur qui le charma.

C’était avec cela une femme douce et soumise, telle qu’il la fallait au caractère un peu impérieux du vieux militaire. Aussi illettrée que lui et plus ignorante, sa cousine n’avait pas une idée dans la tête, mais dans le cœur trois ou quatre précieux instincts de chasteté, de probité, d’abnégation et de foi.

Le sergent Mallet, qui ne manquait pas d’une certaine finesse de jugement, devina que cette femme lui convenait merveilleusement pour finir doucement sa vie ; et lorsqu’elle lui dit avec une touchante candeur, après lui avoir montré tous les coins de la maisonnette dont elle avait été depuis plusieurs années la ménagère dévouée :

— Et maintenant, mon cousin, si vous trouvez que tout est bien chez vous, et que je ne puisse plus rien pour votre service, j’irai chercher une chambre dans le village où je me retirerai.

— Oh ! pour cela non, s’écria le soldat avec chaleur ; si vous sortez d’ici, ce ne sera qu’avec moi, et pour nous en aller ensemble auprès de mon bon général qui m’attend à Paris.

Et sans autre préambule, il fit sa déclaration à l’honnête fille, tout confuse et tout heureuse de l’entendre.

Quinze jours après, ils étaient mariés et établis à Paris dans la belle loge de l’hôtel de la rue de Rivoli.

Un an plus tard, l’heureux sergent était père d’une petite fille brune et vigoureuse que madame la duchesse, femme de son général, tint sur les fonts baptismaux avec son mari, et à qui, suivant le goût romain que la République et l’Empire avaient répandu, elle donna le nom fier et pompeux d’Eudoxie.

Le ménage Mallet n’eut pas d’autre enfant.

Rien n’était plus touchant que la tendresse du vieux soldat pour cette petite fille, bonheur inespéré de ses dernières années.

Il la berçait dans ses bras, la regardait dormir durant des heures entières sur ses genoux, lui faisait prendre l’air sous les allées des Tuileries, où il essaya ses premiers pas. Il était à moitié sa nourrice ; si bien que la bonne Marianne lui disait parfois tout attendrie :

— Notre chère enfant a deux mères !

Cette idolâtrie ne fit qu’augmenter avec l’âge et la gentillesse de la petite fille.

Eudoxie n’avait rien de la nature timide et contenue de sa mère ; son esprit annonçait, au contraire, la hardiesse et la fermeté qui avaient fait du sergent Mallet un des meilleurs soldats de la République et de l’Empire. Ses traits rappelaient aussi ceux de son père dans son jeune temps.

À dix-neuf ans, au moment où commence notre récit, la physionomie d’Eudoxie était décidée, et un peu trop caractérisée pour une femme. Ses grands yeux noirs très-vifs, très-éclatants, manquaient de douceur ; sa bouche, à l’expression dédaigneuse et résolue, souriait rarement pour laisser voir de fort belles dents. Sa chevelure luisante comme du jais, longue et abondante, formait une double couronne de nattes sur sa tête, et était lissée en bandeaux sur ses tempes. Son cou brun et bien modelé s’encadrait dans un petit col de batiste plissé, retombant régulièrement sur ses robes toujours collantes qui dessinaient, sans la voiler, sa taille svelte quoique robuste.

Comme son père, la jeune fille était très-grande, ses pieds et ses mains n’avaient rien d’aristocratique ; enfin, l’ensemble de sa personne, qui paraissait très-séduisant à certains hommes, aurait semblé le contraire aux natures poétiques et rêveuses qui cherchent quelque idéal dans la beauté.

Quoique Eudoxie sût lire et écrire, grâce aux leçons que lui avait fait donner sa marraine la duchesse, elle était tout aussi illettrée que ses parents, c’est-à-dire qu’elle avait à peine lu son catéchisme et son livre d’heures, sans en comprendre toujours le sens, et qu’elle n’avait jamais guère écrit que des notes de couturières.

Ainsi privée de toute lumière, son esprit n’avait pas même été éclairé par son cœur, comme il aurait pu l’être si, enfant docile, elle s’était inspirée de la bonté de sa mère et de la droiture de son père ; mais loin de se laisser guider par eux, elle les dominait à ce point que toute volonté cédait à la sienne.

D’ailleurs, son père et sa mère n’avaient pas vu jusqu’à ce jour de mauvais penchants à réprimer en elle ; sa fierté un peu arrogante et sauvage charmait son père. Sa mère était heureuse de sa pureté, pureté armée de toutes pièces, sans grâce, sans candeur, dont la bonne et tendre Marianne lui avait donné le fond, mais non la forme.

Eudoxie avait en outre toutes les qualités d’une excellente ménagère : couturière infatigable, elle ajoutait par son travail à l’aisance de ses parents ; enfin, jusqu’alors elle était en tout irréprochable, et il aurait fallu plus de lumière et moins de tendresse que n’en avaient ses parents pour comprendre ce qui manquait au cœur de la jeune fille, pour entrevoir quels orages pourraient se former un jour dans ce cœur passionné sans tendresse, ardent sans dévouement.

La duchesse sa marraine avait pressenti ce caractère, mais ne s’était point donné le soin de le réformer : trouvant que l’enfant manquait de douceur et lui était peu sympathique, elle ne chercha pas à se l’attacher ; elle se contenta d’assurer son bien-être, de lui donner, pour en faire son atelier de couture, une des plus riantes chambres au sixième étage de l’hôtel, et de lui offrir chaque année de riches cadeaux au jour de l’an ; mais tout cela plutôt pour s’acquitter d’un devoir que par affection.

Telle qu’elle était, Eudoxie faisait la passion, l’enchantement de son vieux père ; il n’était jamais plus heureux que lorsqu’elle venait se placer auprès de lui sous la porte cochère où il fumait sa pipe : debout, la taille cambrée, les mains dans les poches de son tablier de soie noire, l’orgueilleuse fille regardait les passants d’un œil indifférent, tandis qu’elle était presque toujours regardée par eux avec admiration.

C’étaient surtout les coups d’œil et les paroles flatteuses que lui adressaient en passant les locataires de l’hôtel, qui ravissaient le vieux soldat.

— Ta fille est charmante, père Mallet, lui disait souvent son général.

— Quelle belle brune ! laissait échapper comme involontairement un député qui habitait le deuxième étage.

— Il est impossible d’être mieux tournée, c’est la Vénus de Milo, murmurait avec un air de connaisseur un agent de change qui avait réuni quelques marbres d’après l’antique dans son splendide appartement du troisième.

Quant aux jeunes gens qui occupaient les logements des étages supérieurs, c’étaient toujours, en passant devant Eudoxie, des regards vifs et éloquents qui lui jetaient plus d’un aveu.

Malgré son altière chasteté, elle comprenait ces divers hommages, elle en était flattée, et elle en concluait, sans que sa pensée restât moins pure, que du jour où elle voudrait aimer, elle serait irrésistible.

Parmi les jeunes gens qui habitaient un des petits appartements du sixième étage, se composant d’une chambre et d’un cabinet de travail, il en était un qui ne passait jamais devant le père Mallet sans lui adresser un cordial bonjour ; quand sa fille était avec lui, il la saluait poliment, mais avec une complète indifférence.

Ce jeune homme était un Allemand il se nommait Frédérik Halsener, fils du général prussien de ce nom, qui s’était bravement battu contre les Français et avait obtenu leur estime durant les guerres de l’Empire. Resté presque sans fortune à la mort de son père, le jeune Halsener, d’un caractère indépendant et fier, n’était pas propre à faire son chemin à la cour de Berlin. Quoiqu’il fût naturellement brave, il n’avait pas embrassé la carrière militaire ; l’excessive rigueur de la discipline lui paraissait un joug.

Dès son enfance, il avait annoncé un surprenant instinct poétique, et Gœthe, à qui l’on montra des vers qu’il fit à douze ans, dit sur lui le mot qu’on attribue à M. de Chateaubriand sur M. Victor Hugo. — L’enfant de génie devint un des poëtes les plus éloquents de cette jeune Allemagne qui renonce enfin aux spéculations philosophiques, à la poésie de la forme, à l’art pour l’art, pensant que l’heure est arrivée de passer de l’utopie à la pratique, de mettre en action ce qu’on osait à peine laisser entrevoir dans des livres ; d’être un peuple d’hommes après avoir été si longtemps un peuple de rêveurs. Frédérik ouvrit le premier cette pléiade que devaient fermer plus tard MM. Herwegh, Freiligrath et Hoffmann de Fallersleben : il composa des chants patriotiques pour arracher l’Allemagne à son long sommeil, et voyant bien que l’heure des révolutions généreuses n’était pas encore venue pour elle, il alla combattre dans les rangs des Polonais quand la Pologne se leva pour reconquérir son indépendance. Il eut durant cette guerre la conduite d’un héros ; quand cette grande cause fut perdue, il revint à Berlin, plein d’amertume contre son gouvernement, et traduisit en vives satires et en dithyrambes politiques les nobles révoltes de son cœur indigné.

La censure arrêta son recueil ; le nom et les services de son père ne purent le sauver de la persécution. Il passa en France, patrie fidèle de tous les opprimés, des esprits hardis, des cœurs dévoués, et sur cette terre de liberté où la pensée brise en se jouant toutes les chaînes, il put observer, méditer, s’inspirer et écrire enfin des chants pour l’avenir de son pays.

Son père, le général Halsener, s’était mesuré sur le champ de bataille avec le général Noirdier ; l’estime réciproque des deux militaires les avait rapprochés.

Dans l’intervalle des guerres, le général français avait rendu visite à Berlin au général allemand, et une sorte d’amitié s’était établie entre eux. Le souvenir de ces rapports ne s’était pas effacé du cœur de Frédérik Halsener ; à son arrivée en France, il se présenta avec confiance chez le général Noirdier.

La révolution de juillet avait rendu à celui-ci un rang et de la puissance : il offrit tous ses services au poëte proscrit ; mais le jeune homme sans ambition ne voulut accepter de l’ami de son père qu’un petit appartement dans son bel hôtel de la rue de Rivoli, appartement dont il s’obstina à payer la location, malgré l’insistance du général qui ne put jamais lui faire accepter une hospitalité gratuite. Secondé par le vieux Mallet, il parvint pourtant à réduire des deux tiers le prix du modeste loyer du jeune poëte, sans éveiller ses soupçons délicats.