Office de publicité (p. 49-60).


V

— La caisse d’oranger, le parapluie, l’aveu. —


Le lendemain, le ciel était pluvieux l’automne commençait. Il sortit vers deux heures ; Eudoxie était en ce moment dans la loge de son père.

— Monsieur Halsener, lui dit-elle en le voyant passer, le temps est à l’orage, prenez mon parapluie.

Il accepta machinalement. Il erra durant trois heures du côté du mur en terrassement qui borde l’allée solitaire, et là, au-dessous du banc sur lequel ces dames s’asseyaient, il découvrit deux caisses d’oranger vides et oubliées. Placé derrière une d’elles, il pourrait les entendre parler : il l’espérait ! Il resta là dans l’attente ; elles arrivèrent : il ne les vit point, mais il devina le bruit de leurs pas.

— Diane, dit la vieille dame (elle s’appelait Diane, enfin il savait son nom !), ta santé m’inquiète plus que la mienne. Souffrir quand on vieillit, puis mourir, c’est tout simple !… mais toi, je veux que tu vives !…

Et des larmes semblèrent arrêter sa voix.

— Vivre ! répondit la jeune femme. Oh ! oui, vivre tant que vous serez là, c’est possible ; mais si jamais vous me manquiez, vivre seule avec lui, je ne pourrais.

— Eh bien, le veux-tu ? Veux-tu qu’avant que Dieu me reprenne, je sépare ta destinée de celle de cet homme ; que je te rende libre, que je répare ma faute ?

— À quoi bon ? répondit Diane avec une douceur douloureuse ; pourrais-je redevenir jeune fille ? pourrais-je recommencer ma vie et espérer d’être aimée ? pourrais-je même le désirer après de tels liens ?… Oh ! tenez, ma mère, ne parlons jamais de ces espérances ; vivons l’une pour l’autre : tant que je vous aurai, je serai résignée. Je vais lire un peu pour nous distraire de nos pensées !

En ce moment, quelques larges gouttes de pluie commencèrent à tomber. Le ciel était entièrement noir, à peine une grande raie lumineuse l’éclairait à l’occident.

Tout à coup l’orage éclata avec furie : la pluie perçait le feuillage des arbres. Les deux dames se levèrent pour chercher un abri ; mais où se réfugier ? En moins d’une seconde, l’eau allait inonder la rue de Rivoli, et, d’ailleurs, comment la gagner ?

— Appuyez-vous fortement sur mon bras, dit Diane, et soyons braves, ma bonne mère, ajouta-t-elle en souriant.

Frédérik avait vu leur embarras, il se précipita dans l’allée, et avec une hardiesse dont il ne se serait jamais cru capable, il avait offert son bras et le parapluie d’Eudoxie.

— Abritez ma mère et soutenez-la, répondit Diane en le remerciant d’un regard.

Ils traversèrent ainsi la rue de Rivoli sans pouvoir se parler ; la rafale y mettait obstacle.

Arrivés sous les arcades, le jeune poëte fit entrer ces dames dans un magasin et leur proposa d’aller chercher une voiture.

— J’accepte pour ma mère qui souffre beaucoup, dit Diane en le remerciant encore.

Il partit et revint au bout de quelques minutes : il ramenait un fiacre, il était triomphant ; enfin, il allait connaître la demeure et le nom de ces dames.

Il offrit le bras à la plus âgée pour monter en voiture ; puis ce fut le tour de Diane. Quand il sentit sa main adorée s’appuyer légèrement sur lui, son émotion l’épouvanta ; chancelant, les regards éblouis, il craignit de tomber sans connaissance.

Diane, avant de se placer à côté de la vieille dame, se pencha à la portière pour remercier encore Frédérik ; sa voix tremblait et dans ses regards il y avait plus que de la reconnaissance.

— Aurais-je l’honneur de savoir… ? balbutia le poëte.

La vieille dame allait parler.

— Ma mère, interrompit Diane avec précipitation, monsieur nous excusera ; monsieur n’insistera pas pour nous connaître ; monsieur peut être assuré de notre gratitude, mais je lui demande en grâce de nous fuir. Adieu, monsieur, ajouta-t-elle en lui tendant la main par un mouvement involontaire.

Frédérik saisit cette main, la porta respectueusement à ses lèvres et dit en regardant Diane avec passion :

— J’obéirai !

Et pour se mettre dans l’impossibilité de manquer à sa parole, il s’éloigna sans entendre l’adresse que ces dames donnèrent au cocher.

Après cet acte d’héroïsme, il marcha comme un insensé, se dirigeant machinalement chez lui, sans que son esprit le conduisît. Tout à coup il tressaillit : il venait de voir repasser le fiacre dans la rue de Rivoli ; ces dames y étaient encore. Diane regardait à travers la vitre et semblait suivre la marche de Frédérik sous les arcades ; elle le vit, sur le seuil de la porte de l’hôtel qu’il habitait, échanger quelques mots avec le père Mallet.

En ce moment le fiacre s’arrêta. Diane baissa la vitre, salua une dernière fois Frédérik ; puis le fiacre roula plus vite.

— Elle a voulu connaître ma demeure, se dit-il ; pourquoi, puisqu’elle ne veut pas se découvrir à moi ?

S’il avait pu alors manquer à sa parole, il n’aurait pas hésité.

Il restait immobile sur le seuil de sa porte ; près de lui le vieux Mallet fumait avec impassibilité sa pipe quotidienne. Eudoxie survint.

— Eh bien, monsieur Halsener, que seriez-vous devenu par cet orage sans mon parapluie ? Vous voyez qu’un bon conseil vaut toujours quelque chose. Et elle tendit la main pour débarrasser Frédérik du parapluie qu’il tenait encore.

Il comprit ce mouvement, et il lui dit avec une émotion qu’elle ne put s’expliquer :

— Voulez-vous, mademoiselle, me faire un grand plaisir ? Vendez-moi ce parapluie.

— Vendre mon parapluie ! répliqua Eudoxie ; mais j’y tiens, et je ne vois pas, d’ailleurs, pourquoi vous l’achèteriez, puisque je vous l’offre gratis toutes les fois qu’il pourra vous être utile.

— Je voudrais l’avoir à moi !

— En ce cas, que me donnerez-vous ? Je ne veux pas d’argent.

— Eh bien, désignez vous-même un objet !

— Donnez-moi, dit-elle en rougissant beaucoup, une gravure du portrait de votre père, comme celle que vous avez donnée au général !

— Soit, répondit le jeune homme sans être étonné de sa demande, oubliant que ce portrait lui ressemblait ; mon père était un soldat comme le vôtre, son image sera bien dans votre famille.

Et saluant cordialement le père et la fille, il remontra chez lui.

Eudoxie était radieuse. Mais quel prix, pensait-elle, attache-t-il donc à mon parapluie ?

Et, malgré elle, une lueur d’espérance entrait dans son cœur.

Lui, sentait sa raison lui échapper.

Durant huit jours, il alla vainement aux Tuileries : ces dames n’y parurent pas. Le temps était devenu plus froid : il pensa qu’elles avaient changé l’heure de leur promenade ; il se rendit dès le matin sur la terrasse qui domine l’allée. Après deux heures d’attente, vers midi, il vit enfin arriver Diane et la vieille dame. Celle-ci paraissait d’une faiblesse extrême ; Diane la soutenait, et après avoir posé un petit coussin sur le banc, elle l’y fit asseoir ; puis, souriant en lui montrant un livre, elle en commença la lecture.

Frédérik quitta la terrasse, fit un détour et vint se placer dans sa cachette, auprès du mur en terrassement. Diane lisait ; il entend sa voix, il ne perd pas une de ses paroles. Ô surprise ! il ne se trompe point ; le livre qu’elle tient est son ouvrage, la traduction nouvellement publiée en France de ses poésies. Diane lisait cette strophe d’une ode ayant pour titre : l’Avenir…

« Oh ! voyez ! un nouveau temple sera construit ! une foi sérieuse et aimable y sera annoncée, une foi divine qui s’appelle la réconciliation ! Le révélateur de cette foi, c’est l’histoire universelle, la Bible nouvelle, ce sont les annales du monde ; elle resplendit au milieu de l’éblouissante aurore de la liberté et du soleil couchant des temps qui s’en vont. Chaque feuille est collée avec des larmes ; sur chacune d’elles se reflètent les cieux, et l’humanité l’a signée de son sang. Oui, tout le sang qui coule encore, oui, tous les héros qui sont tombés dans la lutte sont les victimes qui ont scellé le pacte de la réconciliation future[1]. »

— Quelle âme ! s’écria-t-elle après avoir lu ce passage. Ses nobles traits sont bien le miroir de son intelligence ! Ma mère, vous souvenez-vous du premier jour où il nous apparut, là, à cette même place ? Je n’oublierai jamais son regard ! Et dire qu’il aurait pu m’aimer !… Mais à quoi bon ces rêves ! Tenez ? ma bonne mère, je sens que je suis encore plus malheureuse depuis cette rencontre.

— Diane, je le vois bien, tu l’aimes, tu n’as pu te défendre de cet amour !

La jeune femme se jeta tout en larmes dans les bras de celle qu’elle nommait sa mère.

— Oui, je l’aime ! s’écria-t-elle à travers un sanglot.

Ces mots étaient arrivés jusqu’à Frédérik ; il en reçut au cœur une commotion si vive, que la force lui manqua pour se lever. Ses jambes faiblirent ; il resta quelques instants comme inanimé ; enfin, il se roidit contre son ivresse, il s’élance pour regagner l’allée, pour se jeter aux pieds de Diane ; il arrive en face du banc il pousse un cri de désespoir : le banc était désert.

Mais insensiblement, cette impression douloureuse s’effaça.

Oui, je l’aime ! ces mots retentirent de nouveau dans son cœur et le remplirent d’une émotion délicieuse.

Quel ineffable orgueil dans ces mots : être aimé, être nécessaire au bonheur d’un autre ! avoir trouvé une âme qui appelle la nôtre, qui veille sur nous, qui s’intéresse à tous nos sentiments, place son bonheur dans notre félicité et nous offre à toute heure son refuge adoré !

Sans l’amour, qu’est la vie ? Une voie douloureuse, environnée de ténèbres, où rien ne nous soutient, où rien ne nous éclaire. Avec l’amour, la route s’aplanit ; une clarté sereine nous conduit nous ne sommes plus seul à souffrir, à douter, à attendre !

C’est surtout pour les natures d’élite que l’amour est une des premières nécessités de ce monde. L’esprit multiplie les facultés aimantes, et nous élève aux notions de l’idéal dont l’amour est comme un pressentiment divin.

Un mot venait de faire comprendre à Frédérik ce bonheur, le seul de la vie. Il était aimé ! et il était digne de tous les enchantements de l’amour, lui qui n’avait jamais sacrifié à sa fausse ou grossière image. Durant plusieurs heures, il éprouva une sorte d’éblouissement radieux qui lui faisait oublier l’absence de Diane : elle était auprès de lui par la pensée, elle l’aimait ; ne l’avait-elle pas dit ? Son âme ne s’était donc pas éloignée de la sienne, elle planait autour de lui, embrasant le fluide de l’air qu’il respirait.

Elle allait revenir sous sa forme charmante ; il l’attendait. Il demeura longtemps retenu par ce ravissement et cette espérance ; il revint chaque matin, toujours avec la même pensée, et les jours, en s’écoulant, n’ébranlèrent pas la certitude qu’il avait de la revoir.

Dès le matin, il parcourait en tous sens l’immense cité ; son cœur et son regard la cherchaient sans se lasser ; puis fatigué, mais non découragé, il venait l’attendre sur le banc désert.

Un jour, c’était à la fin d’octobre, vers quatre heures, — le brouillard fêtait déjà la nuit, — il aperçut indistinctement une femme couverte de vêtements noirs qui s’avançait vers lui ; il ne la reconnut que lorsqu’elle se fut assise à ses côtés : c’était elle.

Il éprouva un indicible honneur, mais il n’eut pas un mouvement de surprise ; il lui prit la main et lui dit naturellement :

— Je vous attendais.

Elle pressa sa main sans lui répondre. Qu’auraient-ils pu se dire pour exprimer leur suprême émotion ? et, d’ailleurs, depuis un an leurs âmes confondues, quoique séparées, n’avaient-elles pas échangé tous les aveux ?

Il la regardait en tenant toujours sa main dans les siennes.

Elle était pâle et amaigrie, mais plus belle encore qu’autrefois.

Il remarqua ses vêtements de deuil.

— Oh ! vous êtes libre ! s’écria-t-il avec transport.

Elle tressaillit.

— Libre devant Dieu, dit-elle, mais non point devant les hommes.

— Quoi ! ce n’est pas lui qui est mort ?

— Hélas ! c’est elle !

— Votre mère ?

— La mère de ma mère ; je suis libre, vous l’avez dit, car je n’ai plus de devoir à accomplir, je n’ai plus que des chaînes !…

— Brisez-les, Dieu le veut, Dieu qui nous a donné l’amour.

— Demain vous connaîtrez toute ma destinée, dit-elle avec douceur, et si vous ne me trouvez pas indigne de vous, Frédérik, vous me reverrez.

— Oh ! pourquoi pas à l’instant ? Pourquoi nous séparer encore ? pourquoi tenter le sort ? pourquoi dérober un jour au bonheur ?

— Je vous écrirai ce que je dois vous apprendre ; je n’aurai point le courage de vous le dire. Demain, quand vous saurez tout, nous ne parlerons plus du passé ; nous parlerons de l’avenir, si l’avenir vous sourit avec moi.

— Dès aujourd’hui nos destinées sont liées ! Quel que soit votre récit, il ne pourra changer mon âme, elle est à vous.

Il n’osa pas la retenir, il ne la suivit point.

Il comptait sur sa parole.




  1. Charles Beck, traduction de M. Henri Blaze.