Office de publicité (p. 88-101).


VIII

— Mariage. —

Le bonheur, comme tant de gens l’entendent, c’est-à-dire la fortune, la vanité satisfaite, la banale considération du monde, ce bonheur, ma grand’mère le voyait pour moi dans mon mariage avec M. Bernard, et elle employait toutes les ruses de sa tendresse pour décider mon cœur.

Depuis cette fête où il s’était presque déclaré, M. Bernard venait chaque jour nous faire visite ; en homme habile, il parlait peu et toujours de choses dont il pouvait parler avec une certaine facilité, c’est-à-dire, industrie, agriculture, politique. C’était pour moi d’un profond ennui ; mais alors, dans mon inexpérience, je m’accusais d’infériorité, et n’osant juger M. Bernard sur ces matières, je mettais l’ennui que j’éprouvais à l’entendre sur le compte de mon ignorance.

Plus tard, je fus éclairée sur mes impressions de ce temps, et je compris que si M. Bernard n’était jamais parvenu à m’intéresser en me parlant de choses qui intéressent l’humanité, c’est qu’il ne voyait dans l’agriculture, dans l’industrie et dans la politique, que des moyens de fortune et d’ambition personnelle, sans se préoccuper de la prospérité et de l’élévation de son pays.

Quant aux sentiments, à la poésie, aux arts, à l’amour de la nature, c’était pour M. Bernard autant de perceptions parfaitement inconnus dont il ne s’était jamais douté. — Je cherchais en vain, durant ses fréquentes visites, à l’attirer dans des régions où se passait ma vie ; il se dérobait toujours par quelque défaite assez adroite pour me cacher en ce sens sa nullité. Je finis par croire, et c’était encore là une des erreurs de mon inexpérience, que M. Bernard, intelligent à sa manière, était doué d’un grand esprit positif et pratique qui dédaignait de se produire dans les choses de pure spéculation. Ma grand’mère aidait à me confirmer dans cette erreur. Souvent, quand elle avait causé seule avec lui, elle me disait :

— C’est un homme universel ; mais devant toi il perd une partie de ses brillantes facultés : tu l’intimides ; quand il sera bien sûr que tu l’apprécies, il se montrera tel qu’il est.

J’en vins à douter de mon propre jugement, et je laissai faire ma grand’mère.

Le moment des élections arriva ; M. Bernard fut élu député à une grande majorité, et le soir même il vint à Valcy. Pour la première fois il s’expliqua nettement sur ses intentions et me demanda en mariage à ma grand’mère, qui me fit appeler pour me faire, en sa présence, cette communication inattendue.

Je balbutiai quelques paroles inintelligibles, puis je me retirai en pleurant dans ma chambre. Là, je m’agenouillai devant un portrait de ma mère que j’avais perdue en naissant ; je me souviens que je la priai longtemps : il me semblait que si elle avait pu veiller sur ma vie, elle aurait su deviner mieux que ma grand’mère le cœur de M. Bernard. Lorsqu’une mère a trouvé dans le mariage l’amour et le bonheur, elle rêve pour sa fille une destinée semblable ; elle étudie avec sagacité la nature de l’homme qui doit lui enlever son enfant, elle veut être certaine qu’il la rendra heureuse. Si, au contraire, la mère a souffert dans le mariage, elle songe à garantir sa fille des douleurs qui ont flétri sa vie, et ne livre pas au hasard l’avenir de cette créature si chère sur laquelle elle a veillé jusqu’à ce jour. Mais une grand’mère a oublié ce qu’il faut au cœur de la jeunesse : ce n’est pas la tendresse qui lui manque, c’est la clairvoyance ; l’âge, en fermant son cœur aux passions, a obscurci son jugement.

Ma grand’mère lutta avec patience contre mes irrésolutions, et pourtant, malgré ses caresses et son insinuante bonté, elle n’aurait peut-être jamais triomphé de mon éloignement instinctif pour M. Bernard, sans un motif qui, aujourd’hui, me paraît puéril, et qui cependant a décidé de l’acte le plus important de ma vie.

M. Bernard, qui méditait dès longtemps d’assurer sa fortune sur notre alliance, avait acquis, je vous l’ai dit, le domaine de Valcy ; la jouissance en restait à ma grand’mère, et je ne compris pas, d’abord, qu’à sa mort Valcy ne m’appartiendrait plus. Le monde était alors tout entier pour moi dans cette délicieuse retraite, théâtre aimé de mes jeux d’enfant, de mes pures rêveries, de mes aspirations vers le bonheur ! Quitter Valcy, c’était l’exil, c’était séparer violemment ma jeunesse de tous ses beaux souvenirs. Ma grand’mère me fit comprendre que ce malheur pourrait m’arriver un jour si je repoussais la générosité de M. Bernard, qui m’offrait sa fortune, une position brillante dans le monde et pour ainsi dire la restitution de Valcy. Ma grand’mère ajouta :

— Le nom même de cette terre que tu aimes tant, restera le tien, car M. Bernard le prendra en t’épousant.

Je souris à cette vanité de l’industriel qui n’avait acquis Valcy et qui, sans doute, ne songeait à m’épouser que pour s’anoblir.

Mais alors je ne pénétrais que vaguement cette nature commune, mélange de vanité et de vulgarité caractère distinctif des hommes dont s’est formée cette classe bourgeoise qui envahit le siècle et lui enlève toute grandeur et toute poésie.

Lassée de lutter, je consentis à voir par les yeux de ma grand’mère, et je cédai à ses sollicitations.

Je fus bien coupable d’accomplir aussi légèrement un tel acte, mais est-ce moi qui fus coupable ? Sont-ce les femmes qui sont coupables quand elles se déterminent en aveugles dans cette grande affaire de la vie ? N’est-ce pas plutôt l’éducation qu’on nous donne ? Que nous apprend-on, hélas ! sur le mariage ? Qui de nous a lu, jeune fille, le texte de ces lois qui disposant à jamais de notre liberté, de notre fortune, de nos sentiments, de notre santé même, de tout notre être enfin ; de ces lois faites, non pour nous protéger, mais contre nous, de ces lois dont la société a fait des devoirs, et qui deviennent des supplices lorsque l’amour ne les impose point ?

Les premiers mois de mon mariage se passèrent dans un mouvement qui me rendait assez difficile d’étudier le caractère de l’homme auquel j’avais lié ma destinée. Les fêtes, les voyages, notre installation à Paris prenaient tout mon temps. Ma grand’mère ne me quittait pas : j’avais mis cette condition à mon consentement, et sa douce présence, jointe à la nouveauté de la vie du monde, me rendaient ma situation presque agréable. Cependant, dans les heures que je passais seule avec M. Bernard, dès lors la dissemblance de nos deux natures me frappa ; aucune de mes pensées sérieuses ne trouvait d’écho dans son cœur. Souvent, pour le pénétrer, je m’obstinais à l’interroger avec instance ; je faisais appel à ses sentiments, à sa morale, à ses croyances religieuses, et je découvrais avec effroi que les idées qui avaient été les préoccupations les plus vives de ma jeunesse n’avaient jamais pénétré dans son âme.

Alors je me disais que c’était mon devoir de l’initier à tous ces sentiments féconds qui lui étaient inconnus ; je lui parlais longtemps de mes rêves, de mes lectures, du développement graduel de mes facultés. Dans les premiers temps, il paraissait m’écouter assez patiemment, ou plutôt il me regardait tandis que je m’animais pour l’intéresser aux choses que je lui déroulais ; mais je ne lui causais qu’une impression toute sensuelle, et, pour toute réponse, il me disait parfois en m’embrassant :

— En vérité, j’aime quand vous me prêchez ainsi, vous n’êtes jamais plus jolie !

— Quoi, m’écriais-je avec une sorte d’irritation, vous ne me comprenez pas ; ce que j’éprouve vous ne l’avez jamais éprouvé, les délicatesses de l’amour, les aspirations du sentiment religieux, le monde enfin où je vis, est donc un livre fermé pour vous ? Mais alors, nous ne nous entendons donc pas ; et quand vous me dites que vous m’aimez, ce mot n’exprime pas ce que j’espère, ce que j’attends de vous.

— Trêve d’inquisition sentimentale, me disait-il en riant ; je vous aime à ma manière, je ne peux rien de plus.

Et il me raillait doucement ; il fredonnait des vers, des chansons, et me répétait des banalités d’ana.

Parmi les hommes plus ou moins médiocres qui dans notre siècle se nomment les hommes d’action, les hommes nécessaires à l’État, il en est beaucoup qui affectent un grand dédain pour les esprits élevés, qu’à l’exemple de Napoléon ils appellent les idéologues. M. Bernard était de ces hommes ; à ses yeux j’étais un esprit faux ou malade qu’il fallait dédaigner ou plaindre. Parfois, j’en suis sûre, par ses réponses vulgaires il croyait avoir humilié mon amour-propre, et il ne voyait pas qu’il blessait profondément mon cœur en se découvrant à moi antipathique et borné. Ce qui augmentait chaque jour la tristesse de mes observations, c’est que je m’apercevais que ses pensées toujours hostiles ou contraires aux miennes se traduisaient par des actes qui m’indignaient plus encore. Quand le cœur de l’homme méconnaît l’élément divin de l’idéal, il s’abandonne aux spéculations d’un égoïsme exigeant et perd le sens droit de la justice et de l’honneur. On ne le remarque pas assez, l’idéal absent d’une vie implique presque toujours l’absence de la vraie moralité. Celui qui n’a ni délicatesse, ni grandeur dans la pensée, peut-il en mettre dans sa conduite ? Il faut soigner la pureté de la source si l’on veut que le courant ne soit pas altéré. Je ne tardai pas à juger à l’œuvre M. Bernard : sa servilité à la Chambre, sa facilité à sacrifier les intérêts et l’honneur du pays à ses intérêts privés, me frappèrent d’un douloureux étonnement. Mes observations étaient vaines, je n’avais rien pu sur ses idées, qu’aurais-je pu sur ses actes ? Parfois je le plaignais amèrement. Les recherches de son ambition me paraissaient si pauvres, si peu dignes de préoccuper l’homme ici-bas, qu’à chaque satisfaction nouvelle qu’il éprouvait, je sentais s’augmenter ma tristesse et mon humiliation. À quoi bon, grand Dieu, le travail et l’activité d’une vie qui n’a pour but que les stériles et personnelles satisfactions de la fortune et de la vanité ! Je fus longtemps avant d’avoir entièrement pénétré ce caractère qui était devenu l’étude douloureuse de tous mes jours. D’abord je doutais de mes observations ; je lui prêtais des qualités qu’il n’avait point et que je m’accusais de n’avoir pas su découvrir, je doutais de mon propre jugement, je m’en voulais de n’avoir pas deviné ses intentions, je m’efforçais de lutter longtemps contre la vérité pour n’être pas trop malheureuse. Déjà dans sa vie publique il avait blessé toutes mes sympathies, et quand je lui exprimais mon chagrin, il me répondait avec la même légèreté dédaigneuse que lorsque je faisais appel à ses sentiments. Il était de ceux qui, malgré leur médiocrité, professent pour l’esprit des femmes un superbe dédain.

À ses yeux, j’étais folle de vouloir le diriger en politique ou en morale ; il me renvoyait à mes chiffons, à mon piano, aux caquetages du monde, et tandis qu’il me traitait ainsi, je l’analysais implacablement dans le travail intérieur de ma pensée. Des événements privés me confirmèrent bientôt dans la justesse de mes pressentiments. Ma grand’mère, après la vente de Valcy, avait placé chez son notaire l’argent qu’on nous avait compté, et, malgré les instances de M. Bernard, elle ne voulut pas même, après mon mariage, que cette somme, qui faisait ma dot, fût aventurée dans des spéculations ; elle laissa notre petite fortune entre les mains de son notaire. Sa prévoyance fut trahie ; cet homme fit de mauvaises affaires, et prit la fuite à l’étranger après la ruine complète de ses clients. Tout ce qui nous restait à ma grand’mère et à moi fut englouti dans ce naufrage. Si M. Bernard avait eu un autre cœur, s’il m’avait aimée de cet amour qui confond les intérêts comme les sentiments, la ruine de ma fortune m’eût trouvée tout à fait insensible.

Heureux dans toutes ses entreprises, M. Bernard était fort riche, et la perte de ma dot diminuait à peine ses revenus.

Avec plus de délicatesse, il n’aurait vu dans ce malheur qu’un nouveau moyen de me prouver son affection et son dévouement, et moi-même je n’aurais point éprouvé ce sentiment de fierté blessée que donne la crainte d’être à la charge d’autrui. Ce sentiment ne saurait être inspiré par celui qu’on aime et qui nous aime.

J’étais réservée à subir cette humiliation douloureuse. M. Bernard osa s’emporter contre ma grand’mère en apprenant que ma dot était perdue ; il lui reprocha vivement de l’avoir empêché d’en faire lui-même le placement, et son humeur se montra si irritable durant quelques jours, que, blessée pour moi-même et indignée pour ma grand’mère des procédés de cet homme grossier, je lui déclarai avec fermeté ma résolution de me retirer à la campagne avec ma grand’mère et d’y vivre du fruit de mon travail. Il comprit que je prendrais sans regret ce parti ; dans sa situation, il redoutait l’éclat ; il devait à ma grand’mère ses plus hautes relations ; elle et moi nous lui étions nécessaires pour faire les honneurs de son salon ; j’étais d’ailleurs devenue, après quelques mois de mariage, grâce au luxe et aux équipages de M. Bernard, ce que la société parisienne, si puérile et si vaine, appelle une femme à la mode ; il ne m’aimait pas, mais j’étais une de ses vanités, et son amour-propre, sinon son cœur, n’aurait pu se passer de moi. Pour me ramener, il comprit, sans deviner mon caractère, qu’il devait dissimuler le sien ; il feignit des délicatesses qui n’étaient pas dans sa nature : je lui sus gré de ses efforts ; il devint empressé auprès de ma grand’mère, et me rattachant aux illusions les plus pures, j’espérai encore durant quelques mois découvrir enfin dans son cœur les qualités qui me l’auraient fait aimer ; mais j’espérais en vain. Plus d’un an s’était écoulé, et mon étude de chaque jour, de chaque minute, avait eu pour résultat de m’ôter toute illusion sur cet homme que je voulais aimer, hélas ! Que peut la volonté en amour ? L’amour ne s’impose pas, il s’inspire ; et quel culte pouvait m’inspirer cet homme sans élévation d’esprit, qui n’était bon que par calcul, qui, ambitieux, ne comprenait pas même la grandeur dans l’ambition ; pour qui les immortelles croyances du monde, l’amour, le patriotisme, le désintéressement, la vertu, n’étaient que des mots vides de sens, qu’il se plaisait à railler ; habile et borné, sensuel et dur, vaniteux et courtisan ?

Avant d’avoir pénétré à fond cette âme commune, l’idée que je pourrais devenir mère me causait un ineffable ravissement ; un enfant aurait été ce complément de mon être que j’avais en vain cherché dans mon mari ; un enfant aurait compris toutes mes pensées et les aurait eues lui-même… Tel était mon rêve.

Ce n’était pas un enfant que désirait M. Bernard, c’était un héritier ; les plus purs, les plus exquis sentiments demeurent à jamais inconnus à certains hommes, car de tels sentiments découlent d’une source divine à laquelle leur cœur ne saurait s’abreuver. M. Bernard éprouvait du dépit de ne pas avoir d’enfant, et son mécontentement se traduisait par des mouvements d’humeur et par des paroles peu courtoises ; son âme vulgaire se trahissait alors comme elle s’était déjà trahie au moment de la perte de ma dot.

Pour moi, je ne m’étonnais plus en l’étudiant de n’être pas devenue mère ; dans une nature délicate en contact avec une nature grossière, l’âme résiste et l’union ne s’accomplit pas. Je finis par ne pas désirer ce bonheur si grand de la maternité, et j’éprouvai par degré un tel éloignement pour cet homme, que je ressentis une joie secrète en découvrant qu’il cherchait ailleurs ce qui pour lui était l’amour.

Mes exigences sentimentales le fatiguaient, disait-il. Après deux ans de mariage, je ne fus plus pour lui qu’une femme dont les relations lui étaient utiles, une maîtresse de maison recherchée qui attirait chez lui une compagnie dont il était flatté.

Il m’obligeait de l’accompagner à la cour et dans les salons des ministres, parfois même à solliciter pour lui. Après avoir ajouté à son nom bourgeois le nom de Valcy, il voulut encore y joindre le titre de baron ; je résistai à ce désir de parvenu, et je ne pus m’empêcher de le railler : il s’emporta ; ma mère intervint et sollicita pour lui. Il fut créé baron !… Je déclarai que je ne mettrais jamais sur mes cartes ce titre ridicule et que je ne permettrais point qu’on me le donnât.