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XIII

— Le cimetière. —


La veille, en rentrant chez elle, Diane avait, à l’issue du dîner, prévenu M. Bernard et son frère qu’elle partirait le lendemain pour Valcy, où elle désirait passer les premiers jours de son deuil. Le député consentit à l’absence de sa femme, y mettant toutefois pour condition qu’elle reviendrait bientôt pour faire les honneurs de son salon.

Diane s’était inclinée en signe d’acquiescement et avait pris congé des deux frères qui sortirent pour aller à l’Opéra.

Malgré la gravité de la résolution qu’elle devait exécuter le lendemain, la jeune femme dormit d’un sommeil calme que l’image adorée de Frédéric vint seule agiter doucement. Son cœur était heureux, sa conscience était en paix ; elle avait acheté cinq ans de souffrance et de résignation un bonheur dont, pensait-elle, elle ne devait compte qu’à Dieu.

Le lendemain arriva. Ce jour, nous l’avons dit, s’était levé sombre et froid ; mais qu’importent la neige et le verglas à ceux que l’amour échauffe de sa flamme ? qu’importe le deuil de l’atmosphère aux regards radieux des amants ? Ne portent-ils pas en eux-mêmes la chaleur et la lumière ?

La femme de chambre de Diane, en venant l’éveiller aux premières lueurs de l’aube, laissa échapper des exclamations de surprise sur l’inébranlable résolution qu’exprima sa maîtresse de partir seule pour Valcy malgré la rigueur du temps. Une voiture de remise, louée la veille par Diane, venait d’arriver ; on y chargea ses paquets de voyage. Tout dormait encore dans l’hôtel. La femme de chambre dit avec un sourire significatif à sa maîtresse que monsieur le baron était rentré bien avant dans la nuit et qu’il avait donné ordre à son domestique de ne l’éveiller qu’à l’heure du déjeuner. Cette circonstance imprévue augmenta la sécurité de Diane, et elle quitta sans trouble, sans verser une larme, cette brillante demeure, étrangère à son cœur, où elle avait tant souffert. Sa femme de chambre l’aida à monter en voiture. La neige tombait en tourbillons et le froid était intense.

— Laissez-moi vous accompagner, je vous en prie, madame, lui dit avec un accent ému cette fille qui la servait depuis plusieurs années.

— C’est inutile, je dois partir seule ; mais avant huit jours…

— Avant huit jours j’irai vous rejoindre, n’est-ce pas, madame ?

— Avant huit jours, reprit Diane, si je ne suis pas de retour, vous passerez chez mon notaire ; il y aura une lettre pour vous et d’autres pour mes amis de Paris. Puis, lui pressant affectueusement la main, elle lui fit signe de s’éloigner et donna ordre au cocher de la conduite au cimetière du Père-Lachaise.

La voiture roulait rapidement ; l’air, le mouvement, la pensée toujours présente de Frédéric, chassaient toute impression funèbre de l’esprit de Diane. Elle allait prier sur la tombe de sa grand’mère ; mais son amant serait auprès d’elle : ce cœur qui l’adorait serait là vivant près de cet autre cœur glacé qui l’avait aimée ! Malgré le souvenir tendre qu’elle gardait à son aïeule, malgré l’image si récente encore de son agonie, la mort en cet instant, par un miracle de l’amour, était vaincue par la vie, la douleur et le deuil par la radieuse ivresse du bonheur pressenti. Que de trésors de consolations la Providence a mis dans les cœurs épris !

Lorsque Diane arriva au cimetière, la neige avait cessé de tomber ; sa couche épaisse, durcie et brillantée par un froid vif, couvrait la terre d’un linceul uniforme. Ce vaste enclos semé de sépultures était désert ; les monuments funéraires, recouverts d’un blanc manteau de frimas, ressemblaient à des spectres qui, à cette heure matinale, s’étaient levés de leurs tombeaux et erraient dans la froide enceinte sans craindre la rencontre des vivants.

Diane, accompagnée par un gardien, fut longtemps avant de pouvoir reconnaître la place réservée où avait été déposée sa grand’mère. Le tombeau n’était point terminé ; un treillis en bois et des fleurs maintenant couvertes par la neige occupaient la place destinée au marbre du monument. Diane s’agenouilla ; Frédéric n’était pas encore arrivé. Le gardien s’éloigna et la laissa seule. Couverte de ses vêtements de deuil, immobile sur la terre glacée, la tête penchée sur sa poitrine, en signe de recueillement, sa sombre silhouette se détachait telle qu’une statue de marbre noir sur le fond blanc du sol. Elle avait fermé les yeux comme pour échapper à toute distraction extérieure ; elle s’efforçait même, mais en vain, d’éloigner l’image de Frédéric et d’élever tout entière son âme vers l’âme de sa grand’mère, qui, pensait-elle, s’occupait dans un autre monde des sentiments qu’elle lui gardait. Elle se rappelait avec attendrissement les soins maternels dont elle avait entouré son enfance, sa jeunesse écoulée auprès d’elle, si heureuse, si sereine ; elle revoyait Valcy, ses frais paysages, son joli château ; elle replaçait dans son salon qui s’ouvrait sur le parterre sa grand’mère élégante, aimable et bonne, et qui lui avait fait de si belles, de si insouciantes années ; puis ses souvenirs se reportaient à ce fatal mariage consenti si légèrement par l’aïeule mondaine, mais sur lequel elle avait été la première à gémir et à pleurer. Diane avait été consolée et soutenue par sa tendresse durant ses années d’épreuves, et elle ne l’avait jamais accusée d’en avoir été la cause. Dans cette âme un peu faible, mais si affectueusement dévouée, elle avait épanché toutes les douleurs et toutes les joies de sa vie ; il y a huit jours encore, elle lui confiait l’aveu de son amour pour Frédéric, et maintenant cette âme n’était plus là pour l’entendre ! Diane cherchait en vain à se remettre en communication avec elle ; ses aspirations les plus ardentes ne pouvaient la rappeler, ses sanglots n’éveillaient plus la voix aimée qui s’était éteinte dans la mort. Quel désespoir dans l’impuissance de celui qui survit et qui voudrait en vain ranimer, ne fût-ce qu’un instant, l’être aimé qui n’est plus ! Nos désirs, nos larmes sont superflus ; la mort est inerte et muette, et semble railler par son silence éternel l’illusion de la douleur. Alors la douleur se rattache aux derniers échos de cette vie disparue sur laquelle on pleure. C’est ainsi que Diane, agenouillée sur la tombe de son aïeule, pensait à ses dernières paroles, à cette nuit d’agonie où elle l’avait entendue la bénir et lui dire : Sois heureuse, ma fille, heureuse avec lui qui t’aime ; je vais près de Dieu intercéder pour votre bonheur. Ces paroles, les dernières sorties d’une bouche vénérée, avaient été pour Diane une sorte de consécration de son amour ; et maintenant que l’heure approchait où elle allait s’abandonner tout entière à cet amour, son âme implorait, pieuse et attendrie, l’appui de cette âme protectrice qui veillait sur elle près de Dieu.

Perdue dans une aspiration extatique, elle avait oublié jusqu’au lieu où elle se trouvait. Elle semblait se dérober par degrés aux sensations physiques ; le froid l’avait insensiblement engourdie : elle était pâle, glacée et immobile comme si la mort se fût emparée d’elle. Les images flottantes qui traversaient sa pensée luttaient seules contre l’anéantissement de son être ; il lui semblait que son âme se détachait de son corps, attirée doucement vers l’âme souriante de sa grand’mère, et qu’elle traversait des régions où régnaient un calme et une mansuétude inconnus ici-bas. Elle entendait des voix qu’elle croyait reconnaître comme celles qui lui parlaient autrefois en rêve durant ses belles années écoulées à Valcy. Son âme montait toujours, mais tournée vers la terre et ne pouvant se détacher de l’âme de son amant, qui, à son tour, déployant tout à coup ses ailes, la rejoignait et se confondait à elle dans ce monde surnaturel où les voix qui l’avaient appelée répétaient : « Montez, montez encore ! venez au sein de Dieu abriter votre amour ! »

Elle eut durant quelques instants la vague perception de ce rêve ; puis tout s’effaça, et elle ne sentit plus rien qui laissât quelques traces dans son souvenir. Elle était complétement évanouie.

Frédéric venait d’entrer dans le cimetière : il avait cherché Diane, et n’avait pas tardé à la découvrir dans l’attitude de la prière. Il s’était approché d’elle ; mais, n’osant la troubler dans son recueillement, il s’était arrêté à quelques pas de la tombe et la contemplait avec ravissement. Tout à coup, étonné de son immobilité, il l’appelle, Diane ne répond point ; il s’élance vers elle, elle ne tourne pas la tête, elle reste agenouillé, affaissée, sans mouvement ; il la relève en l’appuyant sur son sein, il pousse un cri déchirant. Dans ce lieu, tout lui parlait de mort, et un instant il fut déchiré par l’horrible pensée que la mort l’avait frappée ! Mais non, son cœur bat, sa bouche respire ; il la soulève dans ses bras, traverse en courant le cimetière et va la déposer dans la voiture qui les attendait. Réchauffée par les baisers de son amant, Diane rouvre les yeux et ses joues se colorent des teintes de la vie.

— Oh ! fuyons, s’écrie Frédéric qui ne pouvait maîtriser sa terreur, fuyons ce lieu sinistre. Pourquoi attrister notre amour par des images de deuil et des pressentiments de malheurs ? Diane, il faut vivre l’un pour l’autre ! Diane, il faut que nous soyons heureux, heureux par notre amour, heureux par l’enthousiasme, heureux de tout le bonheur que donnent la jeunesse et la vie ! Laissons les morts, les morts sont jaloux. Ô ma bien-aimée ! je deviens pusillanime, superstitieux, fou, à la seule pensée que je pourrais te perdre !

— Me perdre ! jamais ! dit la jeune femme avec un mélancolique sourire ; nous étions réunis là-haut comme ici-bas. Et elle voulut lui raconter son rêve.

— Non, non, dit-il en étouffant ses paroles sous ses caresses, plus de ces pensées désormais, Diane, plus de désirs d’un monde meilleur, en est-il un qui vaille la terre quand on a l’amour ? La terre est un séjour splendide et heureux. Que de sites variés, que de paysages sublimes elle va dérouler sous nos yeux ! Nous allons parcourir les plus riantes contrées, voir ses cités les plus célèbres. Les hommes sont bons, généreux ; nous les aimerons comme des frères, nous leur donnerons une part de notre bonheur ; nous verserons sur eux le trop-plein de notre amour. Diane, je suis transformé, je ne me sens plus le même homme ! Que je suis fort et ardent, mon amie, à présent que j’ai l’assurance que tu es tout à moi, pour toujours ! Je ne suis plus le rêveur incomplet qui plaçait ses jouissances dans des songes ; mon amour, mon admiration sont pour toi, pour toi qui vis, pour toi qui me regardes, pour toi qui seras ma femme. Et tant de passion et de jeunesse débordèrent dans ses transports, que Diane en fut presque effrayée.

— Mon Dieu murmurait-elle, si ce bonheur allait ne pas durer !

— Oh ! ne parle pas ainsi ! répliqua-t-il avec un regard suppliant. Vois, cette voiture nous emporte chez nous ; encore quelques minutes et nous serons réunis dans ma riante mansarde, seuls, heureux, enivrés ; ce soir, enfermés dans une chaise de poste, nous fuyons à la frontière, nous doublons les guides du postillon, afin que, joyeux, malgré la rigueur du froid, il nous conduise plus vite. Te peins-tu les délices de cette première nuit passée en voiture ? Et demain, demain, libres ! hors de France ! Le monde est à nous ! plus de craintes, plus d’entraves ! Oh ! tu le vois bien, notre bonheur est durable ; n’a-t-il pas sa source dans notre amour ?

Diane se laissait gagner par la joie naïve de son amant. Comme lui, elle aspirait à la réalité du bonheur. Son sang refluait vers ses joues, son cœur battait plus vite, elle sentait comme une surabondance de vie.

Le soleil avait percé les brumes du matin ; ses rayons se jouaient maintenant sur la neige comme pour éclairer ce jour qui s’était levé si sombre. La voiture venait d’entrer dans Paris le mouvement des passants, le bruit des voix, tout ce murmure vivace de la foule, chassaient bien loin les funèbres images du cimetière. Arrivés près de la rue de Rivoli, Frédéric ferma les stores par prudence ; Diane baissa son voile, et quand la voiture s’arrêta devant la porte de l’hôtel, elle put se glisser sans être vue jusque sous la porte cochère. Frédéric donna ses derniers ordres au vieux père Mallet pour le transport des bagages chez le carrossier, qui devait, à la nuit, leur amener une chaise et des chevaux de poste ; puis il rejoignit en courant Diane qui franchissait avec crainte les premières marches de l’escalier. Ils parvinrent sans rencontre jusqu’au sixième étage, et lorsque enfin la porte de la mansarde du poëte se fut refermée sur eux, ils s’écrièrent : Sauvés ! heureux !

— Ô mon Dieu, je vous remercie ! ajouta Frédéric dont la joie éclata par un élan de reconnaissance vers la Divinité. Et il embrassait Diane en répétant : Sauvés ! heureux !

En ce moment, Eudoxie, l’œil collé sur le trou invisible qu’elle avait pratiqué dans la cloison, entendait leurs paroles et était témoin de leur félicité. Retentant sa respiration et comme pétrifiée par la douleur, elle regardait avidement Diane assise sur les genoux de l’exilé. Qu’elle était belle ainsi ! Ses yeux brillaient de cette flamme plus qu’humaine que l’amour seul donne au regard ; son front souriait de concert avec ses lèvres ; les boucles de ses beaux cheveux que la fraîcheur du matin avait rendues plus flottantes, encadraient ses joues fraîchement colorées et son cou d’une blancheur éblouissante. Comme jaloux de ses trésors voilés, Frédéric soulevait les légères spirales et appuyait ses lèvres sur ce cou de cygne : Diane le grondait tendrement ; elle s’éloignait, puis revenait à lui. Ils riaient tout haut de ces mille folies que la tendresse suggère ; ils étaient gais et insoucieux comme des écoliers : l’amour ramène le cœur à toutes les naïvetés de l’enfance. Ils déjeunèrent ensemble ; c’était le premier repas qu’ils faisaient réunis. À combien de touchantes puérilités et d’amoureux enfantillages ne se livrèrent-ils pas ?

La malheureuse Eudoxie était torturée par le spectacle de leur bonheur, et pourtant elle ne pouvait en détourner les yeux. Le temps marchait ; mais elle savait qu’ils ne devaient partir qu’à la nuit ; elle avait donc devant elle plusieurs heures pour se venger, et sa vengeance était sûre. Quand leur repas fut terminé, ils se promenèrent dans la chambre, appuyés sur le bras l’un de l’autre ; puis ils s’arrêtèrent devant la glace. Elle dit à Frédéric :

— Que tu es beau, regarde ! Oh ! que j’aime tes nobles traits où je lis si bien ton âme !

— C’est toi qui es belle ! c’est toi qui m’enivres ! répondit-il. Et il l’enlaça tout entière dans ses bras. Le regard d’Eudoxie se troubla, son œil s’injecta de sang ; elle ne vit plus rien, elle entendit seulement la voix de Frédéric qui répétait : — Tu es à moi ! bien à moi ! Est-il vrai ? n’est-ce point un rêve ? – À toi, à toi pour la vie ! répondait Diane. – À lui ! murmura sourdement la grisette, à lui ! cette femme d’un autre ! Oh ! il faut qu’elle soit punie, il est temps !

S’arrachant alors avec un effort désespéré à la poignante contemplation de leur ivresse, elle rentra dans sa chambre, saisit une lettre ouverte sur sa table, y ajouta précipitamment quelques lignes, la ferma, puis franchit comme un trait l’escalier. Arrivée sous la porte cochère, elle heurta son père sans le voir et sans lui répondre quand il lui demanda où elle allait. Accoutumé aux brusques allures de sa fille, le vieux sergent ne se préoccupa pas autrement de cette sortie, et la malheureuse fille continua sa course rapide. Tout à coup ses jambes tremblantes et ses regards égarés se refusèrent de la conduire : elle était arrivée sur la place de la Concorde ; elle alla se heurter contre un cabriolet vide qui passait.

– Mademoiselle veut-elle monter ? lui demanda le cocher.

– Oh ! oui, dit-elle, comme se parlant à elle-même, j’irai plus vite. Et elle se plaça dans la voiture en disant : 60, rue de Lille. Au bout de quelques minutes, le cabriolet s’arrêta devant la porte de l’hôtel de M. Bernard.

– Demandez au concierge si M. le député est chez lui, dit Eudoxie au cocher. Celui-ci obéit et revint !

– Le concierge m’a répondu que M. le baron était à ce moment à déjeuner.

– Eh bien, qu’on lui porte ce dessert-là, répliqua Eudoxie dont le langage trahissait la vulgarité. Et elle remit au cocher la lettre qu’elle tenait froissée entre ses mains ; puis, comme effrayée de son action et voulant pourtant s’interdire la possibilité d’y revenir, elle donna ordre au cocher de la reconduire très-vite rue de Rivoli. Quand elle se retrouva seule, elle eut peur : elle entendait dans l’appartement du poëte un bruit confus de baisers ; elle n’osa plus regarder, il lui semblait maintenant qu’elle serait découverte et que Frédéric devinerait en la voyant le danger qui menaçait Diane. Puis, l’horreur de l’action qu’elle venait de commettre la remplissait d’épouvante ; elle sentait venir la vengeance qu’elle avait préparée : elle croyait entendre des bruits de pas dans l’escalier. Accroupie plutôt qu’assise sur une chaise, elle écoutait, le cou tendu et comme frappée de stupeur.

Si elle eût eu le courage de regarder en cet instant dans la chambre des deux amants, elle les eût vus se souriant, assis amoureusement l’un près de l’autre et portant sur leurs beaux visages l’empreinte de cet ineffable ravissement que donne l’amour.