Office de publicité (p. 110-128).


X

— Première visite. Projet de fuite. —


Diane éprouvait, de son côté, dans cette veille donnée à l’amour, toutes les inquiétudes d’un bonheur incertain qu’un arrêt humain peut détruire et que le monde peut flétrir aveuglément. Elle était résolue, elle aimait Frédéric, et rien n’arrêtait sa pensée dans l’abandon de tout son être, et cependant, quand le jour se leva, quand demain fut arrivé, et qu’il lui fallut accomplir sa promesse, elle éprouva un indicible effroi. Elle, si pure, si réservée jusqu’à ce jour dans ses actions, comment trouverait-elle la hardiesse nécessaire pour se rendre rue de Rivoli, pour franchir la porte de l’hôtel, pour nommer au concierge M. Halsener, pour monter l’escalier et franchir enfin le seuil de la chambre qu’il habitait ? À l’idée de ces préliminaires indispensables, son amour rougissait, son cœur battait d’épouvante, ses genoux fléchissaient sous elle ; en rêve, elle était venue à lui en supprimant tous les obstacles. La veille, elle avait bien osé, à la nuit tombante, remettre sa lettre au vieux père Mallet ; mais cette démarche n’était rien auprès de celle qui lui restait à faire. Elle hésita longtemps, elle se leva incertaine, une sorte de terreur pudique la retenait ; l’amour l’attirait : l’amour vrai est si puissant !… un regard jeté sur le ciel sombre mit fin à ses irrésolutions.

L’atmosphère était chargée d’un brouillard presque aussi noir que la nuit ; elle envoya chercher un fiacre, et, couverte de ses habits de deuil, le visage caché par un voile de crêpe, elle descendit l’escalier du bel hôtel de M. Bernard, situé rue de Lille.

Comme elle allait monter en voiture, M. Bernard rentrait.

— Quoi madame, vous vous aventurez dans les rues de Paris par ce brouillard ? Mais pourquoi donc allez-vous en fiacre : Jean et le coupé ne sont-ils pas à vos ordres ?

— Je préfère sortir ainsi, répondit Diane toute tremblante. Pour la première fois, elle tremblait devant cet homme.

— Ah ! je comprends, vous sortez pour faire une lugubre et pieuse visite ; mais ne pouviez-vous attendre un jour moins froid ?

— Non, répliqua Diane. Et elle monta en voiture en disant au cocher : Au cimetière du Père-Lachaise ! M. Bernard ne la retint pas. À peine la voiture fut-elle partie, que Diane pleura de honte : elle venait de mentir à cet être qui lui était si inférieur ; elle venait d’accepter la défaite sacrée que lui-même lui avait offerte ; elle lui laissait croire qu’elle allait prier sur la tombe de sa grand’mère. Quelle humiliation pour son âme fière et délicate ! Quelles tortures le monde impose à l’amour le plus pur, quand cet amour est en dehors de ses lois ! Que d’actes monstrueux il sanctionne dans le mariage ! Que de jouissances célestes il flétrit dans l’union libre de deux âmes qui s’entendent ! Ce supplice de toutes les heures, cette vie de dissimulation, cette nécessité de tromper ou d’être déshonorée, Diane ne put en soutenir la pensée. Elle songea à prendre une résolution immédiate : la fuite ; une vie cachée dans la solitude était seule compatible avec son grand et chaste amour. Elle allait vers Frédéric, mais non pour lier avec lui une de ces intrigues banales et passagères qui défrayent les loisirs et les médisances de la société parisienne ; elle allait vers un ami dont elle avait deviné l’amour et pressenti le dévouement ; elle allait lui porter tout son cœur, mais en échange lui demander tout le sien, et sûre de lui comme il le serait d’elle, l’engager à fuir, à chercher sur une terre étrangère la sécurité d’un amour fier.

Cette pensée l’avait raffermie. Arrivée sur la place de la Concorde, elle dit au cocher de fiacre de la conduire à l’église de l’Assomption. Là, elle mit pied à terre, renvoya la voiture, tourna la rue de Rivoli, et, se glissant sous les arcades, elle arriva, cachée sous un voile de brouillard, à la porte de l’hôtel sur laquelle le vieux père Mallet fumait sa pipe. En ce moment, son cœur battait à se briser ; elle demanda d’une voix saccadée qu’elle s’efforça de rendre intelligible :

— Monsieur Halsener ?

— Au sixième, deuxième porte à gauche, répliqua le vieux soldat en ôtant sa casquette.

Diane franchit les premières marches, vacillante, éblouie et se heurtant à chaque pas contre le mur et contre la rampe ; elle montait toujours, mais sans se rendre compte du mouvement machinal de ses pieds : la maison tournait devant elle.

Deux personnes la croisèrent dans l’escalier : elle ne distingua pas leurs traits ; seulement, elle eut peur.

Arrivée à la dernière marche du sixième étage, elle trouva devant elle Eudoxie debout, un balai à la main, et qui lui barrait pour ainsi dire le passage en faisant retomber les ordures de degré en degré. Diane, sans lever son voile, traversa la poussière fétide ; Eudoxie ne reculait point son balai.

— Pardon, madame, lui duit Diane d’une voix douce et faible.

— Ah ! madame, je ne vous voyais point, repartit la grisette d’un ton aigre ; mais qui demandez-vous, madame ? c’est moi qui loge ici !

— M. Halsener.

— Un jeune Allemand ?

— Lui-même. Diane perdait la voix et la contenance sous le regard ardent de la grisette, qui la pénétrait travers son voile.

— Ah ! vous demandez M. Halsener, madame ; je le connais beaucoup : c’est mon voisin ; tenez, la porte en face. Et, conduisant Diane, Eudoxie tira insolemment le cordon de la sonnette de Frédéric ; puis, comme épouvantée de son audace, elle rentra chez elle. Elle avait vu monter Diane ; elle avait reconnu la dame de la veille, et, devinant qu’elle se rendait chez l’exilé, elle n’avait pas hésité, dans son humeur jalouse, à faire jaillir sur les vêtements de deuil de la jeune femme la poussière de la chambre de Frédéric, qu’elle venait de balayer. Diane n’avait pas compris cette intention d’insulte, mais instinctivement elle avait tremblé devant Eudoxie.

Et lorsque le jeune poëte, accourant au bruyant coup de sonnette de la grisette, ouvrit la porte, elle tomba presque sans connaissance dans ses bras en lui disant :

— C’est cette femme qui a sonné ainsi ? Quelle est donc cette femme ? J’en ai peur !

Frédéric, ébloui de bonheur en voyant entrer Diane, ne comprit pas le sens de ces paroles ; il la conduisit en face du portrait de son père, et là, s’agenouillant devant elle, il lui dit avec attendrissement :

— En présence de cette image vénérée, écoutez mes paroles et lisez dans mon âme : Diane, vous m’êtes sacrée ! je vous aime comme la compagne de mes jours ; j’ose accepter votre amour ; j’ose vous dire : Vous avez bien fait de m’aimer, Diane, parce que je sens que par le cœur je suis digne de vous. Par mon père, qui n’est plus, mais qui, je l’espère, m’entend ! par mon pays, mirage adoré de mon exil, par l’honneur, et enfin par cette pensée suprême qui nous dit que Dieu nous voit, je jure d’être à vous pour la vie, Diane ! Disposez de mon sort : que faut-il faire pour vous donner le bonheur ?

— Oh ! le bonheur, vous me l’avez donné ! s’écria Diane éperdue ; vous m’aimez, Frédéric : c’est assez, je suis heureuse ; mais je le suis après une longue attente, après avoir désespéré de l’amour, et le ravissement que j’éprouve me rend craintive. Je me méfie de la destinée ! il me semble qu’elle me dispute déjà le bien si longtemps imploré.

Partons, Frédéric, mettons notre bonheur à l’abri ; le monde qui nous entoure me remplit de terreur : ici la société m’enserre ; peut-être, à l’heure qu’il est, elle m’épie, jalouse de ma félicité. Depuis un an, Frédéric je venais à vous par la pensée. Eh bien, aujourd’hui, quand j’ai dû prononcer votre nom (que je n’avais jamais dit qu’à Dieu), monter votre escalier, passer le seuil de votre porte, j’ai cru mourir. Je n’ai pas peur pour moi, Frédéric, j’ai peur pour notre amour ; tout ce qui est bon, tout ce qui est vrai, tout ce qui est saint doit se cacher dans une société où la méchanceté, le mensonge et la profanation des cœurs dominent. Déjà le sourire et l’air insultant de cette femme m’ont fait comprendre comment le monde nous jugerait.

— De quelle femme parlez-vous ? s’écria Frédéric. Je n’avais pas compris ; tout entier au bonheur de vous voir, je me croyais ailleurs que sur la terre.

— Quelle est cette femme qui se dit votre voisine et qui a tiré si impérieusement le cordon de votre sonnette ?

— La fille de mon concierge, qui aide quelquefois son père dans mon service.

— Je tremblais qu’elle ne m’eût reconnue ; mais je vois que cette frayeur était vaine. N’importe, Frédéric, il faut compatir à mes craintes ; que désormais le père de cette fille ait seul l’accès de cette chambre, qu’elle n’y entre jamais ! Elle pourrait m’y rencontrer, et cette figure, qui s’est montrée tout l’heure à moi comme une apparition menaçante, m’épouvante, je ne sais pourquoi !

En ce moment, un coup de sonnette fit tressaillir Diane.

– C’est elle encore, j’en suis sûre, dit-elle en devenant très-pâle.

Frédéric l’entoura de ses bras, et, la baisant au front, il lui dit avec grâce et tendresse :

– Ma femme bien-aimée, nous pouvons partir, dans une heures, pour la Suisse, l’Italie, ou tout autre lieu que tu désigneras, mais ; d’ici là, je ne veux pas qu’une sensation pénible vienne te troubler chez toi ; reste assise là et écoute, mon ange, si j’exécute bien tes ordres.

Et laissant Diane dans la pièce qui lui servait de cabinet de travail, il traversa la chambre et alla ouvrir sa porte. C’était en effet, la grisette qui avait sonné.

– Que voulez-vous, mademoiselle ? dit le poëte d’un ton à faire mourir Eudoxie.

– Ce sont vos cravates que j’apporte, mais je vois que vous n’êtes pas seul, que vous êtes occupé… Pardon, je me retire.

– Mademoiselle Mallet, reprit le poëte, je désire, à l’avenir, n’avoir affaire qu’à votre père ; ne prenez donc plus la peine de m’apporter mon linge. Vous m’avez compris, et maintenant sortez ! Irrité d’avoir été arraché au bonheur, par ce dérangement prosaïque, il avait renfermé rudement sa porte sur l’amoureuse fille qui rentra éperdue dans sa chambre et s’évanouit.

– Oh ! Shakspeare a raison, dit Frédéric en revenant auprès de Diane, à côté des scènes tendres et émouvantes le hasard place toujours comme contraste des scènes vulgaires et bouffonnes. Je contemplais votre beauté divine, j’écoutais vos paroles d’amour, et voilà que la fille de mon portier vient troubler mon extase en m’apportant des cravates.

Diane se prit à rire.

– En vérité ; j’étais folle d’avoir peur ! dit-elle avec une aimable gaieté. Cette pauvre fille est un peu curieuse, voilà tout : vous l’avez chassée trop rudement.

– Je l’aurais précipitée par la fenêtre !

– Est-elle belle ? reprit Diane en souriant.

– Belle, je l’ignore, je ne l’ai jamais regardée, je ne sais pas si elle est brune ou blonde, ajouta-t-il avec une candeur germanique tout à fait charmante. Et maintenant, mon ange, plus de trouble : notre sécurité, c’est notre amour ; il n’est au pouvoir de personne sur la terre de nous désunir ; Dieu seul le pourrait, et Dieu est trop bon pour le vouloir. Ce doit être, d’ailleurs, un spectacle agréable au Créateur que l’accord de deux âmes réunis par l’amour et dont l’amour double les facultés généreuses. Oh ! ne sens-tu pas, mon amie, que l’enthousiasme, la charité, les saintes croyances que tu portais en toi, ont maintenant des ailes ? Ne sens-tu pas qu’ensemble nous serons plus forts, plus dévoués à ceux qui souffrent ? Oui, l’amour nous rendra meilleurs, car l’amour qui nous a attirés l’un vers l’autre, c’est un sentiment qui renferme en lui toute sagesse, toute vertu, toute bonté. En lisant ta lettre, ô ma sœur, je t’ai connue tout entière, et j’ai retrouvé dans les souffrances de ton cœur celles que mon propre cœur avait ressenties dans la solitude. Nous étions appelés l’un vers l’autre depuis longtemps, et maintenant réunis pour toujours ?… En parlant ainsi, il étreignit Diane sur son cœur ; Diane ne le repoussa point. Ils restèrent quelques instants dans une muette et chaste extase où leurs âmes étaient confondues.

— Oh ! partons ce soir même ! s’écria Frédéric, comme s’éveillant, tout à coup d’un ineffable sommeil ; Paris n’est pas digne d’abriter notre bonheur. Ma souveraine, où veux-tu me conduire ? Parle, j’obéirai.

— Tu m’as donné tantôt le nom de sœur, répliqua Diane en déposant sur le front de son amant un pudique baiser ; eh bien, durant quelques jours encore, sois mon frère !

— Oh ! non, dès à présent ton amant… ton époux : pourquoi ces jours d’attente ?

— Avant de quitter la France, il me reste des devoirs à remplir. Celle qui m’a tenu lieu de mère vient à peine de quitter la terre ; l’amour m’a conduite vers toi, mais avant de te suivre à jamais, je dois assurer une tombe à ma pauvre grand’mère. Ce soin, je ne dois point le laisser à M. Bernard ; je veux acquitter moi-même, avec toi, les frais de cette sépulture respectée, je dois aussi un souvenir à quelques vieux serviteurs de Valcy. Nous nous occuperons ensemble de ces détails ; il te reste à toi-même des affaires à régler, des amis à revoir. Eh bien, durant ces jours d’attente, je serai ta sœur ; sois mon frère. Tu comprends que je ne puis t’appartenir avant d’avoir quitté pour jamais la maison de cet homme.

— Et pourquoi pas dès ce soir ? s’écria Frédéric. Laissons à quelques amis l’exécution des soins pieux qui te préoccupent et ne tentons pas le sort en différant d’être heureux.

— Fiancés depuis un an par l’amour, reprit Diane, donnons quelques jours au bonheur de nous mieux connaître, de lire dans le cœur l’un de l’autre, d’y découvrir tous les sentiments tendres qui s’y sont depuis si longtemps amassés. Laisse-moi pendant quelque jours encore être ta fiancée ; je le désire, je l’exige, dit-elle en l’embrasant tendrement.

— Qu’il en soit selon ta volonté, mais chaque jour je te verrai ?

— Oui, chaque jour je viendrai ici en tremblant, mais heureuse ; chaque jour nous rapprochera du bonheur ; et, d’ailleurs, ne sommes-nous pas déjà bien heureux ? ajouta-t-elle en regardant Frédéric avec ravissement.

— Il faut que nous le soyons plus encore. Ta présence adorée m’enivre, Diane ; tu es trop belle pour que je puisse attendre, Diane, tu m’aimes trop pour prolonger ce supplice !

— Oui, je t’aime trop, Frédéric, et je suis trop fière de toi pour ne pas compter sur ta promesse ; je suis ta sœur, rien que ta sœur, jusqu’au jour où nous partirons ensemble. Au lieu de m’affaiblir, soutiens-moi.

Et, comme pour échapper à la langueur qui la gagnait, elle prit en souriant le bras de Frédéric.

— C’est donc ici ton cabinet de travail, dit-elle ; voyons tes livres, dis-moi des vers, laisse-moi toucher tes armes. Oh ! que de douces choses nous aurons à faire pendant les heures où nous serons réunis ; va, le temps passera bien vite.

— Oui, en te regardant, en t’embrassant, car quels livres valent l’amour ! quels vers valent un baiser !

Diane lui résistait et lui cédait tour à tour ; elle feuilletait les livres, lisait les papiers et aspirait les fleurs du balcon. Plusieurs heures se passèrent ainsi ; l’approche du soir commençait à rendre plus sombre ce jour crépusculaire.

— Voici la nuit, dit-elle, il faut partir !

— Oh non, ce n’est pas encore la nuit, dit Frédéric, se souvenant du mot de Roméo.

Tandis qu’ils oubliaient les heures, que faisait la fille du vieux soldat ? Sortez ! lui avait dit le jeune poëte en repoussant sa porte sur elle ; et, frappée au cœur par cet affront, elle s’était réfugiée chez elle en répétant : Il m’a chassée ! Elle resta quelques instants comme anéantie ; puis, rappelée à la vie par une pensée poignante, elle se souleva, et, frappant du poing le mur qui séparait sa chambre de celle de l’exilé, elle répéta avec rage :

— Il est là avec une autre femme ! et moi, il m’a chassée ! chassée, moi qui, depuis deux ans, veille sur lui ; moi qui, pour tant de soins, pour tant de tendresse discrète, ne lui demandais que de me permettre de le servir. Il m’a chassée ! chassée pour toujours ! Cette femme, j’en ai le pressentiment, viendra chaque jour ici ; cette femme entrera dans cette chambre où seule j’entrais autrefois ! Mais qui est-elle donc cette femme ? Il doit l’aimer je l’ai compris hier à son émotion en recevant sa lettre. Va-t-elle l’épouser ? Est-ce une jeune fille ?… Non, une jeune fille ne viendrait pas chez lui ; il irait chez elle. C’est un amour défendu, c’est quelque femme mariée. Oh ! si c’est une femme mariée, je le saurai et je me vengerai.

Cette pensée pénétra dans son cœur et n’en sortit plus.

Elle pleurait silencieusement sans travailler ; la nuit vint, et ne lui rappela pas qu’elle devait descendre pour le repas du soir.

La chambre de Frédéric ne s’était pas ouverte.

La dame en deuil était donc encore là.

— J’attendrai qu’elle descende, pensait la grisette, et je la suivrai ! Et, l’oreille tendue, attentive au moindre bruit, elle restait debout appuyée contre la porte. Elle entendit quelqu’un monter l’escalier. C’était le vieux sergent qui, en peine de sa fille, venait la chercher pour dîner. Eudoxie ouvrit à la voix de son père.

— Je suis malade, dit-elle, je ne descendrai point.

— Alors ta mère va monter pour te soigner.

— Non, ce n’est qu’un peu de fatigue, j’ai besoin de repos, laissez-moi.

Tandis qu’elle résistait aux instances de son père, la porte de Frédéric s’ouvrit et il sortit donnant le bras à Diane. Eudoxie les aperçut.

— Je vous suis, dit-elle à son père, descendons.

Elle se trouva à côté des deux amants comme ils touchaient la première marche de l’escalier. Diane pressa le bras de Frédéric à la vue de la grisette, lui tourna vivement la tête, et dit au vieux sergent qui marchait derrière sa fille :

— Jusqu’à ce jour, M. Mallet, je n’ai eu qu’à me louer de votre service ; aussi je crois pouvoir compter sur vous avec confiance. Madame est ma sœur, — l’ancien soldat s’inclina — durant quelques jours elle viendra me voir ; je vous recommande le plus grand respect pour madame : — le soldat s’inclina de nouveau. Voici la clef de ma chambre, je désire que, désormais, vous seul y entriez.

— Cela suffit, M. Halsener, mais…

Le vieux sergent allait demander quelques explications à Frédéric qui ne lui en laissa pas le temps : Diane l’entraînait ; ils descendirent tous deux rapidement l’escalier.

— Aurais-tu mécontenté M. Halsener ? dit le bon père à sa fille.

— Mécontenté ! sans doute, pour lui avoir porté ses cravates tantôt, répondit aigrement la grisette. En vérité, mon père, il faut qu’il ait bien peur que l’on ne voie cette dame qu’il fait passer pour sa sœur et qui, j’en suis sûre, est tout autre chose.

— Comment parles-tu là, ma fille ?

— Mais je vous dis que ce n’est pas sa sœur, répéta la grisette tout entière à sa préoccupation.

— Et que nous importe à nous ? M. Halsener est un brave jeune homme, doux, poli, qui nous paye bien ; nous devons le servir sans nous mêler de ses affaires.

— Quoi vous vous prêteriez… ?

— Tous les jeunes gens ont des amourettes, et excepté que M. Halsener se fût avisé de prendre garde à toi !…

— Vous êtes bien tranquille de ce côté-là, n’est-ce pas, mon père ? interrompit la grisette avec une profonde amertume.

— Je n’ai donc rien à redire à sa conduite ; je serais même bien aise qu’il prît un peu de plaisir, il était toujours si triste, cela le distraira ; d’ailleurs, pourquoi cette dame ne serait-elle pas sa sœur comme il l’a dit, pourquoi ne le croirions-nous pas sur parole ?

— Parce que, si c’était sa sœur, il ne m’aurait pas interdit l’entrée de sa chambre ; parce que, si c’était sa sœur, elle n'aurait pas rougi devant moi ce matin. Serait-il resté ainsi enfermé plus de trois heures avec sa sœur ? Voyons, mon père ?… Mais vous savez bien que ce n’est pas sa sœur ; c’est la même dame qui hier soir nous a remis en tremblant une lettre. Vous ne faites donc attention à rien, vous, vous n’y voyez donc pas ?

— Hé ! hé ! hé ! dit le vieux soldat en riant, tu y vois clair pour moi, ma fille.

— Eh bien, en ce cas, promettez-moi de me dire tout ce que vous découvrirez touchant cette dame, et je vous l’expliquerai, moi.

— Cela t’intéresse donc beaucoup ?

— Oui, cela m’amusera, répliqua la pauvre fille avec un sourire douloureux.

— Eh bien, soit, je ferai des observations pour toi, petite curieuse. Et appliquant du bout des doigts une légère tape caressante sur la joue de la jeune fille, il entra avec elle dans la loge où la bonne Marianne avait servi le souper en les attendant.

Eudoxie ne soupa pas. Elle s’assit dans le grand fauteuil de son père, à côté de la porte de la loge, de manière à voir rentrer et sortir tous les locataires.

— Tu ne manges donc pas et tu ne travailles donc pas ce soir ? lui dit sa mère.

— Je me sens fatiguée ; je vais faire un somme sur ce fauteuil.

Et elle fit semblant de dormir.

Elle épiait la rentrée de Frédéric.

« Il ne pourra passer, pensait-elle, sans demander sa clef et de la lumière à mon père, et sans que je le revoie. »

Le voir était pour elle un si grand bonheur, que même en ce moment d’orage intérieur, cette espérance lui souriait. Après une heure d’absence Frédéric rentra. Il dit au père Mallet de venir le lendemain de bonne heure faire sa chambre ; puis il prit son bougeoir sans regarder Eudoxie.

À peine fut-il monté, qu’elle se hâta de le suivre. Elle l’entendit marcher à grands pas ; puis aucun bruit ne parvint plus jusqu’à elle. Cependant, elle ne se coucha point ; elle n’aurait pu dormir, poursuivie par l’image de Diane et par la pensée que Frédéric pouvait sortir encore pour aller la retrouver. Frédéric, de son côté, ne dormait point. Il passa la nuit dans une ardente et poétique insomnie. Durant plusieurs heures il ne put que répéter le nom de Diane et tendre les bras à son image qu’il évoquait. Insensiblement, le tumulte de ses pensées s’apaisa, et il retrouva assez de sérénité d’esprit pour écrire des vers qu’elle lui avait demandés.

Lorsqu’il était allé la reconduire, appuyés sur le bras l’un de l’autre, ils avaient, pour prolonger le bonheur d’être ensemble, traversé à pied la rue de Rivoli, la place de la Concorde, le pont de la Chambre, et ils étaient parvenus presque sans s’en douter aux premières maisons de la rue de Lille, à peu de distance de l’hôtel de M. Bernard.

— Il faut nous séparer, dit Diane, s’arrêtant devant le mur de clôture d’un jardin dont les arbres projetaient leurs rameaux jaunissants sur leurs têtes.

Un pâle croissant de la lune se jouait au travers de ces rameaux dépouillés. Le lieu était solitaire ; aucun passant ne se faisant entendre, Frédéric appuya ses lèvres sur le front de Diane en lui disant :

— Vois, la lune semble nous sourire.

Diane leva les yeux vers le ciel.

— Je n’oublierai de ma vie ce tableau, lui dit-elle, ces branches dépouillées sur nos têtes, cette lune amie et ce baiser échangé devant Dieu ! Ô mon poëte ! en attendant demain, fais des vers sur ce souvenir ; la poésie calmera l’impatience de l’amour.

Après un nouveau baiser, elle le quitta tristement et rentra dans la maison de celui qui, devant la loi, était son maître.