Office de publicité (p. 178-193).


XIV

— La lettre anonyme. —


Cependant, M. Bernard, le baron député, déjeunait en gastronome avec son frère l’officier de dragons. La veille, après l’opéra, ils étaient allés ensemble souper chez Juliette, où ils avaient trouvé une joyeuse compagnie qui ne s’était séparée qu’au matin. Juliette était de ces créatures de théâtre, renommées par leurs séductions et ne se faisant point scrupule de les exercer sur les maris mécontents ou ennuyés de leurs femmes, ou sur ceux encore dont le mariage n’a pas réformé les habitudes de jeunesse et qui continuent, après comme avant, une vie de dissipation dont quelques-uns osent faire parade en se fondant sur ce stupide adage « qu’un homme est parfaitement libre d’avoir de mauvaises mœurs. » M. Bernard était tout bourré de maximes de ce genre, absurdes, mais consacrées comme tant d’autres de la même valeur. C’est ainsi qu’il aurait soutenu avec un imperturbable aplomb qu’un mari, quels que soient les déréglements de sa conduite, ne cesse pas d’avoir droit à l’amour, au respect et à la fidélité de sa femme.

— Sais-tu, mon cher, lui disait l’officier de dragons encore enivré de la soirée de la veille, que Paris est le meilleur pays du monde et que ta destinée est celle d’un dieu de l’Olympe ! Je n’en reviens pas : tu as pour femme une des plus belles que j’aie vues, et pour maîtresse une des plus agaçantes ; toutes les deux, ma foi, si irrésistibles, que je comprends bien que tu ne puisses pas te décider à quitter l’une ou l’autre ; mais ce que je comprends moins, c’est que ta vie coule tranquillement de la sorte, sans bruit, sans orages : tu dînes hier tout naturellement avec ta femme, et le soir tu soupes aussi naturellement chez Juliette.

— Eh bien qu’y a-t-il là de si surprenant dit négligemment le député ; beaucoup d’hommes à Paris ont un double ménage !

— Et comment s’arrangent les femmes ?

— Lesquelles ?

— Les femmes mariées ?

— Il y en a qui prennent leur revanche.

— Et la tienne ?

— Elle n’est pas jalouse.

— Mais alors elle ne t’aime pas ?

— Je ne me suis jamais posé ce dilemme.

— C’est qu’il t’embarrasse ?

— S’il s’agissait de toute autre, oui ; mais d’elle, c’est différent !

— Pourquoi cette exception ?

— Parce que c’est une idéologue, mon cher ; passe-moi le mot !

— Je ne le comprends pas bien.

— Un vrai marbre, que rien ne peut animer.

— Ah ! ah !

— Et qui, en fait d’amour, se préoccupe d’idées creuses et abstraites.

— Ce qui ne te va pas ?

— Ce qui me va, au contraire, à merveille ! Cela me donne une grande sécurité pour l’honneur de mon nom ; personne ne pourra se vanter de…

— Ah ! tu crois donc que c’est impossible !

— Impossible, mon cher ! ses livres, ses rêveries, la nature, comme elle dit en parlant de la campagne, lui suffisent ; c’est une femme à part, créée tout exprès pour assurer ma tranquillité et ma considération.

C’est ainsi que devait raisonner le riche industriel, matérialiste borné pour qui l’amour n’était que cette sensation grossière qu’il cherchait à prix d’or auprès d’une femme vendue, et non ce sentiment divin qui renferme les plus grandes et les plus pures jouissances de l’âme. Nature grossière, M. Bernard attribuait au tempérament la froideur de sa femme ; il ne comprenait pas que c’était la résistance d’une âme délicate et fière.

Comme ils dissertaient de la sorte, le domestique qui les servait à table entra tenant à chaque main un plat d’argent : sur l’un s’étalait un succulent perdreau truffé ; sur l’autre était une lettre à l’adresse de M. Bernard.

— Écriture d’ouvrier ou de petit électeur, dit-il en regardant la suscription ; tiens, lis pour moi, car je vois que tu n’entends rien à découper, et le perdreau veut être mangé chaud.

L’officier de dragons brisa le cachet de la lettre d’Eudoxie.

— Lis dont !

— L’écriture est difficile. Ah ! m’y voici :

« Monsieur,

« Vous croyez que votre femme vous aime ? »

— Quelle singulière coïncidence avec notre conversation ! dit en s’interrompant le militaire.

M. Bernard donna un ordre au domestique afin de l’éloigner.

— La signature de cette lettre ?… fais-moi passer cette lettre !

— Mais il n’y a pas de signature.

— Ah ! une lettre anonyme, quelque absurdité. Continue.

— Je recommence :

« Monsieur, vous croyez que votre femme vous aime, qu’elle remplit tous ses devoirs et vous garde la fidélité qu’une femme doit à son mari ; il vous sera facile de vous assurer du contraire… »

— Lettre anonyme, mensonge, murmurait le député.

Le frère lisait toujours :

« Votre femme va chaque jour chez un jeune homme qui habite rue de Rivoli, 18, sixième étage, première porte à droite… »

— Les renseignements sont précis ; il me sera facile de savoir à quoi m’en tenir, dit en ricanant le député. Continue !

« Hier, un de vos confrères à la chambre, qui loge dans la même maison, au second étage, l’a vue passer et l’a reconnue ! »

— Ah ! ceci devient grave ! Donne ! s’écria M. Bernard en arrachant la lettre à son frère. Rue de Rivoli, 18 ! c’est bien là que demeure Brémont, un enragé de l’opposition, un de mes ennemis ! Il l’a vue passer et l’a reconnue ; ceci est fort !

Il acheva de lire tout bas les dernières lignes de la lettre :

« Vous voilà instruit, monsieur ; vous saurez maintenant ce qu’il vous reste à faire. De midi à six heures, aujourd’hui, elle sera dans la chambre du jeune homme. »

Puis, en post-scriptum :

« Elle est arrivée, et si vous pouviez voir ce que j’ai vu, je crois que vous ne seriez pas content. Si vous venez, vous direz, en passant, au concierge, que vous avez à faire chez le député. — 10 heures. »

M. Bernard froissa la lettre dans sa main, se leva de table, et se promena à grands pas en se frappant la tête.

— La lettre vient d’être écrite il y a à peine une heure ! Si c’est vrai, je la trouverai là-bas… Mais non, c’est une plaisanterie, une méchanceté de Brémont qui veut me tourner en ridicule ! Ne sais-je pas bien qu’elle est partie ce matin pour Valcy ?… Il sonna ; le domestique parut :

— À quelle heure madame est-elle partie ce matin ?

— Un peu avant huit heures, ainsi que j’ai eu l’honneur de le dire à monsieur.

— Et sa femme de chambre ne l’a pas suivie ?

— Mademoiselle Julie m’a dit que madame avait désiré partir seule, mais qu’elle irait la rejoindre dans huit jours.

— C’est bien, laissez-nous.

Le domestique sortit.

— Cette dernière circonstance est aggravante, dit l’officier de dragons ; du diable qui m’aurait dit…

— Pas de dissertation, je t’en prie ! Voyons, lis cette lettre, conseille-moi, que ferais-tu à ma place ?

— J’irais sur l’heure rue de Rivoli, je souffletterais le jeune homme et je me battrais avec lui !

— Tu supposes donc que c’est vrai ?

— Mais… c’est probable.

— La misérable !

— Dame, mon cher, tu as bien quelques petits torts à te reprocher ; elle a peut-être été instruite sur Juliette.

— Quelle comparaison !… Mais non, ceci n’est qu’un roman inventé pour me mystifier.

— Allons-y voir.

— Bel expédient et si, par hasard, je la surprends, me voilà un duel sur les bras pour une femme que je n’aime pas.

— Je serai là, mon cher, je me battrai pour toi ; j’emporte mes pistolets, nous viderons l’affaire de suite, sans bruit.

— Oh ! oui, sans bruit, j’ai peur des journaux. Quelle fatalité ! Brémont qui justement demeure dans cette même maison ! C’est lui sans doute qui m’a fait écrire cette lettre.

— Voilà justement pourquoi il est urgent d’aller à l’instant éclaircir la chose, car si tu ne te montrais pas après l’avis qu’on te donne, M. Brémont aurait le droit de dire…

— Quoi donc ?…

— Mais que tu manques de courage.

— Partons !… s’écria M. Bernard d’un air désespéré qu’il s’efforçait rendre héroïque. Il sonna pour demander sa voiture.

— Un fiacre vaudra mieux, objecta l’officier de dragons.

— Tu as raison, il faut garder l’incognito autant que possible.

— Laisse-moi faire, je me charge de tout ; tu ne seras là que pour représenter tes droits de mari.

— Ils sont jolis ! grommela M. Bernard en frappant le parquet du talon de ses bottes. Qui m’aurait dit… ? Non, je ne puis croire…

L’officier le quitta quelques minutes pour aller chercher ses pistolets ; puis ils sortirent ensemble et montèrent dans le premier fiacre qu’ils rencontrèrent.

— Je te répète que tout cela est faux, s’obstinait à dire M. Bernard.

— Nous allons voir ; mais sois calme, prépare-toi à tout événement.

— Être calme en face de cette perspective ! moi, un homme connu, un homme titré, un homme public !… Non, vois-tu, je ne pourrai me résoudre… Quelle ingratitude de la part de cette femme à qui j’avais donné une si belle position ! Voilà le prix de ma bonté, mon cher.

Le fiacre s’arrêta rue de Rivoli : les deux frères en descendirent. Le député s’appuyait sur le bras de l’officier de dragons ; il murmura le nom de son confrère à la chambre en passant devant le vieux Mallet, cerbère, comme nous le savons, fort peu rigoureux, et qui les laissa monter sans conteste. M. Bernard était fort pâle, son frère cherchait à le ranimer.

— Du sang-froid ! répétait-il, songe que tu es dans ton droit et que c’est aux autres de trembler.

Ils arrivèrent au sixième étage et se trouvèrent en face de la porte désignée dans la lettre.

— Et maintenant, que faut-il faire ? murmura M. Bernard.

— Rien de plus facile, une première sommation.

Il tira le cordon de sonnette de Frédéric. La porte resta fermée : l’on n’entendait aucun bruit à l’intérieur. L’officier de dragons resonna à triple carillon, mais aussi infructueusement.

— Tu vois bien qu’il n’y a personne là et que c’était une mystification.

— Patience, dit le militaire, je vais parlementer. Et il frappa rudement.

Diane et Frédéric avaient tressailli au premier coup de sonnette : qui donc venait les troubler dans leur bonheur ? Était-ce la grisette curieuse ? Frédéric avait recommandé expressément au père Mallet de ne laisser monter personne et de venir lui-même le prévenir à la nuit lorsque la chaise de poste qu’il avait commandée serait arrivée devant la porte de l’hôtel.

— Sans doute, c’est quelqu’un qui se trompe de porte, dit Frédéric.

La sonnette fut agitée de nouveau.

— J’ai peur, murmura Diane tremblante.

Un troisième coup de sonnette, plus bruyant encore que les précédents, augmenta son effroi.

— M’aurait-on suivie ? oh ! mon Dieu !

— Non, c’est impossible, rassure-toi ; et pour te rassurer plus vite je vais ouvrir : cache-toi, je me montrerai seul.

— Je ne veux pas, dit-elle avec terreur ; point d’imprudence, mon bien-aimé, notre bonheur n’est pas encore en sûreté ! Écoute ! on frappe maintenant, on parle, avançons doucement !… peut-être reconnaîtrons-nous les voix ?

Ils quittèrent le cabinet de Frédéric, traversèrent sa chambre et marchèrent sans bruit jusqu’à l’entrée en s’appuyant sur le bras l’un de l’autre. En ce moment l’officier de dragons frappait à la porte à coups redoublés et répétait d’une voix de commandant :

— Ouvrez ! de par la loi ! le mari et le commissaire de police sont là :

Diane poussa un faible cri et cacha sa tête sur le sein de son amant.

— J’ai entendu quelque chose, dit M. Bernard.

Diane, épouvantée, reconnut cette voix ; elle entraîna son amant dans la chambre dont elle ferma la porte :

— Ce sont eux ! ce sont eux !… répéta-t-elle avec égarement.

— Qui donc ? s’écria Frédéric.

— Bernard et son frère.

— Eh bien, je te disputerai à eux ; tu m’appartiens, je te défendrai, ils n’oseront t’arracher d’ici.

— Ils sont là, suivis d’un commissaire de police, armé de la loi !… Être flétrie par ces hommes, moi !… rougir devant celui qui m’a tant fait rougir, non, plutôt la mort que cette honte !…

— Mais nous pourrons nous sauver.

— Cet appartement n’a pas d’issue… — Mourons ensemble, Frédéric ; nous avons été heureux, nous pouvons mourir !…

— Non ! je veux vivre, vivre longtemps avec ton amour ; ce bonheur m’attache à la vie : qu’importe ce que le monde appelle la honte ! ne nous suffisons-nous pas l’un à l’autre ?

Les coups redoublaient : la porte en semblait ébranlée.

— Ils vont entrer, te dis-je, et me trouver là, et m’insulter, j’aime mieux la mort !… Alors, se dégageant des bras de Frédéric, elle ouvrit la fenêtre de sa chambre, qui donnait sur la cour intérieure. Frédéric s’était élancé auprès d’elle.

— La mort ! la mort ! plutôt que le déshonneur, répétait-elle sourdement.

— Que parles-tu de mourir ! nous sommes sauvés, dit le poëte, frappé d’une idée soudaine en remarquant la corniche avancée qui servait d’entablement à sa fenêtre, et qui, ainsi que nous l’avons dit en commençant ce récit, la reliait à celle de la chambre d’Eudoxie ; du courage, mon amie, et dans quelques secondes tu es à l’abri de l’insulte. Voici une route pour nous sauver. Et de ses mains il rejetait vivement la neige qui couvrait la corniche. — Diane avait compris. — Mais cette fenêtre s’ouvrira-t-elle pour nous ? Si cette fille était sortie, objecta-t-elle.

En ce moment la figure d’Eudoxie se montra pâle et décomposée à travers la vitre.

— Elle est là ; je vais passer le premier, ma bien-aimée, pour te frayer le chemin et faire ouvrir la fenêtre ; je te tendrai l’appui de mon bras, tu me suivras : ne regarde pas en bas de peur de vertige.

On continuait à frapper à la porte.

Frédéric marchait sur l’étroite corniche ; la grisette, en l’apercevant, ouvrit aussitôt sa fenêtre.

— Oh merci, ma bonne Eudoxie ! Sauvez-la que Dieu vous bénisse. Il avait sauté dans la chambre de l’ouvrière et tendait hors de la fenêtre ses bras vers Diane qui à son tour s’avançait hardiment sur la corniche glissante. Déjà elle saisissait la main de son amant, quand tout à coup la grisette, bondissant comme une hyène, s’élance sur Frédéric et le détache avec fureur de Diane qui chancelle en perdant son appui. Elle gardait pourtant un reste d’équilibre ; elle allait atteindre la fenêtre, lorsque Eudoxie la referma en s’écriant : — La sauver, elle oh ! non, non, c’est impossible ! Frédéric tenta d’arrêter ce mouvement : il n’était plus temps ; la vitre poussée avec violence avait rejeté Diane hors de la corniche. — Frédéric ! cria-t-elle en tombant. Ce fut tout !… Son corps tourbillonna et disparut dans l’abîme.

Frédéric allait se précipiter après elle ; une pensée de vengeance l’arrête il faut qu’il tue celle qui l’a tuée. Il se retourna vers Eudoxie ; il en eut horreur : elle était agenouillée, affaissée sur elle-même, le sourire de la folie sur les lèvres. Il la repoussa du pied et sentit sa tête s’égarer. On frappait toujours. — Me voilà, me voila ! cria-t-il, et il se montra sur la porte d’Eudoxie, le bras levé, menaçant, terrible ! puis, comme si le sentiment de son malheur lui fût revenu tout à coup, il heurta en courant les deux frères et se précipita dans l’escalier. On le poursuit croyant qu’il veut fuir ; mais il ne se dirige pas vers la porte extérieure, il pénètre dans la cour ; il soulève dans ses bras le corps inanimé de Diane qui gisait sanglant et meurtri sur une couche de neige ; il l’emporte, il remonte l’escalier ; il frappe à la porte du général, le vieil ami de son père ; il le supplie de donner asile à ce corps adoré, jusque ce que, dit-il, on me rapporte mort près d’elle morte !

M. Bernard et son frère l’avaient suivi ; il se retourna vers eux :

— Je suis à vos ordres, messieurs, choisissez les armes et partons.

— C’est à moi que vous aurez à faire, lui dit l’officier de dragons.

— Soit ! répondit Frédéric qui ne chercha pas même à s’informer si lui ou l’autre était le mari de Diane.

— Je ne vous quitte pas, dit le général.

— Merci, murmura Frédéric en lui pressant la main. Puis il ajouta quelques mots à voix basse. Ils marchèrent tous les quatre en silence ; ils semblaient être convenus par un accord tacite de toutes les conditions d’un combat nécessaire, impérieux et que pas un des quatre n’eût osé proposer de différer jusqu’au lendemain. Le fiacre qui avait amené les deux frères attendait encore à la porte. Frédéric, le général et M. Bernard y montèrent ; l’officier de dragons les quitta quelques instants pour se procurer deux témoins qui suivirent dans une autre voiture.

Ils arrivèrent sur le terrain. Ce fut l’affaire de quelques minutes ; Dieu accorda la bonne chance à Frédéric, il fut tué par l’officier de dragons.

Peut-être ceux qui liront le récit de cet amour défendu, si involontaire, si vrai, et osons le dire, si pur, regretteront ce dénoûment tragique et sanglant ; pour nous il nous semble plus heureux, plus enviable que tous les dénoûments que le monde réserve aux sentiments qu’il condamne.

Diane flétrie comme adultère par les tribunaux, ou abandonnée par son amant, Diane vivante et servant de pâture aux causeries frivoles de nos salons, nous semblerait plus à plaindre que Diane morte avec toutes les illusions de l’amour !


FIN.