Office de publicité (p. 101-109).


IX

— Résignation. Liberté. Bonheur. —


Je reprochai vivement à ma grand’mère d’avoir cédé à la vanité de M. Bernard ; elle me répondit avec un sentiment de délicatesse touchante, qui me fit réfléchir :

— Nous sommes sans fortune, ma fille, et, pour ma part, je n’ai aucun droit à celle de M. Bernard ; si j’accepte chez lui l’hospitalité et le bien-être, ne lui dois-je pas en retour des égards et de l’indulgence pour ses faiblesses ? Avec un autre homme, je croirais que ton affection et ma reconnaissance suffisent pour m’acquitter ; mais lui, hélas ! je l’ai découvert trop tard, il ne tient compte que des jouissances de la fortune et de la vanité : les premières, il les a obtenues par d’habiles spéculations ; les autres, j’ai contribué à les lui procurer. Il me doit presque sa députation et son rang dans le monde ; il a été mon protégé, il l’est encore, et j’éprouve ainsi moins d’humiliation à habiter chez lui ; car, ma chère enfant, avec le peu de sympathie que vous éprouvez l’un pour l’autre, je ne puis dire que j’habite chez toi. Hélas ! rien n’est confondu entre vous.

En écoutant ma grand’mère, je restai pensive. Ce calcul ingénieux et délicat qu’elle venait de m’exposer avec une sorte de naïveté, me fit comprendre à quel point le luxe et l’élégance, que la fortune de M. Bernard continuait pour elle, étaient nécessaires à sa vie : elle était née dans cette atmosphère ; la réduire à la gêne, lui avouer que pour moi le seul bonheur possible était dans la retraite, dans l’abandon de ces richesses qui blessaient ma fierté puisque je ne les devais pas à un être aimé, c’eût été jeter sur cet esprit léger et placide l’ombre attristée du malheur, hâter le terme de sa vie. Après avoir fait ces réflexions, je pris une résolution inébranlable : celle d’accepter pour ma grand’mère, et désormais sans révolte, le sort que m’avait fait M. Bernard. Si comme elle je ne pouvais me déterminer à servir d’intermédiaire à sa mesquine ambition, comme elle du moins je me fis une loi de m’abstenir envers lui de tout sarcasme et de toute hostilité. Je résolus même de le satisfaire et de lui être utile toutes les fois que je le pourrais sans blesser mes convictions sur lesquelles je ne lui reconnaissais aucun droit. Je devins donc bienveillante pour ceux qu’il aimait, quoiqu’ils me fussent presque toujours antipathiques ; je faisais avec empressement les honneurs de sa maison ; je le suivais dans le monde où il était vain de me montrer. Ces jours-là, il affectait envers moi un ton affectueusement paternel ; il disait devant moi à ses intimes que j’étais fantasque et maladive, qu’il fallait me passer bien des caprices, que ma nature éthérée n’allait pas toujours à la sienne, mais qu’au demeurant j’étais bien la meilleure femme. À ces vulgarités, ma physionomie devenait glaciale, mais je m’abstenais de le railler.

Il se contentait de mon silence, il était ravi de la douceur de mon caractère qui, disait-il, s’était formé, et il s’arrangeait de ce qu’il appelait mon abandon.

Toute intimité avait cessé entre nous ; j’avais ressaisi tout mon cœur, tout mon être ; je trouvais dans l’étude des distractions puissantes ; je recommençais mes rêves de jeune fille, rêves qui n’auraient pas été sans danger si, dans le monde où je vivais, un seul être digne de les réaliser se fût offert à moi ; mais il m’était facile de résister à des fats ou à des ambitieux pour qui l’amour n’était qu’un jeu de fashion ou une intrigue : pas un cœur vrai, pas une âme tendre, pas un esprit généreux ; l’être qui m’attendait n’était pas dans ce monde frivole ; cet être, c’était vous, Frédéric, vous qui viviez dans les fières régions du génie et de la solitude. Plusieurs hommes brillants avaient deviné mon éloignement pour M. Bernard, ils voulurent tenter de me distraire. Ils n’étaient pas dangereux ; en eux comme en lui le cœur manquait ; des hommes célèbres et dont l’âge modifiait les prétentions, songèrent à diriger mon goût pour l’étude. Ceux-là me conseillèrent comme distraction la célébrité ; ils prétendirent que l’expression des sentiments que je cachais à tous intéressait le public. On doit sa part à autrui des richesses de l’intelligence comme des autres richesses, me disaient-ils ; et ils m’engageaient à livrer au monde les secrets de mon âme. Je repoussais cette idée, elle m’épouvantait ; j’élevais et je cultivais mon esprit, non pour briller, non pour produire, mais pour sentir tout ce qui est grand, tout ce qui est généreux, tout ce qui est beau pour exercer les plus nobles facultés que Dieu nous ait données. Il me semblait que j’aurais gâté ces pures joies de l’intelligence en les communiquant à d’autres qu’à l’être aimé. Ainsi, l’appât des vanités avait peu de prise sur mes sentiments. Ce qui m’aurait séduite, ce qui m’aurait attirée, le monde ne me l’offrait pas, je n’avais aucun mérite à rester pure. Je ne trouvais rien qui méritât d’être aimé ; j’en revins à mes amours de jeune fille, à mes poètes préférés, à mes longues rêveries au soleil couchant, à mon enthousiasme pour la nature. J’adorai de nouveau Valcy ; j’étais presque reconnaissante envers M. Bernard de me laisser embellir cette retraite bien-aimée que nous habitions la moitié de l’année. M. Bernard y venait avec nous ; mais il faisait de fréquents voyages à Paris, où l’attiraient des distractions que je feignais d’ignorer et que mon cœur ignorait en effet, puisqu’il n’en souffrait pas. Lorsque j’avais passé un mois de suite dans cette douce solitude, seule avec ma grand’mère, ma vie de jeune fille se ranimait pour moi ; j’oubliais ma situation présente : il me semblait que j’étais redevenue libre, que je pouvais ouvrir mon cœur à toutes les espérances, que le bonheur, que l’amour m’attendaient encore ; parfois je m’enflammais pour mes propres visions : j’éprouvais une ivresse fantastique, une image m’apparaissait.

Frédéric, c’était comme le pressentiment de votre être. Que de fois ces extases solitaires, commencées par un sourire, s’achevèrent dans les larmes ! Que de fois, en me retrouvant, après ces rêves enchanteurs, en face de M. Bernard, cette vulgaire réalité, je maudis le sort qui m’enchaînait ! Mais la pensée de ma grand’mère, dont la vieillesse sereine s’écoulait heureuse, apaisait les révoltes de mon esprit ; je me résignais à l’isolement, je détournais mes yeux du mirage du bonheur : le bonheur d’ailleurs existait-il ? Dans le monde je n’en avais jamais trouvé que l’apparence. Parmi les hommes qui composaient ce qu’on appelle la société d’élite, beaucoup sans doute avaient plus d’intelligence, plus d’élévation que M. Bernard ; mais en avais-je rencontré un seul dont le cœur méritât cet immense amour que je sentais tressaillir en moi ? Je m’habituai donc à penser que le bonheur, tel que le rêve le cœur pur d’une jeune fille, n’est qu’une fatale chimère qui empoisonne la réalité sans rien mettre à sa place, et je répétais souvent le vers d’Young :

Le bonheur, mot d’orgueil démenti par la vie !

Non, le poëte s’est trompé ! non, le bonheur n’est point un vain mot ; non, le Créateur n’a pas mis en nous cette aspiration d’un être vers un être pour ne pas la satisfaire dès ici-bas. Non, l’amour n’est pas impossible ; non, l’union de deux âmes également pures, également belles, n’est pas un rêve, mais le tort de ces âmes est de ne pas se chercher ou de ne pas s’attendre, de consentir à se mésallier, et de n’avoir plus que le regret, que le désespoir, en se rencontrant, de s’être reconnues trop tard !… Oh ! Frédéric, si, une première fois, ignorante de la vie, j’ai compromis ce bonheur sur lequel on devrait veiller comme sur la vertu (car c’est de lui que la vertu dépend), oh ! du moins, durant cinq ans d’isolement dans le mariage, je n’ai point le remords d’en avoir profané le pur désir ! Jamais son image incomplète ne m’attira ; jamais des semblants d’amour ne m’ont émue ; jamais, malgré mon attendrissement et mes combats intérieurs, je n’ai demandé à des passions éphémères de satisfaire des désirs qui aspiraient à l’amour vrai.

Voilà pourquoi, ô Frédéric ! je suis digne peut-être de l’avoir enfin trouvé cet amour ! Voilà pourquoi, lorsque vous m’êtes apparu si grand et si bon dans vos livres, je n’ai pas repoussé l’idée orgueilleuse d’être aimée de vous ; pourquoi aujourd’hui, seule, libre, libre devant Dieu, je viens à vous et vous demande avec assurance : M’aimez-vous ? certaine que vous êtes le vrai bonheur et que vous fuir serait impie !

Ma pauvre grand’mère a emporté dans sa tombe tous les devoirs que ce monde m’imposait. Ce n’est que pour elle que je consentais à partager la fortune de M. Bernard : cet homme m’est étranger, je ne porte pas même son nom ; j’ai gardé celui de ma famille ; je suis inutile à son bonheur, à sa fortune, et depuis bien des années j’aurais séparé mon sort du sien, si j’avais été seule sur la terre. Aujourd’hui, si j’étais seule encore, Frédéric ; si votre amour n’avait été qu’une espérance, ma détermination était prise : la vente de quelques bijoux de ma grand’mère, mon travail, auraient assuré ma vie ; plus de feinte, plus d’apparence de mariage et d’union sacrée, tandis que l’âme est ailleurs. Je romps avec le monde, mais je me réconcilie avec Dieu qui ne veut pas le mensonge de la vertu et l’apparence du devoir ; je redeviens une créature qui s’appartient, pauvre, libre, seule.

Mais suis-je seule, Frédéric ? Ce mot, devais-je l’écrire, tandis que votre image tendre et protectrice est là devant moi, qui m’appelle, qui m’attire, qui me soutient ! Décidez de mon sort, ô compagnon bien-aimé qui m’a cherchée longtemps. Si le bonheur c’est l’amour, n’allons-nous pas être heureux ! »

Chaque détail, chaque expression de cette lettre restèrent gravés dans l’âme de Frédéric. Après l’avoir lue, il n’avait plus rien à apprendre sur la droiture, la candeur fière, la bonté touchante et l’amour de Diane. Cette femme, objet de ses rêves et de ses désirs depuis plus d’un an, était digne de son amour, et elle l’aimait ! Il est des sensations de bonheur qu’il ne faut pas décrire. Le jeune exilé, seul dans sa mansarde, tenant à la main la lettre de Diane, recueilli, immobile et souriant, éprouvait une de ces sensations qui rachètent tous les maux de la vie.

La nuit s’écoula pour lui sans sommeil, mais dans de délicieuses rêveries ; ce mot : à demain, le dernier qu’elle eût prononcé la veille, soutenait son cœur comme une promesse sacrée. Elle si sincère, si délicate dans ses sentiments, ne pouvait manquer à sa parole : elle viendrait, il en était certain, et, à cette espérance, un ineffable assoupissement reposait son corps tout en laissant son âme éveillée par la joie.