Les mystères du collège/Texte entier

Gustave Havard (p. v-164).

MYSTÈRES

DU COLLÈGE




LES MYSTÈRES

DU COLLÈGE

PAR D’ALBANÈS

illustrés par eustache-lorsay


PARIS

PUBLIÉ PAR GUSTAVE HAVARD

24, RUE DES MATHURINS SAINT-JACQUES.



1845


TABLE DES MATIÈRES




fin de la table



autrefois et aujourd’hui


Les Grecs… Ne vous sauvez pas, jeunes collégiens ; il ne s’agit ici ni de thèmes, ni de versions, ni de racines grecques. Les Grecs, dis-je, avaient un Lycée et une Académie, et c’étaient leurs colléges les plus célèbres.

Ce temps-là, voyez-vous, c’était l’âge d’or ; on n’étudiait alors que la langue maternelle. Oh ! vont s’écrier beaucoup d’entre vous, que d’ennuis et de larmes de moins, s’il en était ainsi chez nous ! C’est possible ; mais souvenez-vous bien que si les racines de l’étude sont amères à douze ans, les fruits qu’on en recueille à vingt-cinq sont bien doux.

Mais continuons. Les juifs aussi avaient des collèges ; l’histoire nous vante beaucoup ceux de Tibériade, de Jérusalem et de Babylone.

Et les Romains, ces fiers Romains qui jetèrent l’épouvante dans le monde entier, en ont institué aussi, eux, des collèges ; ils en ont fondé dans les Gaules, à Marseille, à Lyon, à Bordeaux. Il paraît qu’ils avaient du temps pour tout, ces vainqueurs des vainqueurs.

Vous le voyez, de tout temps ç’a été une conjuration contre vous ; de tout temps vous avez été circonscrits, cernés, bloqués par l’étude.



Et ces maîtres qui vous surveillent, qui ont toujours les yeux fixés sur vous… Quoi ! vous baissez la tête, vos bras tombent, et vous vous affligez !… Mais, corbleu ! c’est mal, très-mal, ça… Ah ! vous souriez, je crois !… Oui, et votre front redevient rayonnant, rayonnant comme doit toujours l’être celui d’un collégien.

Allons, séchez vos larmes, amis, et prenez pour nous lire ce visage riant que vous avez quand, du collège chez vos bons parents ; vous ne faites qu’un bond. Nous voulons que



pendant toute la lecture de ce livre vous n’ayez pas un seul instant de tristesse.

Le diable, c’est que, voyez-vous, sans l’étude, on ne peut, n’importe en quoi, faire ce qu’on appelle des hommes. Et un père se dit sans cesse, Mon Dieu ! que je serais heureux si mon fils était un jour un homme de mérite !

Il n’est pas jusqu’à ce grand homme de Charlemagne qui, lui encore, n’ait voulu conspirer contre vous ! Puisque je vous dis !

Le voilà, en 781, qui s’avise de fonder une école qui devint l’origine de toutes les autres en France. Oh ! mais c’est qu’il attachait à son école une extrême importance ! Il allait jusqu’à la visiter lui-même, et interroger les jeunes gens pour juger de leurs progrès. Il allait plus loin encore, ce roi



minutieux : il prenait les cahiers des mains des écoliers pour juger de leur écriture. Une histoire secrète, très-secrète de ce prince, rapporte qu’il n’était pas toujours très-content sur ce dernier point.

Quelle surveillance ! Tudieu ! quel homme c’était que ce Charlemagne !

Ah ! s’il revenait parmi nous, le ministre de l’instruction publique, reconnaissant des idées et quelque mérite en lui, serait capable de l’engammer sur-le-champ et de lui donner une place d’inspecteur général de l’université… avec l’expectative de l’avancement.

L’appétit chez les Français, comme on dit, vient en mangeant. Une fois l’élan donné, on ne s’arrête plus. Des collèges, mais il va en pleuvoir !

De 1252 à 1569, c’est-à-dire dans l’espace de trois siècles environ, Paris en fut inondé. Quarante-deux collèges !!!

Quel soupir ce nombre quarante-deux vous arrache de la poitrine ! Oh, là !

Combien de pensums, hélas ! devaient se faire dans une seule journée !

Quelle consommation de haricots, bon Dieu !



Que de grec et de latin, vous écriez-vous tous en masse, les plumes devaient cracher ! C’est, en vérité, quand on y pense, à en tomber en pâmoison, en syncope.

Mais pas du tout ; ces quarante-deux collèges comptaient moins de collégiens que nos sept collèges d’aujourd’hui, auxquels affluent presque toutes les pensions de la capitale…

Vous le voyez, c’est de plus fort en plus fort. Diable de Charlemagne, de quoi s’est-il avisé !

Tous ces collèges, comme vous le pensez bien, n’ont pas eu une égale célébrité ; quelques-uns sont restés dans notre mémoire, les autres sont oubliés. Ainsi soit-il. Que Dieu… ou leur père Charlemagne, si vous le préférez, ait leur âme !

Le plus ancien, celui dont les vieilles murailles sont fières, étonnées même d’être encore debout, c’est la fameuse et célèbre Sorbonne, qu’institua saint Louis en 1252. Robert Sorbon, son aumônier, lui en souffla la pensée, et soudain la lumière parut.

Que de terribles arguments ses docteurs ont poussés à leurs adversaires ! S’il leur arrivait de se reposer pendant quelque temps, soudain, comme le lion qui a dormi à regret, comme le volcan qui ne s’est refroidi que pour mieux éclater,


       Aux accents prolongés de l’airain monotone,
       S’éveillant en sursaut, la pesante Sorbonne
       Redemande ses bancs à l’ennui consacrés,
       Et les arguments faux de ses docteurs fourrés.


Maintenant le lion dort, ses dents sont tombées, ses ongles. il n’en a plus. Le volcan, il est froid, bien froid. Attendons et nous verrons.

Passons d’un défunt à un vivant, et bien vivant encore : le collège royal de Louis-le-Grand, qui précédemment porta le nom de Clermont ou des Jésuites, et que fonda Guillaume Duprat, évêque de cette ville.

Celui-là, c’est le fameux des fameux, n’est-ce pas ? Il fut honoré de la protection des grands.

Louis XIV le visita en 1674, et dit à un courtisan qui l’entretenait



du succès qu’avait obtenu une tragédie représentée par les élèves et dans laquelle on faisait l’éloge du grand roi : Faut-il s’en étonner ? c’est mon collège. Le recteur, jésuite habile, recueillit ces paroles, et fit en toute hâte graver en lettres d’or sur un marbre noir cette inscription :


Collegium Ludovici Magni ;

et le lendemain elle remplaça l’ancienne. Vous le voyez, les jésuites n’étaient pas maladroits avec les puissants de ce monde.

Jadis vous étiez leur proie, à ces messieurs. Ah ! s’ils pouvaient vous ressaisir !… Mais non, non ! vous écriez-vous,

nous n’en voulons pas. Corbleu ! comme vous vous en défendez !… Vous souriez !… Ah ! nous devinons : avec eux, n’est-ce pas, reviendraient peut-être les pères fouetteurs, ces pères cinglants qui disaient à Voltaire, l’astre de Ferney, condamné à recevoir la correction que vous savez et où vous savez :



Allons, monsieur, dépêchons-nous : nous en avons d’autres à servir. Il est vrai qu’aujourd’hui un collégien n’est pas homme à se laisser faire.

Ce collège était destiné à être l’objet de la faveur des grands monarques. Napoléon lui donna en 1802 le titre de lycée impérial.

Alors tous les collèges reçurent le nom de lycée et prirent une allure nouvelle. L’habit bourgeois fit place à un uniforme presque militaire, et les jeunes gens qui le portaient auraient presque voulu que Napoléon y joignît l’épée.

Les cloches qui annonçaient l’heure du lever, de l’entrée en classe, l’heure du réfectoire, etc., furent supprimées, et le tambour, oui, le tambour, les remplaça.

Dieu, quelle joie c’était ! Une vie nouvelle commençait pour la jeunesse. Être lycéen, c’était être animé d’un souffle napoléonien, mais tout change en ce monde ; 1814 vit disparaître l’uniforme ; 1814 a brisé vos tambours et vos cœurs, et les lycées sont redevenus collèges.

Il vous fallut donc prendre l’habit de ville et substituer au chapeau à cornes le chapeau rond, cette lune de feutre.

Il fallut vous habituer à entendre la cloche, cette musique de couvent qui va droit au cœur en agaçant les nerfs et en vous brisant le tympan.

Mais c’est que, voyez-vous, on craignait alors que vous ne devinssiez trop militaires, et cela aurait pu avoir de très-graves conséquences ; les proviseurs ne se seraient pas crus en sûreté, les professeurs auraient demandé d’être assistés de gendarmes, et les pions seraient tous morts d’effroi.

Juillet 1830 vous a rendu vos tambours, mais ce fut tout.



Ce qu’il y a de plus clair pour vous dans tout cela, c’est que sous l’Empire on vous faisait manger force haricots, que vous en mangez encore, et que ce régime parait devoir se perpétuer sous… tous les régimes.

Nous ne ferons pas l’historique intérieur d’autres collèges : ce serait vous ennuyer, et nous voulons faire l’opposé.

Si l’étude vous fait répandre des larmes amères, espérons que nos pages les sécheront ; elles mettront sous vos yeux vos espiègleries de collégien, vos joies, vos heureux jours, vos tribulations, vos petites vengeances, en un mot les mœurs du collégien depuis son début jusqu’à sa sortie. La route à parcourir est piquante ; le jeune homme battra des mains, l’homme fait sourira complaisamment à son passé.


II


LA RENTRÉE

Tristesse d’un côté, joie bruyante de l’autre, voilà, dans les collèges, ce qu’amène octobre ou la fin des vacances.

En effet, si la tristesse s’empare de ceux qui rentrent au collège, comment la joie ne s’emparerait-elle pas de ceux

qui, par tel ou tel motif, y sont restés, et voient arriver le moment du retour de leurs camarades ?

Que l’on se figure un tout petit nombre de pauvres jeunes gens pour qui rien n’a presque changé, et qui, de plus, ont perdu pendant six grandes semaines le plus grand nombre de leurs camarades. Les jeux ne sont plus animés, le langage n’a plus de gaieté, le collége n’est plus qu’une prison ; les niches, les espiègleries, le collégien privé de ses jeunes amis ne songe plus à en faire. Il se promène silencieux, comme si l’âge de la jeunesse avait fui. Un maître d’études, ou, pour employer le terme consacré, un pion ne lui inspirerait pas la plus petite malice. Aussi on pourrait dire, non sans raison, que les vacances sont l’âge d’or des pions.

Ce découragement, ce délabrement chez le collégien qui



ne profite pas des vacances, diminue insensiblement dans la dernière semaine, et arrivé à la veille du grand jour, c’est-à-dire celui de la rentrée, il n’est plus le même. Son teint se colore, sa voie s’anime, il emploie sa dernière nuit en projets de toute espèce ; il voit les cours peuplées, bruyantes ; les murs ont changé d’aspect ; le sol qui les porte tous semble les faire rebondir. Ah ! le beau jour pour ceux qui n’ont pas eu de vacances que celui où elles finissent !

Cette dernière nuit est une nuit aux songes dorés ; le collégien resté captif la passe dans une sorte d’extase, et il voit arriver le jour avec l’espoir dans l’âme, le feu dans les yeux, des sentiments délicieux dans le cœur, l’accent du bonheur dans la voix.

Le matin de ce jour-là on ne se fait pas prier pour se lever ; on va revoir enfin les amis !

Si nous avons peint la joie des prisonniers, nous avons à dire les peines de ceux qui font leurs adieux au toit paternel, au foyer domestique.

Adieu les caresses du grand-papa, de la grand’maman,



du grand-oncle, de la grand’tante ; adieu les promenades avec le père, ce père dont le fils fait toute la joie, tout poir, qui menait son fils au spectacle, et qui, en voyant son âme s’animer, s’élever, s’agrandir aux vers du grand Corneille, ne se tenait pas d’aise !

Adieu les soins plus que doux, plus qu’attendrissants d’une bonne mère, qui comptait les jours pendant lesquels elle devait posséder son fils, son enfant chéri ; qui vivait de sa vie, qui voudrait prendre sur ses jours pour ajouter à ceux de son enfant !

Toutes ces joies sont, je l’espère, plus que suffisantes pour faire goûter les vacances. Et pourtant il serait difficile de dire quels sont les plus heureux ou des parents ou des enfants.

Que le jeune homme qui a le cœur bien placé, qui dès sa naissance a été témoin de la tendre sollicitude de son père et de sa mère pour lui, doit apprécier tant d’amour !

Comme il doit regretter la jolie petite chambre que sa mère lui avait fait arranger, la jolie descente de lit en tapisserie que sa sœur lui avait faite ! Comme il se dorlotait, se prélassait dans le bon et moelleux lit que sa mère, longtemps à l’avance, lui avait fait préparer ! comme il dormait bien et surtout sans soucis des pensums, des retenues et du vilain cachot !

Le matin il n’était réveillé que par les pas de sa mère, qui venait doucement, tout doucement sur la pointe des pieds, entr’ouvrir ses rideaux, et qui disait à son mari, resté à quelques pas d’elle : Chut ! il n’a pas encore les yeux ouverts… je crois qu’il dort encore. Ah ! laissons-le, ce pauvre petit.



À ces mots, le père approche, prend la main de sa femme… tous deux se regardent !… quel doux moment… non, rien ne peut l’égaler… si ce n’est le plaisir qu’éprouvait le collégien, qui mettait de la malice jusque dans le sentiment, et qui faisait semblant de dormir pour prolonger cette scène charmante.

Enfin, le dernier jour des vacances arrive. Chacun dans la maison a le visage rembruni, triste, comme l’est la plupart du temps le commencement des matinées d’octobre.

Mais voilà que le temps se lève, quelques rayons de soleil viennent animer les restes d’une belle verdure, le collégien, avec toute sa famille, fait cette bonne et dernière partie qui précède la rentrée.

On va faire ses adieux à tous ses bons parents, on va visiter celui-ci, on va visiter celui-là.

« Allons, dépêche-toi donc, dit Édouard à sa sœur Estelle ; c’est ma dernière journée, tu le vois bien, nous n’avons pas de temps à perdre.

— Me voilà, me voilà, ne t’impatiente pas, la femme de chambre de maman me met mon chapeau… là… c’est fini. me voilà… es-tu content ? »

Et en disant ces mots, elle lui prend le bras avec cette vivacité, cet enjouement, cette grâce toute particulière chez une jeune fille élevée avec soin et délicatesse.

Le père, la canne en main, regarde et n’est pas assurément le moins heureux… Il oublie que c’est le dernier jour.

La jeune Estelle, de contentement, saute au cou de son père, puis, retournant à son frère, elle s’écrie, donnant un dernier coup d’œil à son ajustement : « Là… nous voilà. »

La mère, moitié gaie, moitié triste, donne quelques ordres avant de partir, « Madeleine, dit-elle à sa grosse cuisinière, n’oubliez pas tout ce que je vous ai recommandé. Vous savez, comme je vous l’ai dit, que nous avons du monde aujourd’hui. — Apportez à notre diner tous les soins possibles. Soignez bien votre filet, vos volailles ; faites en sorte que vos crèmes ne soient pas manquées. »

La grosse Madeleine apparaissant ayant déjà des préparatifs en main, dit : « Soyez tranquille, madame, tout sera parfaitement bien… j’en réponds… »

Cuisinières et cuisiniers ne disent jamais autrement.

Le jeune Édouard écoutait ces paroles avec une attention plus soutenue que celle que l’on apporte quand le professeur est en chaire ; et cela se comprend : il comparait en ce moment le régime de la maison paternelle avec celui du collège, et tout à coup il s’écria :

« Mais, est-ce que les filets de bœuf et les crèmes au chocolat seraient incompatibles avec Homère et Virgile ?

« Ah ! mon père, on ne me persuadera jamais cela. Pour mon compte, je suis sûr que les uns feraient trouver les autres excellents. »

Et chacun de rire !

Sur ce, l’on part. À cinq heures on est rentré, à six heures les convives étaient arrivés, et l’on est dans la salle à manger.

« Mais comme tu es pensif ! dit Estelle à son frère.

« C’est mon dernier bon repas, disait le collégien ; demain le classique haricot reprendra son empire, et nous allons redevenir sa proie. »

Le dîner, comme on le pense bien, détourna un peu les bons parents de cette idée fixe :

C’est demain matin que nous nous en séparerons.

Le dîner fini, on se rend au salon, et là, chacun donne les meilleurs conseils au jeune collégien.

« Mon frère, dit la jeune Estelle, m’a promis qu’il serait bien sage, bien soumis, bien raisonnable, afin de n’être jamais en retenue quand j’irai le voir. »

Édouard, d’un air bon et malicieux à la fois, regardait sa sœur en souriant et semblait lui dire : C’est vrai, j’ai promis ; mais…

La société s’en va et l’on se couche. Ah ! c’est alors que toutes les réflexions arrivent.

Édouard se dit : Ah ! mon bon lit, si je pouvais l’emporter !… mon bon oreiller… et mon édredon !… Dieu ! comme le maître d’études, le pion, le regarderait avec des yeux jaloux !…

Mais allons, reçois mes adieux, puisqu’il le faut.

Le matin de bonne heure, et le père avait donné l’exemple, tout le monde était levé dans la maison.

On déjeune à la hâte, vite et vite. La mère garnit un énorme panier de ceci, de cela.

Et Édouard de dire : « Coquin ! comme les camarades vont être contents ! »

Et le père de s’écrier : « Mais dépêchez-vous donc ! nous arriverons trop tard, vous verrez ça… et vous en serez la cause.

— Ah ! maman, maman, tu as oublié de mettre dans le panier le pot de beurre de Bretagne et les confitures de mirabelle.

— Nous n’avons pas le temps, nous n’avons pas le temps ; partons, partons ! s’écrie le père.

— Tu me les apporteras, dit Édouard à Estelle.

— Oui, mais ce jour-là, tu seras peut-être en retenue, vilain.

— Oh non, non, je te le promets. J’aime le beurre de Bretagne et la mirabelle au moins autant que mes classiques… et puis je songerai toujours à toi. »

Ces dernières paroles se disaient en quittant la maison paternelle.

C’en est fait, les vacances sont finies, les portes des collèges sont ouvertes, les élèves arrivent en foule. Alors tout est en mouvement, tout s’anime ; c’est un tableau vraiment curieux.

Il faut voir avec quel élan ceux qui sont restés captifs reçoivent les arrivants.

« Ah ! c’est toi, te voilà, Edmond ! — Bonjour, mon cher Eugène.

— Mon Dieu ! comme je me suis ennuyé depuis que je ne t’ai vu. Il était temps que les vacances finissent, va, le courage me manquait. — Adolphe, Adolphe ! s’écrie un arrivant, comment ! tu ne me voyais pas, moi ; mais je t’ai aperçu de tout là-bas. As-tu reçu toutes mes lettres, te les a-t-on exactement remises ?… — Oui, oui, nous les relirons ensemble.

— Ah ! va, j’apporte de fameuses provisions… Demain je te ferai voir tout ça.

— Mais vois donc, vois-donc comme les élèves arrivent…



— Oui, mais vois donc, toi, comme ils ont des visages !… ils ont pleuré toute la nuit ; il paraît que l’on s’amuse mieux là où ils étaient qu’ici. Eh ! mon Dieu ! moi aussi j’ai pleuré, mais j’ai senti mon courage revenir en te revoyant. — Ah çà, tu me raconteras tout ce qui s’est passé depuis mon départ, n’est-ce pas ? Nous en ferons un beau chapitre, va, et nous lui donnerons pour titre, ENNUI DE SIX SEMAINES. »

De tous côtés se forment des groupes et des conversations du même genre.

Petit à petit, le visage chagrin de ceux qui ont passé six semaines sous l’aile maternelle se ranime, quelques jeux s’organisent, le collège reprend son entrain accoutumé, et l’on arrive ainsi au lendemain matin, le grand jour, celui où tous les collégiens sont réunis dans la chapelle pour assister à la messe du Saint-Esprit, cérémonie en usage de temps immémorial.

La reprise des études n’est séparée de cette cérémonie que par une récréation ; mais, mon Dieu, qu’elle paraît courte !

Hélas ! hélas ! immédiatement après elle, les portes des classes, celles des études s’ouvrent, et, moment cruel et cuisant ! il faut reprendre en main Lhomond, Burnouf, racines grecques, Epitome, De Viris, Virgile, Horace, Homère… et tout le bataclan de l’antiquité grecque et romaine… Ah grands génies, nous vous donnons et de bon cœur à tous les diables !… Oui, et deux ou trois ans après votre sortie du collège, vous aurez dans vos poches un Horace et un Virgile, et peut-être ferez-vous comme Alexandre, qui ne s’en allait pas en guerre sans qu’Homère fit partie de son bagage.



III


LA CLASSE

Les élèves sont dans les classes et nous voyons tour à tour avec eux, mais presque jamais en même temps, le professeur dans sa chaire, et le maître d’études ou le pion dans l’attitude

d’un homme toujours content de lui, c’est-à-dire tendant le jarret et promenant un œil scrutateur sur tout ce qui l’entoure. En un mot, la classe appartient au pion en l’absence du professeur ; là, il est roi… ou il croit l’être. Il examine, surveille, et à la moindre parole, au moindre mouvement, prononce ce fameux mot stéréotypé sur ses lèvres : SILENCE ! mot qui s’est incorporé à lui, mot avec lequel il s’est identifié.

Mais l’écolier en classe est un ressort que l’on essaie vainement de comprimer, de réduire ; il faut, à quelque prix que ce soit, que son espièglerie se fasse jour ; il faut, à quelque prix que ce soit, qu’il taquine, qu’il ruse.

L’écolier né malin, ne rêve… que malice.

Ainsi d’une part nous voyons la gravité, c’est le professeur dans sa chaire ; de l’autre l’homme-silence, c’est le pion, qui voudrait tenir captifs les langues, les coudes et les pieds d’une multitude de jeunes gens qui, en faisant une de ces plaisanteries qui deviennent traditionnelles dans le collège, en méditent une nouvelle qui reçoit son exécution avant que l’on ait prononcé le châtiment mérité par la première.

De cette sévérité d’un côté de la part d’hommes faits, et de cette gaieté souvent excentrique, et naturelle après tout, de la part de tous ces collégiens rassemblés, naît un contraste qui n’échappe pas à l’observateur, et d’où ressort, il faut le dire, ce comique qui provoque le rire de tout l’auditoire… c’est-à-dire de tous les collégiens… Le professeur et le pion ne rient pas en classe… à moins que ce ne soit de la bouche en cœur, c’est-à-dire en dedans ; et nous ne pensons pas qu’il se passe un jour, un seul jour, sans que cela leur arrive.

Abandonnons pour un instant le pion, et ne voyons que les élèves avec les professeurs.

Les professeurs, composés, en général, d’hommes de savoir, d’instruction, de goût, d’hommes versés dans le monde et qui le connaissent, ne sont pas ceux qui, en général, essuient le plus le feu du collégien ; aussi ces messieurs ont trop d’esprit pour croire un seul instant que nous ayons voulu, en quoi que ce puisse être, diminuer la considération, le respect que doit avoir l’élève pour le maître ; de même que nous serions désespéré de diminuer le moins du monde l’intérêt que doit inspirer l’élève au maître.

Ceci posé, nous pouvons laisser courir notre plume et redire quelque chose de ce que nous avons entendu en écoutant aux portes des classes, et de ce que notre œil a aperçu au travers des vitres de leurs croisées.

Nous voilà près d’une classe… approchons… regardons et écoutons bien.

Le calme y règne : le professeur est en train d’interroger un jeune élève sur l’histoire grecque.

LE PROFESSEUR. — Qu’est-ce que c’était qu’une olympiade chez les Grecs ?

LE JEUNE COLLÉGIEN. — Une olympiade. (Il reste court.)

LE PROFESSEUR. — Oui, une olympiade.

UN ÉLÈVE, soufflant. — Espace de quatre ans.

L’ÉLÈVE, vivement. — Monsieur, c’est une espèce de cadran… solaire, ajoute une voix confondue dans la masse.

Et chacun de rire de toute la force de ses poumons.

De cette classe nous allons à une autre.

Le collégien, et c’est une incontestable preuve de son bon naturel, aime les animaux. L’anecdote suivante ajoutera à notre assertion :

Un jeune externe passe rue Saint-Jacques. Il est muni de sa gibecière. Il s’arrête à un rez-de-chaussée, à l’une des fenêtres duquel est placée une cage contenant un écureuil.

Le jeune élève donne à l’intéressant animal la plus grande partie des comestibles qu’il possède ; mais à la fin un des fils de fer de la cage se rompt et l’animal engage la moitié de son corps. Notre étourdi lui prête secours, au risque de s’en faire mordre ; il s’en empare, l’enferme dans sa gibecière. En compagnie de l’animal il se rend au collège, plus heureux que s’il avait trouvé un trésor.

Il entre en classe ayant plus son écureuil dans la tête que la leçon qui lui avait été donnée.

Mais la pauvre bête, tenue captive en un sac de cuir, travaillait des griffes et des dents à son évasion. Elle fait tant et tant qu’elle en vient à ses lins. Le sac est rongé, troué.

Alors l’écureuil, libre, s’élance dans la classe, gravit la chaire du professeur, y pénètre, et pendant une seconde on vit l’écureuil et le professeur côte à côte.

Le professeur, surpris, regarde et reconnaît dans l’individu



qui a envahi son domicile le joli écureuil qui lui appartient, et à la recherche duquel sa femme s’est bien certainement livrée.

Et chacun, avec une figure rubiconde de joie, de raconter l’aventure à qui veut l’entendre.

Nous continuons notre petite excursion et nous voyons un tout jeune élève devant la chaire d’un professeur.

Il est interrogé sur l’histoire romaine.

LE PROFESSEUR. — Sur quoi écrivaient les Romains ?

L’ÉLÈVE. — Monsieur, les Romains écrivaient.

LE PROFESSEUR. — Eh, parbleu ! je le sais bien qu’ils écrivaient. mais je vous demande sur quoi. Allons donc.

UN ÉLÈVE, soufflant. — Sur du papyrus.

L’ÉLÈVE interrogé, élevant la voix et d’un air satisfait de lui-même. — Monsieur, les Romains écrivaient sur du papier russe.

LE PROFESSEUR, retenant une envie de rire. — Comment ! sur du papier russe… Ah ! vous êtes fort sur la chronologie des empires.

Comme on le pense bien, la journée ne se passa pas sans que le mot fût répété dans tout le collège. Et si nous sommes bien informé, le proviseur, un jour qu’il avait société, en égaya beaucoup son monde.

Le jeune Francisque met tout son bonheur à faire des pantins en carton lisse, et à les colorier avec un soin tout particulier. Et quand il les fait danser, Dieu sait s’il a toujours un nombreux auditoire ! Un jour qu’il voulait donner une nouvelle preuve de son talent à toute la classe assemblée,



il attache un joli petit pantin sur le devant de la chaire du professeur, et au moyen d’une ficelle fixée au pantin, et qui correspond à son pied, il le fait danser à ravir, pendant que le professeur l’interroge. Le jeune audacieux répond tout de travers à ce qu’on lui demande, et la classe entière étouffe des éclats de rire. Le professeur croit bonnement que l’on se moque du pauvre enfant, et s’écrie : « Messieurs ! c’est mal, très-mal de se moquer ainsi. » Mais on rit plus fort… Le pantin avait redoublé d’ardeur dans ses évolutions. Enfin le professeur n’y tenant plus, sort de sa chaire pour admonester un petit gaillard qui riait plus fort que tous les autres… Grand Dieu, que voit-il ? ô désolation ! qu’il avait été dupe, et que la classe était métamorphosée en un théâtre de marionnettes.

Alors on ne rit plus ; le professeur, courroucé, va prononcer une terrible sentence. En effet, Francisque fut mis au cachot et les autres condamnés au pain sec… Et le pantin ? Ah ! ma foi, on assure que le professeur le mit soigneusement dans sa poche et qu’il s’en est amusé longtemps avec son plus jeune enfant.

Être miope et rempli de mérite sont deux choses qui, malheureusement, ne se rencontrent que trop souvent.

Un professeur d’un collège de Paris est dans ce cas.

Un jour que nous avions trouvé le moyen d’arriver près de sa classe, nous y avons remarqué une malice collégienne dont le professeur, nous garantissons le fait, a beaucoup ri lui-même… hors la classe, s’entend. Ce professeur respectable et très-aimé de ses élèves avait, contre son habitude, quitté un instant ses lunettes, et au lieu de les placer dans la poche de son gilet, il les laisse tomber à terre.

Un collégien les aperçoit et les ramasse. Il ignorait, gardez-vous bien d’en douter ! qu’elles appartinssent au professeur, autrement… Son premier mouvement fut de braquer les lunettes sur son nez… Et tous ses camarades d’étouffer leur envie de rire.

Le professeur cherche dans toutes ses poches. Pas plus de lunettes que sur la main… cependant, il a besoin d’y voir clair.

Enfin, il se hasarde. « Messieurs, n’auriez-vous pas trouvé mes lunettes ?



— Non, monsieur, répond hardiment celui qui les avait sur son nez.

— Diable ! c’est étonnant, » ajouta le professeur, dont la vue ne pouvait rien distinguer à quelques pas devant lui.

Mais un sourd bourdonnement se fait entendre. On entend de tous côtés : il faut les rendre, il faut les rendre !

Si malice et bonté ne sont point incompatibles, c’est sur la gibecière des collégiens que l’on pourrait incruster ces mots. Les lunettes furent adroitement placées sur la table du professeur… Mais s’il a la vue basse, il a l’oreille diablement fine… il se douta de l’espièglerie ; disons mieux, il la devina.

Que fit-il ? rien. Il aimait ses élèves et en était aimé. Et puis, il avait été collégien.

C’est une position grave que celle d’un professeur en face de jeunes hommes qui commencent, comme on dit, à se sentir vivre. Il faut apporter beaucoup de circonspection dans les questions qu’on leur adresse.

Un ancien professeur, occupant aujourd’hui un poste des plus éminents, adressait, à ce qu’on appelle au collége un grand, une question à laquelle il eût peut-être été fort embarrassé de répondre lui-même.

« Monsieur, lui dit-il, avec quelle matière ont été construites les murailles de la Chine ? (Le professeur, après avoir parlé, brandille sa jambe en signe de contentement de lui-même.)

L’ÉLÈVE. — Mais, monsieur, je ne saurais sans préparation, sans recherches assez grandes, répondre.

LE PROFESSEUR. — Vous ne connaissez pas l’histoire ?

L’ÉLÈVE, se recueillant de plus en plus et se parlant à lui- même. — Les murailles de la Chine… ah ! pardon, mille pardons, monsieur… Elles ont été construites… de pain d’épice. »

Le professeur, homme d’esprit, du reste, mais cette fois honteux et confus,

Jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus.

Voyons maintenant le collégien en face de son maître d’étude, de son pion, comme il veut absolument l’appeler.

Un tumulte se fait entendre, et notre attention redouble… Le maître d’étude crie… les élèves rient de plus fort en plus fort… qu’est-il donc arrivé ?

Ce qui est arrivé ! ah ! je garantis que le collége ne l’oubliera pas.

Les naturalistes disent que le lézard est l’ami de l’homme, nous, pour être plus dans notre sujet, nous dirons que le collégien est l’ami du lézard.

Il y a dans le collège un mur à plate-forme, mur très-respectable par sa vieillesse, lequel est crevassé à tel point que je ne sais combien de lézards y élisent domicile.

À l’heure où le soleil darde ses rayons vivifiants sur le sommet du mur les lézards font leur promenade.

Le jeune Julien, au moyen d’un fourreau de parapluie placé au-dessus d’un des trous où se réfugient ces pauvres animaux, était parvenu à en attraper un d’une fort jolie dimension. Son lézard, auquel il avait donné le nom grec et parfumé de Théonis, ne le quittait pas… il lui avait fait un logement dans son pupitre.



Voilà que dans un moment où le pion cherchait à démêler sur la physionomie de tous les élèves si aucun d’eux ne lui préparait pas une mystification nouvelle, un élève se fait réprimander très-vivement ; plusieurs prennent la défense de celui-ci ; enfin il en résulte un mouvement, un froissement qui, ô malheur inouï ! fit sauver de sa cachette le lézard chéri.

En cet instant, le pion fait quelques pas et va s’appuyer le dos près d’une boiserie où le pauvre lézard croyait trouver asile ; l’infortuné animal, en désespoir de cause, prend une autre direction, et file de haut en bas justement à l’endroit où le pion s’était appuyé, et se précipite dans la poche de sa redingote, comme un nageur qui donne une tête.

Jusque-là le pion ne se doutait de rien, mais comme la fuite du pauvre Théonis excitait un peu trop l’hilarité, il se place au beau milieu de la classe et crie : Messieurs, silence ! ou toute la classe sera en retenue ; mais l’hilarité est à son comble.

Et grand Dieu, pouvait-il en être autrement ! Le malheureux lézard, craignant l’asphyxie dans la poche du pion, véritable cul-de-sac pour lui, se fait jour au travers un mouchoir et une tabatière, et prêt à s’élancer, passe la tête à l’orifice de la poche susdite.

Collégiens qui n’avez pas vu la scène, figurez-vous une classe tout entière riant aux larmes et la figure hébétée de celui qui, sans s’en douter le moins du monde, était le motif de cette joie, et vous aurez une idée de ce que nous venons de vous raconter, histoire qui, comme bien vous le pensez, eut une fin tragique, la mort du lézard Théonis, qui était, ma foi, fort beau… si nous en jugeons par l’animal empaillé que nous avons sous les yeux.

Au même instant nous apercevons un maître passé en espiègleries, qui sort de sa bouche une boulette de papier qu’il divise en deux parties, qu’il rejoint en leur donnant une forme plate.

La boulette, lancée avec vigueur par sa main, va se coller au plafond ; et aussitôt on voit se balançant au beau milieu de la classe un énorme bout de fil, à l’extrémité duquel est attaché un joli petit bonhomme découpé en papier, et auquel l’air agité fait faire toutes sortes d’évolutions… Malheureusement, et comme par une fatalité, il va presque toujours se jeter en plein sur le nez du pion. Décidément le pion est né sous une malheureuse étoile.



Cette aventure le dispose mal, comme bien on le pense, et le premier élève qui bougera… ah ! celui-là, suffit !

— Monsieur Edmond, encore une fois, vous tairez-vous ?

L’ÉLÈVE. — Mais, monsieur, je n’ai rien dit.

LE PION. — Vous me copierez huit cents vers.

L’ÉLÈVE, à son camarade. — Huit cents ; ce n’est rien du tout… prête-moi ta plume à huit becs.

— Eh bien, monsieur Léon, que faites-vous donc là sous la table ?

L’ÉLÈVE, avec assurance. — Rien du tout, monsieur.

LE CAMARADE VOISIN, en levant la main. — Monsieur, voulez-vous me permettre…


LE PION. — Allez.

Mais voilà que l’élève, qui veut partir comme un trait, ne peut démarrer sans entraîner cinq ou six camarades… ô espièglerie incarnée…

Le jeune Léon avait attaché, les uns avec les autres, tous les cordons des souliers de ses voisins… de sorte qu’il en résulta une bousculade dont la classe a gardé le souvenir.

Et pour ajoutera ce petit scandale, de petites boulettes de pain posées sur un élastique de bretelle comprimé avec la pouce et l’index, et qu’on lâche soudain, décrivent des courbes superbes et se croisent en tous sens. Oh ! c’est alors que la poitrine des collégiens est gonflée de joie, que leurs yeux brillent de bonheur et que… le pion bisque de toute son âme !

— Monsieur Charles, vous ne travaillez pas !

L’ÉLÈVE. — Mais si, monsieur.

LE PION. — Ah ! si… (il frappe avec une règle sur une baraque et le contre-coup fait ouvrir l’une des portes) ; c’est désespérant, monsieur…

En cet instant une nuée de hannetons s’envolent dans la classe, et c’est un bourdonnement à ne plus pouvoir s’entendre.

Collégiens et hannetons font chorus à qui mieux mieux, et dans sa colère, le pion ne serait pas éloigné de croire qu’il y a eu conspiration méditée, combinée des deux parts… et alors il médite à son tour une Saint-Barthélemi de hannetons… Le pion de collège hannetonicide ! Et pourquoi pas ?




dans sa fureur il eût mis le pied sur… un éléphant.

Une autre fois ce ne sera pas le tour aux hannetons conspirateurs, mais aux insolentes mouches qui, affublées d’un petit cornet de papier qu’on leur a enfoncé, non pas dans le cœur, le collégien n’est pas si cruel, mais ailleurs, voltigent en sens inverse dans toute la classe et ne se gênent pas pour aller se poser dans cet équipage sur la figure du pion.

Et pourquoi pas ? La mouche est audacieuse de sa nature ; ne la voyons-nous pas se carrer tour à tour

Sur la tête des rois et sur celle des ânes ?

« M. Félix, que tenez-vous là dans votre main ?



L’ÉLÈVE. — Monsieur, c’est un cornet de papier.

LE PION. — Qu’avez-vous besoin de cornet de papier ?… Vous mériteriez… Donnez-moi ça.

L’ÉLÈVE. — Voilà, monsieur. »

Le pion prend vivement le cornet et le froisse avec indignation ; mais il est rempli de vers à soie, et les pauvres animaux sont soudain à l’état de purée dans sa main.

Quelle fureur monstriforme de la part du pion ! Et comme elle redouble à cette naïveté de la part du jeune élève : Mes pauvres vers à soie, ils sont morts !

Le jeune Constant ne rêve que dessins, charges, caricatures. Il en fait sur toutes les marges de ses cahiers, sur les murs, voire même dans la paume de sa main, et cela avec une incroyable promptitude. Un jour qu’un pion s’était échauffé à faire de la morale à ses élèves, il choisit le moment où il était le plus animé, et crac ! en un clin d’œil, il lui fait en plein sur le dos la charge de M. l’économe du collège. On s’en aperçoit aussitôt, et le rire ne peut être contenu. Pour compléter cette scène, un audacieux crie : « Monsieur, vous ne pourrez savoir pourquoi l’ordre a été troublé qu’en ôtant votre habit. » Explosion générale ! On avertit monsieur l’économe, mais on assure qu’il adore les bonnes charges ; puis il avait donné la veille des haricots qui n’étaient pas cuits et des navets à l’état de bois de réglisse, moins le sucre de ce dernier, et l’on rapporte qu’il fut indulgent. Nous l’avons dit et le répétons :

L’écolier né malin, ne rêve… que malice.

Là nous bornerons nos récits sur les classes.

Nous n’avons pas, cependant, la prétention de croire qu’il n’y a plus rien à dire sur ce point-là ; chaque jour amène en quelque sorte son petit événement, son aventure, de nouvelles malices et espiègleries ; le dictionnaire des ruses du collégien n’est jamais fini ; il y travaille sans cesse, le pion dût-il de dépit en avoir la jaunisse depuis le 1er janvier jusqu’à

la Saint-Sylvestre, qui est… le 31 décembre.

IV


LA RÉCRÉATION


Les classes finies, les élèves se répandent à flots dans les cours ; à la contrainte succède la liberté, l’aisance dans les mouvements ; c’est alors que les habits deviennent trop justes par l’effet d’une croissance inattendues, et, au désespoir des ceux qui les paient, craquent sous les aisselles ; que les pantalons trop mûrs aux genoux, et ailleurs, cèdent aux mouvements musculaires, impatients et précipités du collégien.

C’est alors que des groupes se forment de toutes parts, que les jeux s’organisent, et les ruses aussi ; vous allez le voir.

Parmi les pions qui surveillent en voici un qui se promène un livre à la main. La curiosité du collégien est piquée :

Que lit-il ? Il faut le savoir, il faut le savoir ! s’écrie-t-on.

— Rien n’est plus facile, dit une voix ; tenez, mettez-moi à cheval sur vos épaules… c’est un jeu comme un autre, et en passant près de lui, je lirai le titre du livre. » Ce qui fut dit fut fait, et au même moment on répétait dans toute la cour : Manon Lescaut ! Manon Lescaut !

Cette plaisanterie mit tout le collège en belle humeur. D’un côté on crie, Jouons aux barres ; de l’autre, Jouons au chat-coupé. Non, crie-t-on un peu plus loin ; jouons plutôt à saute-moutons, oui, oui, allons, venez par ici. Oui ! oui, c’est ça.



Plus loin on entend, À la mère Ango ! au diable-boiteux ! à la baguette !

Et chacun de ces jeux réunit un grand nombre d’élèves dont le teint s’anime, dont la voix annonce l’émotion et une surabondance de joie qui déborde.

Puis, sur toute la surface des cours, des élèves se croisent et se heurtent en tous sens, se font des espiègleries, des niches. Et chacun rit, et chacun se pousse à l’envi.

Et pour peu qu’il y ait bousculade, vous entendez soudain mille voix d’élèves : Ah ! ah ! ah !

Au milieu de ce beau, de ce sublime tintamarre, on entend de tous côtés : À vous, balle ! mais la balle a été à gauche au lieu de suivre la droite ligne, et voilà qu’elle tombe juste au centre d’un groupe, qui s’en empare. On veut la reprendre, elle est disputée ; les deux jeux sont troublés, et il arrive tout le contraire de ce qui se passe chez les personnes raisonnables quand elles jouent : c’est que l’on rit bien plus fort, excepté cependant ceux que les pions ont punis, et qui sont ce qu’on appelle au piquet ; mais c’est un léger nuage qui obscurcit un instant un beau ciel. Aussi nous reprenons.

Le collégien ne se borne pas aux jeux que nous venons de citer ; ses plaisirs sur ce point il les varie à l’infini ; Diversité, c’est sa devise. Aussi la balle au mur (celle-là a fondé plus d’une réputation, et laissé souvent des souvenirs que la tradition collégienne conserve), la balle au long, la balle au pot, la balle cavalière, tout cela prend son rang dans le répertoire, où chacun puise selon son goût.

Et les billes, les fameuses billes, les célèbres billes ! qu’en dirons-nous ? Ce que nous en dirons ! qu’elles font battre le cœur de tout jeune collégien, qu’une partie de billes gagnée par lui cause plus de plaisir à son âme que dut en éprouver celle de César après qu’il eut traversé le Rubicon, et celle de Napoléon à Austerlitz… Chacun prend son plaisir où il le trouve.

Et puis, César et Napoléon ont dû adorer la tapette, le triangle, le quatre-vingt-dix ou le pot, le pair ou non, et la classique bloquette ! Alcibiade enfant jouait bien aux osselets ; César et Napoléon ont bien pu jouer à… pair ou non.

Chez le tout jeune collégien, aux billes vient se joindre un célèbre jeu, celui du berger ; aussi, dans ce qu’on appelle le petit collège, la cour retentit souvent de ces mots : Zut au berrrrrrger ! Alors tout est en branle, le collégien est enveloppé dans son bonheur, l’univers est là où il est… c’est- à-dire dans la cour du collège. Ah ! si dans un moment pareil on venait lui parler de son rudiment, il vous répondrait : Je n’entends pas le chinois… laissez-moi donc. Zut au berrrrrger !

Au milieu de toutes ses heureuses folies, le collégien ne perd pas la carte ; pour ses jeux, il observe les saisons et ne va pas en plein été se livrer à un violent exercice, et se tenir tranquille et les mains dans les poches en plein hiver. Industrieux à tirer parti de tout, la neige et la glace, cet effroi de l’âge mûr, viennent charmer la récréation des collégiens. Il faut les voir commencer une boule de neige grosse comme un œuf, et l’amener à une grosseur telle que l’on ne peut plus la démarrer.



Ce moment est le plus beau… on va incruster dans la boule de neige les traits du pion. Oh ! c’est alors que l’on jouit de son œuvre, que l’on bat des mains, et que l’on se dit dans son lit au beau milieu de la nuit, dans ce lit où l’on a quelquefois moins chaud que dans la cour : Dieu ! quel malheur si le dégel allait venir ! il ferait fondre notre boule de neige !

Et puis on se rappelle que, lui aussi, Napoléon en faisait, des boules de neige, à Brienne, et ce souvenir mêlé à l’action vaut un calorifère pour le collégien.

Et les glissades ! C’est sans contredit au collège que l’on voit les plus belles. Chacune d’elle est occupée par vingt collégiens



qui se succèdent avec une rapidité et une impatience tellement brûlantes, que l’on a une idée du mouvement perpétuel.

Et ce qui complète ce tableau, c’est que, de différents côtés, s’engagent des combats à coups de boules de neige, et le rire, la joie, sont à leur dernier degré quand elles atteignent les combattants et se brisent au beau milieu de leur visage.

Excepté dans la cour du petit collège, où se tiennent les plus jeunes collégiens, les âges, comme on le pense bien, se classent. Les collégiens de dix à douze ans, ceux de douze à quinze, de quinze à dix-huit, vont en général ensemble, ou bien ont un penchant à se rapprocher ; et c’est surtout dans les conversations qui s’engagent que cela se fait remarquer, car, parmi les cris qui partent et se croisent de tous côtés, on voit ce qu’on appelle les studieux ou piocheurs se promener avec une certaine gravité et s’entretenir de leurs succès. Parmi eux on remarque ce qu’on appelle les grands ; ils causent de ce qu’ils ont vu et observé les jours de leur sortie, des livres nouveaux qu’ils ont pu se procurer, des pièces de théâtre qui ont réussi, des acteurs et actrices en réputation, et puis enfin des modes. On les critique, on les approuve ; « Moi, s’écrie l’un, j’approuve beaucoup les pantalons ajustés ; cela vous dessine un homme à merveille et lui donne une tournure d’une élégance… — Oui certainement, répond un autre, et pourvu que l’on ait avec cela des bottes vernies et faites par Sakoski.

Survient un petit espiègle, qui s’est glissé comme par fraude dans ce groupe de grands, et qui s’écrie : « Comment, messieurs, vous vous occupez de modes, mais ne sauriez-vous donc pas que

Les modes sont certains usages
Inventés par les fous et suivis par les sages ?

— Eh bien ! qu’est-ce qui te dit, moutard, que nous les inventons ?

— Moutard ! Ah ! en voilà d’une autre, par exemple… » Et en même temps il lance sa toupie. « Tenez, regardez-moi ça, voilà qui sera toujours de mode. »

On le voit, les collégiens que l’on appelle les grands usent leur dernier habit et vont bientôt se lancer sur une autre scène où une nouvelle étude commencera pour eux, celle des hommes, et qui n’est pas plus facile qu’une traduction d’Horace ou de Tacite, l’un, homme d’un esprit infini, l’autre, l’un des plus profonds génies de l’antiquité… ce qui n’empêche pas le moins du monde qu’ils les aient envoyés nombre de fois à tous les diables… avec prière qu’ils y restent.

Mais, en attendant le moment du départ définitif, les grands continuent de s’occuper de ce qui se passe extra-muros.

« Tu as été au spectacle, Edmond, la dernière fois que tes parents ont obtenu que tu ne rentrasses que le lendemain matin ?

— Oui. Ah ! à ce propos que je vous fasse rire. Un acteur parlait un peu bas ; ce qu’on appelle un titi du paradis crie : Plus aut ! La gaieté est à son paroxysme dans le parterre. Un plaisant, très-spirituel du reste, crie à son tour : Silence, messieurs ! Puis, s’adressant à l’individu du paradis : Mais vous voyez bien que pour entendre vous êtes trop aut. Et comme bien vous le pensez, le parterre, toute la salle enfin, éclatèrent.

— Nous le comprenons, s’écrièrent-ils tous.

— Ah, bien ; puisque nous en sommes sur les anecdotes plaisantes, dit Jules, écoutez un peu.

Le jour de ma dernière sortie, au lieu de suivre la rue Saint-Denis jusqu’au bout, il me prend envie, arrivé au marché des Innocents, de le traverser entièrement. Voilà qu’étant au beau milieu, mes yeux se fixent comme par hasard sur une marchande entre deux âges et d’une carrure fort honnête, et, sans trop savoir pourquoi, je me pris à rire, ce qui lui déplut fort. « Veux-tu bien te sauver, petit merluchon… mais tu sens encore le lait dont t’at été nourri… Tu ris… prends garde, n’y mets pas trop d’action, t’épuiserais le reste

de ton vent, et
t’en as pas beaucoup. » Et moi de rire à demander grâce.

Mais voilà de nouvelles apostrophes, presque suivies de menaces. Craignant quelques projectiles, je prends la retraite en lui disant : « Veux-tu bien te taire, vieille catachrèse ! — Vieille catachrèse ! il m’a appelée vieille catachrèse ! s’écrie-t-elle, comme si elle avait bien compris la figure de rhétorique et qu’elle exprimât une injure ! Voisines, vous l’avez entendu… vieille catachrèse ! » Mais j’étais déjà loin, et bien je fis, car je ne serais pas rentré sain et sauf chez mes parents.

Cette plaisanterie désopila la rate de tous les camarades qui l’entendirent, hors un qui n’avait que faiblement souri.

« Eh bien, Xavier, tu ne prends pas part à notre joie ; qu’as-tu donc ? Ah ! nous voyons, tu fais de la philosophie. — Peut-être. — Ah ! moi, j’en suis sûr. Et sur quoi donc, s’il vous plaît ? — Ah ! ce n’est certainement pas sur ce que Jules a raconté, car je gagerais qu’il ne l’a peut-être pas entendu. — Tu te trompes, André, car je n’ai pas perdu un seul mot. — Eh bien, qu’avais-tu donc ? — Je faisais une réflexion. — Et laquelle ? — La voici. Ce que tu viens de raconter est trèsdrôle, très-original ; mais cela nous apprend qu’il ne faut jamais dire au peuple que des mots qu’il comprend parfaitement ; autrement… — Tiens, mais c’est vrai, s’écrièrent-ils tous, Xavier a raison. » Et l’un d’eux ajouta : « Ma foi, nous n’avons pas perdu notre temps ; nous avons ri comme des bienheureux et nous nous sommes instruits… comme on ne nous instruit pas toujours dans la classe. »

À l’exemple des grands, les petits aussi causent entre eux. Nous en voyons qui se tiennent par-dessous le bras et qui jouent presque à l’homme.

Tout en marchant ensemble, l’un d’eux, Eugène, dit à ses camarades : « Il n’y a rien de drôle comme les grands-papas. Un jour je dis au mien : J’ai eu beaucoup de bons points au collège, donne-moi quelque chose. — Volontiers ; mais quoi ? des livres ? — Non ; nous avons ceux du collège, et c’est assez. — Eh bien, que veux-tu ? — Une paire de bottes, que je mettrai ici en place de nos vilains souliers de collège. — Comment, des bottes ! me dit mon grand-papa ; puis se tournant vers plusieurs personnes qui étaient là : Voilà les fruits de notre époque, oui, de notre époque, où l’on voit des enfants hauts comme ça… oui, des enfants hauts comme ça qui ont fait leur première communion et qui vont en omnibus tout seuls !

— Mais enfin te donna-t-il la paire de bottes ? — Non… mais à ma sortie suivante je la trouvai toute prête ; ma bonne petite mère me l’avait fait faire en cachette… aussi je l’aime vingt fois plus depuis que j’ai des bottes, cette bonne petite mère !

Parmi ces petits se trouve un de ces petits docteurs qui ont plus de mémoire que d’esprit naturel. Il avait lu la veille un livre où il était question de la découverte de la poudre à canon. Alors il rassembla ses camarades et dit à l’un d’eux, espiègle et malin comme un démon : « Dis donc, Paul, sais-tu qui a inventé la poudre ? — Ma foi non, lui répond Paul, mais je suis bien sûr que ce n’est pas toi. » Et sans rancune il l’emmène avec tous les autres faire une partie de billes. Le collégien n’est pas plus boudeur que cela.

Les cours du collège ne sont pas les seuls lieux de récréation des collégiens ; quand il pleut ils se retirent dans les salles dites de récréation. Là d’autres jeux viennent remplacer ceux dont nous avons parlé ; là le collégien est très-pacifique. L’inoffensif bilboquet charme ses heureux loisirs ; et quand il va à un certain nombre de coups sans manquer, il est mis au nombre des adroits, on le cite dans le collège, c’est une notabilité du genre. Mais dans le moment où il déploie le plus d’adresse, où son œil fait preuve d’une extrême justesse, un farceur lui pousse le coude et interrompt le cours de son triomphe. « Bon, je te pincerai à la première occasion, toi. — Ah ! oui, si tu peux. — Tiens, il faut que je remette une autre ficelle à mon bilboquet, prête-moi donc ton canif pour la couper. — Tiens, le voilà. » Le malicieux le prend et le laisse tomber de telle sorte que la lame se casse. « Eh bien, tu n’es pas content ? Mais, mon cher, c’est une preuve que ton canif était très-bon, qu’il était en véritable acier. » Et chacun de regarder la lame cassée avec autant d’attention que certains amateurs en apportent dans l’examen d’une lame de Tolède.

Au bilboquet vient succéder le jeu de dames, jeu de combinaison comme on sait. Et c’est au milieu des conversations, du bruit, des exclamations de ceux qui gagnent, des mouvements en tous sens, des cris, De ce côté-ci ! de ce côté-là ! Adolphe, viens donc par ici ! Isidore, tu triches ! Armand, tu me paieras ça ! Julien, ce n’est pas bien ce que tu fais là, je ne partagerai plus mes confitures avec toi ! — Eh bien, moi, je garderai tout mon beurre pour moi ! oui, pour moi tout seul, et c’est dommage, car le beurre et les confitures ça va ensemble ! Oui, c’est au milieu de ce bruit qu’une partie de dames se fait aussi bien qu’une partie d’échecs au café de la Régence.

Et la main chaude ! Ah ! ce jeu-là n’est pas celui, tant s’en faut, que l’on préfère le moins dans les mauvais temps. C’est à qui y déploiera le plus de malice, c’est à qui y mettra le plus de ruse pour ne pas se faire deviner. Une fois on touchera à peine la main de celui qui fait ce qu’on appelle la main chaude, et s’il ne devine pas, pour le dérouter un collégien prend son soulier et lui en donne un vigoureux coup dans la main. « Ah ! c’est toi, Prosper ! — Non, non, non, ce n’est pas lui ! » et il faut que le patient reprenne sa position jusqu’à ce que le hasard lui ait fait mettre la main sur celui qui l’a touché… ou frappé. Et tout cela est accompagné d’une gaieté collégienne qui se renouvelle chaque jour, gaieté qui chaque jour est nécessaire pour rendre moins amère l’explication de ce Virgile qui est si doux, de cet Horace qui est si fin, de cet Homère à l’éternelle jeunesse, et enfin de tout le bagage littéraire grec et latin, bagage que le collégien n’oublie jamais d’emporter… attendu qu’il l’a fait assez enrager pour qu’il lui soit cher.


V


LE SALON-PARLOIR

À une certaine heure de l’après-midi, et c’est le plus ordinairement à quatre heures et demie, le salon-parloir est ouvert aux parents qui viennent voir les élèves.

Là se trouve un pêle-mêle d’élèves et de parents, une sorte de confusion qui n’est pas sans intérêt, sans charme aux yeux de l’observateur ; il y découvre et dans les élèves et dans les parents, de ces nuances qu’un œil exercé et un esprit fin peuvent seuls saisir. En un mot, le salon-parloir donne une idée assez complète et des élèves qui composent le collège, et des familles auxquelles ces élèves appartiennent.

Là se rencontrent des personnes de toutes les conditions ; les portes du collège sont ouvertes à tous… à tous ceux qui ont le moyen de payer 1000 ou 1200 francs de pension, bien entendu. À un peu plus loin l’amélioration sur ce point-là.

Disons tout d’abord que dans ce salon est placé un tableau indicatif des élèves qui ont obtenu les premières places dans leurs études.

Oh ! c’est là que vont d’un pas rapide presque toutes les personnes qui se rendent dans ce lieu.

Entrent M. Renard, avocat, sa femme, et Amélie, sa jeune fille. Vite ils vont tous trois regarder au fameux tableau… Le nom de Maurice Renard, contre l’ordinaire, n’y figure pas. « Oh, oh, dit le père, mon fils se relâche dans ses études. Diable ! je ne suis pas content ; qu’est-ce que cela veut dire ? Ah ! mon père, ne te fâche pas, Maurice te récompensera la première fois… » En ce moment même le collégien Maurice arrive en courant, et du seuil de la porte du salon, à son père, il ne fait qu’un saut. — Il a une énorme tranche de pain sec à la main. — il saute au cou de sa mère et de son père, et serre sa jeune sœur dans ses bras.

Son père, d’un œil sévère, lui montre le tableau où son nom est absent.

« Ah ! mon père, dit Maurice, cette fois-ci j’ai été dépassé par un camarade, et ma foi, si tu veux que je te le dise, je n’en suis pas fâché… c’est mon meilleur ami… Nous nous promettons tous les jours de nous aimer toute la vie… Il n’y a qu’une chose qui nous attriste de temps en temps, c’est que Ferdinand veut être marin, et que moi je veux, comme toi, être avocat. Quand il sera sur mer, moi je ne serai pas à ses côtés… Enfin, nous n’y sommes pas encore, et en attendant, nous travaillons ensemble… — C’est très-bien, dit le père… — Oui, nous travaillons ensemble au plus joli petit vaisseau que l’on puisse voir… Tu verras, Amélie, dit-il à sa sœur, comme il figurera bien sur la




petite commode de ta chambre… là… placé en face de ta glace. Au lieu d’un on en verra deux… Il est presque fini… oui vraiment… et je te le porterai à ma première sortie. »

Pendant que Maurice parlait ainsi, son père est resté sombre et écoutait d’un air préoccupé. Puis, montrant le fameux tableau, il dit : « Mais ton nom n’est pas là… » Maurice, dont les dents étaient restées un instant dans l’inaction, avait amplement mordu dans sa tranche de pain sec et se dépêchait d’en finir pour répondre à son père.

Au même moment arrivent M. Bouvier, boulanger, et sa femme. Ils viennent voir leur fils Ferdinand, le bon ami de Maurice. Moins inquiets que beaucoup de parents d’une autre profession, ceux-là, par exception peut-être, ne sont pas allés regarder au tableau.

Ferdinand, qui avait été prévenu de l’arrivée de son père et de sa mère, se rend au pas de course auprès d’eux.

« Ah ! te voilà futur marin, lui dit son père en le serrant dans ses bras… Ça veut pourtant être marin, ajoute-t-il,




en regardant quinze ou vingt personnes qui étaient là présentes, comme si toutes avaient été de sa connaissance. »

Madame Bouvier, en embrassant son fils, était restée triste. « Marin ! se disait-elle en elle-même, mais quelle idée !… Je le vois déjà en pleine mer… une tempête éclate… le danger est grand et c’est mon fils qui commande le vaisseau… Non, non, bannissons cette idée… je ne veux pas y croire… je suis sa mère ! »

Pendant ce moment, Maurice disait à son père, à sa mère et à sa sœur : « Le voilà mon bon Ferdinand ! a Puis, allant prendre la main de M. Bouvier : « Et voilà son père ! Oh ! quel brave homme, et comme les pains de gruau qu’il nous apporte sont excellents !.. En avez-vous dans vos poches aujourd’hui ? — Je crois bien que j’en ai, répond M. Bouvier, et des bons encore ! … Ils sont cuits de la nuit. »

À ce mot, la jeune Amélie souriait gracieusement, et madame Renard disait à son mari : « Ma foi, il a l’air d’un bien brave homme ! — Oui, certainement, répond M. Renard. »

Après que M. Bouvier et sa femme eurent prodigué leurs caresses à Ferdinand, M. Bouvier frappant le parquet de sa canne, se mit à dire : « Ah ! ça, monsieur le marin, travaillez-vous bien, les maîtres sont-ils contents de vous ? C’est que voilà l’important de l’affaire !

-Tenez, s’écria Maurice en s’élançant vers le tableau, voyez, c’est très-lisible : Ferdinand Bouvier, le premier de sa classe. C’est joli, j’espère, ça ! » Et, en ce moment, il l’enlaça de ses bras.

Le jeune Ferdinand, très-ému, se rend auprès de sa mère et de son père.

« Vous êtes donc bien contents que j’aie été le premier de maclasse ?… Eh, mais oui, dit M. Bouvier. Tiens, après ta santé, c’est à ça que je m’intéresse le plus. » Ferdinand prend la main de son père, celle de sa mère, et les tirant à l’écart : « Vous voyez bien Maurice… là… celui qui m’appelle son ami ; eh bien c’est lui qui, en secret, me corrige mes leçons, et il m’a dit : « Tiens, Ferdinand, je veux que nous ayons une bonne place chacun à notre tour… » — Comment, il a fait ça pour toi…Vite, vite, que j’aille remercier son père de ce que le ciel lui a donné un pareil fils… Chut ! mon père, dit Ferdinand en le retenant par le bras, c’est un secret, et si l’on savait… Chut ! chut ! mon père. »

Ce bon M. Bouvier et sa femme étaient émus aux larmes.

Maurice, qui s’était bien aperçu de quelque chose, se mit au milieu des deux familles et dit : « Mais les provisions, où sont-elles donc ? Les confitures, le beurre, le miel, les fruits et les pains de gruau de M. Bouvier ? »

La mère de Maurice et celle de Ferdinand donnent de tout cela et amplement à leurs enfants : de tendres adieux leur sont faits, et nos deux jeunes collégiens se partagent confitures, beurre, etc.

« Adieu, Maurice, dit encore M. Renard à son fils ; et la première fois que je viendrai… — Je serai le premier… ce sera à mon tour de l’être, mon père. »

VI


LE CORRESPONDANT


On appelle correspondant, dans les collèges, celui qui est chargé par la famille du collégien de la représenter en toute circonstance. Il est des correspondants de bien des natures ; les uns sont dignes de tous points d’être investis de la confiance des parents ; les autres tendent le flanc à l’attaque, et c’est sur ceux-là que nous allons, à la grande satisfaction du collégien, diriger le feu de notre artillerie.

Le correspondant dont nous avons à parler est un de ces types à part qu’il faut peindre quand on le rencontre, dans la crainte de ne plus le retrouver. Cet individu-là est une fusion de la bête et de l’homme, ce qui produit un être abâtardi, un être méconnaissable. C’est le plus ordinairement un employé qui fait tout par poids et par mesure, qui ne se lève pas aujourd’hui plus tôt qu’hier, qui, lorsqu’il se rend à son bureau, est pris par tous les boutiquiers pour l’horloge du quartier ; qui, le matin, va pomper l’eau nécessaire à sa femme ; qui, le soir, lui fend son bois ; puis, le plus souvent, met son bonnet de coton, se couche et s’endort.

M. Carlogne, c’est le nom de notre homme, est toujours de mauvaise humeur quand le jour d’aller chercher l’élève au collége est arrivé : ses habitudes sont dérangées, il a été obligé de se lever une heure plus tôt qu’à l’ordinaire, et de laisser à madame son épouse quelques soins du ménage dans lesquels il aime à donner des preuves de zèle et d’intelligence.

Enfin il arrive au collège. Là, son premier mot est de demander si l’élève est en retenue. À son grand désappointement il apprend que non. Alors tout lui sert de prétexte pour donner un libre cours à sa colère ; il s’emporte, crie, gesticule ; on le regarde avec étonnement, mais enveloppé dans sa bourrasque, il ne s’aperçoit de rien, il n’entend rien ; il a l’air d’un homme qui sort de chez lui poursuivi par un songe ou une malveillance… Il est vrai que l’élève qui le suit par derrière lui fait des cornes et le qualifie de certaines épithètes appelées potagères' par le collégien, qui, on le voit, sait tirer un heureux parti de sa position.

Quand le collégien arrive chez son correspondant, madame Carlogne le charge de surveiller son enfant ou de l’aider à dévider des écheveaux de fil. S’il devait rester une semaine entière, elle lui ferait bien certainement tricoter une paire de bas ou un gilet de laine. Oh ! si cela arrive jamais, M. Carlogne serait capable, le jour où il mettrait les bas ou le susdit gilet, de porter la main à sa poche et de faire le généreux.

Oh ! c’est que le correspondant de cette étoffe-là lâche quelquefois la pièce de cinq sous : quelquefois même il lui arrive d’aller jusqu’à celle de dix, mais à celle de quinze ou de vingt, jamais, non jamais ! Ce serait familiariser les enfants avec l’argent… Et les conséquences !… Ah ! dame, c’est que M. Carlogne voit loin.

Le correspondant de la nature de celui que nous peignons ici fait prendre de l’exercice au collégien. Voyez plutôt !

M. Carlogne et sa femme vont passer la journée aux Tuileries. M. Carlogne fait d’abord la lecture d’un journal, lecture interrompue par cinq ou six bons sommes ; madame sa femme cause avec sa voisine, et le collégien en est réduit à caresser le petit chien, à porter l’enfant, à lui donner les premières notions de la balle et du cerceau, ou bien à examiner le ressort de l’ombrelle de madame Carlogne, ressort qui fut brisé plus d’une fois, ce qui, au retour, occasionna toujours ce qu’on appelle une giboulée dans le ménage.

Ô mécompte ! Traduire du grec et du latin toute la semaine et s’amuser ainsi le dimanche !

Mais on va rentrer au logis, et là un bon dîner est préparé. Ouiche, compte là-dessus ! Un correspondant comme celui-là donner un bon dîner ! Il préférerait la pendaison… de ceux qui tenteraient de le lui agripper.

Ce correspondant-là promet le spectacle au collégien, mais ne l’en régale jamais… il écrit sur son agenda et très-lisiblement : Ce sera pour la première fois. Ceci nous rappelle ce barbier qui avait fait mettre au-dessus de sa boutique : Ici on rasera gratis demain… Vous devinez, que d’attrapés ! — Oh ! c’est que M. Carlogne est rusé, voyez-vous !

Cependant M. Carlogne se délecte quand il parle d’une certaine réception qui doit avoir lieu chez lui. L’époque n’en est pas fixée, mais pour ce jour-là le correspondant fera sortir le collégien qui lui est confié. Il faut saisir toutes les occasions de le distraire, de l’amuser.

Le jeune homme, quand M. Carlogne lui parle de cette fête secoue la tête, et dans ses yeux on lit qu’il est, à l’égard de son correspondant, d’une incurable incrédulité.

« M. Carlogne, se dit-il, recevoir du monde, et le bien traiter ? allons donc ! pas possible. Je croirais aux miracles, et on n’en fait plus. Au reste, c’est à l’œuvre que je l’attends. Ce jour-là son avarice sera dans toute sa splendeur ; comme on dit que les os font du bon bouillon, il est capable, pour économiser la viande, de mettre un vieux jeu de dominos dans le pot-au-feu, et le soir, dans le salon, de poser deux énormes carafes d’eau sur la cheminée et de dire à l’aimable société : Les personnes qui voudront du sucre en demanderont. »

Mais, en attendant tout cela, un plaisir, mais un plaisir très-stimulant, est réservé pour la soirée. En effet, une telle journée pourrait-elle être mieux couronnée que par une partie de loto !



Voilà la journée d’un collégien confié aux correspondants de l’espèce Carlogne. Mais, nous l’avons dit, le collégien sait tirer un heureux parti de sa position : le lundi il rit comme un bienheureux, avec ses camarades, de son ennui du dimanche. Autant de pris sur l’ennemi.



IV


L’INSPECTEUR

Comme tous les établissements publics, les collèges sont soumis à une inspection. Nous allons dire comment et dans quel but cette inspection est faite.

C’est dans la première semaine qui suit les vacances de Pâques que MM. les inspecteurs font leur apparition, laquelle n’est jamais annoncée officiellement, afin de faire croire au public et aux élèves que les chefs supérieurs du collège sont pris à l’improviste. Que le public soit dupe, c’est possible, et même nous le croyons, mais que le collégien, pour nous servir de son expression, donne là-dedans, c’est autre chose.

Enfin, un matin, un remise entre dans la cour du collège avec fracas, tout le monde semble avoir le mot d’ordre pour produire un grand effet, oui, tout le monde, jusqu’au cocher qui fait gesticuler ses chevaux, lesquels font feu des quatre pieds sur le pavé du collège.

De cet équipage descend un homme sec, courbé en avant, mais redressant son chef et regardant son monde en face, avec cette assurance que donne l’avantage de la position.

Depuis un mois on l’attendait, et au redoublement de zèle qu’il y avait depuis vingt-quatre heures dans toutes les parties des services du collège, il était facile de prévoir le jour même de sa visite.

Aussi, depuis un mois, on est occupé à blanchir les murs, à raboter et à polir les tables, à nettoyer les vitres, à assainir les dortoirs, à faire recarder les matelas, dégraisser les couvertures ; enfin, chose digne de remarque, il n’y a pas dans le collège une seule toile d’araignée, et il y en avait qui étaient superbes de vieillesse !

Si nous examinons l’équipement du collégien, nous constatons que depuis le temps susdit, ses souliers sont régulièrement et entièrement cirés tous les jours, et qu’il n’y en a pas une seule paire d’éculée, et qu’il ne manque pas un seul bouton à son habit !

Mais c’est peu ; arrivons à un point capital, le régime alimentaire. Oh ! depuis un mois il est beaucoup mieux, afin que la transition ne soit pas trop brusque et ne jure pas trop avec le régime du grand jour, celui du jour de la visite de l’inspecteur.

Voilà pour le matériel.

Passons maintenant à la partie morale, à celle qui doit attirer de pompeux éloges à M. le proviseur et à MM. les professeurs.

Ce n’est ni sans raison ni sans motif que le proviseur et les professeurs avaient été informés un mois d’avance de la visite de M. l’inspecteur ; il fallait lui présenter des élèves dignes de lui, des élèves forts, très-forts. Et pour y arriver, on a fait étudier la même chose pendant cet éternel mois d’attente.

Mais nous nous apercevons que nous avons planté là notre inspecteur à la descente de son carrosse.

Où est-il ? que fait-il ?

Oh ! la belle question que celle-là. Eh, parbleu ! il est en compagnie du proviseur et d’un déjeuner délicat et fin, et




composé de mets qui auraient infiniment perdu à attendre. Et puis, défense de troubler cet entretien précieux ; aussi les abords du délicieux cénacle sont bien gardés et chacun respecte la sévère consigne :

On ne dérange pas l’inspecteur qui déjeune.

À tout il faut une fin, même au déjeuner de l’inspecteur en visite.

Un mouvement se fait dans le collège ; c’est l’inspecteur qui sort de chez le proviseur, lequel l’accompagne. Un domestique porte une table, un autre un tapis vert, un troisième papier, plume, écritoire. La porte d’une classe s’ouvre : la table y est posée et recouverte de son tapis. Aussitôt l’inspecteur entre

                                        Marchant à pas comptés,
              Comme un recteur suivi des quatre facultés.

Le professeur va au-devant de lui, ils échangent quelques mots à voix basse sur les élèves, leur nombre, leurs qualités, leur savoir ; puis il s’assied et fait réciter quelques leçons. Après ce début il dit : Que savent vos élèves ?

LE PROFESSEUR. — Mais nous avons vu une partie de l’Énéide, quelques Épîtres de Boileau, le Petit Carême de Massillon.

L’INSPECTEUR. — Oh ! mon Dieu, je suis venu ici comme par l’effet du hasard ; il est juste et naturel que je me borne à leur demander quelques mots de la leçon du jour. Donnez-moi la liste des noms, je vous prie.

LE PROFESSEUR. — La voici.

L’INSPECTEUR, après l’avoir parcourue : — Monsieur Palotte, récitez-moi votre Virgile.

LE COLLÉGIEN PALOTTE. — Il se lève d’un air embarrassé et pousse le coude d’un camarade, ce qui veut dire souffle-moi. Il commence :

Conticuere omnes intentique ora tenebant.

L’INSPECTEUR, faisant une mauvaise parodie de ce verset le sourire sur les lèvres : Nous écoutons, ora tenemus.

LE COLLÉGIEN, qui a eu le temps de lire les deux vers suivants dans son livre :

Inte toro pater Ænæas sic orsus ab alto :
Infandum, regina, jubes renovare dolorem.

L’INSPECTEUR. — Assez. C’est bien, très-bien. Vous vous appelez Palotte, n’est-ce pas ? (Il écrit sur son cahier :) Palotte, studiosus alumnus.

Maintenant passons à Boileau. (Il parcourt sa liste en marmottant dans ses dents :) Monsieur Tillard, récitez.

LE COLLÉGIEN TILLARD, d’un air décidé :

Aussi craignant toujours un funeste accident
J’imite ( répétant 4 fois ce mot) de Conrard (6 fois celui-ci) le silence prudent.

Il s’arrête tout court et garde un silence complet.

L’INSPECTEUR, souriant : — Le silence prudent…, et c’est pour cela que vous vous taisez ?

LE PROVISEUR. — Monsieur, vous le voyez, c’est un élève timide.

LE PROFESSEUR. — En effet. Eh bien, Tillard, mon ami, allons, remettez-vous donc, monsieur ne vient pas ici pour manger les élèves.

LE PROVISEUR, avec malice. — Oh ! pour ça non !

Mais l’élève Tillard ne se remet pas du tout, et l’inspecteur écrit : Tillard, timidus alumnus.

Passons au devoir. C’est une version latine ; depuis quinze jours on fait toujours la même, ce qui n’empêche pas qu’elle soit déplorable.

« Ah ! s’écrie le professeur, c’est qu’elle est difficile pour des élèves de quatrième.

— Oui, c’est vrai, dit l’inspecteur ; aussi je vais leur montrer comment il fallait la traduire. »

Alors il se met à l’œuvre.

Tous les élèves s’endorment — ; mais l’inspecteur, qui est dans le feu du travail, ne s’aperçoit de rien. Aussi il dit en s’essuyant le front : « Messieurs, je suis vraiment satisfait de l’attention que vous avez apportée à m’écouter. »

Le proviseur, homme d’esprit, ajoute d’une voix sonore : « Messieurs, M. l’inspecteur… » Aussitôt tous se frottent les yeux et se regardent en se disant : « Quoi donc ?. » Sur ce coup de temps le proviseur l’emmène.

À la porte se trouve là, juste et à point, M. l’économe, qui le conduit au réfectoire.

L’INSPECTEUR, entré dans le réfectoire. — Eh, mais que vois-je, grand Dieu ! Lucullus n’avait pas dans le salon de Diane ou d’Apollon de volaille plus belle, de pâtés plus appétissants, de dessert plus fin. Comment, c’est ainsi que vous les nourrissez ?

L’ÉCONOME, avec modestie. — Oui, monsieur, c’est leur ordinaire. Voulez-vous goûter le vin ?



L’INSPECTEUR. — Le vin. Vous voulez dire l’abondance.

M. l’inspecteur goûte d’une bouteille de vin prise au hasard par M. l’économe.

L’INSPECTEUR. — Mais, Dieu me pardonne, c’est du bordeaux et du bordeaux pur encore ! — Je vous félicite, monsieur, vous aurez la bénédiction des parents de vos élèves. En attendant, comptez sur la reconnaissance de l’autorité supérieure, elle saura par moi… oui, messieurs, elle saura par moi tout le zèle que vous apportez dans l’exercice de vos nobles, utiles et importantes fonctions. Je lui dirai combien vous avez de droits à sa reconnaissance. (À ce mot, le proviseur regarde la boutonnière de son habit où déjà brille le futur ruban. Les élèves rient en dedans, et l’on entend prononcer sourdement ce mot : Fameux ! fameux !) Adieu, messieurs ; continuez, vous, monsieur le proviseur, à donner des sujets distingués à la patrie, et vous, monsieur l’économe, à leur faire un bon estomac et à leur donner une force physique en harmonie avec la force et l’étendue de leurs études. Adieu, adieu, messieurs !

Déjà, il est dans la cour, le cocher et les chevaux se réveillent ; le cocher, comme on dit, brûle de la mèche, les chevaux frappent le pavé de leurs pieds ; des étincelles en jaillissent, et, au milieu de ce feu d’artifice en plein jour, et à bon marché, M. l’inspecteur remonte dans sa voiture, qui le conduit… où donc ? eh, parbleu ! chez lui, où il va se délasser de la fatigue que lui a occasionnée sa version latine.



VIII


LE RÉFECTOIRE

Dans Athènes, au temps de Périclès, et dans Rome au temps de Lucullus, les Grecs et les Romains se nourrissaient quelque peu voluptueusement.

Un grec, Archestrate, à la fois poète et cuisinier, et de plus l’ami d’un des fils de Périclès, a chanté la cuisine, et




fut par conséquent ceint d’un double laurier, celui de la gloire et celui de la sauce.

Lucullus, vous le savez, avait différents salons qui portaient chacun le nom d’une divinité, et il lui suffisait d’indiquer celui où il voulait recevoir son monde pour être compris de son cuisinier en chef. C’est ainsi que, pris à l’improviste par un grand orateur et un grand capitaine, Cicéron et Pompée, il indiqua le salon d’Apollon. Soudain tout fut mis en œuvre, et un repas qui ne coûta pas moins de 25, 000 fr. fut offert aux deux grands hommes qui, selon toutes les probabilités, ont bu autre chose que de l’abondance.

Nous pourrions en dire bien davantage et sur la Grèce et sur Rome ; nous pourrions vous raconter les fameux repas des élégants Athéniens ; nous pourrions vous dire que le fameux Caligula ne donnait à son cheval Incitatus que de l’orge dorée ; qu’il lui faisait faire des libations de vin dans une coupe d’or, après avoir pris lui-même un avant-goût du parfumé breuvage.

« Eh bien ! vous écriez-vous en nous lisant, tout cela nous fait une belle jambe et métamorphose d’une singulière façon notre abondance en Falerne, ce vin dont Horace nous fait venir l’eau à la bouche rien qu’en en parlant. »

Eh bien ! c’est justement où nous en voulions venir. Quoi vous, collégiens, les interprètes des grands écrivains grecs et romains, vous êtes condamnés au bœuf… nous voulions dire le plus souvent à la vache, ou autrement, dit en terme de boucherie, à la maman, et, pour varier, au taureau, ou autrement dit encore au papa. Ah ! c’est que voyez-vous, les fournisseurs de colléges ne se ruinent pas à vous nourrir. Nous en connaissons un, le sieur D***, qui jouit aujourd’hui d’une belle et grande fortune, et qui vous la doit. Parbleu ! nous le croyons bien : il vous a nourris pendant plus de sept ans !

Et puis nous joindrons à cet aliment solide, très-solide même, et qui met vos dents à l’épreuve, le haricot… pas celui de Soissons, vous crieriez au miracle, mais celui de Picardie, et de deux ans, les nouveaux sont trop verts. Et les pois, et les lentilles, qui, avec les haricots, sont devenus chez vous aussi classiques que vos livres d’études !

Haricots, lentilles et pois sont identifiés avec le collége et surtout avec la personne de monsieur l’économe, qui, d’accord avec monsieur le proviseur, exige du pion qu’il les trouve toujours bons, très-bons, excellents, parfaitement accommodés, et qu’il en mange beaucoup, au risque de l’obésité, comme preuve à l’appui de l’éloge. Voilà, voilà ce qui s’appelle entendre l’administration intérieure !

Mais les aventures auxquelles ces bons légumes donnent lieu en compensent un peu la monotonie. Un jour on donne des lentilles ; le majordome du collège n’avait pas, ce jour-là, mis ses lunettes, il faut le croire. On sert un collégien. Voilà qu’avec les lentilles, la grande cuiller amène… Devinez quoi ? Une souris qui avait cuit en compagnie des légumes. Aussitôt, celui qui en était devenu propriétaire la prend par la queue avec le pouce et l’index ; puis, levant le bras bien haut, afin que tout le monde pût voir : « Tenez, voyez cet animal ! — Ah ! s’écrie l’un, c’est un cochon d’Inde. — Et de la grosse espèce encore ! » ajoute un autre.



En moins d’une seconde tout le réfectoire est en branle, la lecture interrompue, et le pion aux abois ! De tous les points partent des éclats de rire superbes, homériques !

             Et chacun, malgré soi, l’un sur l’autre porté,
             Faisait un tour à gauche, et mangeait de côté.

Ah ! il n’est pas du tout certain que le jour où Cicéron et Pompée ont mangé chez Lucullus, ils aient ri d’aussi bon cœur !

À ces bons et succulents légumes-là, nous n’oublierons certainement pas de joindre la pomme de terre, légume aussi sain que peu dispendieux, et que nous devons au savant Parmentier, de farineuse mémoire. Ah ! pour celui-là, et c’est dommage ; on ne peut le faire passer d’une année sur l’autre, mais on se venge en le faisant aller jusqu’en mai pour le moins. Dame ! il est aussi sain que peu dispendieux, vous comprenez qu’on le fasse durer le plus longtemps possible.

Pour varier vos plaisirs culinaires, à ce tubercule si célèbrement populaire nous voyons se succéder tour à tour le tendre haricot vert dont les fils, si l’on s’en rapportait aux apparences, pourraient servir à tisser de la toile à emballage ; l’épinard, ce balai de l’estomac, qui ne vous est pas tout à fait inutile pour faire passer la maman et le papa dont nous vous avons parlé ; les choux-fleurs, qui simulent assez bien des chicots-monstres ; l’oseille, dont l’acidité est tellement adoucie par les jaunes d’œufs, que le vinaigre, par comparaison, pourrait être pris pour du miel de Narbonne.

Et l’omelette, ce mets improvisé dans tous les pays ? « Vous riez ? Est-ce que par hasard le jour où l’on vous en sert, on vous ferait manger du poulet ? Ce ne serait pas si sot de faire d’une pierre deux coups. — Ou bien vos omelettes seraient-elles faites comme le grand Condé en fit une un jour ? — Comment, le grand Condé faisait des omelettes ? — Oui, mais en les retournant il les jetait dans les cendres.

Et la salade, qu’en dites-vous ? L’huile y domine-t-elle ? Oui, à peu près comme les jaunes d’œufs dans l’oseille. — Allons donc, c’est que vous avez la bouche trop délicate, trop sensible ; le vinaigre est nécessaire à la jeunesse, c’est un stimulant tout poétique, et si vous ne l’appréciez pas autant que le moka, c’est que vous n’avez pas encore le goût formé. »

Mais parlons sérieusement. Les Vatels de collèges ne se distinguent-ils jamais ? — Oh ! quand cela leur arrive, ils en sont fiers. Aussi, on les voit se sourire à eux-mêmes, tendre le jarret, porter la tête haute : en un mot, attitude de tambour-major, après une grande victoire. Mais

             Chassez le naturel, il revient au galop,


et le lendemain ils nous font une sauce blanche qui le dispute en qualité… au badigeon le mieux fait. Et c’est là-dedans que nous trempons nos asperges… quand on nous en donne. Un jour que l’on nous en avait donné, un élève crie d’une voix assez bien stentorée : « Messieurs, une idée, une idée superbe ! Voyez un peu ces murs, de bonne foi n’ont-ils pas besoin d’être repeints ? Eh bien ! si nous nous armions chacun de trois ou quatre asperges trempées dans la sauce blanche de notre Vatel, nous pourrions ici faire les fonctions de badigeonneurs. » Et sans l’intervention de M. l’économe, que courut chercher le pion, c’était fait. C’est ainsi qu’au collège les meilleures idées sont coupées dans leur racine ! Aussi, il y a là une petite vengeance qui se couve en faveur du pion.

Et le dessert, le collégien en a-t-il ? Et pourquoi pas. En première ligne même on place les pruneaux, et l’on en sert au réfectoire qui sont tout à fait extraordinaires… Les noyaux sont beaucoup plus gros que les pruneaux !

Mais le collégien n’est pas homme à se laisser démoraliser parce que la cuisine est mauvaise. Il trouve toujours des moyens de compensation, c’est de faire de la ruse. Ainsi au réfectoire, comme ailleurs, il faut que le nouveau paie de son inexpérience. Un nouveau donc fait tout à coup une grimace de possédé. Tous les yeux sont braqués sur lui, il est en ce moment un point de mire unique. « Ah ! ce pauvre ami lui dit son voisin de gauche, qu’as-tu ? est-ce que tu serais tombé à un morceau privé d’assaisonnement ? — Non, non, répond la pauvre victime, le poivre, le poivre m’étrangle ! » Eh parbleu, je le crois bien, le bon apôtre de gauche, pendant que le bon enfant de nouveau est amusé par celui de droite, avait renversé la poivrière entre deux morceaux de viande. Un instant après, pendant qu’il tourne la tête, son assiette s’est vidée comme par enchantement et on lui persuade qu’il a mangé ce qu’il réclame. Mais il est nouveau et ne veut pas se fâcher, se promettant bien de se venger sur le premier qui viendra. C’est de bonne guerre.

Le repas est fini, tous les élèves se précipitent vers la porte d’entrée, le pion seul reste en place, debout, et ne peut démarrer. Qu’a-t-il donc ? Le pauvre diable avait une jambe attachée au pied d’une table au moyen d’une forte corde. Jamais rage de pion ne fut plus effroyable, jamais rire de collégiens ne fut plus superbe !

Nous l’avons dit tout à l’heure, une petite vengeance couvait en faveur du pion.





IX


LE COPAIN


C’est par corruption que l’on dit copain ; le vrai mot est compain ou compaing, qui, du temps de nos bons aïeux, signifiait compagnon, qui lui-même vient de cum et panis, qui mange le même pain. Le copain d’un collégien est son camarade, son second lui-même ; manger le même pain n’est pas assez pour eux, ils mordent tous deux, pour bien nous faire comprendre, au même fruit, au même morceau.

Ainsi, au collège, on choisit son copain, et rien au monde ne vient influencer ce choix. Là, l’intérêt est nul, ce mot n’entre pas dans le dictionnaire du collégien. Entre copains l’égalité est parfaite et le dévouement sans bornes ; entre copains tout est commun, peines et plaisirs : les pensums sont partagés comme les confitures.

Tous les collégiens d’un même collège sont camarades, et ce titre se conserve longtemps encore après qu’on en est sorti. Mais il y a entre le camarade et le copain une différence très-sensible : avec son camarade, on joue aux barres, à saute-mouton et à tous les jeux enfin auxquels se livre le collégien ; avec son copain on cause dans l’intimité la plus parfaite ; une récréation ne s’ouvre jamais sans que deux copains fassent dans la cour plusieurs tours de promenade enlacés l’un à l’autre ; et au milieu de la foule, des jeux, des cris, du bruit incessant, ils sont complètement seuls, rien ne les détourne de leur conversation. Quand l’un parle, l’autre est tout oreilles pour l’entendre, tout yeux pour le regarder, et c’est alors qu’il y a dans ces deux physionomies un bonheur candide, natif ; le cœur de chacun se peint dans ses yeux ; c’est un tableau saisissant digne de la palette d’un peintre.

Le copain, par ce seul fait qu’il aime, est bon par nature, mais il ne faut pas que l’on touche à ses affections, à son lui-même ; il est sur ce point aussi susceptible, aussi chatouilleux que l’est le menuisier quand une main profane, une main inhabile a touché à sa scie. Il se fâche, et gare au coupable ! Aussi, quand le pion fait punir le copain d’un collégien, oh ! il sait jusqu’où peut aller l’amitié en courroux ! Les imprécations de la Camille des Horaces ne sont que des roses, que de la Saint-Jean en comparaison ! Cependant, cet Achille, armé d’une règle, dans l’emportement, dans la fureur, fait généreusement un retour sur lui-même et s’écrie, laissant tomber dédaigneusement à ses pieds l’instrument non tranchant :

        Rendez grâces au nœud qui retient ma colère !

C’est bien, très-bien, ça. Le dédain, dans certains cas, est une preuve de force.

Continuons ; il est fâcheux qu’au collège on n’admette pas de remplaçants dans les punitions, car le copain ferait assaut de dévouement ; mais l’intention est réputée pour le fait, et d’ailleurs le peu que nous avons dit du copain suffit pour le faire connaître et comprendre.

Cependant encore un mot à l’appui de notre assertion.

Le cardinal de Fleury, fils d’un simple receveur de tailles, et le maréchal de Villeroy, jeunes tous deux, jurèrent, sur la croix et l’épée, de s’aider mutuellement dans leur fortune, et, qu’en cas de disgrâce, l’un ferait rendre justice à l’autre ou partagerait son sort. Fleury fut précepteur de Louis XV et Villeroy en fut le gouverneur. C’est alors que les deux copains réunis furent du conseil de régence. Quand Villeroy en sortit disgracié, Fleury voulut le suivre, mais Louis XV n’y consentit pas. Que pouvait-il contre la volonté d’un roi !

On l’a dit, les idées ressemblent à nos habits, c’est leur coupe qui les met à la mode, mais le plus souvent l’étoffe est à peu près la même. Ainsi, dans l’antiquité, et dans l’antiquité grecque encore ! nous retrouvons l’origine du copain dans deux très-célèbres cousins, qui devinrent beaux-frères. Voyez ce que peut amener le titre de copain ! Personne, nous l’espérons, ne nous contestera le fait, quand nous aurons nommé Oreste et Pylade, de très-poétique, mais pas du tout de fabuleuse mémoire.

Oh ! ces deux-là, voyez-vous, c’étaient des copains de la première force, c’étaient des copains modèles : l’un voulait mourir pour l’autre. Il est impossible de pousser plus loin les bornes du dévouement. Aussi, nous offrons ces deux copains-là en exemple à tous les copains du monde. Nous ne voulons pas dire par là que les copains pullulent, non ; au collége, comme dans le monde, les copains (nous parlons des vrais copains) sont rares, très-rares. Aussi au collège, se faire un copain n’est pas une petite affaire. Mais quand on s’est tâté le pouls de l’amitié, du dévouement, et qu’un certain nombre d’épreuves sont venues successivement confirmer une première opinion mutuelle, oh ! alors on se donne un baptême, mais un baptême sacré, on s’appelle mon copain.

Et dans toutes les circonstances on est à la vie à la mort… Est-on en promenade et n’a-t-on de numéraire que pour un verre de coco, le cœur en fait un égal partage, eût-on soif à vider la fontaine du marchand. C’est là justement que l’on reconnaît le copain pur sang.

Et, plus tard, si le copain a une jolie sœur, il peut faire comme Oreste, devenir doublement copain en la donnant à son ami Pylade ; et le marié le jour de sa noce s’écriera :

L’amitié d’un copain est un bienfait des dieux !



X


LE DORTOIR

Après avoir mis le grec et le latin en français, et le français en grec et en latin chaque jour ; après avoir joué avec une activité, une ardeur infatigables aux heures de récréation ; après avoir fait maintes et maintes malices à messieurs les pions ; après avoir critiqué les haricots qui n’étaient pas cuits, ou plutôt qui n’avaient pas voulu cuire, le collégien monte au dortoir et se couche, ou, pour mieux dire, on lui dit de se coucher. L’un d’eux, à l’aide de la confusion qui règne toujours un peu en ce moment, entre sous son habit un chat qui va jouer son rôle.

Le pion, qui a des yeux tout autour de la tête, et, disent de méchantes langues, peu ou pas grand’chose dedans, se promène entre les deux rangs de lits du dortoir, surveille à droite, à gauche, revient sur ses pas, retourne par où il a déjà passé, et, jugeant enfin que la tranquillité de la nuit est assurée, il tire ses bottes, met son bonnet de nuit et s’endort l’esprit tout parfumé des leçons qu’il a fait réciter, et le cœur joyeux des punitions qu’il a prononcées, des pensums qu’il a fait griffonner, mais gonflé de colère, de rage, des plaisanteries, des charges dont il a été l’objet durant la journée.

De bon droit, une bonne nuit pour le pion, convenons-en, ne serait pas une chose volée.

Dix heures sonnent à l’horloge du collège. À cette heure-là nombre de gens, à l’humeur douce et pacifique, aux habitudes régulières, sont couchés et, ce qui vaut mieux encore, endormis ; un dieu bienfaisant, Morphée, leur a clos la paupière, et, bercés par d’heureux songes, ils passent des nuits filées d’or et de soie.

Le collégien, lui, ce n’est pas tout à fait ça ; ses jours et ses nuits ne sont filés ni d’or ni de soie ; il ne tient ni à l’un ni à l’autre, et, sans s’en douter, il prouve bien souvent que

L’âge d’or était l’âge où l’or n’existait pas.

Le collégien, lui, rêve le jour aux malices qu’il fera la nuit, et bien souvent la nuit aux malices qu’il fera le jour. La nuit, du reste, est favorable aux méditations sur toutes choses, que l’on soit roi, ministre ou collégien.

On entend marcher, courir dans le dortoir, qu’est-ce ? Tous les éveillés prêtent l’oreille et se penchent pour regarder. Ils aperçoivent, quoi donc ? Oh, c’est délicieux ! un chat gros comme un petit agneau. « Auguste, dit une voix qui sort d’un lit voisin, vois-tu, le chat du concierge du collége qui se promène ici ; tiens, regarde donc, comme il se roule sur le carreau. — Chut ! parle bas, autrement tu réveillerais le pion, et l’affaire serait manquée. — Quelle affaire ? — Ah ! tu ne sais donc rien. — Mais non. — Eh bien, tant mieux, la farce qu’on n’attend pas fait bien plus rire. — Tiens, tiens, comme le matou file par là-bas. — C’est vrai, je ne le vois presque plus.

— Dis donc, Firmin, voilà le chat qui arrive ; Laurent qui occupe le premier lit là-bas l’a lâché juste à l’heure convenue. — Le pion dort ; entends-tu son nez qui joue de la guimbarde. — Oui, mais voilà le matou qui arrive près de son lit, la fameuse poudre l’attire… Oh ! l’apothicaire ne m’avait pas trompé. Bon, le voilà qui miaule… Il se roule… il miaule plus fort. — Alexandre, Alexandre, vois donc un peu le chat qui veut monter sur le pied du lit du pion. — Diable, où veut-il en venir ? — Comment, tu ne sais pas ? la fameuse poudre… — Non, on ne m’a rien dit à moi. — Oh, bon ! voilà le pion qui se retourne, et l’affaire sera manquée. — Oh ! il retape de l’œil, la journée l’a fatigué. — Mais vois donc comme le chat s’actionne… Dieu me pardonne, il a débordé le lit du pion de ce côté-ci. Encore un instant, et la bombe va éclater. » En effet, le chat est parvenu à entrer dans le lit, et il se roule voluptueusement dans les draps, en miaulant plaintivement ; le pion se réveille en sursaut, il croit avoir le cauchemar, et il est prêt à s’écrier : Quos ego ! Mais enfin ses yeux se dessillent, et il reconnaît dans son lit le chat du concierge ; oui, le chat du concierge qui n’en veut pas démarrer. Le pion, à peine remis de son effroi, saute en bas du lit. « Messieurs, dit-il, qui donc a eu l’audace d’introduire un chat ici ? Le proviseur en sera instruit, et la punition la plus sévère, le renvoi… » Mais notre homme parlait tout seul. Non, non, le chat continuait de miauler comme de plus belle… Enfin, le pion n’y tenant plus, fatigué de parler dans le désert, fait un tapage d’enfer, il va à chaque lit ; mais comme chacun dormait de bon aloi, ou feignait de dormir, selon qu’il était ou non au courant, ce pauvre pion n’avait pour toute réponse à ses interpellations que ces mots : « Monsieur, quoi donc, me lever ? le tambour… je ne l’ai pas entendu… — Non, non, le chat… — Qu’est-ce qui a fait entrer le chat. — Vous avez rêvé chat ? — Je n’ai pas rêvé chat… » Enfin, l’un par l’autre, chaque élève est réveillé. Presque tous se lèvent, quelques-uns approchent du lit du pion, qui s’écrie en montrant le chat : « Mais voyez ce maudit animal, où veut-il en venir… — Ah ! tenez, tenez, regardez donc, monsieur, il se roule principalement sur un petit sac… — Oh ! monsieur, il y a de la sorcellerie là-dedans. — Voyez, voyez donc ! » — Le pion saisit le sachet, l’ouvre, et y trouve, quoi donc ? De la poudre de valériane ; et, comme il avait été apprenti apothicaire en province, il se souvint que cette substance rend les chats amoureux à l’excès ; il eut le mot de l’énigme. « Ah ! monsieur, monsieur, s’écrie un élève, voyez, voyez donc, une, deux, trois souris mortes dans votre lit. — Oh ! ce chat n’avait pas de mauvaises intentions, il sait à quoi la nature l’a destiné, et il est venu faire son métier. — Vous, taisez-vous… Vous n’êtes pas content… Mille vers pour demain. — Que j’écrirai comme un chat en souvenir de ce qui vient de se passer. — Messieurs, dit le pion, il faut maintenant que je sache… » Mais personne ne dit mot : il n’y a pas de secrets mieux tenus que ceux du collége.

Porter perruque, surtout quand on est encore jeune, n’est pas sans inconvénient. La jeunesse, naturellement encline à la moquerie, dirige assez volontiers ses flèches sur les têtes dépourvues de cheveux. Un pion était dans ce cas. Il n’avait plus sur son chef que quelques cheveux épars au bas de la nuque, reste précieux d’une belle chevelure. Voyez pourtant ce que c’est que de nous !

Il était impossible qu’un pion ainsi disgracié de la nature à l’endroit susdit de son individu ne fit rien pour y remédier et donner à l’imitation les apparences de la réalité. Il se fit faire, sous le sceau du secret, une perruque par un habile coiffeur. Aussi avec quelle fierté clodionique il passait sa main dans ses cheveux d’emprunt ! Mais si le diable est malin, la gent écolière l’est peut-être davantage : elle prend dix cerveaux féminins pour faire la tête d’un collégien ! Aussi il était de toute impossibilité que l’on ne sût pas dans un moment ou dans un autre que l’infortuné pion portait perruque, malgré tous les mystères dont il s’environnait pour que l’on fut dupe.

Chaque soir, à l’heure du coucher, il s’approchait d’une cassette déposée sur une table ; avec la promptitude de l’éclair il l’ouvrait, y mettait sa tête, y déposait sa perruque, et en sortait son chef recouvert d’un superbe bonnet de coton. Le lendemain matin, toujours avec la promptitude de l’éclair, le bonnet de coton reprenait sa place dans la cassette, et la perruque la sienne sur la tête de notre héros. Le petit manége de notre homme était connu de tout le dortoir. Certes, pour la malice, voilà une ample moisson à faire. Le collégien va s’en charger.

Un nouveau qui, en très-peu de temps, s’était mis au niveau de la science de l’espièglerie, était jaloux d’ajouter chaque jour quelques nouveaux fleurons à sa couronne. Il s’écrie à un moment de la récréation : « Messieurs, j’ai une proposition à vous faire. — Eh de quoi s’agit-il ? répond un autre. — De forcer notre pion à descendre demain matin sans sa perruque. — Toi, dit un troisième, tu es trop nouveau pour ça, mon petit. — Tu crois ça ; eh bien, apprends-le, dit-il en se posant héroïquement :

Mes pareils à deux fois ne se font pas connaître,
Et pour des coups d’essai je veux des coups de maître !

Cette nuit, quand tout le dortoir, moi excepté, sera plongé dans le sommeil, je soufflerai la perruque, et notre pion sera obligé le matin, ou de descendre sans perruque ou le chef recouvert du casque à mèche. — Bravo ! s’écrie-t-on dans le groupe, voilà pour un nouveau ce qui s’appelle payer sa bienvenue. — Mais les moyens d’exécution ? — Ce n’est rien du tout, laissez-moi faire. » Puis, s’entourant de tous ses camarades, il dit à l’un : « Toi, Évariste, qui couches à une distance éloignée du pion, à deux heures du matin tu auras la colique, mais pendant quelques minutes seulement. Puis, au bout d’une heure, tu recommenceras. — Bon ! je l’aurai, sois tranquille, et bien fort encore ! » Tous auraient abrégé leur vie pour être à ce moment. Enfin ils y sont.

Deux heures du matin sonnent.

ÉVARISTE. — Oh ! là mon Dieu, comme j’ai mal là… J’ai



la colique, j’ai la colique. Oh ! là, là. De proche en proche, les cris plaintifs arrivent jusqu’au pion. Il se fait un devoir de se lever et d’aller au lit du souffrant.

Pendant ce temps le conspirateur en chef, qui couchait très-près du pion se lève, et de son lit à celui du pion martyr effleure à peine le carreau, glisse sa main sous l’oreiller du susdit, s’empare de la clef de la cassette et se reglisse dans son lit.

LE PION. — Eh bien, ça se calme-t-il ?

ÉVARISTE. — Oh, oui monsieur… ça fait bien mal, mais ça va mieux, oh, bien mieux.

Sur ce, le pion se recouche et s’endort. Après s’être bien assuré du fait, notre conspirateur se lève, vole à la cassette, l’ouvre, et s’empare de la perruque, en compagnie de laquelle il va se recoucher.

Une heure environ se passe.

ÉVARISTE. — Ah ! la colique, mon Dieu, j’ai la colique. Oh, là, là.

Le pion se lève et va encore au lit d’Évariste.

Cette fois la clef est remise sous l’oreiller, le malicieux collégien recouché, la comédie jouée… et le pion aussi.

Enfin, l’heure du lever arrive. Le pion, d’un air dégagé, se rend à sa cassette, l’ouvre, y plonge sa tête, et de sa main cherche sa pauvre perruque… qu’il ne trouve pas, bien entendu. Il se perd en conjectures. Que dire ? que faire ? « Ô cruelle alternative, se dit-il à lui-même, il faut que je descende en bonnet de coton ou que je fasse voir que je porte perruque ! Malédiction !  !  ! Enfer !  !  ! Ma foi, je risque le bonnet de coton, et je dirai que j’ai attrapé un affreux mal d’oreilles en donnant des soins à un élève tombé malade au milieu de la nuit. Ce qui fut dit fut fait. Il descend avec tout le dortoir au milieu des bouffées de rire. Il traverse la cour et se rend ainsi affublé chez le proviseur. Celui-ci n’y tient pas et se doute qu’il y a là-dessous quelque tour de Jarnac.

À la première récréation notre conspirateur, tout joyeux de son succès, rassemble ses camarades et leur dit : « Eh bien, messieurs, qu’en pensez-vous ? — Oh ! c’est sublime, dit l’un. — Tu mérites un brevet et une couronne, dit un autre. — Eh bien, messieurs, ce n’est pas fini ; il reste encore la perruque, que faut-il en faire ? Si nous la rendions, hein ! qu’en pensez-vous ? — Oui, mais le moyen ? — Le moyen, il est trouvé. Un externe m’a donné ce matin l’adresse du coiffeur de notre décoiffé, monsieur Saladin, rue de la Harpe, et il s’est chargé de la lui faire remettre en lui faisant dire que c’est de la part de monsieur *** » Les bravos éclatent de toutes parts ; le collégien est entouré, félicité ; rien ne manque à sa gloire, à son triomphe ; il règne dans tout le groupe cette inextinguible gaieté, cet entraînement que la verve et le naturel peuvent seuls produire. Enfin, entre deux éclats de rire, l’orateur reprend : « Vous comprenez, messieurs, que notre pion ne peut se passer de perruque, et que son premier soin sera d’en aller commander une autre à son coiffeur. » Et alors… « Oh, mais il a le génie de l’invention, » s’écrièrent vingt bouches à la fois.

En effet, notre maître d’études. (ah ! il est assez malheureux pour que nous lui rendions son titre !) se rend chez son coiffeur et lui dit :

« Un petit accident arrivé à ma perr… — Oui, oui, je sais. Tenez (il la pose sur sa main), la voilà remise à neuf. »



Notre maître d’études s’en coiffe, mais en revenant au collége il se disait : « Comment cela a-t-il pu se faire ? Enfin, étourdissons-nous là-dessus, et si l’on ne sait pas que je porte perruque je me consolerai. »

Mais cette perruque, que l’on pourrait appeler la perruque de Chapelain, devait encore essuyer un assaut.

On laissa notre homme et sa perruque tranquilles pendant quelques jours ; mais, hélas ! comme on dit, le feu couve sous la cendre. Un jour donc on avait attaché au-dessus de la porte d’entrée principale du dortoir une ficelle, au bout de laquelle était fixé un hameçon ; la longueur de cette ficelle avait été calculée de manière à ce qu’il était impossible que le pion passât dessous sans qu’au moins un des beaux anneaux de sa perruque s’y accrochât. C’est bien, voilà le piège tendu : la victime va venir s’y prendre.

Les élèves montent au dortoir ; à peu de distance de la porte d’entrée deux compères se placent, l’un à droite, l’autre à gauche du pion, et, sans qu’il s’en doute le moins du monde, ils le dirigent juste sous la ficelle. Soudain, l’hameçon saisit sa proie ; le pion, se sentant accroché, se retourne vivement et voit sa perruque se balançant mollement dans les airs, tandis que son chef nu est exposé au froid et à la risée de tous les collégiens qui composent le dortoir.

Oh ! cette fois il n’y a pas moyen de cacher que l’on porte perruque ; la preuve est là suspendue comme un trophée. Que faire, grand Dieu ! dans ce cruel moment ? quel parti prendre ? Une idée lumineuse vint au pion. La raison, comme un oiseau qui passe, lui siffla un avis dans l’oreille.

« Messieurs, dit-il, j’ai eu la faiblesse de vous cacher jusqu’à ce jour que je porte perruque ; eh bien ! je ne veux plus l’avoir, cette faiblesse. La perruque que vous voyez là, je veux l’ôter et la mettre sans me cacher de vous. Et quand je vous aurai dit que je perdis mes beaux cheveux dans une maladie que je fis à la suite d’un acte de dévouement, je n’aurai plus, j’en suis certain, à redouter ni vos malices, ni vos espiègleries. »

Tout le dortoir, comme une seule voix qui s’élève, s’écria : « Non, non, jamais ! »

Ainsi finit l’histoire de cette perruque dont il est sorti deux bonnes choses, savoir : de la philosophie de la part du maître d’études (celui-là est réhabilité, on ne l’appelle plus pion), une naïve générosité de la part de jeunes espiègles qui un jour… porteront perruque aussi.

La croyance tient quelquefois lieu de la réalité. Un pion avait l’habitude de se couvrir dans les nuits d’hiver d’un excellent édredon du Nord. Dieu qu’il était heureux, quand tapi sous ce meuble précieux, et s’écoutant vivre, il ressentait cette bienfaisante chaleur qui doublait sa vie.

« Là, parmi les douceurs d’un tranquille silence, »
Il dort, sur le duvet, en pleine confiance.

Oui, en pleine confiance… dans un dortoir peuplé de collégiens !

Chacun parlait de l’édredon, chacun disait : « Tiens, est-il heureux de s’étendre à son aise là-dessous, tandis que nous, nous sommes obligés de nous coucher, ce qu’on appelle en chien de fusil, pour avoir un peu de chaleur. — C’est vrai, dit Armand, et arrangeons-nous pour que nous sachions chacun à notre tour ce que valent quelques heures passées sous cet édredon. — C’est juste, ajouta Albert, soyons pendant quelques heures aussi heureux mortels que lui. Tenez, messieurs, pas plus tard que cette nuit, moi je commence. Quand notre homme sera bien endormi, je me lève, et, léger comme ces jolis papillons qu’à l’aide de mon filet j’attrape dans nos promenades, je vole jusqu’à son lit, je reviens avec l’édredon dans mes bras, et, ivre de joie, je le pose sur mon lit et me recouche. Le matin un peu avant le jour, je lui remets son édredon. »

L’exécution suivit le projet. Notre pion, qui avait le sommeil un peu dur, ne s’aperçut de rien. Chaque collégien du dortoir put goûter ainsi la douceur de le posséder quelques heures. Mais combien n’était-on pas heureux quand on entendait le pion dire à ses confrères : « Rien ne vaut un édredon pour l’hiver ; faites cette acquisition aussitôt que vous le pourrez. Sachez bien que l’air, quelque vif qu’il soit, ne peut traverser un édredon, et qu’avec cette invention digne des dieux, la chaleur que nous donnons au lit ne peut en sortir. »

« Bon, disait Frédéric, c’est moi qui le lui prendrai cette nuit. Ah ! j’espère qu’en voilà un qui se fait une fameuse illusion. Oh ! c’est excellent, et par anticipation je sens déjà la bienfaisante chaleur du précieux édredon ! »

Ô bienheureux édredon, tu auras une place dans la mémoire de tous ceux qui composent le dortoir !

À propos d’édredon, racontons une aventure de bonnet de coton. L’édredon et le bonnet peuvent aller ensemble.

Le pion est endormi ; sa tête est recouverte du casque à mèche qui n’est pas tout à fait aussi guerrier que le bonnet phrygien. Un collégien est muni d’une pelote de ficelle. Il se lève, et à pas de loup, comme on dit, il va l’attacher au gland du bonnet de coton susdit ; et au signal convenu, tous les camarades tirant vigoureusement la ficelle, voilà le casque



à mèche qui voyage dans les airs au risque de laisser prendre à son propriétaire un affreux rhume de cerveau.

Le cœur gonflé de colère, le pion saute à bas de son lit et, à force de courir, parvient à ressaisir son couvre-chef. Il se recouche en se disant : « Mais le métier de maître d’études est bien certainement une invention du diable… non, non, je me trompe… c’est le collégien qui est une invention du diable. » Le lendemain, plainte au proviseur, qui sans doute se disait en lui-même :

Gardons-nous bien de rire en ce grave sujet.

Cependant, comme il faut que justice ait son cours, tout le dortoir eut pour pensum dix fois le verbe frigy facere pœdagogum. Voilà qui est logique et conséquent.

Mais vengeance pour vengeance. On rapporte qu’un des poëtes du collége a rimé cette plaisante aventure sous le titre de : le Bonnet de coton en voyage, poëme héroï-comique.

Une belle nuit d’été, une voûte étoilée, sont inspiratrices pour le collégien.

Il est deux heures du matin. Le pion du dortoir dort admirablement bien. À un signal donné, tous les élèves sont à bas du lit, la couverture est enlevée, pliée en quatre et placée sous le bras. Dans le silence le plus complet, on descend dans la cour. Arrivés là, les couvertures sont dépliées, placées sur le dos de chacun en forme de chasuble ; on se met sur deux rangs ; la procession est en marche, et déjà on chante les vêpres à mi-voix. Il en résulte un sourd bourdonnement qui n’est pas d’une excessive gaieté, et qui arrive



jusqu’au proviseur. Il se lève en toute hâte, et d’une main tremblante, il ouvre la fenêtre au moment même où l’on entonne ces mots :

« De torrente in via bibet ; propterea exaltabit caput. »

Effrayé, il tombe à la renverse, et croit que c’est son dernier jour.

Les élèves, sur le coup de temps, remontent à pas précipités au dortoir et se recouchent. Le pion, qui avait continué de dormir comme un bienheureux, ne s’était aperçu de rien.

Le proviseur, revenu de sa peur, accourut, accompagné de deux domestiques, visiter le dortoir d’où le cortége était parti : il retrouva tout dans un ordre parfait. Il redescendit se coucher, et chemin faisant, il se disait : « Après tout, ils n’ont fait de mal à personne… Il est vrai que j’ai eu une fameuse peur, mais je me garderai bien de le leur faire savoir… ils iraient dire partout que leur proviseur croit aux revenants, et un proviseur qui passerait pour un esprit faible… impossible ! Le proviseur, comme le maire et le notaire d’une commune, doit passer pour la plus forte tête de l’endroit. »

Là où personne ne voit aucune malice à faire, un collégien voit souvent de quoi ouvrir un vaste champ à sa ruse.

Un pion porte en hiver un gilet de tricot de laine ; il y tient d’autant plus, que la nuit il a contracté l’habitude de dormir les bras hors du lit.

Un collégien qui avait été accablé de pensums par ce pion-là jura de s’en venger. Depuis quelques jours il épiait toutes les occasions propres à le mettre à même d’exécuter son projet. « Ah ! s’écrie-t-il un soir, ce sera pour cette nuit. » À cette exclamation tous ses camarades l’entourent. « Tu as raison, lui disent-ils. Eh bien, que vas-tu faire ? — Ce que je vais faire ?… — Oui. — Ah ! c’est mon secret… Ce que je vais faire cette nuit, vous le saurez bien certainement… mais en ne vous le disant pas maintenant vous aurez l’avantage de la surprise. »

Tout le dortoir, comme on le pense bien, se met la tête à l’envers pour trouver le mot de l’énigme, mais c’est vainement, il y renonce.

Vers minuit, tout le monde dort dans le dortoir, excepté Frédéric. « Bon, se dit-il, voilà le moment favorable. À l’œuvre ! »

Descendre de son lit, s’armer d’une paire de ciseaux, et courir avec la légèreté et l’agilité de l’écureuil jusqu’au lit du pion, n’est pas pour lui l’affaire d’une minute.

Arrivé là, il coupe avec l’adresse la plus extrême le premier brin de laine de la lisière d’une des manches du gilet de tricot de laine du pion, s’en empare, puis marche à reculons jusqu’à son lit, absolument dans la position d’un ouvrier cordier dans l’exercice de ses fonctions ; et c’est le cas de le dire, plus il reculait, plus il avançait dans sa besogne. Enfin, Frédéric regagne son lit, s’y replace sans bruit, prend position les yeux tournés du côté du pion, et tenant en ses doigts le précieux brin de laine.

« Ah ! je tiens mon affaire, se dit-il, et de ton gilet, mon ami, je vais me faire une superbe balle dont, par l’effet du




hasard, comme cela arrive toujours, tu pourras bien, aux heures de récréation, recevoir quelques bons coups dans le dos. »

La balle de Frédéric avait atteint déjà une fort belle grosseur, mais il ne se lassait pas. Tout à coup il sent une résistance. Eh ! parbleu, nous le croyons bien ; la manche du gilet était entièrement détricotée jusqu’à l’entournure, là où se trouve justement un point d’arrêt.

Le pion, saisi de frayeur, croit que le diable veut l’entraîner ; cependant il reprend ses sens et devine l’infernale espièglerie qu’on vient de lui jouer. Il saisit habilement le brin de laine qui vient de se rompre, et comme Frédéric n’avait pas encore lâché prise, il se berce de l’espoir, à l’aide de ce nouveau fil d’Ariane, d’arriver à saisir le coupable. Mais comme si le rusé Frédéric eût voulu tenir son espoir en haleine aussi longtemps que possible, ce n’est que lorsqu’il craint d’être pris qu’il rompt le brin de laine et se met à ronfler comme quatre.

Voyez-vous le pauvre pion se promener dans le dortoir revêtu de son gilet de tricot qui n’a plus qu’une manche, et, dans cet équipage, accusant tout le dortoir, criant comme un possédé, et réclamant la laine dont l’absente manche était faite.

Force lui fut d’aller se recoucher avec une manche de moins, mais en proférant ces mots : « Demain, pensums, retenue, cachot, vous goûterez de tout cela, et plus encore si c’est possible ! »

Mais le succès fut si complet que les punitions ont été faites avec une gaieté telle, que ceux qui les ont infligées paraissaient plus punis que ceux qui les subissaient.

Le carnaval, surtout pour la jeunesse, est fertile en idées bouffonnes. Mais au collége, où la surveillance est de tous les instants, il n’est pas toujours possible de réaliser tout ce que l’on a conçu. Cependant le jeune Raphaël, très-gai et très-spirituel, ne veut pas que le carnaval se passe sans le signaler par quelque chose de saillant.

Il s’était procuré un certain nombre de bouchons d’un liége très-fin, et pour que personne ne se doutât de rien il ne les cacha même pas. En effet, comment supposer que ces bouchons pourraient amener une révolution comique dans le collége ? impossible ! Des bouchons de liège sont trop innocents par eux-mêmes pour cela ; mais peut-être n’en est-il pas ainsi de celui qui va les faire manœuvrer.

Raphaël, joyeux comme tout jeune homme qui médite une espièglerie, fait semblant de dormir pendant que ses camarades ronflent comme des bienheureux. Couché à une petite distance du pion, il peut s’assurer que cet incommode surveillant ne dort pas moins profondément que ses camarades. Il se lève sans bruit aucun et se rend auprès d’une des pâles lumières qui éclairent le dortoir. Là, il prend ses bouchons les uns après les autres, et les brûle par un bout. Cette préparation faite, en quelques minutes Raphaël a parcouru les deux rangées de lits, et chaque collégien a une superbe paire de moustaches. Sa main a été si légère qu’un seul s’est réveillé, mais deux mots le mirent au courant et il se tut.

Reste le pion maintenant qui n’a pas de moustaches. « C’est vraiment dommage, se dit Raphaël, ça lui irait si bien !… Voyons, courage… qui dit collégien, dit oseur… eh bien, osons… fortuna juvat. » Il s’élance sur la pointe des pieds et le pion a une paire de moustaches, mais une paire de moustaches d’honneur ! L’étoffe assurément ne leur manquait pas.

Comme Raphaël se disposait à se recoucher, « malheureux ! s’écrie-t-il, j’allais commettre une faute impardonnable, je n’ai pas de moustaches, moi, et demain matin le pion dirait en me regardant : voilà le coupable ! Allons, allons, vite des moustaches à moi aussi, et de belles encore ! » Et sur-le-champ, en deux coups, l’un à droite, l’autre à gauche, le voilà revêtu de l’uniforme général.

Et sur ce, il se recouche la joie au cœur en se disant dans ses draps, ni vu ni connu, je t’embrouille ! Il n’y a pas moyen que l’on sache qui a fait le coup.

Le petit jour arrive, le tambour bat, on se lève.

Grand Dieu ! quels éclats de rire partent de tous côtés,




quand chacun se voit ainsi moustaché. Tout le dortoir est dans un état helléborique que vainement la plume essaierait de peindre.

Le pion, en courroux, ordonne qu’on ne sorte pas du dortoir sans avoir fait disparaître les scandaleux insignes, et force fut d’obéir.

Mais comme on dit, on ne pense jamais à tout ; le pion, dans son empressement à faire démoustacher tous ses jeunes grognards, ne songe pas, le malheureux ! que c’est lui qui a la plus belle paire de moustaches, et il s’en va ainsi porter sa plainte chez le proviseur. « Monsieur, lui dit-il en l’abordant, des abominations ont été faites cette nuit dans le dortoir, et je viens… » Le proviseur recule de quelques pas… il est sur le point de prononcer le fameux quos ego !… il ne sait quelle contenance tenir… « Mais quoi, comment, que voulez-vous dire… Plaisantez-vous ? — Moi, monsieur, devant vous et dans l’exercice de mes fonctions, oh ! jamais, non jamais !  !  !… — Cependant… tenez, le prenant par le bras et l’attirant devant la glace de son cabinet, voyez ! Ah ! les diables incarnés, ils m’en ont fait à moi aussi des moustaches, et je ne m’en suis pas douté !  !  !

« Oui, monsieur, ce matin ils avaient tous des moustaches, je les ai fait disparaître. — Et ils savent tous que vous êtes auprès de moi dans l’état où je vous vois ? — Eh ! mon Dieu, oui… — Ah ! pour lors… » Le proviseur, cette fois, n’y tient plus, sa gravité l’abandonne et il sourit.

« Allons, allons, ajouta-t-il, faites maintenant pour vous-même ce que vous avez exigé d’eux ; faites disparaître vos moustaches, et l’année prochaine tenez-vous en garde pendant tout le carnaval. »




XI


L’INFIRMERIE

Le collége a ses classes, sa cuisine, son réfectoire, son dortoir, sa chapelle : il serait incomplet s’il n’avait aussi son infirmerie.

À l’infirmerie n’y va pas qui veut ; pour y être admis, il faut que le docteur du collége ait reconnu qu’il y a maladie, autrement l’infirmerie courrait le risque d’être quelquefois plus peuplée que le dortoir. Comment voudrait-on qu’il n’en fût point ainsi : là, point de pions, et par conséquent pas de punitions et pas de pensums ; là, le grec et le latin ont battu en retraite ; là, les effroyables haricots n’ont jamais pénétré ; un régime particulier et prescrit par le docteur est de tout point rigoureusement observé. Et puis, déroger à l’ordonnance du docteur, même en ce qui concerne la prescription alimentaire, substituer par exemple le poisson au poulet, et le poulet au poisson, oh ! mais ce serait un cas pendable, un cas à dénoncer à la faculté ; le docteur soutiendrait que son malade a eu un redoublement de fièvre lors même qu’il n’en serait rien, le tout dans la meilleure intention du monde… à l’égard de la robe médicale bien entendu, car de nos jours un docteur vous dit, et très-sérieusement encore : La voix du médecin, c’est la voix de Dieu !

Et si nous ajoutons que de bonnes et excellentes sœurs, aux cœurs d’anges, aux vertus célestes, sont chargées de choyer, de dorloter le collégien admis à l’infirmerie, on comprendra facilement que pour lui c’est le paradis terrestre, et qu’il usera de tous les moyens pour goûter le bonheur inexprimable d’être malade.

Le jeune Alfred, par exemple, veut se donner un petit congé ; il n’hésite pas, même au mois de décembre, et par une forte gelée, à lâcher un robinet d’eau froide dans son gosier. Le lendemain, un petit mal de gorge se déclare, alors Alfred est muet, il ne se fait plus entendre que par gestes, et l’on craint pour le moins une esquinancie. Le cas est soumis au docteur, qui ordonne, en présence du proviseur, la transfération à l’infirmerie immédiatement, et… la diète absolue. À ce mot, la parole manqua revenir à Alfred… mais il se souvint à temps des confidences que lui avait faites son ami Émile, et il se tut.

Constant a un appétit, mais comme on dit un appétit dévorant. Il veut aller à l’infirmerie pour se délasser de ses travaux. Que faire ? Eh ! parbleu, tout le contraire de ce qu’il fait habituellement, c’est-à-dire ne plus manger du tout… du moins visiblement. Le proviseur lui dit : « Mais qu’avez-vous, mon ami ? — Monsieur… monsieur le proviseur, je me sens… je me sens comme anéanti… ma vue se… trouble. » Le proviseur envoie en toute hâte chercher le docteur. Celui-ci, dont le zèle tient essentiellement à justifier son indispensable utilité, accourt sur-le-champ. « Voyons, mon petit homme, qu’avez-vous ? que ressentez-vous ? Tirez la langue… La langue est chargée, les yeux sont caves, le pouls est faible, très-faible… » Puis se tournant vers le proviseur : « Je crains une maladie de langueur… Mon ami, il faut aller à l’infirmerie, et tout de suite. » Un domestique lui donne le bras, il monte péniblement l’escalier, il est remis entre les mains d’une bonne sœur… et voilà encore un heureux de plus.

Ceci est un petit échantillon des innocentes ruses qu’emploie le collégien pour se faire mettre à l’infirmerie. Aussi, elle est quelquefois très-bien garnie, et sauf le cas où un camarade n’est pas malade pour rire, on ne s’y ennuie pas le moins du monde.

Les collégiens causent entre eux ; ils se font la lecture… En voici un qui vient de se lever ; il tient un volume de Molière… Il entr’ouvre les rideaux du lit de son voisin, s’assied auprès de lui et lui dit : « Firmin, écoute donc un peu ça — Qu’est-ce que tu lis donc là, que tu ris si bien ? — Le Médecin malgré lui… Oh ! c’est fameux, va ! Écoute… c’est Sganarelle qui parle :

« … Chacun est endiablé à me croire habile homme. On me vient chercher de tous côtés ; et, si les choses vont toujours de même, je suis d’avis de m’en tenir toute la vie à la médecine. Je trouve que c’est le métier le meilleur de tous ; car soit qu’on fasse bien, soit qu’on fasse mal, on est toujours payé de même sorte… » — C’est un peu soigné ça, qu’en dis-tu ? — Écoute, écoute… « La méchante besogne ne retombe jamais sur notre dos ; et nous taillons comme il nous plaît sur l’étoffe où nous travaillons… » — Que penses tu de cette dernière phrase, hein ? — O Dieu, quel coup de canne pour la médecine !… Mais c’est qu’en effet je trouve que ce farceur de Molière a raison. — Oh ! farceur… pas tant farceur que l’on croit. Tiens, écoute cette fin-là. « Un cordonnier, en faisant des souliers, ne saurait gâter un morceau de cuir qu’il n’en paie les pots cassés ; mais ici l’on peut gâter un homme sans qu’il en coûte rien. Les bévues ne sont point pour nous, et c’est toujours la faute de celui qui meurt. Enfin, le bon de cette profession est qu’il y a parmi les morts une honnêteté, une discrétion la plus grande du monde ; et jamais on n’en voit se plaindre du médecin qui l’a tué. »

Oh ! mais dis donc, lire de pareilles choses à l’infirmerie, y songes-tu ? Si le docteur savait ça il te ferait joliment confisquer ton livre. Et si une autre personne que les camarades nous a entendus et qu’elle aille rapporter ? — Ah ! ma foi au petit bonheur ; est-ce qu’on se fait mettre à l’infirmerie pour bâiller, pour s’ennuyer ? Tiens, si tu veux, je vais recommencer toute la pièce. — Eh bien, ça me va… je t’écoute. »

Notre malade n’était qu’à la sixième scène du deuxième acte, que déjà ils étaient fatigués d’avoir ri, mais de ce rire inextinguible que la plaisanterie naturelle peut seule produire.



À une distance peu éloignée d’eux, et derrière les rideaux du lit du collégien qui était couché, s’était tenue la sœur Ragonde, une des sœurs attachées au collège, celle que les élèves affectionnaient le plus.

Arrivé à cet endroit où Sganarelle dit : « Or, ces vapeurs dont je vous parle venant à passer, du côté gauche où est le foie, au côté droit où est le cœur. » À ces mots, du côté droit où est le cœur, le rire de nos deux jeunes gens redouble, et la bonne sœur, heureuse de les entendre rire d’aussi bon cœur, riait bien aussi un peu de ce qu’elle venait d’entendre.

Après avoir repris haleine, nos deux collégiens continuent leur lecture. Ils en sont à ce passage où Géronte dit : « Il n’y a qu’une seule chose qui m’a choqué : c’est l’endroit du foie et du cœur. Il me semble que vous les placez autrement qu’ils ne sont ; que le cœur est du côté gauche, et le foie du côté droit. » — Bon ! s’écrie l’élève qui est dans son lit… — Attends donc, écoute un peu la réponse de Sganarelle… « Oui, dit-il, cela était autrefois ainsi : mais nous avons changé tout cela, et nous faisons maintenant la médecine d’une méthode toute nouvelle. » À ces mots, nous avons changé tout cela, nos deux jeunes gens n’y tiennent plus ; celui qui lit se frappe le front et trépigne, celui qui est couché fait de telles évolutions dans son lit, que d’un coup de pied il mit en deux l’un de ses draps. Et la bonne sœur ? Elle riait, et cette fois-ci c’était vraiment pour son compte.

Sur la fin de cette délicieuse scène, le docteur Galimagne, attaché comme médecin au collége, arrivé près de la porte de l’infirmerie où il venait faire sa visite, avait entendu rire de si bon cœur que sa curiosité en fut piquée. Il entre sans bruit, s’approche tout doucement jusqu’auprès de la sœur Ragonde sans qu’elle s’en doute, et au moment même où le jeune collégien vient de lire ces mots, nous avons changé tout cela, il frappe le parquet de sa canne de jonc à pomme d’or : « Et nous aussi, dit-il, nous changerons tout cela ! Comment, c’est ainsi que se conduisent vos jeunes malades, ma sœur ! Mais c’est indigne ! mais c’est abominable ! Quoi, se moquer de la médecine à l’infirmerie même ! Mais en vérité je m’y perds… c’est à n’y plus rien comprendre… Stupete, gentes !  ! Ma sœur, prenez-moi ce livre où un malavisé s’est permis de trouver du ridicule dans la médecine et dans les médecins, et mettez-le au feu, oui, au feu, où l’on aurait dû condamner son auteur ! — Ah ! monsieur le docteur, vous êtes bien méchant aujourd’hui, je ne vous reconnais pas. — Est-ce que vous prendriez parti pour ce Molière… Ah ! je vois, c’est parce qu’il est mort entre deux sœurs de la charité, que vous le défendez, n’est-ce pas ? — Eh ! monsieur le docteur, je vous le dis franchement, Dieu veut qu’on ne brûle personne. Après tout, convenez que ces jeunes gens n’ont pas fait de mal ; ils ont ri et voilà tout. — Ils ont ri, oui, mais ils ont ri de ce dont on ne doit pas rire. Oh ! dit-il, en regardant les jeunes gens, si ça vous arrive encore !… — Pardon, monsieur le docteur si je vous interromps, mais mon camarade se trouve bien mieux depuis que je lui ai lu une partie du Médecin malgré lui ; à titre d’essai, je vous en prie, laissez-moi lui lire le reste, ça le guérira peut-être tout à fait. — Ma sœur, je vous confie ce livre, et si j’apprends… — Très-bien, docteur. » Mais elle fit un signe à nos deux jeunes gens, qui la comprirent parfaitement.

« Voyons maintenant, dit le docteur Galimagne, vos autres malades. » La bonne sœur Ragonde le conduit à différents lits. Arrivé auprès de celui du jeune Constant, il lui dit : « Eh bien ! ça va-t-il mieux, mon garçon ? — Ah ! pas trop bien, monsieur le docteur, j’ai eu la fièvre toute la nuit. — Voyons ça. Tirez la langue… Elle est mauvaise… le teint est animé, coloré… Avez-vous faim ? — Non, pas du tout. — Votre pouls… » En disant ces mots, le docteur fourre la main dans le lit du collégien et en retire… non pas une preuve de fièvre, notre jeune homme se portait très-bien, mais un gros morceau de pain et un cervelas, auquel ses dents avaient déjà fait une brèche. « Eh bien ! si nous continuons nous verrons de belles choses, ma sœur ! Mais, ma sœur, il n’y a plus moyen de faire la médecine ! Et notre plus malade ! Ah ! il faut espérer que celui-là ne lit pas le Médecin malgré lui et ne mange pas de cervelas. — Ah ! docteur, dit la sœur Ragonde, il va très-bien. — Oh ! il est sauvé, grâce à la médecine, cet art devenu positif comme les mathématiques. Oui, maintenant on peut dire la médecine est une vérité… Vous continuerez pour ce malade le même régime. Il faut qu’il se lève et prenne des forces. »

Sur ce, il sort très-satisfait de sa personne et de ses ordonnances.

Quelques instants après, l’aumônier du collège, M. Hervey de Vauxelles, vient visiter l’infirmerie. La sœur Ragonde et deux autres sœurs qui venaient de rentrer le reçoivent avec bonté. Tous les élèves étaient levés en ce moment. « Eh bien, mes chers enfants, leur dit-il, il parait que vous ne vous portez pas mal, vous voilà tous debout. Ah ! c’est vous, Armand… Ce pauvre enfant, il a été saisi si violemment, que ses bons parents n’auraient pu le faire transporter chez eux sans crainte. Mais il n’y a plus de danger, Dieu merci !… — Oh ! je me trouve bien, monsieur l’aumônier… J’ai faim. — Diable ! c’est bon signe… Comme à l’ordinaire, je suis allé ce matin donner de vos nouvelles à votre bon père et à votre bonne mère, et comme à l’ordinaire, ils viendront vous voir cette après-midi. Oh ! les excellentes gens… Mon bon ami, n’oubliez jamais vos bons parents ! Oh ! si vous saviez de quelle tendresse, de quel amour ils vous entourent !… Au plus fort de votre maladie, quand votre mère voyait approcher l’heure à laquelle je devais arriver, elle me guettait, et aussitôt qu’elle m’apercevait, elle volait au-devant de moi : son regard était inquiet, elle craignait pour son enfant. Oh ! mon cher ami, ne l’oubliez jamais, une bonne mère donne ici-bas une idée de la bonté de Dieu. « Ma sœur, dit-il à la sœur Ragonde, il n’y a plus maintenant aucun danger pour ce que vous savez ; je m’en suis entendu avec le proviseur ; ce sera pour aujourd’hui. Allons, adieu mes bons amis… » Tous les collégiens à l’infirmerie l’entourent à l’envi, et chacun lui presse les mains. « Mes chers amis, que votre tendre affection me touche, je ne l’oublierai jamais. Croyez bien que dans les prières que j’offre à Dieu, vous occupez toujours la plus grande place ; qu’il veille sur votre avenir, et moi, quand je vous aurai perdu de vue, si j’apprends de par le monde que le sort vous a souri, que vous êtes heureux, moi je le serai de votre bonheur ; si je rencontre quelques-uns de vous je les prendrai sur mon cœur, et ma joie n’aura jamais été plus grande, plus délicieuse ! » Tous l’accompagnent jusqu’à la porte ; puis il leur dit encore une fois : « Adieu, mes chers enfants ! adieu ! »

Il est à peine descendu, qu’un élève bien portant, Lucien, est amené par un serviteur du collège. La sœur Ragonde, qui l’attendait, va à sa rencontre et lui dit : « Eh bien, êtes-vous encore fâché contre votre camarade Armand ? — Oh non, et j’ai eu bien du chagrin pendant sa maladie » Armand avait aperçu Lucien, avec qui il avait eu une querelle deux jours avant qu’il tombât malade ; son cœur battait bien fort.

Cette bonne sœur Ragonde, qui avait rêvé la réconciliation de ces deux jeunes gens, mais qui voulait l’effectuer sans danger pour le malade, avait attendu jusqu’à ce moment.

Elle amène donc par le bras le jeune Lucien auprès d’Armand, et dit à tous deux : « Mes chers amis, Dieu ne veut pas que vous restiez fâchés, embrassez-vous ; soyez toujours d’accord, et que désormais rien ne vienne troubler votre amitié. »

Aussitôt Lucien et Armand se précipitent l’un dans les bras de l’autre et se serrent avec effusion. En ce moment un rayon du ciel jette sa clarté sur cette scène touchante, comme si Dieu voulait la bénir, et la bonne sœur sourit à son ouvrage !

Elle avait dit au docteur : « Dieu veut qu’on ne brûle personne ; elle dit à de jeunes cœurs : « Dieu veut que l’on s’aime toujours ! »




XII


L’EXTERNE


Il y a entre l’externe libre et l’interne un lien de parenté : il est en quelque sorte le cousin germain de ce dernier. Il y a cependant entre l’un et l’autre une différence assez marquée ; l’externe a des allures que n’a pas toujours l’interne ; par exemple, il arrive jusqu’à la porte du collège en fumant des cigarettes et en prenant des airs ; en un mot, il fait l’homme.

C’est que l’externe libre se juge par comparaison. Il ne voit dans l’interne qu’un homme vivant jour et nuit sous le despotisme et des pions, et des professeurs, et des proviseurs ; il ne voit en lui qu’un homme dans l’état d’esclavage, qu’un homme qui s’échauffe dans sa longe. Sans lui, dit-il, comment l’interne conserverait-il quelques rapports avec ce monde ? Sans lui, le lien serait rompu. Il est donc placé entre le monde et le collégien interne ; et grâce aux relations établies et aux ruses qui les accompagnent, tout s’arrange pour le mieux. L’externe met à la poste les lettres du prisonnier, lui fait ses commissions, use de tous les moyens pour se procurer des traductions françaises d’auteurs grecs et latins qu’il lui communique, après en avoir fait usage pour son propre compte. À cet effet, il fréquente les bibliothèques, mais il n’arrive pas toujours à ses fins, témoin cet externe libre qui s’en va hardiment demander à la bibliothèque Royale un Salluste, avec la traduction de Dureau de La Malle. Mais cette fois il fut pincé, comme on dit : le livre lui fut nettement refusé, et pour cause. « Diable ! se dit-il, comment faire pour triompher ?… Ah ! j’y suis. » Non loin de lui se trouvait un invalide à bonne et excellente figure, qui lisait l’histoire des campagnes qu’il avait faites avec Napoléon, lecture qui rajeunissait son sang, qui réjouissait son âme belliqueuse ! Il l’aborde, et lui dit en désignant son livre : « C’est bien intéressant, n’est-ce pas ? on le devine à votre visage. — Eh ! mais oui, j’y retrouve nos prouesses. — Et moi aussi, j’ai besoin d’un livre intéressant ; eh bien, ils me l’ont refusé ! — Vraiment ! — Ah ! mon Dieu, oui ! — Demandez-le donc à ma place, vous, mon brave, pour voir s’ils vous le refuseront aussi… Voulez-vous, hein ? — Oui, certainement, mais ils vont remarquer que vous restez là sans rien faire, et… — Ah ! je vais demander un livre qu’on me donnera. — Allons, c’est convenu. »

Notre bon invalide demande donc le Salluste, avec la traduction de Dureau de La Malle, nota bene ; et notre jeune espiègle ? Lui, il demanda l’art de fortifier les places, par Vauban, ce qui lui fit dire par celui des employés qui lui remit l’ouvrage : « Mais ne serait-ce pas plutôt l’art de souffler les places que vous voudriez ? Hum ! ce serait bien possible. »

Enfin le vieux soldat, sans trop s’en douter, servit notre jeune homme, et le mit à même d’avoir une fort bonne place au collège.

Quand l’externe se rend au collège, il regarde à droite, à gauche des rues dans lesquelles il passe. Il achète des pommes à la fruitière : celles-là sont bien meilleures pour l’interne, elles viennent du dehors. Puis il fait quelques pas, entre chez un charcutier, et dit d’un air capable : « Des cervelas ! » Oh ! c’est que, voyez-vous, l’externe n’en prend pas que pour un : le cervelas est une denrée qui a un très-grand cours au collège, une denrée qui prend son rang parmi les choses les plus classiques. Aussi notre externe en prit-il six d’un coup, lesquels sont entrés dans sa gibecière en compagnie de Virgile, Horace et Cicéron ; et poëtes, orateurs et cervelas, se parfument à l’envi !

Voilà pour l’externe libre.

Il est une autre espèce d’externe, celui qui est en pension tout à fait ou qui va seulement travailler le jour dans une pension : celui-là est du genre mixte, il procède de l’interne du collége et de l’externe libre.

Il est mené au collège par un pion, en compagnie de quinze, vingt ou trente camarades.

Ce pion-là est encore le plastron, la bûche sur laquelle on dirige tous ses traits, tous ses coups. Un jour on lui chipe une bretelle, et tout le long de la route il a une jambe de son pantalon qui hausse et l’autre qui baisse ; le lendemain on a trouvé le moyen de rétrécir ses bottes au moyen de l’humidité, de sorte qu’il est, comme on dit, dans la prison de saint Crépin. Alors tous les élèves vont un train de poste et il lui est impossible de les suivre ; un autre jour les élèves lui ont attaché un écriteau au pan de son habit, et tous les passants lisent ce distique :

Si l’ordre était troublé par cette pension,
Plaignez-vous-en à moi : je suis monsieur le pion.

Ce jour-là tous les élèves étaient silencieux, raisonnables, mais le public, mais les boutiquiers riaient à cœur joie ! Et lui se disait : « Tiens, que c’est drôle ! Mes pensionnaires n’ont jamais été plus traitables et plus respectueux qu’aujourd’hui ; il faut convenir que ce public est bien capricieux : quand il y a de quoi rire, quelquefois il ne rit pas, et quand il n’y a pas de quoi rire, il rit. Ah ! si tous ces gens avaient été dirigés par de bons maîtres d’études, ils seraient un peu plus conséquents. Dans vingt ans, je vis dans cet espoir, nous en serons là. » Et la gent écolière dit : « Dans vingt ans on te fera encore plus enrager qu’aujourd’hui. C’est le sort qui t’est réservé. »




XIII


LA PROMENADE

Pour le collégien, la promenade est la récréation en plein champ. Là, il oublie, pour quelques heures, tout l’attirail classique ; le proviseur, les professeurs, le censeur, et même M. l’économe et ses haricots lui sortent de la tête ; une douce illusion s’empare de son esprit, il foule un sol libre, un sol enfin qui n’est pas celui du collège. Mais la promenade du collégien a son point noir, son nuage : c’est le pion, le pion que nous retrouvons partout.

Il fait un temps admirable. Nous sommes en plein mois de mai. La nature enfante ses merveilles ; les bois ont retrouvé leurs ombrages, les oiseaux, par mille chants, en témoignent leur joie, les fleurs embaument l’air de leurs parfums, et les papillons caressent les roses. Le collégien fait donc ses préparatifs ; son mobilier, c’est-à-dire la toupie, le cerceau et les billes, le filet, etc., voire même la cigarette pour les grands, sont mis en poche et l’on part. Quelques instants ont suffi pour franchir les barrières, et le collégien est en pleine campagne. Les uns sont dans le bois de Vincennes, les autres dans le bois de Meudon, ceux-là dans le bois d’Auteuil, ceux-ci dans le bois de Boulogne. Arrivé là, le collégien met l’habit bas ; la gêne dans les mouvements ne lui va pas. Aussitôt l’activité règne dans le camp ; les groupes se forment, tout, en un mot, est organisé, et chacun prend son plaisir où il le trouve.

« Ah ! s’écrie un groupe qui formait une espèce d’avant-garde, voilà le père Dubeau, notre fidèle marchand de gaufres et autres comestibles ! » On vole au-devant de lui ; en une seconde, il est entouré. Le père Dubeau, ancien gendarme départemental, mais présentement doux comme sa marchandise, leur dit sa phrase habituelle : « Ah ! Ah ! en voilà des bonnes aujourd’hui. Mais prenez bien garde de les casser… Vous êtes trop vifs, jeunes gens… Allons, allons, chacun son tour… De mon temps, la jeunesse était plus pacifique. » Mais ces paroles sont couvertes par ce mot qui sort de toutes les bouches : Moi, moi ! moi aussi ! Enfin chacun finit par avoir sa gaufre, et la manger n’est pas ce qui est le plus long.

La soif se fait sentir, mais on entend : à la fraîche, à la fraîche ! qui veut boire ? Et voici venir le père Chicotin, le marchand de coco, autre fidèle fournisseur du collége en promenade, dont l’inépuisable fontaine semble se remplir à mesure qu’on la vide. « Oh ! se disent les uns, que c’est bon ! Ça vaut mieux que l’abondance du collège, ça… C’est juste : le coco bu en liberté vaut mieux que l’eau rougie bue en captivité.

Au nombre des tout-fous qui entourent le père Chicotin, il s’en trouve un qui médite une malice. Le père Chicotin lui verse un verre de coco ; il le prend, boit, et, feignant de s’étrangler, il lui tend le gobelet que le marchand, qui en avait déjà un dans l’autre main, prend complaisamment. Aussitôt l’espiègle saute sur les robinets de la fontaine, les ouvre, et le père Chicotin, les deux gobelets en mains, regarde couler sa tisane au milieu des bouffées de rire. Mais il n’a rien perdu : les élèves, voulant lui payer leur joie, se cotisèrent, et loin d’y avoir perdu, il prie Dieu, depuis ce jour, qu’on lui fasse souvent des malices de ce genre-là.

Après cette folie, tous les yeux se portent vers un bouquet de bois très-touffu, au milieu duquel se trouve un arbre de moyenne force qui le surmonte. On aperçoit le collégien Firmin à son sommet ; il y avait découvert un nid d’oiseau. Prêt à mettre la main dedans, il était ivre de joie. Tous





les camarades, qui entouraient l’arbre, l’œil fixé sur le précieux dépôt, trépignaient de bonheur. Enfin, Firmin atteint le nid, voit les petits et s’écrie : Ce sont des chardonnerets !!! Une fortune entière aurait été placée à côté du nid, que Firmin n’eût pas fait le plus léger effort pour s’en emparer. Et chacun de s’écrier, au pied de l’arbre : « Tu m’en donneras un, n’est ce pas, Firmin ? — Oui, oui, répondit-il. « Dans son bonheur, il en aurait promis à tout le collège entier… Mais voilà le petit nuage, le petit point noir dont nous avons parlé, qui paraît : c’est le pion, et juste au moment où le pauvre Firmin fendit son pantalon… Ce n’est ni sur le devant, ni sur le côté… Vous avez deviné où. Il se fâche tout rouge. Voyez ! Comment faire maintenant ? « Attendez, attendez, s’écrie le père Dubeau, qui était aussi accouru pour voir le dénicheur : j’ai plus d’une fois raccommodé mes culottes, je vais vous tirer d’affaire. » Aussitôt le père Dubeau tire de sa poche une aiguille qui n’avait pas moins de dix centimètres de long, puis prend un bout de bon gros fil blanc et, sous l’inspection du pion, il fait la couture avec vitesse et habileté. Les rieurs ont constaté jusqu’à six points dans la longueur de vingt centimètres. L’ouvrage terminé, le pion fait sa mercuriale. « Voyez, dit-il, le beau résultat de vos escapades ; pourquoi ne vous bornez-vous pas à attraper des papillons ou des mouches curieuses ? ces amusements sont du moins inoffensifs. » Et chacun disait à mi-voix : « Des papillons, passe ; mais des mouches, il y en a assez au collège. »

On se divise de nouveau. À une petite distance, on découvre des ânes tout sellés, tout bridés ; il ne manque plus que des cavaliers. « Quel malheur, se disent plusieurs, d’avoir là le bonheur sous la main et de ne pouvoir s’en emparer sans la permission du pion, qui ne la donnerait pas. — La permission du pion ? disent plusieurs, eh bien ! il faut s’en passer. » Cependant une certaine hésitation existait. « Après tout, que fera-t-il ? disaient les uns. — Se plaindre au proviseur et à propos d’ânes, répondirent les autres, ça nous donnera l’occasion de rire à ses dépens, et il y aura une ample compensation. — Ah ! bah, ne craignons rien, il n’osera pas se plaindre crie-t-on de toutes parts pour exciter un jeune camarade assez téméraire en toute chose. » Tout en tenant ainsi conseil, petit à petit on se dirige du côté des ânes, et, plus on s’en approchait, plus l’aiguillon du désir se faisait sentir. « Ma foi, malgré tout, dit Gustave, je veux en goûter ; » et il a enfourché le plus bel âne de la troupe, et le fouette avec cette ardeur que donne le plaisir. L’animal, non moins animé que le maître, galope au bruit des applaudissements, qui semblent lui donner une nouvelle vigueur. Encouragé par une nouvelle salve de bravos, le voilà au moins à trente pas en avant. Le pion, qui n’avait pas été consulté sur le grave point dont il s’agit, et qui était resté en arrière, conçoit de l’humeur, se courrouce, mange son frein, et s’écrie : « Comment faire pour le rattraper sur-le-champ ? — Eh parbleu ! lui dit le propriétaire des ânes, montez sur cet âne-là et vous verrez que vous ne serez pas longtemps à les rejoindre. » Il accepte. Notre pion, comme quelques hommes, est gratifié, par la nature, de jambes démesurées, de sorte que, quand il eut monté l’âne, ses jambes, hors ligne par leur dimension, touchent presque à terre.

Les deux individus (le pion et l’âne), suant sang et eau, rejoignent les fuyards. Mais voilà qu’aussitôt arrivés (toujours le pion et l’âne), cent voix s’écrient à la fois : « Mais regardez donc, mais regardez donc ! C’est absolument comme une bête à six pattes ! (L’âne, bien entendu.) »

Notre individu descend de sa monture. Son premier soin est de haranguer tous les jeunes gens rassemblés autour de lui ; mais voilà qu’au milieu de son discours, l’âne du pion, en signe de joie sans doute, se met à braire Hi han, hi han, hi han, de telle sorte, que la voix de l’orateur est tout à fait couverte.

Enfin, l’heure du retour est arrivée, on forme les rangs, on est en marche, bientôt on est de retour et l’on raconte à tous ceux qui goûtaient de la retenue, les merveilleuses aventures de la promenade. Ils ont ri et ri beaucoup. Collégiens libres et collégiens retenus devaient avoir leur part de cette joyeuse journée.


XIV


LE CONCIERGE


Le peuple-concierge est une classe à part qui a ses goûts, ses mœurs, ses habitudes. Le concierge des petits maisons est bavard, cancanier : c’est ordinairement un tailleur ou un cordonnier. Le concierge des grands quartiers de la capitale est fier de sa position ; le propriétaire le charge de toucher ses loyers : il n’a pas d’état, il croirait déroger. Le concierge des ministères, des hôtels, des établissements publics, porte la tête haute, a toujours, en homme content de lui, le jarret tendu, ne salue pas le gros du monde et n’est poli qu’avec les personnes dont les plaintes pourraient lui être funestes : il se garderait bien d’avoir une profession même relevée ; il est fonctionnaire public, employé du gouvernement.

C’est dans cette dernière catégorie que nous prendrons notre concierge principal de collège ; nous disons principal, car il y a, dans les collèges, des concierges ou portiers de rangs inférieurs. À ces derniers est abandonnée la vente des sucreries




dont le collégien bourre son estomac et dore son existence ; des plumes métalliques et d’oie, au bout desquelles il y a tant de thèmes, de versions et de pensums, qualifiés d’injustes depuis… Adam… ou Charlemagne. Celui que vous voudrez, ça ne fait rien ; de l’encre rose ou bleue, avec laquelle beaucoup d’élèves enrichissent leurs copies et leurs cahiers de corrigés, de dessins, d’arabesques, d’encadrements divers, ornements auxquels Horace, Virgile, Cicéron, Tacite, Homère, sourient d’autant plus volontiers, que votre encre rose et bleue doit leur faire regretter au panthéon céleste où ils dorment en paix, que le hasard ne leur ait pas envoyé à chacun un baril de votre encre, accompagné, nous ne disons pas de quelques boîtes de plumes métalliques, mais seulement de quelques paquets de plumes d’oie, oiseau qu’en reconnaissance, ils eussent bien certainement consacré à Minerve, de préférence à la chouette, attendu que si l’animal est bête, il se réhabilite par l’utilité de ses plumes ; des billes, des balles élastiques, des toupies et enfin de tout ce qui compose, en fait de plaisirs matériels, le bagage, les meubles et ustensiles du collégien.

Revenons à notre héros de loge, à notre concierge principal. Il est le plus ordinairement célibataire. Il a pour société sa grande canne de jonc, vieux meuble de famille, une pipe culottée, ouvrage d’un certain nombre d’années, sa tabatière ronde, qu’on pourrait prendre pour une poulie, et un superbe chat de grenier, qui ne manque jamais de frotter ses flancs sur les jambes du collégien et de laisser, à l’époque de la mue, une partie de son poil sur son pantalon bleu, quand un motif quelconque l’amène dans la loge du concierge, où il ne serait pas fâché de se glisser en fraude assez souvent pour causer avec lui, entre une traduction et un thème, autrement qu’en latin et en grec, ces deux langues que le collégien dit avoir été inventées par le diable et que le collégien, devenu homme, dit avoir été inventées, la première, par la plus profonde énergie, la seconde, par la plus pure, la plus douce harmonie.

Le père Roger, que quelques élèves du collége appellent Roger-Bontems, à cause de sa bonne humeur avec eux, est le plus heureux des hommes quand il peut tenir quelques instants un collégien auprès de lui. Avec certains collégiens, il n’est pas concierge, il abjure l’empire du cordon, il est bon enfant, voire même bon homme. Au nombre des élèves qu’il affectionne le plus, est le collégien Barthélémy, bon, jovial, aimant la causerie familière. À l’heure d’une récréation, Barthélemy se faufile donc chez le père Roger-Bontems, qui, tout joyeux, le voit arriver, comme il dit, dans son établissement.

« Ah ! dit-il en étendant les bras, voilà monsieur Barthélémy. — Oui, père Roger-Bontems, je viens vous voir. — C’est très-bien, ça. Causons. — Volontiers. — Asseyez-vous donc là… à côté de moi. » Puis, prenant une énorme prise, il ajoute : « Tenez, je suis heureux de mon sort, je suis célibataire et ça me va ; j’adore mon gros chat, qui me tient chaud aux pieds dans l’hiver, et je mets là ma femme… sous ma tabatière. Vous avez bien du mal, n’est-ce pas, monsieur Barthélémy, dans vos études ? — Les études, ça nous met l’esprit à l’envers. — Rien que ça… excusez ! Enchanté de n’avoir pas étudié, alors. Mais dites-moi donc, parmi ces auteurs qu’on vous fait apprendre il y en a qui sont des gueux, de vilains monstres. — Vraiment ! — Tenez, je vous en citerai un : ce monsieur Horace, dont j’entends si souvent parler dans le collége ; eh bien, le coquin, il a tué sa sœur Camille…Oui, je lisais ça dernièrement, dans un volume qu’on m’a prêté.., oui, un volume relié encore ! J’en ai frémi d’indignation et j’ai jeté le livre de colère, en disant : « Dieu ! est-il possible qu’on mette les écrits de pareils scélérats entre les mains de la jeunesse ! » Le collégien Barthélémy, qui, jusque-là, s’était contenu, pousse tout d’un coup un éclat de rire inexplicable pour le père Roger. « Quoi ! reprend-il, n’êtes-vous pas de mon avis ? — Si, si, parbleu ! répond Barthélémy, qui voulait l’encourager à continuer. Faut convenir, continue le père Roger, qu’il y a parfois de drôles de choses dans cette histoire romaine… Qu’est-ce que vous pensez de Romulus et de Rémus, son frère ? Moi, je trouve ça tout drôle et pas clair du tout. — Mais, père Roger, lui répond Barthélémy, ça ne me paraît pas trouble à moi ; Romulus trace un sillon et dit à Rémus : « Tu ne dépasseras pas cela. — Convenu, lui répond celui-ci. » Rémus ne tient pas sa parole ; Romulus ne fait ni une ni deux, il couche en joue son frère et le tue roide d’un coup d’escopette. — Voyez-vous le traître ! l’assassin ! Oh ! je suis sûr qu’il était né en Espagne et que c’est pour ça qu’il a choisi une escopette, une arme espagnole pour tuer son frère. — Justement ! lui répond Barthélémy, c’est ce que j’allais vous dire. — Ah ! pendant que je vous tiens, mettez-moi donc à même de répondre à un certain beau parleur qui me soutenait, l’autre jour, qu’Andromaque n’avait jamais existé. — Comment ! on vous a dit ça, père Roger ? — Oui. — Eh bien ! dites à cet ignorant-là que l’existence d’Andromaque est plus que prouvée ; que ce vieux général romain adorait sa femme Hector, et que le peuple, en récompense de ses vertus domestiques, l’a nommé maire de sa commune. — Ah bah ! Dites-moi donc, puisque nous y sommes. — Oh ! père Roger, je m’en vais, à une autre fois…, je serais puni… » Sur ce, Barthélemy s’en alla en s’étouffant de rire. Il y avait de quoi.

Le père Roger n’est pas Roger-Bontems pour tout le monde, tant s’en faut ; il sait prendre un air tout à fait féroce : aussi on l’appelle cerbère, geôlier. Un externe, un jour, alla jusqu’à l’appeler un rien du tout, un Abd-el-Kader, enfin !!!

Lui que les professeurs saluent le premier, lui que les élèves du collège placent au-dessus du pion, s’entendre traiter d’Abd-el-Kader !

Mais le père Roger n’est pas fonctionnaire à fléchir, on va le voir.

Le tambour fait entendre son dernier roulement, et aucun externe ne peut plus entrer. Le père Roger ferme la porte. Arrive un élève en retard ; il est inexorable. Quatre, cinq,




six autres en retard, arrivent aussi. Tous s’entendent pour se prêter main-forte. Les deux plus décidés de la troupe, entrant dans la loge d’Abd-el-Kader, saisissent un pan de sa redingote ; pendant ce temps, les camarades ouvrent la porte à deux battants et entrent dans le collége ; alors les deux élèves qui s’étaient emparés de Roger-Abd-el-Kader le lâchent, et rejoignent en courant leurs camarades ; il veut courir après eux ; mais, ô infamie ! une corde avait été fixée à deux colonnes, et, paf ! voilà Abd-el-Kader étendu sur le pavé. Il n’est pas encore relevé, que ceux qu’il maudit sont entrés inaperçus en classe. Il porte sa plainte, prouve par ses meurtrissures qu’elle est fondée ; mais quand le proviseur en vient à lui demander quels sont les coupables, ô regrets cuisants ! il ne peut les reconnaître.

Mais il se consolera en pensant qu’il est fonctionnaire public, et que peut-être monsieur Barthélemy viendra le voir.




XV


LES VOCATIONS

Il est certaines vocations qui se font sentir dès le plus jeune âge. Tels sont les poëtes, les peintres, les musiciens. Le poëte Desforges fit au collège, à l’âge de huit ans, une tragédie romaine dont lui-même a beaucoup ri plus tard. Dans cette œuvre tragique un père gourmande son fils ; mais celui-ci lui riposte par cette apostrophe :

            Et le bon La Fontaine, en sa naïveté,
            Dit qu’un père en frappant toujours frappe à côté.

Si ce bon La Fontaine fait exception à la règle commune, s’il n’a pas fait des vers dès son enfance, soyons tous bien persuadés d’une chose, c’est… qu’il n’y avait pas pensé.

Le poëte de collège fait des vers partout et à tout moment, en classe comme ailleurs, heureux encore quand ils ne sont pas sur le professeur. Notre célèbre Casimir Delavigne avait un maître de pension qui avait autant d’amour pour le grec qu’il avait de maigreur, et ce n’est pas peu dire. Quand on s’occupait de vers au lieu de grec il se fâchait. Casimir Delavigne se trouvait dans ce cas. Un jour, le maître de pension le prend sur le fait, lui tire vivement son papier de ses mains, et y lit ces deux vers :

            Les rides ont écrit, sur son front maigre et sec,
            Qu’on ne s’engraisse pas à se nourrir de grec.

Le peintre, comme précocité, marche à côté du poëte ; on le voit, au collège, faisant en marge de ses cahiers la charge du pion, et, nous le disons tout bas, quelquefois celle du professeur. Le musicien suit de près le poëte et le peintre.

Viennent ensuite les mathématiciens, les avocats, les médecins, les militaires.

C’est un spectacle curieux de voir tous ces génies en herbe en contact les uns avec les autres. Le poëte dit au mathématicien : « Arrière, lèse poésie ! ta tête, va, n’est qu’une boule de glace. — Veux-tu bien te taire, rimailleur, compteur de syllabes !… Mais les plus beaux vers d’un poëte ne sont la plupart du temps que des cache-sottises ! — Tiens, tu devrais faire des poésies domestiques, et ajouter : Par un animal privé ; ça serait nouveau. — Quoi ! parler ainsi de l’art le plus sublime qui existe, de cette divine poésie, qui passe par le cœur avant d’arriver à la bouche ! — Eh ! qu’est un poëte à côté du grand Newton ? Rien. — Ainsi, Homère n’est rien. Eh bien, moi je dis qu’il est tout ; écoute, écoute un peu ça, mon homme :

            Brisant des potentats la couronne éphémère,
            Trois mille ans ont passé sur la cendre d’Homère !
            Et depuis trois mille ans Homère, respecté,
            Est jeune encor de gloire et d’immortalité.

— Eh bien, qu’est-ce que cela prouve ? — Et il demande ce que cela prouve ! Sauve-toi… Tiens, tu n’es qu’une citrouille fricassée dans de la neige. » Notre rimeur s’éloigne, et la colère l’a fait plus poëte qu’il ne l’était. Des idées lui viennent pour sa tragédie de collège, il prend son crayon et écrit.



Mais voici venir par derrière lui trois musiciens, qui étaient parvenus, au risque de se faire punir sévèrement, à se procurer, l’un un cornet à piston, l’autre un violon, le troisième un cor de chasse. Ils se mettent soudain à jouer avec une ardeur incroyable, pensant donner au poëte des inspirations divines. Celui-ci se retourne et leur dit : « Que le diable vous emporte avec votre tintamarre ! — Tiens, tiens, quel vertigo te prend donc, poëte ? — Au diable ! — Ah çà, mais il est fou…




Comment, mon cher, tu as oublié que si la poésie et la peinture sont sœurs, la poésie et la musique ne le sont pas moins ? — Oui, la poésie et la musique sont sœurs, mais il ne faut pas qu’elles habitent ensemble. — Ah ! c’est différent. — Tiens, tiens, qu’est-ce que fait donc Arthur là, si bien actionné près du mur ? — Mais, Dieu me pardonne… Non, non… Ma foi, je ne




me trompe pas… il fait notre charge sur le mur même, afin que tout le collége rie de nous. — Là, c’est fait. Vous reconnaissez-vous, mes amis ? — Farceur va ! nous te donnerons un charivari. — Et moi, je vous caricaturerai de nouveau. »

Passons à un futur docteur. Arthur avait un joli pinson, mais le pauvre animal ne mangeait pas depuis quelques jours. Simon lui avait dit plusieurs fois : « Je serais curieux de savoir pourquoi ton oiseau ne mange plus. — Eh ! bien, c’est parce qu’il est malade. — Mais pour quelle raison est-il malade ? voilà la question. » Dans un moment où Arthur avait quitté Simon et son oiseau, Simon empoigne le pinson et dit : « Tu as assez vécu, toi ; » et sur ce, il le tue, et, renchérissant sur les vrais docteurs, il fait l’autopsie du corps avec son canif avant les vingt-quatre heures exigées, et le dissèque. Arthur revient pour essayer de faire manger son pinson, et voit le pauvre animal sans vie. «Mais qu’as-tu donc fait là ? — Mon cher Arthur, ce que j’ai fait là, c’est purement dans l’intérêt de la science ; ne te désole pas, va, c’est pour éviter la mort d’autres pinsons. — Mais tu aurais dû attendre qu’il fût mort, au moins. — Oh ! non, non ; la science ne connaît pas ces délais-là… Je veux être médecin et je suis pressé d’apprendre. — Ah çà, mais dis donc, quand tu seras docteur et que tu auras des malades… » Trois ou quatre autres arrivent, et les qualifications de M.  Purgon, de docteur en soupe salée, pleuvent de toutes parts. « Docteur en soupe salée ! puisque je vous dis, monsieur l’avocat futur ! — La profession d’avocat, mais c’est la plus belle de toutes ; le défenseur de l’opprimé et de l’innocent doit être placé au premier rang… — Oui, des bavards, n’est-ce pas ? — Ah ! quelle indignité ! Cujas et Barthole, venez à mon aide ! — Ne te voit-on pas dans toutes tes compositions en mettre vingt fois plus qu’il ne faut ? Tu es un bavard, et ta vocation est d’être. — Bon ! quand tu auras une mauvaise affaire avec le pion, tu t’arrangeras… tu iras au cachot… lors même que tu aurais raison. Sans avocat, la justice ne reconnaît pas d’innocence… Attrape ça. — Ah ! dit un décidé en tendant le jarret, les avocats, les médecins, je les mets ensemble, moi ; c’est avec le sabre, l’épée, les canons, qu’il est beau de trancher les grandes questions. Y a-t-il rien de plus ridicule que ces gens qui ont la prétention, assis dans leur fauteuil, de tout décider avec le bout de la plume ? Vive la guerre ! La paix ne convient qu’aux poltrons, aux esprits timides. Y a-t-il rien de plus beau qu’un soldat qui, pour faire respecter son pays, brave le feu de l’ennemi et contribue à faire remporter une de ces victoires dont on conserve un éternel souvenir ? On n’oubliera jamais Austerlitz, Marengo, Montmirail ! Et le nom de Napoléon et de ses compagnons d’armes durera autant que le monde, c’est-à-dire toujours. À côté de ces grands hommes-là, qu’est-ce que vous ferez, vous autres avocats, qui préparerez vos plaidoyers en face d’un bon feu et les prononcerez une chaufferette sous vos pieds ? Au lieu que nous autres, hommes d’exécution, hommes de guerre enfin, rien ne nous fera peur… nous marcherons au combat peut-être plus gaiement que vous irez au bal. Tenez, vous serez tous des hommes de coton ! — N’est-ce pas, Éloi, toi qui penses comme moi, toi qui veux être soldat ? — C’est vrai. — Une, deux, en garde ! À défaut d’épée, nous nous servons de nos bras. — Ah ! quand la patrie aura besoin de nous, nous serons là… » Mais le tambour résonne… En attendant que les souhaits de chacun se réalisent, il faut avaler du grec et du latin, et, par-dessus le marché, les bourrades du pion.




XVI


LE PION



Qelle est l’étymologie du mot pion ? Ah ! voilà la grande question. Un collégien nous fait savoir que généralement on le considère comme un diminutif d’espion. Nous ne nous inscrivons ni pour ni contre cette assertion. Toujours est-il vrai que le pion est la bête noire du collégien. Partant, les conspirations contre lui sont toujours en état de permanence. Si nous faisions un livre sérieux, approfondi, nous chercherions à savoir d’où vient la prévention du collégien contre le pion, d’où vient la prévention du pion contre le collégien ; mais notre rôle est plutôt de constater un fait.

Le pion a une très-haute opinion de lui. Il porte la tête haute en homme fier de sa position. Cependant le collégien le considère comme un être anonyme et presque toujours patre nullo, comme dit Tite-Live, et il ajoute : « D’où vient-il ? de quel sang est-il sorti, quo sanguine cretus ? » Mais, ô illusion ! quelle que soit son origine, il dit compter parmi les siens des généraux de l’Empereur des hommes de robe de la plus haute distinction, des dignitaires. Il n’avouerait pas, sans que son front rougît, qu’il est, comme Augereau, fils d’un fruitier ; il se croirait perdu à tout jamais ! Le collégien, que l’on pourrait dire l’inventeur de la malice, voit les côtés vulnérables de son homme et se dit : « Là est le tendon d’Achille, lançons-y nos flèches. » C’est ainsi qu’un jour, un pion devant aller en soirée, habillé à neuf des pieds à la tête (nous parlons très-sérieusement), trouve, au moment où il allait partir, à la place d’un beau chapeau de soie que le marchand venait de lui livrer, un chapeau tout petit, et auquel le temps avait donné une couleur de tabac d’Espagne. Mais, ô désespoir ! il fallut absolument partir ; il devait être présenté à une famille fort distinguée. « J’ôterai, se dit-il, mon chapeau avant d’entrer, on prendra cela pour un excès de politesse. » 0 désespoir ! le sort l’accable, le poursuit ! La demoiselle de la maison, sur laquelle il avait des vues, voit le petit chapeau couleur de tabac d’Espagne avant toute chose, et elle se sauve dans la pièce voisine en étouffant une envie de rire. Avis aux pions qui ont des vues d’union.

Considéré au point de vue d’histoire naturelle, le pion offre plusieurs variétés. Il en est qui ne manquent pas d’une certaine tenue, d’une certaine prétention. Ceux-là croient fixer l’attention du beau sexe et être fort ingénieux dans leurs amours. Nous en connaissons un, M., qui va acheter de la pommade à la rose chez une mercière-parfumeuse de la rue de la Harpe, laquelle était devenue la dame de ses pensées. La contempler le plus longtemps possible, quand il fait des acquisitions, est pour lui le dernier degré du bonheur. Pour arriver à cette fin, que fait-il ? Admirez toute l’imaginative d’un pion amoureux ! Il fait mettre sa pommade par sa dulcinée dans une petite bouteille à gouleau très-étroit. Or, la difficulté grande qu’éprouve la dame à l’y faire entrer donne à l’amoureux le temps d’admirer, de dévorer ses charmes. Vite un brevet d’invention expédié de Cythérée à ce pion-là !

Parmi les pions, les uns sont mariés, les autres célibataires ; le collégien donne la préférence aux premiers, qu’il classe dans la section des grognards antiques ; mais malheureusement ils sont en minorité. Que l’on dise à présent que le collégien n’est pas juste !

L’or pour le pion ne tombe pas du ciel, comme la manne en tomba pour d’autres à une certaine époque : aussi, la plus sévère économie préside à son budget. Au nombre de ses combinaisons, il ne faut pas oublier le collier de barbe, quelquefois accompagné d’un insigne militaire, la moustache. Et pourquoi ?… Parce qu’il y trouve une économie de rasoirs.

Quoique le jugement collégien soit à peu près fixé sur l’espèce-pion, cependant l’installation d’un nouveau pion est toujours un événement dans le collège, et nous doutons qu’un changement de ministère produise plus d’effet sur la masse d’une nation. Comme son prédécesseur, couvrira-t-il le cahier dit de rapport, de ses observations, et des punitions qu’il aura infligées ? Aura-t-il, comme son prédécesseur, pour exécuter ponctuellement les ordres du proviseur, cette sagacité, cet instinct naturel que Buffon a tant admiré dans le chien de berger ? Toutes ces questions occupent très-gravement le collégien, au point que plus d’un devoir en souffre, et tel qui était le premier de sa classe, perd pour quelques jours sa place d’honneur.

Le pion, qu’il appartienne à telle ou telle variété, doit donner à son âme une énergie quelque peu sauvage, une fermeté stoïque ; il faut qu’il habitue son corps à la fatigue, à la faim, à la soif, à supporter le froid, le chaud, absolument comme ces vieux grognards de la république romaine, pour qui tout cela n’était que pur agrément. Aussi, qu’un pion soit en retard, le soir, seulement d’un quart d’heure, le concierge du collège s’en moquera comme de ça ! Bien loin de s’empresser de lui ouvrir la porte, il le laissera dehors pendant une demi-heure par le temps le plus abominable que l’on puisse voir, le parapluie sur la tête ; il l’entend bien frapper, mais il a dans son lit une excellente position, sa tête a fait son trou dans l’oreiller, et la persistance du retardataire fera seule tirer le cordon au tyran, au Tibère de la loge. Mais, bagatelle pour le pion ! Il se figure, le parapluie sur la tête et les pieds dans l’eau, qu’une goutte du sang de Sénèque est dans le sien, que quelque chose de l’âme de Caton anime la sienne, deux choses qui hurleraient d’effroi de se rencontrer.

Le pion grince des dents au moindre mot que l’on écrit sur lui, et il se venge sur l’auteur par des lettres anonymes, pour prouver qu’il est brave. Collégiens, admirez !  !  !

Il est encore une espèce de pion à part : c’est le pion chargé du gymnase. C’est un être nerveux, athlétique, ancien troupier ou, le plus souvent, ancien saltimbanque. Cet individu est le vrai représentant de la force matérielle, le sbire par excellence, l’exécuteur des hautes-œuvres ; c’est lui qui mène les délinquants en prison, les y écroue ; c’est le commissaire de police du collège ; il est chargé de rôder continuellement dans toutes les localités et de fermer les grilles, attributions qui donnent de l’assurance à son pas, qui doublent la force musculaire de son bras. À côté de ce gaillard-là vient se poser encore un pion à part, un pion dit de rechange au besoin. C’est le sous-censeur, préposé à la garde des archives du collège. Celui-là tient le recueil des lois pénales, et le registre des punitions où l’on inscrit les délibérations du conseil des pions, conseil tenu, chaque semaine, chez le proviseur, ce grand lama du collège.

Le pion, dans la plupart de nos autres chapitres, joue un grand rôle, la place d’honneur est souvent pour lui ; nous ne pouvions donc donner une trop grande extension à celui-ci, mais nous avons dû, cependant, lui consacrer un chapitre spécial. En parcourant notre table des matières, si on ne lisait pas : le pion, page tant, on s’écrierait : Ah ! quel impardonnable oubli !




XVII


LA SAINT-CHARLEMAGNE


C’est Louis XI qui fixa la fête du César français au 28 janvier, et c’est l’Université qui choisit, en 1661, le grand empereur pour son patron. C’était de toute justice : le roi du pensum devait, bien, c’est le moins, faire faire au collège un bon dîner, une fois l’an, aux collégiens qui ont été les premiers dans une des compositions.

Ce jour tant souhaité, ce jour, qui paraît venir si lentement, est pourtant arrivé. Aussi tout est en branle dans le collège. Le proviseur attend son tailleur, qui doit lui apporter un habit neuf et qui ne vient pas, et le proviseur frappe du pied d’impatience ; les pions, eux, n’attendent pas leur tailleur, mais sont occupés à battre leurs habits et à les brosser ; le majordome, le Vatel, est plus occupé d’une charlotte russe que Charlemagne ne l’était du renversement de la monarchie des Lombards ; chacun va, vient, ne s’arrête qu’à peine, et pour se dire Hein, c’est aujourd’hui !

Le collège, de la cave au grenier, est parfumé d’une divine odeur de rôti, qui réjouit l’âme et le cœur des conviés. On n’y tient pas. Le temps, ô effet de l’impatience ! semble s’être arrêté dans sa course, et l’aiguille de l’horloge du collége semble glacée et ne parcourir ses douze demeures qu’à pas de tortue.

Enfin l’heure tant souhaitée vient de sonner, et la Saint-Charlemagne est commencée. Le proviseur, le censeur, tous les professeurs, tous les pions, et l’économe ou l’homme-haricots,




et les collégiens jugés dignes, prennent place. Un professeur fait une allocution aux élèves ; un pion y répond. C’est magnifique ; l’effet le disputerait à un bouquet de feu d’artifice un jour de fête. Aussitôt on entend un cliquetis général d’instruments culinaires, et les premiers mets disparaissent comme par enchantement. Mais d’autres vont leur succéder. Beaucoup d’élèves, loin d’oublier les non-conviés, ont d’énormes




cornets, dans lesquels ils empilent pêle-mêle un peu de tout. Déjà le dindon, ce précieux animal, qu’on dit avoir été servi pour la première fois en France aux noces du roi Charles IX, orne vos tables, et lui et les pions sont, dit-on, ce qui fixe le plus votre attention. Viennent ensuite le pâté, le jambon et le veau froid, aliments solides qu’arrose un vin… très-ordinaire. Mais nous voilà au bouquet : échaudés, flanc et charlotte, médités depuis huit jours par le Vatel du lieu ; puis enfin le complément indispensable, le vin de Champagne, fabrique de Paris, et livré par M***, fournisseur ordinaire des collèges, rue de l’Odéon, 38, commence à produire son effet ; les esprits sont illuminés et des étoiles semblent briller dans la salle du festin.


XVIII


LE CONCOURS

Et la distribution des prix à la Sorbonne, et le lendemain au collège


C’est lorsqu’on approche de la fin de l’année scolaire que les collèges envoient au grand concours, chaque matin, un certain nombre d’élèves reconnus habiles en grec, latin, histoire, mathématiques, etc. Ils partent en compagnie d’un




petit pain, d’une demi-bouteille de vin, d’un cervelas, d’un pot de confitures et d’une grande gloire future et même très-prochaine.

Du 10 juillet au 10 août, tous les jours deux classes sont réunies, chacune dans un local différent, près de la Sorbonne, et présidées par deux inspecteurs de l’Université. Les collèges de Paris et celui de Versailles dirigent à ce lieu de rendez-vous les élèves sur lesquels ils fondent leurs plus grandes espérances. Ce ne sont pas les collégiens qui sont le plus sur les épines, mais les chefs et les professeurs des collèges : des succès de leurs élèves dépend leur réputation. Les élèves qui ont déjà obtenu des succès dans les concours précédents sont l’objet de toutes sortes de réflexions de la part de ceux qui, occupant les dernières places, conçoivent fort peu d’espérance. Ils flânent volontiers et écrivent sur les murs :

Miracle ! ayant la fièvre et rimant de travers,
En une heure un Rollin improvise deux vers !

ou bien encore :

Vous qui, passionnés pour la gloire,
Brûlez d’acheter à tout prix
L’insigne honneur d’avoir des prix,
Entrez ! ici se tient la foire.

Les élèves ne sont pas placés au hasard ; ils sont classés dans l’ordre suivant : Un Louis-le-Grand, — un Charlemagne, — un Henri IV, — un Bourbon, — un Saint-Louis, — un Versailles, — un Stanislas, — un Rollin ; et ainsi de suite.

Chaque collège a son type particulier : ainsi le Louis-le-Grand est taciturne et piocheur, le Charlemagne blagueur, le Henri IV réfléchi, le Bourbon muscadin, le Saint-Louis ennuyé, le Versailles endormi, le Stanislas vertueux, le Rollin élégant et paresseux.



Si nous compulsons les annales du concours, nous y trouvons des singularités fort piquantes : ainsi Victor Hugo, cet homme si profond, si grand poëte, n’eut d’autres succès au concours qu’un accessit en chimie ; et Alexandre Dumas, cet homme à l’esprit vif, fécond, dont l’éloquente plume traite tous les genres avec succès, n’a été nommé que quelques fois en versions grecques.

La distribution des prix à la Sorbonne a lieu un jour avant celle du collège. Ce jour-là un piquet de garde municipale en grande tenue est placé aux environs du vieux et sombre monument. Les collégiens sont conduits par leurs parents. Un discours latin qui dure une heure doit singulièrement les amuser ces bons parents, surtout les mamans, les tantes et les cousines ; mais il ne faut pas détruire ce que l’usage a consacré. Le ministre parle ; mais que dit-il ? Toujours à peu près la même chose, ce qui n’empêche pas que certains journaux disent, le lendemain, que c’est nouveau et superbe !

Un secrétaire général de l’Université lit les noms des élèves couronnés, en commençant par le prix d’honneur et en désignant à quel collége appartient l’élève. Les applaudissements sont proportionnés au nombre d’élèves couronnés : ils s’applaudissent eux-mêmes. Chaque élève nommé reçoit son prix en présence des fonctionnaires que nous venons d’indiquer, et des facultés des sciences, de théologie, d’histoire, des lettres, etc., et voilà qui est bâclé. Les autorités se retirent très-satisfaites d’elles-mêmes, comme toujours. Alors les élèves escaladent les gradins, vont dans la cour rejoindre leurs parents, qui étaient dans les tribunes, et élèves et parents sont confondus. Ce tableau-là en vaut cent comme le précédent.

Nous voilà revenus au collège. Une tente est dressée au milieu de la cour. C’est là que les prix vont se distribuer. Au bout de cette tente sont groupés toutes les autorités du collége, tous les professeurs et un inspecteur de l’Université, le tout en grand costume, c’est-à-dire robes noires et bonnets carrés. La musique est à droite. Des deux côtés sont des gradins pour les élèves. Au milieu sont leurs parents, dans leurs atours. La séance est ouverte, un professeur de




rhétorique prononce un discours à faire dormir debout, et, comme on est assis, jugez comme c’est adroit ! L’inspecteur de l’Académie y répond par un autre qui n’est pas plus amusant, mais qui a cependant un mérite qui manque essentiellement au premier : il est court. Après ces deux superbes discours, on distribue les prix. Chaque élève qui a reçu celui qu’il a mérité embrasse le proviseur, l’inspecteur et son professeur, puis son père, sa mère, son oncle, sa tante, sa cousine, s’il a tous ses parents ; souvent le chien de la maison, animé, heureux lui-même, et, partageant la joie de ses maîtres, jappe en signe de contentement, saute après l’élève couronné et lui donne et la patte et son coup de langue.

Tous les élèves et tous les parents sortent de la tente improvisée. Presque tous les collégiens vont quitter le collège, les uns pour aller en vacances, les autres pour toujours ; et ce sont ceux-là qui vont se lancer sur la scène du monde, où ils auront à étudier et les hommes et la société.

Les études auxquelles ils se sont livrés n’ont fait que les mettre sur la voie ; celles qui leur restent à faire sont et plus sérieuses et plus difficiles : elles sont l’ouvrage de toute la vie.



PETIT VOCABULAIRE COLLÉGIEN


Chaque classe de la société a un vocabulaire qui lui est propre, qui lui est particulier ; la classe collégienne doit nécessairement avoir le sien. Aussi, le collégien nous saura gré, nous le croyons, de mettre sous ses yeux ce petit recueil d’expressions qui, en partie, ne sont connues que de lui seul. Il ne sera pas sans utilité aux nouveaux.


Bahut, s. m. Collége. Ex. : Marion est au Bahut Charlemagne.
Bucher, v. act. Voyez Pile. Se bûcher, v. pronom.
Cafard, s. m. Qui dévoile aux maîtres les fautes de ses camarades : Laveau est un cafard.
Cafarder, v. neut. Ce que fait un cafard.
Cancre, s. m. Élève paresseux et ignorant.
Cassine, s. f. Salle d’étude, quartier : Je vais à la cassine.
Cavaler (se), v. pronom. Prendre la fuite, se sauver.
Chien, adj. Sévère : Notre pion est diablement chien.
Chiper, v. act. Voler des objets de peu de valeur. Ce mot, qui est devenu vulgaire, a pris son origine dans les colléges : Chiper une bille.
Chipeur, s. m. Qui chipe. On méprise les chipeurs.
Coller, v. act. Punir, confisquer : Le pion m’a collé ma traduction d’Homère.
Copain, s. m. Ami ; voir le chapitre ainsi intitulé.
Cornichons, s. m. On appelle ainsi les élèves qui se destinent aux écoles de Saint-Cyr, parce qu’ils ne sont encore qu’une espèce de bois dont on fait des officiers.
Culotte (user sa — sur les bancs du collége). Aller au collége sans en retirer aucun fruit. Cette expression est très-souvent employée par les professeurs eux-mêmes.
Émoucher, v. act. Battre : On émouche les cafards.
Enfant (bon). s. m. Celui qui est le but des taquineries de ses camarades : Coyard est le bon enfant de la cassine.
Filer, v. neut. Se dit des externes qui ne vont pas au collége lorsqu’ils y sont envoyés, qui font l’école buissonnière : Les élèves de Louis-le-Grand filent soit aux Ours (le Jardin des Plantes), soit au Luxembourg.
Fileur, s. m. Qui a l’habitude de filer : Adrien est un fileur.
Fion, s. m. A la même signification que chic ; tournure, manières d’un dandy. Quel fion il lui donne !
Fionner, v. neut. Faire le fat, être coquet. Depuis qu’Ernest a une paire de bottes, regarde un peu comme il fionne !
Gosser, v. neut. Mentir.
Gosseur, s. m. Menteur.
Maison de Campagne, s. f. Les arrêts : Bonnanis va souvent visiter la maison de campagne.
Monaco, s. m. Nouvelle dénomination que l’on donne au pion, sans doute parce que les monaco ne valent que deux liards.
Monnaie, s. f. Exemptions : Avoir de la monnaie. Faire de la fausse monnaie, faire des exemptions fausses.
Peau de Lapin. Nom qu’on donne aux professeurs les jours de cérémonie, parce que l’insigne de leur grade est une peau d’hermine : Les peaux de lapin font leur entrée triomphante.
Petits, Grands, Moyens. Les élèves d’un collège sont divisés en trois catégories : Les Petits comprennent ceux qui sont encore dans les basses classes jusqu’à la sixième inclusivement ; les Moyens, ceux de la quatrième et de la cinquième ; les Grands, tous les élèves des classes supérieures.
Piger, v. act. Prendre en flagrant délit.
Pile, s. f. (donner une — ) : Battre, plus fort qu’émoucher.
Piocher. v. neut. Travailler avec ardeur.
Piocheur, s. m. Qui pioche : Il y a peu de piocheurs dans notre classe.
Pion, s. m. Maître d’études.
Pompiers, s. m. C’est ainsi qu’on désigne les élèves qui se préparent au baccalauréat, à cause de la masse des connaissances que leur examen les force d’absorber.
Raccroc, s. m. Hasard, être premier par raccroc.
Repiger, v. act. Piger de nouveau.
Rosse, s. f. Élève paresseux et ignorant, a plus de force que cancre.
Soleil, ( piquer un, prendre un coup de — ). Rougir, de timidité ou de honte : Coyard pique un soleil lorsque le pion lui parle.
Taupins, s. m. On a donné ce nom à des élèves qui occupaient une étude isolée, reléguée au fond d’une cour ; les assimilant à des taupes.
Touche, s. f. Figure, traits dévisagé : Le portier a une drôle de touche.
Toupie, s. f. Tête : Je ne puis me faire entrer ma leçon dans la toupie.
Trac, Taf (Avoir le — ), Avoir peur, caponner : Adrien a le trac quand Laveau veut le bûcher.
Trognade, s. f. Gâteaux, fruits, tout ce qui sert à trogner : Apporte-moi de la trognade.
Trogner, v. act. Manger principalement des friandises. Cette expression est très-énergique et exprime une couleur qu’on ne saurait rendre autrement. Il serait à désirer que ce mot fût incorporé dans la langue française.
Trognerie, s. f. Action de trogner : S’adonner à la trognerie.
Trogneur, s. m. Qui est connu pour trogner.
Truc, s. m. Routine, savoir-faire : Tillard a le truc pour jouer aux billes.
Vache enragée, s. f. Bœuf au naturel, bœuf bouilli.
Voyou, s. m. Individu mal élevé, faubourien. La plus grave insulte qu’on puisse adresser à un collégien. Quoique cette expression figure souvent dans les Mystères de Paris, elle était connue dans les colléges avant que l’ouvrage de M.  Eugène Sue fût publié.