Office de publicité (p. 144-164).


XII

— La veille du départ. —


Frédéric et Diane, tout entiers au bonheur de se retrouver ensemble, ne se doutaient point des commentaires du député et de l’agent de change, et ne pensaient pas davantage à se préoccuper de l’espionnage de la grisette jalouse.

Le bonheur rend distraits et imprudents ; radieux comme doivent l’être deux êtres également purs, également nobles, également beaux, lorsqu’un amour mutuel les réunit et les confond, ils ne pensaient qu’à eux-mêmes. À peine la porte de la riante mansarde du poëte se fut-elle refermée sur le couple heureux, que Diane, rejetant son voile et son chapeau, sauta gaiement au cou de son amant en lui disant :

— Je te gardais une surprise ! devine !

— Nous partons ce soir ?

— Non, point ce soir, mais demain. J’ai passé la nuit à réfléchir, la matinée à faire mes préparatifs ; demain je suis libre, et le soir nous partons : es-tu prêt ?

— Je le suis à l’heure même, répliqua Frédéric en la pressant contre son cœur : voilà nos passe-port, une voiture nous attend ; pourquoi différer, ma bien-aimée ?

— Ainsi, tu n’es pas satisfait ? reprit-elle en riant. Quoi ! un jour d’attente te paraît trop long, et pourtant hier je t’avais demandé plusieurs jours.

— Depuis hier j’ai trop souffert de ne pas te voir pour que je puisse te quitter encore ; tu es là, je te garde, je ne te permets plus de t’éloigner.

— Et nos affaires, poursuivit Diane avec gaieté, et notre petite fortune, que nous devons emporter avec nous ; il faut donc que j’y pense pour deux ?

— J’ai tout prévu, reprit Frédéric : vois, je suis riche, très-riche.

Et, ouvrant un secrétaire, il lui montra quelques billets de mille francs, fruit de ses économies et de son travail.

— J’en ai presque autant, dit-elle ; en confondant nos richesses, nous pourrons, insouciants et heureux, vivre d’amour durant plusieurs années.

— Quoi ! Diane, ce n’est pas un rêve ; tu vas m’appartenir, tu vas passer ta vie avec moi ? Oh ! vois-tu, je suis fou de bonheur !

Et les paroles lui manquant pour exprimer son émotion, il la tint longtemps embrassée dans une silencieuse extase. Diane céda à ces pudiques caresses ; puis, gais et émus à la fois, ils se mirent à ranger ensemble les livres, les manuscrits, les armes, les habits du poëte ; ils firent des malles, des caisses, des ballots. Les blanches et délicates mains de Diane s’employaient activement ; plus d’une fois les baisers de Frédéric en firent tomber les fardeaux. Quand les préparatifs furent terminés :

— Mais quelle route suivrons-nous, demanda Diane, dans quel pays allons-nous cacher notre bonheur ?

— Où tu voudras, choisis ! les brumes de l’Angleterre, le soleil de l’Italie ; partout où tu seras, sera la patrie !

— Ne regretteras-tu rien en partant ? répliqua Diane. Une pensée triste et grave m’est venue tout à coup : notre amour nous fait fuir dans la solitude, hors de la société ; mais un scrupule m’arrête. N’as-tu pas une mission à remplir parmi les hommes ? Dieu t’a donné le génie, non-seulement pour répandre dans tes vers de généreuses et fécondes pensées, mais encore pour te dévouer à l’action, si tu peux ainsi améliorer le sort de tes semblables ; et moi, dans mon amour égoïste, je t’enlève à tes frères. En ai-je le droit, Frédéric. Et ne me le reprocheras-tu pas un jour ?

— Tu oublies, répondit Frédéric, que je suis exilé, et, fussé-je dans mon pays, je ne pourrais le servir ; même en France, Diane, je me sentirais peu propre à me mêler à ceux qui gouvernent. Dans l’organisation imparfaite d’une société, les esprits d’une certaine trempe s’altèrent en participant à des actes qui sont presque toujours en désaccord avec leurs principes ; il leur convient mieux de se réserver pour les théories. Les semeurs d’idées, si je puis m’exprimer ainsi, vivent heureux et font le bien dans la solitude, et si le ciel leur envoie l’amour, ils y puisent plus lumineuses les idées qui porteront leurs fruits dans l’avenir. Partout, Diane, je puis penser et écrire, partout je puis inspirer aux hommes par mes ouvrages l’amour du bien et du beau ! et d’ailleurs le monde ne nous est point fermé. Chassons le fantôme des préjugés ; nous sommes aimants et heureux, soyons bons, et nous verrons venir à nous tous les êtres généreux qui souffrent des souffrances que nous avons endurées et qui aspirent à notre bonheur.

— La certitude qu’aucun regret n’est au fond de ton cœur double ma félicité, reprit Diane ; quant à moi, je pourrai partout, comme en France, pratiquer la charité, consoler la douleur, enseigner aux jeunes filles sans expérience où se trouve le bonheur ; puis un jour nous reverrons la France. Quelle joie dans le retour ! Le monde nous aura oubliés ; mais nous, nous aurons gardé tous nos chers souvenirs, nous irons nous asseoir sur notre banc des Tuileries, nous viendrons habiter cette chambre, nous irons revoir Valcy. Oh ! quel bonheur quand nous reverrons la France !

— Je le vois, dit Frédéric en prenant la main de Diane involontairement, ce départ t’attriste, tu ne peux quitter sans douleur la terre où tu es née. Ce regret t’ennoblit encore à mes yeux : notre amour n’a pas éteint en toi l’amour du pays ; tu aimes la France, et je partage ton culte. J’aime comme toi cette nation glorieuse, la première par la générosité, par le courage, par l’indépendance. J’aime cette source féconde et salutaire d’où découlent incessamment toutes les idées qui font vivre et progresser l’humanité. Ah ! tous mes vœux, unis aux tiens, sont pour la prospérité de la France : qu’elle garde son rang à la tête des nations, qu’elle ne démente jamais son génie ; on croirait en vain la rendre heureuse en matérialisant sa puissance. Les intérêts de la France sont d’abord dans ses vertus, dans son dévouement aux saintes causes, dans les exemples d’héroïsme et d’honneur qu’elle ne doit jamais cesser de donner au monde. Qu’on la laisse agir d’après ses instincts, qu’on laisse battre son cœur généreux, qu’on laisse armer son bras secourable, qu’on laisse parler sa voix éloquente, qu’on ne substitue pas aux nobles amours qui firent sa gloire, les amours corrompues des nations dégénérées ; que la France, enfin, soit libre d’être elle-même, et la France encore étonnera le monde et pourra le guider.

Tandis que Frédéric parlait, des larmes s’échappaient des yeux de Diane.

— Oh ! merci, s’écria-t-elle, d’aimer ainsi la France, il me semble que tu m’en aimes mieux !

— Et n’es-tu pas toi-même la personnification de la France ! répliqua Frédéric avec enthousiasme n’as-tu pas comme elle la beauté, la fierté, le désintéressement ! Peut-on l’aimer sans aimer ton pays, dont tu es le plus gracieux et le plus parfait symbole !

Ils parlèrent ainsi de la France avec émotion, avec respect, et, durant quelques heures, les plus hautes questions de politique auxquelles se lient les plus saintes questions de l’humanité, furent agitées dans cette heureuse mansarde par deux êtres intelligents que l’amour avait réunis.

— Oh que je suis fière de toi disait Diane en écoutant Frédéric. Quelle vie de délices et d’orgueil va commencer pour moi !

La nuit arrivait, il fallait songer à se séparer encore ; Frédéric enlaçait Diane dans ses bras pour l’empêcher de partir.

— Dieu nous réserve l’avenir, dit-elle, songe a demain, et sois heureux dans t’attente. Demain nous fuyons ensemble.

— Sur quelle route ?

— Je t’en laisse le choix.

— La plus proche de la frontière ! s’écria Frédéric.

— Eh bien donc, en Belgique : là, nous déciderons quelle partie du monde il nous convient d’habiter.

Et en devisant ainsi gaiement, ils quittèrent la mansarde du poëte, et, comme la veille, traversèrent Paris, appuyés sur le bras l’un de l’autre, et plus d’une fois ils s’arrêtèrent au pied d’un arbre ou d’une statue pour échanger un baiser.

Ils n’avaient pas remarqué qu’une femme les suivait. Quand ils furent arrivés au coin de la rue de Lille, Diane quitta le bras du poëte et se suspendit quelques instants à son cou :

— Demain, demain ! pour toujours ! Allons nous recueillir et remercier Dieu d’un si grand bonheur ! Demain, avant de partir, ajouta-t-elle, nous irons prier sur la tombe de ma pauvre grand’mère ; c’est là que nous nous réunirons d’abord, Frédéric. À huit heures ; je serai au cimetière, je t’y trouverai ou je t’y attendrai.

— Quelle triste image vas-tu mêler à notre amour ?

— C’est un devoir, mon ami.

— Eh bien, j’irai t’attendre, dit Frédéric.

Et il fit un suprême effort pour s’arracher d’auprès d’elle.

Elle touchait à l’hôtel de M. Bernard, elle entra. La femme qui l’avait suivie l’épiait en ce moment, et ne s’éloigna que lorsque la porte de l’hôtel se fut refermée sur Diane.

Cette femme était Eudoxie.

Le vieux sergent Mallet avait soupçonné les préparatifs de départ de Frédéric et de Diane, ou plutôt le général l’avait averti confidentiellement que son jeune ami, M. Halsener, allait quitter sa maison pour quelque temps. Le faible père ne savait rien cacher à sa fille, et quoique le général lui eût recommandé le secret sur l’absence de l’exilé, nécessitée par un motif politique, l’indiscret concierge avait laissé deviner cette nouvelle à Eudoxie. Lorsque, vers la nuit, elle était descendue dans la loge, elle avait entendu le dérangement des meubles dans la chambre de l’exilé ; elle avait compris vaguement qu’il faisait avec Diane des préparatifs de départ.

— S’éloigner avec elle ! oh, non jamais, pensait-elle, je saurai bien l’empêcher !

Et elle avait quitté sa chambre avec un projet arrêté de vengeance.

— Mon père, dit-elle d’une voix frémissante en entrant dans la loge, M. Halsener a-t-il réglé ses comptes avec vous ? Vous a-t-il prévenu de son voyage ?

— Tu as donc deviné ? répondit le père Mallet en souriant avec malice ; on ne peut donc rien te cacher, petite : je croyais qu’il n’y avait que M. le général et moi qui fussions dans la confidence.

— Quoi s’écria-t-elle violemment, vous saviez qu’il partait, mon père, et vous ne me l’avez pas dit !…

— Mais cela nous regarde-t-il, toi et moi ? Tiens, Eudoxie, tu vas me faire croire… ! En ce moment on sonna à la porte ; le vieux Mallet tira le cordon. C’était le député logé au second étage qui rentrait ; il demanda ses lettres en passant devant la loge, et, tout en les recevant des mains du vieux soldat il aperçut sa fille debout près de lui.

— Bonsoir, dit-il, belle Eudoxie.

La grisette s’inclina sans répondre : la voix lui manquait ; une idée soudaine venait de traverser son esprit et s’en était emparée.

À peine le député eut-il monté les premières marches de l’escalier, qu’elle se précipita hors de la loge en disant à son père :

— Je me sens mal à l’aise, je ne souperai pas ce soir, je vais me coucher.

Et, sans attendre de réponse, elle suivit le député et le rejoignit comme il mettait la clef dans sa porte.

— Pardon, monsieur, lui dit-elle avec un tremblement dans la voix, qui pouvait passer pour de la timidité, mais qui était produit par une émotion violente, excusez-moi si j’ose vous demander un petit service.

— Parlez, ma belle enfant, je serais charmé de vous être utile… mais entrez donc chez moi.

Le député avait dépassé le seuil de sa porte : un domestique venait l’éclairer.

— Je ne veux point vous déranger, monsieur, poursuivit Eudoxie.

— Au contraire, votre visite m’enchante ; voyons, à quoi puis-je vous être bon ?

Eudoxie avait suivi en hésitant le député jusque dans son cabinet.

— Je viens vous prier, monsieur, dit-elle en rougissant beaucoup, de me prêter pour quelques instants l’annuaire de la chambre des députés.

— Ah ! ah ! vous voulez donc écrire à un de mes confrères ?… Mais je suis jaloux.

— Il s’agit d’une lettre que mon père doit adresser au député de son pays, et qu’il faut que je fasse ce soir.

— Son député ! mais je le connais ; je lui dirai tout ce que vous voudrez. Voyons, charmante Eudoxie, chargez-moi de vos intérêts !…

— Oh ! je vous suis bien reconnaissante de votre bonté ; plus tard… mais pour le moment je désire cet annuaire…

— Comme il vous plaira, ma belle enfant, voici la brochure.

— Oh ! merci, monsieur, je vous la rendrai avant une heure.

Et elle se dirigea vers la porte.

— Ne me quittez donc pas si vite.

— Mon père m’attend, monsieur.

Et elle sortit ; mais au lieu de redescendre à la loge, elle était remontée dans sa chambre. En passant devant la porte de Frédéric, elle avait écouté : les deux amants étaient encore enfermés !…

— Oh ! je vais savoir, dit-elle en faisant un signe de menace.

Elle était rentrée chez elle et avait ouvert l’annuaire, répétant tout bas :

— Bernard de Valcy.

Elle tourna plusieurs feuillets, puis chancela comme éblouie en murmurant :

— Rue de Lille, 60.

Un bruit de porte l’avait raffermie. Diane et Frédéric sortaient en ce moment.

— Je vais les suivre, et ce soir même je saurai la vérité, pensait la grisette.

Elle ôta ses souliers, les prit à la main et descendit à pas étouffés. Le vieux père Mallet venait de tirer le cordon au couple heureux, et pendant que Frédéric déposait sa clef, Eudoxie s’était glissée dehors sans être vue.

Elle les avait suivis à distance, s’arrêtant quand ils s’arrêtaient ; muette, invisible, elle assistait avec désespoir à l’échange de leurs caresses. Elle souffrait toutes les tortures de la jalousie, et parvint ainsi, en se traînant sur leurs traces, jusqu’à la porte de l’hôtel de M. Bernard. C’est alors qu’elle avait vu entrer Diane, qui ne ressortit pas. Plus de doute, c’était elle ! c’était la femme du député !…

— Mariée ! s’écria Eudoxie avec rage et mépris ; mariée ! et pourtant amoureuse !…

N’avait-elle pas le droit de déshonorer cette femme coupable, elle qui souffrait tant d’un pur amour ? Mille projets vengeurs se formaient dans cet esprit aveugle et lui semblaient justifiés à la fois par la morale et par son désespoir. Elle pleurait amèrement en méditant de perdre Diane : les sentiments qui l’agitaient portaient avec eux leur châtiment. Ainsi que l’observe Marc-Aurèle, car les vérités morales n’ont pas d’âge, c’est toujours avec une contraction cachée de l’âme que l’homme irrité s’éloigne de la raison ; c’est la douleur qui le pousse à la colère et à la vengeance. Dans cet état de l’âme, l’homme souffre en faisant souffrir, et la torture qu’il éprouve atténue aux yeux d’une Providence éternelle le mal qu’il commet.

Après avoir erré longtemps dans les rues de Paris, la pauvre Eudoxie revint chez elle sans se préoccuper des questions que pourrait lui adresser son père : elle passa bravement devant la loge ; la passion donne tant d’audace ! Le bon père Mallet, assoupi dans son fauteuil, ne reconnut point sa fille ; il crut que c’était une des servantes de la maison qui rentrait. Elle monta rapidement l’escalier, et avant de s’enfermer dans sa chambre, elle s’arrêta près de la porte de l’appartement de Frédéric : il était rentré, sa lumière brûlait encore. Un instant elle eut la pensée de frapper, de se précipiter à ses pieds, de lui avouer son amour, d’implorer sa pitié, de le conjurer de ne point partir, de ne pas la priver à jamais de sa présence adorée. Le voir passer chaque jour, l’entendre, le servir, avait été son bonheur durant plusieurs années, et ce bonheur, le seul qu’elle demandait à Dieu, une autre femme allait le lui ravir ; et cette femme n’offensait-elle pas les lois morales et divines ? n’allait-elle pas perdre la vie de l’exilé ?…

— Oh ! je le sauverai ! pensait la malheureuse grisette qui, dans la confusion de ses pensées, mêlait une espérance de dévouement à ses projets de vengeance.

Aucune notion du vrai et du juste n’éclairait cette âme livrée tout entière aux plus indomptables passions.

Elle pleura longtemps avec amertume sur le seuil de la porte du poëte ; elle vit la lumière s’éteindre dans sa chambre, et elle entra dans la sienne, résolue à donner satisfaction à sa douleur. Elle s’assit sur un fauteuil, appuyant sa tête affaiblie sur une table où ses ouvrages de couture restaient inachevés depuis bien des jours. Elle demeura pendant plusieurs heures immobile et presque sans respiration : on eût pu la croire endormie ; mais le sommeil ne parvenait point à vaincre l’excitation douloureuse de sa pensée. Vers le milieu de la nuit, elle s’agita tout à coup et se leva en murmurant : J’écrirai à son mari ! comme si, dans ces paroles, se fussent résumés tous les projets de vengeance qu’elle venait de former. Elle alluma un flambeau, prit du papier et se mit à écrire : elle s’arrêtait à chaque mot, une voix secrète lui disait qu’elle commettait une affreuse action ; mais l’irritation de sa souffrance l’emportait, et elle continuait à écrire. Elle écrivait encore quand le jour commença à poindre, jour sombre et froid, qui ne s’était pas annoncé la veille. Durant la nuit, l’atmosphère s’était glacée, une couche épaisse de neige couvrait les toits ; les cimes des arbres des Tuileries se dessinaient blanches et brillantées sur un ciel de plomb. Eudoxie ouvrit sa fenêtre et livra sa tête brûlante à l’air pénétrant. En voyant la neige qui continuait à tomber mêlée de verglas, elle espéra que Frédéric ne partirait point.

Il était à peine sept heures du matin ; elle entendit du bruit dans la chambre de l’exilé, et bientôt, lui aussi, ouvrit sa fenêtre pour examiner le temps. Il n’aperçut point la grisette, il pensait à Diane, qui peut-être l’attendait déjà au cimetière. Impatient de la rejoindre, il jeta sur sa taille élégante un manteau de voyage et se disposa à sortir. La grisette l’entendit ouvrir sa porte, et prit tout à coup une résolution désespérée : elle se précipita hors de sa chambre, le visage couvert d’une pâleur mortelle, et se plaçant en face du poëte, elle lui dit d’une voix éteinte :

— Monsieur Halsener, ne refusez point, avant de partir, de m’entendre quelques instants.

— Je suis tout disposé à vous écouter, mademoiselle Mallet, répondit le poëte, qui, tout entier aux préoccupations de son amour, ne s’apercevait pas de l’émotion visible de la grisette ; mais une affaire pressante m’appelle dehors et il m’est impossible de m’arrêter.

— Quoi ! vous ne voulez pas me donner une minute ? reprit Eudoxie. Vous oubliez, monsieur Halsener, que pendant plusieurs années j’ai été bien empressée à vous servir, bien heureuse quand j’ai pu vous être utile.

— Je n’oublie rien, ma bonne Eudoxie, dit d’un ton plus doux Frédéric, et croyez que je serai charmé de reconnaître… Tenez, prenez ceci en souvenir de moi.

Et il tira de sa poche deux pièces d’or qu’il offrit à la grisette éperdue.

Elle couvrit son visage de ses mains, et s’écria d’une voix entrecoupée par les sanglots :

— Voilà la seconde fois que vous m’insultez ainsi !… Oh ! que Dieu vous punisse pour m’avoir fait tant de mal !…

— Mais je n’ai pas voulu vous offenser ; qu’avez-vous donc ?…

— Ce que j’ai ! vous me demandez ce que j’ai !… Mon Dieu ! mon Dieu !… Et ses larmes firent explosion.

— Je vous le répète, mademoiselle, reprit avec froideur Frédéric vivement contrarié de cette scène, il m’est impossible de vous entendre à présent, je suis attendu. Et il gagna l’escalier, tandis que la grisette murmurait sourdement :

— Oh ! oui, attendu par elle !… Eh bien ! ce sera ! vous l’avez voulu, ce sera !…

L’exilé ne l’entendait pas ; il descendait en courant les six étages. Eudoxie refoula ses larmes ; son visage prit une expression dure et froide elle était irrévocablement décidée. Elle rentra quelques instants dans sa chambre pour réparer le désordre de sa toilette, puis descendit chez son père.

— M. Halsener vous a-t-il fait ses adieux, mon père ?… dit-elle d’une voix indifférente et tranquille.

— Pas encore, petite ; il ne partira que vers la nuit.

— Ah ! je le croyais parti…

— Il est sorti pour aller chercher sa sœur, je pense, car il m’a dit d’arranger sa chambre avec soin, de faire grand feu, et de lui monter un friand déjeuner.

— Ah ! oui, c’est vrai, il va ramener sa sœur. Puis elle ajouta : Et ses paquets sont-ils finis ?

— Sans doute que oui, puisqu’il m’a donné l’ordre de les faire porter tantôt.

— Où donc ?

— Chez un carrossier rue de Rohan.

— Ainsi donc, poursuivit-elle avec un amer sourire, c’est bien décidé, M. Halsener va nous être enlevé par sa sœur ?

— Son départ me fait grand’peine, ma fille ; c’était un bon et aimable locataire que je suis désolé de perdre.

— Mais il reviendra !

— Pas de longtemps, je crains ; il m’a tout à l’heure serré la main comme on fait avant un long voyage, en me disant amicalement : — Je vous remercie de tous vos bons services, monsieur Mallet ; voici pour vous et pour votre famille.

— Voici quoi ? s’écria Eudoxie fièrement.

Le vieux soldat tira trois pièces d’or de la poche de son gilet.

— Et vous avez accepté ?…

— Tiens ! trois napoléons ne sont pas de refus… quand ce ne serait que pour t’acheter des robes, petite.

— Oh ! pour cela, jamais !…

— Mais je n’avais pas de motif pour faire un affront à ce généreux jeune homme.

La grisette se contint.

— Cela ne me regarde en rien, dit-elle froidement je perds mon temps à causer, et j’ai beaucoup d’ouvrage. Je remonte dans ma chambre : prêtez-moi donc, mon père, votre marteau et votre vrille, j’ai un portemanteau à replacer.

— Je t’arrangerai cela tout à l’heure, en allant faire l’appartement de M. Halsener.

— Et quand montez-vous ?

— Dans une heure à peu près : il faut d’abord que je déjeune, puis que j’aille rue de Rohan.

— J’emporte toujours les outils en vous attendant.

— Quoi, tu t’en vas sans déjeuner ?

— Ah ! je n’y pensais plus ; ce petit pain me suffira. Et munie de la vrille et du marteau, elle sortit de la loge.

— Une heure ! mon père ne montera que dans une heure ! j’ai le temps, dit-elle en franchissant l’escalier.

Elle entra dans sa chambre, referma la porte à double tour et passa dans la seconde pièce qui lui servait d’atelier de couture et dont la fenêtre s’ouvrait sur la rue de Rivoli ; elle frappa sur la cloison qui séparait cette pièce de l’appartement de Frédéric. Bien des fois elle avait en pensée mesuré l’épaisseur de cette frêle cloison : elle savait qu’elle était fort mince ; mais aucune fente, aucune dégradation n’offrait un accès à la vrille. La grisette décrocha sa glace de toilette qui pendait contre ce mur ; puis, de sa main robuste, armée du marteau, elle ébranla le clou auquel cette glace était suspendue : le clou céda, et dans le trou qu’il laissait vide, Eudoxie fit jouer facilement la vrille à travers le plâtre disjoint. Quand elle eut percé de part en part, elle souffla sur la poussière qui obstruait l’orifice ; puis, y appliquant son œil, elle découvrit le cabinet de travail de Frédéric : les tableaux, les armes, les livres en avaient été enlevés et étaient renfermés dans plusieurs caisses gisant sur le parquet ; il ne restait plus dans la pièce démeublée que quelques fauteuils, un divan et des pots de fleurs rares posés sur la cheminée. La grisette resta quelques instants le cou tendu et l’œil collé sur l’étroite ouverture.

— Je verrai tout, pensait-elle, je saurai jusqu’où va leur amour, et je la perdrai, cette femme qui est la femme d’un autre et qui ose l’aimer !

Elle était encore à la même place lorsqu’elle entendit son père entrer dans l’appartement du poëte ; elle le vit passer dans le cabinet, le balayer, faire le feu, arroser les fleurs, et placer ce qu’il fallait pour déjeuner sur une table ; puis, sa besogne terminée, le vieux soldat vint frapper à la porte de sa fille.

— Eh bien, petite, veux-tu que je place ton portemanteau ?

— Non, dit-elle, j’y ai renoncé ; voilà vos outils, mon père.

— Vas-tu descendre ?

— Pas avant deux heures, il faut que j’achève d’abord un travail pressé. Et elle referma sa porte à clef.