Office de publicité (p. 75-88).


VII

— Une fête électorale. —


Nous n’avions pas revu M. Bernard ; il revint dans le département après plusieurs mois d’absence pour faire ce qu’on appelle une tournée électorale. Il nous rendait visite une après-midi ; il portait à sa boutonnière le ruban tout neuf de la Légion d’honneur. Ma grand’mère le complimenta ; pour moi, je me demandais ce que cette décoration ajoutait à ses mérites. Il me sembla, comme la première fois, d’une médiocrité pleine d’assurance, et quand il fut sorti, je dis à ma grand’mère :

— M. Bernard vous paraît-il capable d’une de ces actions d’éclat pour lesquelles la croix d’honneur devrait être réservée ?

Ma grand’mère sourit.

— Je vois bien qu’il ne te séduit point ; mais sois juste pourtant, c’est un homme d’un vrai mérite. Tous les hommes ne sont pas appelés à ces destinées brillantes qui frappent ton imagination : les poëtes, les guerriers célèbres sont des exceptions ; mais il est des gloires plus humbles que nous devons admirer dans leur utilité. M. Bernard est destiné à une de ces gloires ; il a déjà un beau nom dans l’industrie, et la députation le mettra encore plus en relief.

— C’est-à-dire que M. Bernard est en train de faire une belle fortune, répondis-je, et que la députation l’y aidera !

— Et pourquoi pas ? répliqua ma grand’mère. Si, tout en coopérant à la prospérité de son pays, il peut s’occuper de ses propres intérêts, où est le mal ? Autrefois on faisait fortune au service de la cour aujourd’hui, on s’enrichit en servant la nation : c’est dans l’ordre nouveau ; moi, qui suis de l’ancien régime, je comprends cela : pourquoi t’en étonnes-tu, toi, petite ?

— Je ne m’en étonne pas, mais je ne suis pas plus portée à admirer les hommes d’aujourd’hui que les hommes d’autrefois, qui n’ont ou qui n’avaient d’autre but dans la vie que la fortune.

— Tu es injuste envers M. Bernard, dit avec un tendre sourire ma grand’mère, je crois qu’il ne songe pas seulement à faire fortune.

— Mais à quoi pense-t-il donc encore ?…

— Peut-être à…

Elle s’arrêta comme pour retenir sa pensée.

— Il pense aussi à la considération, à la reconnaissance publique, ajouta-t-elle déjà il exerce une grande influence dans ce département, il y fait prospérer l’industrie, et les travailleurs le bénissent comme leur bienfaiteur.

Je ne répondis rien, non que je fusse convaincue ; mais je trouvais si peu de charme à m’entretenir de M. Bernard, que, pour mettre fin à cette conversation je proposai à ma grand’mère de lui faire la lecture.

Quelques jours après, M. Bernard revint ; il avait à nous adresser une humble prière, nous dit-il en entrant. Ce jour-là, ses manières et sa toilette étaient soignées plus qu’à l’ordinaire ; il voulait séduire ma grand’mère, il y réussit.

— Et quelle prière, mon cher monsieur ? répliqua-t-elle ; je suis toute disposée à vous obliger.

— Je réunis dans quelques jours à la ferme que j’habite près de Valcy les familles des électeurs qui me portent à la députation ; ce sera une modeste fête champêtre bien indigne de vous, mesdames ; pourtant, ne m’ôtez pas l’espérance de vous y voir.

— Une réunion électorale ! y pensez-vous ? monsieur, dis-je en riant. Mais nous ne sommes pas électeurs.

— On dansera sous les arbres à cette fête, qui est plutôt une réunion d’amis qu’une réunion politique ; plusieurs de vos compagnes y seront : mademoiselle, ne me refusez pas la grâce d’y assister.

— Je ferai tout ce que ma grand’mère voudra, répondis-je assez maussadement.

Et je sortis sans attendre la fin de la visite de M. Bernard.

Ma grand’mère accepta l’invitation de M. Bernard et me gronda doucement d’avoir quitté le salon ; mais comme son cœur était plein de finesse, si je puis m’exprimer ainsi, elle ne voulut pas heurter les préventions du mien et laissa arriver le jour de la fête sans m’en avoir reparlé. Ce jour, qui devait décider si fatalement de ma vie, arriva, et comme la plupart des jours néfastes où la nature semble se railler des hommes, il se leva radieux. C’était au mois de juillet ; le chant matinal des oiseaux et les émanations des fleurs grimpantes passaient à travers mes persiennes que ma grand’mère venait d’entr’ouvrir elle-même en me disant :

— Paresseuse enfant, vois quel beau jour se prépare ; la fête sera charmante ; ne boude pas au plaisir en haine de M. Bernard !

— En haine de M. Bernard ! m’écriai-je gaiement ; je vous assure que je n’ai pour lui qu’une parfaite indifférence.

— Eh bien, en ce cas, pas de résolution qui ferait croire le contraire ; accepte avec indifférence le plaisir qui s’offre à toi : tes amies seront là, ton absence serait remarquée ; puis, j’en suis sûre, tu finiras par t’amuser beaucoup : tu seras si jolie sous ta charmante parure !

— Quelle parure ?

— Celle-ci, me dit-elle en souriant.

Et soulevant un grand carton qu’elle avait déposé au pied de mon lit sans que j’y prisse garde, elle en tira une délicieuse toilette de bal, pleine de simplicité et de distinction, qu’elle avait fait confectionner à Paris.

Je sautai à bas de mon lit, j’embrassai tendrement ma bonne grand’mère, et je me laissai parer de ces gracieux atours dont la fraîcheur me charmait. J’étais alors bien enfant ; je n’avais pas souffert, et il suffisait d’une fleur, d’une dentelle, d’un bijou, pour me faire oublier des préoccupations qui n’étaient pas encore des chagrins.

Quand ma toilette fut achevée, ma grand’mère, qui s’était elle-même parée avec cette élégance de bon goût qui poétisait sa vieillesse, s’appuya sur mon bras ; nous descendîmes dans le jardin, puis dans le petit parc de Valcy, et nous nous disposions à nous rendre à pied à la ferme de M. Bernard par les allées sablées, lorsque nous entendîmes le roulement d’une voiture à la lisière du parc. M. Bernard nous envoyait sa calèche. Je fus d’avis de refuser cette attention ; ma grand’mère m’assura que la course à pied la fatiguerait : je n’osai résister, mais je m’assis avec un peu d’humeur dans l’équipage du riche industriel. La journée était si belle, la nature déployait de tels enchantements autour de moi, ma grand’mère me prodiguait tant de douces et flatteuses caresses, que ce nuage se dissipa avant que nous fussions arrivées à la ferme. Que m’importait, après tout, l’amphitryon de la fête, si la fête était charmante ? Tout respirait le contentement autour de moi ; l’air était comme imprégné de sérénité : je me laissai aller à mes sensations, et je ne voulus point réfléchir.

Nous arrivâmes en quelques minutes à la ferme : c’était le nom modeste que M. Bernard donnait à la vaste et belle maison anglaise qu’il avait lui-même fait construire au milieu des terres de Valcy, dont il était devenu le propriétaire.

Le site de la ferme était pittoresque : un ancien bois dessiné en parc avait été transformé ce jour-là en salle de verdure ; on avait sablé et gazonné le sol ; des guirlandes de fleurs et de lampions s’enlaçaient aux arbres dans les principales allées ; la cour de la ferme était également décorée pour la fête ; l’ameublement des salons était riche et constatait, sinon le goût, du moins la fortune de M. Bernard.

Nous trouvâmes une compagnie nombreuse et choisie déjà réunie. M, Bernard vint à nous avec empressement ; il m’offrit un magnifique bouquet de bal tout blanc, où quelques tiges d’oranger étaient enlacées aux roses et aux camellias. Plusieurs de mes amies qui étaient là sourirent quand j’acceptai ce bouquet ; elles aussi avaient reçu des bouquets de la main de M. Bernard, mais ils n’étaient pas composés comme le mien de fleurs virginales et symboliques. Cette particularité ne m’avait point d’abord frappée, mais le sourire de mes amies se traduisit bientôt en paroles ; l’une d’elles me dit gaiement :

— C’est donc un bal de fiançailles, ma chère Diane ; ce qui, j’espère, ne t’empêchera pas de nous faire danser à ton mariage ?

— Encore !… m’écriai-je dépitée ; vos plaisanteries vont me gâter cette fête où je me promettais tant de plaisir avec vous.

— Quoi ! ce bouquet est donc une plaisanterie ? reprit une d’elles d’un air naïf ; et toutes se mirent à commenter l’intention de ces fleurs que je n’avais pas même regardées. Tandis qu’elles parlaient, j’effeuillais vivement le bouquet, et, au risque d’être fort impolie, je le jetai à moitié dépouillé sur un des siéges du salon ; puis, comme délivrée d’une pensée déplaisante, je suivis mes amies dans la cour transformée en salle de bal et où l’orchestre exécutait déjà des airs de quadrilles nouveaux.

M. Bernard s’abstint de me faire danser les premières contredanses ; je lui en sus gré aussi : quand il vint m’engager presque timidement, j’acceptai sans plaisir, mais sans contrariété. Il ne fit aucune allusion au bouquet détruit, quoiqu’il se fût aperçu de mon mouvement d’impatience ; je trouvai sa réserve de bon goût. Plus tard, je découvris que son habileté lui suggérait parfois des délicatesses tout à fait étrangères à sa nature. Il me demanda en dansant si le séjour de Valcy m’était toujours aussi cher.

— Toujours, monsieur, lui dis-je ; je ne pourrais m’habituer à l’idée qu’il me faudrait vivre ailleurs.

— Il dépendra de vous d’y vivre toujours.

— Mais oui, sans doute ? répondis-je sans comprendre sa pensée.

La contredanse finissait ; notre conversation fut interrompue par l’arrivée de plusieurs électeurs influents : M. Bernard me quitta pour les recevoir, et durant plus d’une heure il ne songea qu’à préparer les chances de son élection. Je m’aperçus que ma grand’mère le secondait, ou plutôt mes amis, qui observaient pour moi, m’en firent apercevoir, en me plaisantant de nouveau sur mon mariage avec le futur député. Je continuais à danser pendant ces graves conférences politiques dont ma grand’mère faisait partie et qui se passaient tour à tour sous quelque bouquet d’arbres, au milieu d’un massif de fleurs, ou dans un des salons qui s’ouvraient sur la cour. Tout à coup ces groupes d’hommes sérieux se réunirent et suivirent M. Bernard qui se dirigeait de l’autre côté de la ferme. Ma grand’mère vint à moi.

— Tu ne vois ici, me dit-elle, qu’une petite partie de la fête ; la vraie fête est là-bas près des étables et de la métairie, sur l’aire où s’élèvent d’immenses meules de blé.

— Quoi, on danse là-bas !

— Oui, un bal populaire ; les paysans, les travailleurs, dont M. Bernard est le bienfaiteur, se sont réunis là pour le fêter.

— Voyons, voyons, dis-je, curieuse.

Nous suivîmes les groupes d’électeurs, et tout le monde marcha sur nos pas.

— Tu vas voir, me dit ma grand’mère qui s’appuyait sur mon bras, les preuves incontestables du mérite de l’homme que tu dédaignes tant.

— Je n’ai aucun dédain, je vous assure ; mais seulement M. Bernard ne m’attire point.

En ce moment, nous tournâmes la ferme, et un spectacle tout à fait inattendu s’offrit à mes yeux : une vaste esplanade pavée qui servait d’aire était entièrement couverte de villageois et de villageoises qui dansaient aux sons d’instruments champêtres ; tout autour de cet immense carré étaient dressées des tables rustiques abondamment chargées de viandes, de pâtisseries, de vin et de cidre ; les vieillards et les enfants qui ne dansaient point se pressaient autour de ces tables.

M. Bernard arrivait au milieu de l’esplanade comme nous en approchions ; en ce moment mille voix s’élevèrent :

— Vive M. Bernard ! vive le bienfaiteur du département criait-on de toute part.

— Il est donc bien aimé ? dis-je à ma grand’mère.

— Adoré, reprit-elle ; c’est d’ailleurs un homme de génie dans son genre. Si on le bénit pour ses bienfaits, on l’honore aussi pour son talent, c’est un des premiers industriels du siècle.

J’aurais dû comprendre, à ces paroles, que ma grand’mère était tout à fait séduite par M. Bernard ; je ne compris rien ; les vivats redoublèrent ; je ne me doutais pas que quelques hommes, le vin aidant, échauffaient tout cet enthousiasme. Je m’imaginais que c’étaient des vertus que l’on fêtait en lui, tandis que ce n’étaient que des intérêts. J’avais alors des lueurs incertaines sur toutes choses, mais je n’avais point acquis cette lumière assurée que donne l’expérience.

— Un homme vulgaire n’inspirerait point de pareils sentiments, me dit ma grand’mère, s’apercevant que ces acclamations de la foule me disposaient à la bienveillance envers M. Bernard.

— Non, sans doute, ce n’est pas un homme vulgaire, dis-je, convaincue, ou plutôt entraînée par les témoignages d’admiration qu’on prodiguait à cet homme habile.

— Vive notre futur député ! répéta la foule.

En ce moment nous arrivions auprès des groupes où se trouvait M. Bernard : il vint à nous ; il m’offrit son bras, tandis qu’un de nos voisins de campagne offrait le sien à ma grand’mère.

Nous traversâmes ainsi tout le théâtre de la fête populaire, aux acclamations redoublées et habilement dirigées de la foule.

— Cette fête ne vous plaît point, me dit M. Bernard, qui voyait pourtant que je prenais quelque intérêt à ce qui se passait autour de nous ; mais si jamais vous venez à Paris quand je serai député de ce département, j’espère vous faire assister à des fêtes plus poétiques, plus dignes de vous.

— Rien ne vaut les démonstrations joyeuses de ces honnêtes travailleurs, et je n’ai vu de ma vie une fête plus intéressante que celle-ci.

J’étais sincère : il y a une sorte de contagion dans les sentiments de la foule qui nous entoure, et ces sentiments, fussent-ils factices, si nous les croyons vrais, parviennent à nous dominer.

— Si en effet cette fête populaire ne vous déplaît point, me dit gracieusement M. Bernard, pourrai-je espérer que vous ne refuserez pas de vous mêler avec moi, à la danse de ces braves gens ?

— Mais c’est un plaisir ! m’écriai-je ; danser au son du fifre, de la cornemuse et du tambourin, cela vaut bien mieux que les violons, les contre-basses et les flûtes. Et je suivis gaiement M. Bernard au milieu d’un quadrille villageois.

Ce furent alors des hourras spontanés ; l’amour-propre de la foule était flatté.

Nous ouvrîmes la danse ; bientôt tous les invités aristocratiques nous imitèrent et se mêlèrent au peuple. L’orchestre délaissé vint se joindre à l’orchestre rustique, et à l’harmonie de cette double musique nous dansâmes jusqu’à la nuit avec une sorte d’ivresse. À la fin de la fête, la foule salua M. Bernard de nouvelles acclamations : — Vive le député populaire ! criait-elle de ses mille voix répétées par les échos des collines qui bordaient l’horizon.

Les invités d’élite rentrèrent dans les salons de la ferme ; mes amies m’entourèrent de nouveau, et l’une d’elles me dit, mais cette fois-ci d’un air sérieux qui me fit réfléchir :

— Ne t’en défends pas, tu es heureuse : cette fête a été donnée pour toi seule par M. Bernard, qui sera bientôt ton mari ; nous t’envierions si nous t’aimions moins.

— Mais je ne sais, dis-je en balbutiant, incertaine de ce que je devais répondre.

En ce moment M. Bernard s’approcha ; il tenait à la main un bouquet tout semblable à celui qu’il m’avait offert à mon arrivée au bal et que j’avais si dédaigneusement mutilé.

— Vous oubliez votre bouquet, mademoiselle Diane, ne voulez-vous point l’emporter ? me dit-il.

Je pris machinalement le bouquet ; et comme je me plaçais auprès de ma grand’mère dans la voiture de M. Bernard, une de mes amies se pencha à la portière et me dit à voix basse :

— Tu viens de donner ton consentement.

Ces paroles me firent tressaillir, mais je ne rejetai point le bouquet.

Oh ! pardonnez ces détails, mon ami, pardonnez ces souvenirs, qui sont aujourd’hui pour moi des sources d’amères et tardives réflexions. J’abrégerai le récit de ce qui suivit cette fête fatale. J’avais emporté une impression favorable au caractère du riche industriel ; ma grand’mère, qui croyait assurer mon bonheur, profita de cette disposition pour s’efforcer de me faire croire que j’aimerais, que j’aimais déjà M. Bernard. Que ne peut une voix aimée sur un cœur qui s’ignore ? Que sait-on de la vie avant d’avoir aimé, avant d’avoir souffert ? On n’ose s’aventurer selon son cœur, dont les nobles et tendres instincts seraient pourtant de meilleurs guides que les froides conventions du monde ; on suit les errements de ceux qui nous sont chers ; on s’y abandonne, on craindrait de décider soi-même de son propre bonheur, ignorant qu’on est encore de ce qui fait le bonheur.