Office de publicité (p. 60-74).


VI

— La lettre, l’industriel. —


Le soir, malgré la brume glacée, il s’assit sur son balcon pour regarder, en rêvant à elle, la cime des arbres qui abritaient le banc où ils s’étaient assis ensemble.

Il revoyait son image, il lui parlait, il entendait sa voix ; puis il murmurait tout haut, comme pour s’assurer lui-même son bonheur :

— Demain je la reverrai !

Un léger coup frappé à sa porte l’arracha à son extase : il se leva pour ouvrir ; il n’avait pas de lumière, et à la faible lueur que la lune d’automne jetait dans sa chambre, il aperçut indistinctement l’ombre d’une femme !

L’idée subite que ce pouvait être elle le fit chanceler ; mais la voix d’Eudoxie suspendit aussitôt son émotion.

— Une lettre pour vous, monsieur Frédérik, dit la grisette.

Et entrant sans y être invitée, elle prit sur le bougeoir une allumette chimique, la fit pétiller et alluma la bougie.

— Je crois que c’est important, ajouta-t-elle ; vous allez voir ! C’est une jeune dame qui l’a remise elle-même.

— Une jeune dame ! s’écria Frédérik, prenant avec vivacité la lettre des mains de la grisette ; et il ajouta involontairement : Une dame en deuil, n’est-ce pas ?

— Oui, une dame en noir.

— Oh ! c’est bien, et, tenez, merci, merci, ma bonne Eudoxie.

Et, dans sa joie, tirant de sa bourse une pièce d’or, il la laissa tomber dans la main de l’ouvrière.

Elle eut un regard d’indignation douloureuse, puis sortit en rejetant l’or sur la table.

Frédérik lisait : il ne s’aperçut pas de son mouvement, il ne s’aperçut pas même qu’elle était partie.

— Cette femme était belle, s’écria la grisette quand elle se retrouva seule ; cette femme tremblait en me remettant cette lettre ; cette femme, il la connaît, puisqu’il m’a dit lui-même qu’elle était en deuil. Oh ! il l’aime ! Je le saurai ! je saurai qui elle est, je découvrirai tout !

Et mille sentiments de rage et de douleur s’entre-choquaient dans le cœur de l’ardente fille…

Tandis qu’elle se promenait à grands pas dans sa chambre, agitée par la passion, Frédérik, assis dans la sienne, lisait avec recueillement la lettre de Diane :

« Je vous ai promis le récit de ma vie, lui écrivait-elle ; ce récit sera simple. Ma vie a été monotone et cachée ; le malheur n’amena point pour moi de ces incidents qui agitent le cœur et lui font sentir qu’il saigne, mais qu’il vit : ma souffrance fut tout intérieure.

J’aurai peu d’événements vous raconter ; mais beaucoup de sensations douloureuses et étouffées à vous faire comprendre.

Tout enfant, il ne me resta dans le monde que ma grand’mère, cette femme douce et tendre que vous avez vue avec moi.

D’une très-noble famille, elle avait été dans sa jeunesse dans le plus grand monde ; belle, brillante, d’un esprit gracieux, un peu superficiel, elle avait plu beaucoup et avait trouvé du bonheur à plaire.

C’était ainsi de son temps : rien de bien sérieux dans les sentiments ; on traitait avec une extrême légèreté les liaisons de cœur et plus légèrement encore la grande affaire du mariage.

Restée veuve très-jeune avec un fils qui fut mon père et qu’elle vit mourir, ma grand’mère n’avait conservé qu’un petit château en Normandie, pittoresquement situé, d’une architecture coquette ; charmante et aristocratique solitude, avec de beaux jardins, une bibliothèque, des bassins où nageaient des cygnes, tout ce qui rend la campagne poétique, mais peu de dépendances, quelques terres d’un très-mince produit. C’était là toute la fortune de ma grand’mère, toute la mienne ; la révolution avait emporté le reste.

Cette jolie habitation se nommait Valcy. C’était le nom de ma famille, c’est encore celui que je porte aujourd’hui, vous saurez pourquoi. Née à Valcy, je n’en étais jamais sortie ; ma grand’mère m’avait élevée, s’attachant surtout à former mes manières ; quant à mon esprit et à mon cœur, ils s’étaient un peu formés à l’aventure.

Les livres de notre bibliothèque qui était considérable avaient nourri mon esprit. Ma grand’mère ne dirigeait pas mes lectures ; j’avais donc à exercer mon propre jugement par la réflexion et au moyen du sens intérieur du juste et de l’injuste, que nous portons en nous.

Le contact de la nature, la vie agreste des villageois, leur simplicité, leur misère, parlaient à mon cœur et lui donnaient des émotions vraies.

Quant aux idées qui s’agitaient dans le monde, je ne leur restais point aussi étrangère qu’on aurait pu le croire ; le courant m’en était apporté par les visiteurs des châteaux environnants et par les journaux que je lisais chaque matin à ma grand’mère.

À dix-huit ans, mon esprit était cultivé, mais d’une culture indépendante, indisciplinée, que je m’étais appliquée moi-même sans guide.

Ma grand’mère me parlait beaucoup de la vie mondaine et futile que mène une jeune femme aussitôt après son mariage, et jamais de cette vie enchaînée, sans issue dans ce monde, qui fait de la femme une misérable esclave, lorsque, ne trouvant pas l’amour et le bonheur dans le mariage, elle n’accepte pas comme compensations les distractions dangereuses des passions ou les puériles jouissances de la vanité.

De ces deux vies ma grand’mère n’avait connu que la première, pour moi je ne pouvais m’imaginer ni l’une ni l’autre. Je m’étais formé, d’après mes rêves et d’après les poëtes, le tableau d’une vie charmante et sérieuse où tous les nobles et bons sentiments trouvaient à s’exercer. Le mariage, quand j’y pensais, m’apparaissait comme une association bienfaisante de deux êtres qui s’aiment, qui se soutiennent, qui s’éclairent et se protégent l’un l’autre ; jamais on n’aurait pu me faire croire que des intérêts d’argent ou des arrangements de position rassemblaient violemment chaque jour des cœurs qui ne s’entendaient pas et qui, liés par cette union fatale et indissoluble, en venaient l’un envers l’autre à une révolte cachée, d’autant plus douloureuse, d’autant plus désespérée, qu’elle ne pouvait aboutir à la délivrance, à la rupture des chaînes, puisque ces chaînes sont pour la vie.

Je ne savais rien des passions positives de ce monde ; je n’avais connu l’amour que dans les livres, je me faisais une vie fictive en dehors de la vie réelle, et j’en étais venue à m’imaginer que les sentiments qui m’animaient étaient ceux de l’humanité tout entière.

Ma grand’mère se préoccupait peu du travail secret de mes pensées, auxquelles elle restait d’ailleurs étrangère en ce qu’elles avaient d’idéal et de sérieux.

Le monde avec ses petits intérêts, ses bonheurs de convention, ses sentiments légers, était, pensait-elle, un facile théâtre où une femme jeune et belle devait remplir un rôle toujours heureux.

Elle regrettait pour moi la société parisienne, où elle eût voulu me produire et me marier.

Des motifs d’économie nous obligeaient de vivre à Valcy ; ces motifs devenaient chaque jour plus impérieux. Ma grand’mère avait perdu à la révolution de juillet une pension considérable qui, jointe aux revenus de Valcy, lui assurait un élégant bien-être. Malgré cette diminution de fortune, elle ne put réformer ses dépenses, et elle ne m’enseigna point à réformer les miennes. Insensiblement, les terres de Valcy se trouvèrent grevées, et sans que je m’en doutasse, sans que ma grand’mère y réfléchît, la gêne et même la ruine se faisaient pour l’avenir autour de nous.

Parmi nos voisins de campagne, il n’y avait pas, par un singulier hasard, un seul homme à marier qui pût fixer les vues de ma grand’mère, tandis que plusieurs jeunes filles charmantes et fort richement dotées lui semblaient pour moi une concurrence dangereuse.

Vous le voyez, elle était soucieuse de mon bonheur ; mais, ce bonheur, elle le rêvait à sa manière.

Dans le printemps de 183…, tout le département où est situé Valcy fut mis en émoi par l’arrivée des ingénieurs qui venaient arrêter le tracé du chemin de fer de Paris à Rouen. Il fut décidé que ce tracé passerait sur nos terres, et, un matin, un des directeurs de la compagnie arriva dans notre petit château pour faire des propositions à ma grand’mère.

Nous acheter à un prix inespéré quelques-unes de ces terres que la nécessité allait bientôt nous forcer à vendre, ce fut une offre qui nous parut tout à fait providentielle et qui nous fit accueillir avec empressement celui qui, sans le savoir, venait si à propos à notre secours.

C’était, d’ailleurs, ce qu’on est convenu d’appeler un homme à manières distinguées que ce directeur de la compagnie, qui nous fut annoncé sous le nom de M. Bernard.

Je m’en souviens, nous étions dans le petit salon d’été de Valcy, qui s’ouvrait sur les massifs de fleurs du jardin, en face du bassin rond où nageaient les cygnes. Ce salon était la pièce la plus jolie de l’étroit castel. Un meuble en vieux point, aussi frais encore que le jour où il était sorti des doigts patients de ma bisaïeule, un parquet en bois des îles, un plafond peint par Boucher, les tentures et les ornements du même style, tout était là du meilleur goût, dans ce faux goût si recherché du XVIIIe siècle ; des rideaux blancs et roses se drapaient sur les persiennes entr’ouvertes et adoucissaient encore le jour déjà voilé par le feuillage des acacias en fleur.

Ma grand’mère, assise dans son fauteuil auprès de la porte-fenêtre, était bien, malgré son âge, la plus noble et la plus élégante châtelaine qu’on pût imaginer. Elle portait un frais peignoir de mousseline blanche à falbalas ; un mantelet pareil retombait sur sa taille encore droite ; ses cheveux d’argent encadraient son doux et beau visage presque sans rides et se mariaient aux barbes flottantes d’un riche bonnet en point d’Angleterre. Penchée auprès d’elle, j’écoutais ses conjectures sur le visiteur attendu : elle avait exigé que je fisse, pour assister à cette visite, une de ces riantes toilettes de jeune fille qui charment toujours les regards. Une robe d’organdi rose pâle laissait seulement à découvert mon cou et mes bras. Rien de plus simple que cette toilette, mais rien de plus gracieux, disait ma grand’mère en me prodiguant mille tendres flatteries que lui suggérais son cœur. Je m’étais assise sur un petit tabouret placé à ses pieds et j’appuyais encore ma tête sur ses genoux quand on annonça M. Bernard.

Je me levai pour prendre un siège moins enfantin ; ma grand’mère salua avec bienveillance et engagea l’étranger à s’asseoir.

Après les premières politesses d’usage, le directeur parla des offres qu’il était chargé de nous faire au nom de la compagnie pour l’acquisition d’une partie de nos terres.

Tandis qu’il causait affaires, je l’examinais avec curiosité.

C’était un homme de taille moyenne ; il n’avait point encore cet embonpoint qui depuis a rendu sa tournure commune. Son œil vif et noir était plein d’assurance ; l’ensemble de son visage exprimait plus de fermeté que de distinction ; les plis de son front annonçaient la méditation ; mais si j’avais pu juger alors comme je juge aujourd’hui, j’aurais compris que les calculs d’intérêts positifs et non les préoccupations du penseur avaient creusé ces rides précoces. Il possédait d’ailleurs une assez brillante facilité d’élocution et une certaine élégance dans les formes, qui trompaient sur la vulgarité du fond.

Cette vulgarité aurait été contestée par les hommes de son genre pour qui la finesse ressemble à l’esprit et la ruse à la profondeur.

Ma grand’mère elle-même, quoique habituée au meilleur monde, n’en fut pas d’abord frappée.

D’ailleurs, M. Bernard s’était présenté pour parler affaires, et il en parlait avec tout l’aplomb que donne l’habitude, et, dans ce moment, avec une sorte de grâce. Il devait être aussi très-favorablement écouté, car il venait nous faire des propositions qui, dans le triste état de notre fortune, semblèrent à ma grand’mère un bonheur inespéré. Il demanda d’abord d’acquérir au nom de sa compagnie la partie de nos terres où devait passer le tracé du chemin de fer ; mais, insensiblement, voyant l’empressement de ma grand’mère à acquiescer à ses offres, il en vint jusqu’à proposer un marché pour l’acquisition complète du charmant domaine de Valcy. À cette idée qui choquait tous mes sentiments, j’osai prendre la parole :

— Jamais, monsieur, jamais, lui dis-je ; cette terre est un domaine de famille, elle était chère à mon père ; j’y suis née, je veux y mourir.

— Ne craignez rien, mademoiselle, je ne songe pas à vous déposséder, répliqua M. Bernard avec un sourire assez significatif, mais auquel je ne compris rien.

Comment l’entendez-vous donc, monsieur ? Si nous vous vendons ce domaine, comment en resterons-nous possesseurs ?

— D’une manière bien simple, répondit M. Bernard (il n’entrait pas dans ses calculs de me laisser deviner alors un projet déjà en germe dans son cœur). En concluant ce marché avec moi, madame la marquise de Valcy se réservera la jouissance de la maison, des jardins, des promenades de Valcy, de tout ce qui compose pour vous l’agrément de ce lieu pittoresque.

— Pour toujours ? m’écriai-je.

— Pour toujours, repartit M. Bernard, qui savait bien qu’aux termes de la loi cela voulait dire : pour la vie durant de votre grand’mère.

Mais pour l’esprit inexpérimenté d’une jeune fille de dix-huit ans, ce mot toujours n’a pas de fin déterminée ; et si l’idée de la mort de ma grand’mère m’avait frappée en ce moment comme le terme de la jouissance qui nous était promise par M. Bernard, à cette idée se seraient joints pour moi une telle désolation, un tel naufrage de toute ma destinée, que je n’aurais pas songé à donner un regret à ces lieux que j’aimais avec elle, et où je ne me figurais pas que sa présence pût jamais me manquer.

Telle est l’imagination de la première jeunesse : avant que le malheur l’ait exercée, elle compte sur ses désirs, sur ses illusions, et elle se brise ainsi sans préparation aux tristes réalités de la vie.

Je ne trouvai donc pas une objection à faire à la proposition de M. Bernard, et ma grand’mère elle-même, quoiqu’elle en comprît mieux le sens, la reçut avec empressement.

C’est que dans sa pensée, à sa manière prévoyante et tendre, la vente de Valcy lui permettrait, en m’assurant une belle dot, de me marier suivant son espérance, de m’avoir souvent auprès d’elle dans cette terre que j’aimais tant, mais dont, pensait-elle, je me détacherais insensiblement en m’attachant à d’autres lieux par de nouveaux liens. Telles furent les idées qui la déterminèrent ; elle me l’a dit plus tard, quand, dans sa tendresse, elle se reprochait les malheurs de ma destinée, que la vente de Valcy avait préparés.

M. Bernard fit des offres brillantes, toujours au nom de sa compagnie, tandis qu’en réalité, à part les terres nécessaires au tracé, c’est pour lui qu’il acquérait toutes les dépendances de ce poétique château auquel tenait ma vie.

En peu de jours, le marché fut conclu ; mais je n’en vis que les apparences et elles ne me causèrent pas une impression pénible.

Après cette vente, ma grand’mère et moi avions plus de bien-être. Nous habituions toujours Valcy ; nos meuble, nos fleurs, nos cygnes, les jardins, les promenades étaient toujours bien à nous ; nous en jouissions comme par le passé ; pouvais-je songer que j’en serais un jour dépouillée ? Non, une âme vivant de rêves n’a pas de ces prévisions-là.

En habile homme, M. Bernard ne s’impatronisa point ; il partit comme un propriétaire discret qui laisse toute liberté à ses locataires : nous fûmes six mois sans le revoir ; mais pendant ce temps les conjectures du pays aidèrent à mon insu ses desseins.

M. Bernard, comme, plus ou moins, tous les industriels de ce temps, visait à la députation : il songeait à représenter le département où est situé Valcy ; il y comptait déjà un grand nombre d’intéressés à sa candidature, son élection pourtant n’était pas assurée.

Ma grand’mère avait conservé, malgré la perte de sa fortune, une certaine influence de nom et de société ; l’intéresser presque sans qu’elle s’en doutât à sa députation, tel fut le plan de M. Bernard : il fit donc circuler sourdement, pour servir ses vues, qu’il avait acquis Valcy et qu’il en porterait bientôt le nom.

Ceci donna à penser à plusieurs qu’il songeait à une alliance avec moi, et il se prépara ainsi des partisans parmi les amis de ma grand’mère.

Le premier écho de ces conjectures, dont tout le département se préoccupait, me fut apporté par mes jeunes voisines de campagne, qui toutes auraient trouvé dans M. Bernard un fort beau parti ; elles me disaient donc avec un sourire presque envieux (hélas ! les sentiments et, partant, le langage de ce temps gagnent même le cœur des jeunes filles) :

— Voilà une brillante affaire que ta grand’mère a préparée pour toi en vendant Valcy à M. Bernard, elle lui a transmis son titre, ce qui ne gâtera rien à la belle fortune qu’a M. Bernard ; puis il sera député ! Oh ! ma chère, quelle superbe position tu vas avoir !

Je leur répondais en riant :

— Est-ce que ma grand’mère s’occupe de M. Bernard ? est-ce que je le connais ? est-ce qu’il m’aime ? Vous êtes folles de penser qu’on songe à me marier ; pour moi, je n’y pense pas…

Et je les quittais pour aller rêver en compagnie de quelque poëte préféré.