Gustave Havard (p. 111-121).


XI


L’INFIRMERIE

Le collége a ses classes, sa cuisine, son réfectoire, son dortoir, sa chapelle : il serait incomplet s’il n’avait aussi son infirmerie.

À l’infirmerie n’y va pas qui veut ; pour y être admis, il faut que le docteur du collége ait reconnu qu’il y a maladie, autrement l’infirmerie courrait le risque d’être quelquefois plus peuplée que le dortoir. Comment voudrait-on qu’il n’en fût point ainsi : là, point de pions, et par conséquent pas de punitions et pas de pensums ; là, le grec et le latin ont battu en retraite ; là, les effroyables haricots n’ont jamais pénétré ; un régime particulier et prescrit par le docteur est de tout point rigoureusement observé. Et puis, déroger à l’ordonnance du docteur, même en ce qui concerne la prescription alimentaire, substituer par exemple le poisson au poulet, et le poulet au poisson, oh ! mais ce serait un cas pendable, un cas à dénoncer à la faculté ; le docteur soutiendrait que son malade a eu un redoublement de fièvre lors même qu’il n’en serait rien, le tout dans la meilleure intention du monde… à l’égard de la robe médicale bien entendu, car de nos jours un docteur vous dit, et très-sérieusement encore : La voix du médecin, c’est la voix de Dieu !

Et si nous ajoutons que de bonnes et excellentes sœurs, aux cœurs d’anges, aux vertus célestes, sont chargées de choyer, de dorloter le collégien admis à l’infirmerie, on comprendra facilement que pour lui c’est le paradis terrestre, et qu’il usera de tous les moyens pour goûter le bonheur inexprimable d’être malade.

Le jeune Alfred, par exemple, veut se donner un petit congé ; il n’hésite pas, même au mois de décembre, et par une forte gelée, à lâcher un robinet d’eau froide dans son gosier. Le lendemain, un petit mal de gorge se déclare, alors Alfred est muet, il ne se fait plus entendre que par gestes, et l’on craint pour le moins une esquinancie. Le cas est soumis au docteur, qui ordonne, en présence du proviseur, la transfération à l’infirmerie immédiatement, et… la diète absolue. À ce mot, la parole manqua revenir à Alfred… mais il se souvint à temps des confidences que lui avait faites son ami Émile, et il se tut.

Constant a un appétit, mais comme on dit un appétit dévorant. Il veut aller à l’infirmerie pour se délasser de ses travaux. Que faire ? Eh ! parbleu, tout le contraire de ce qu’il fait habituellement, c’est-à-dire ne plus manger du tout… du moins visiblement. Le proviseur lui dit : « Mais qu’avez-vous, mon ami ? — Monsieur… monsieur le proviseur, je me sens… je me sens comme anéanti… ma vue se… trouble. » Le proviseur envoie en toute hâte chercher le docteur. Celui-ci, dont le zèle tient essentiellement à justifier son indispensable utilité, accourt sur-le-champ. « Voyons, mon petit homme, qu’avez-vous ? que ressentez-vous ? Tirez la langue… La langue est chargée, les yeux sont caves, le pouls est faible, très-faible… » Puis se tournant vers le proviseur : « Je crains une maladie de langueur… Mon ami, il faut aller à l’infirmerie, et tout de suite. » Un domestique lui donne le bras, il monte péniblement l’escalier, il est remis entre les mains d’une bonne sœur… et voilà encore un heureux de plus.

Ceci est un petit échantillon des innocentes ruses qu’emploie le collégien pour se faire mettre à l’infirmerie. Aussi, elle est quelquefois très-bien garnie, et sauf le cas où un camarade n’est pas malade pour rire, on ne s’y ennuie pas le moins du monde.

Les collégiens causent entre eux ; ils se font la lecture… En voici un qui vient de se lever ; il tient un volume de Molière… Il entr’ouvre les rideaux du lit de son voisin, s’assied auprès de lui et lui dit : « Firmin, écoute donc un peu ça — Qu’est-ce que tu lis donc là, que tu ris si bien ? — Le Médecin malgré lui… Oh ! c’est fameux, va ! Écoute… c’est Sganarelle qui parle :

« … Chacun est endiablé à me croire habile homme. On me vient chercher de tous côtés ; et, si les choses vont toujours de même, je suis d’avis de m’en tenir toute la vie à la médecine. Je trouve que c’est le métier le meilleur de tous ; car soit qu’on fasse bien, soit qu’on fasse mal, on est toujours payé de même sorte… » — C’est un peu soigné ça, qu’en dis-tu ? — Écoute, écoute… « La méchante besogne ne retombe jamais sur notre dos ; et nous taillons comme il nous plaît sur l’étoffe où nous travaillons… » — Que penses tu de cette dernière phrase, hein ? — O Dieu, quel coup de canne pour la médecine !… Mais c’est qu’en effet je trouve que ce farceur de Molière a raison. — Oh ! farceur… pas tant farceur que l’on croit. Tiens, écoute cette fin-là. « Un cordonnier, en faisant des souliers, ne saurait gâter un morceau de cuir qu’il n’en paie les pots cassés ; mais ici l’on peut gâter un homme sans qu’il en coûte rien. Les bévues ne sont point pour nous, et c’est toujours la faute de celui qui meurt. Enfin, le bon de cette profession est qu’il y a parmi les morts une honnêteté, une discrétion la plus grande du monde ; et jamais on n’en voit se plaindre du médecin qui l’a tué. »

Oh ! mais dis donc, lire de pareilles choses à l’infirmerie, y songes-tu ? Si le docteur savait ça il te ferait joliment confisquer ton livre. Et si une autre personne que les camarades nous a entendus et qu’elle aille rapporter ? — Ah ! ma foi au petit bonheur ; est-ce qu’on se fait mettre à l’infirmerie pour bâiller, pour s’ennuyer ? Tiens, si tu veux, je vais recommencer toute la pièce. — Eh bien, ça me va… je t’écoute. »

Notre malade n’était qu’à la sixième scène du deuxième acte, que déjà ils étaient fatigués d’avoir ri, mais de ce rire inextinguible que la plaisanterie naturelle peut seule produire.



À une distance peu éloignée d’eux, et derrière les rideaux du lit du collégien qui était couché, s’était tenue la sœur Ragonde, une des sœurs attachées au collège, celle que les élèves affectionnaient le plus.

Arrivé à cet endroit où Sganarelle dit : « Or, ces vapeurs dont je vous parle venant à passer, du côté gauche où est le foie, au côté droit où est le cœur. » À ces mots, du côté droit où est le cœur, le rire de nos deux jeunes gens redouble, et la bonne sœur, heureuse de les entendre rire d’aussi bon cœur, riait bien aussi un peu de ce qu’elle venait d’entendre.

Après avoir repris haleine, nos deux collégiens continuent leur lecture. Ils en sont à ce passage où Géronte dit : « Il n’y a qu’une seule chose qui m’a choqué : c’est l’endroit du foie et du cœur. Il me semble que vous les placez autrement qu’ils ne sont ; que le cœur est du côté gauche, et le foie du côté droit. » — Bon ! s’écrie l’élève qui est dans son lit… — Attends donc, écoute un peu la réponse de Sganarelle… « Oui, dit-il, cela était autrefois ainsi : mais nous avons changé tout cela, et nous faisons maintenant la médecine d’une méthode toute nouvelle. » À ces mots, nous avons changé tout cela, nos deux jeunes gens n’y tiennent plus ; celui qui lit se frappe le front et trépigne, celui qui est couché fait de telles évolutions dans son lit, que d’un coup de pied il mit en deux l’un de ses draps. Et la bonne sœur ? Elle riait, et cette fois-ci c’était vraiment pour son compte.

Sur la fin de cette délicieuse scène, le docteur Galimagne, attaché comme médecin au collége, arrivé près de la porte de l’infirmerie où il venait faire sa visite, avait entendu rire de si bon cœur que sa curiosité en fut piquée. Il entre sans bruit, s’approche tout doucement jusqu’auprès de la sœur Ragonde sans qu’elle s’en doute, et au moment même où le jeune collégien vient de lire ces mots, nous avons changé tout cela, il frappe le parquet de sa canne de jonc à pomme d’or : « Et nous aussi, dit-il, nous changerons tout cela ! Comment, c’est ainsi que se conduisent vos jeunes malades, ma sœur ! Mais c’est indigne ! mais c’est abominable ! Quoi, se moquer de la médecine à l’infirmerie même ! Mais en vérité je m’y perds… c’est à n’y plus rien comprendre… Stupete, gentes !  ! Ma sœur, prenez-moi ce livre où un malavisé s’est permis de trouver du ridicule dans la médecine et dans les médecins, et mettez-le au feu, oui, au feu, où l’on aurait dû condamner son auteur ! — Ah ! monsieur le docteur, vous êtes bien méchant aujourd’hui, je ne vous reconnais pas. — Est-ce que vous prendriez parti pour ce Molière… Ah ! je vois, c’est parce qu’il est mort entre deux sœurs de la charité, que vous le défendez, n’est-ce pas ? — Eh ! monsieur le docteur, je vous le dis franchement, Dieu veut qu’on ne brûle personne. Après tout, convenez que ces jeunes gens n’ont pas fait de mal ; ils ont ri et voilà tout. — Ils ont ri, oui, mais ils ont ri de ce dont on ne doit pas rire. Oh ! dit-il, en regardant les jeunes gens, si ça vous arrive encore !… — Pardon, monsieur le docteur si je vous interromps, mais mon camarade se trouve bien mieux depuis que je lui ai lu une partie du Médecin malgré lui ; à titre d’essai, je vous en prie, laissez-moi lui lire le reste, ça le guérira peut-être tout à fait. — Ma sœur, je vous confie ce livre, et si j’apprends… — Très-bien, docteur. » Mais elle fit un signe à nos deux jeunes gens, qui la comprirent parfaitement.

« Voyons maintenant, dit le docteur Galimagne, vos autres malades. » La bonne sœur Ragonde le conduit à différents lits. Arrivé auprès de celui du jeune Constant, il lui dit : « Eh bien ! ça va-t-il mieux, mon garçon ? — Ah ! pas trop bien, monsieur le docteur, j’ai eu la fièvre toute la nuit. — Voyons ça. Tirez la langue… Elle est mauvaise… le teint est animé, coloré… Avez-vous faim ? — Non, pas du tout. — Votre pouls… » En disant ces mots, le docteur fourre la main dans le lit du collégien et en retire… non pas une preuve de fièvre, notre jeune homme se portait très-bien, mais un gros morceau de pain et un cervelas, auquel ses dents avaient déjà fait une brèche. « Eh bien ! si nous continuons nous verrons de belles choses, ma sœur ! Mais, ma sœur, il n’y a plus moyen de faire la médecine ! Et notre plus malade ! Ah ! il faut espérer que celui-là ne lit pas le Médecin malgré lui et ne mange pas de cervelas. — Ah ! docteur, dit la sœur Ragonde, il va très-bien. — Oh ! il est sauvé, grâce à la médecine, cet art devenu positif comme les mathématiques. Oui, maintenant on peut dire la médecine est une vérité… Vous continuerez pour ce malade le même régime. Il faut qu’il se lève et prenne des forces. »

Sur ce, il sort très-satisfait de sa personne et de ses ordonnances.

Quelques instants après, l’aumônier du collège, M. Hervey de Vauxelles, vient visiter l’infirmerie. La sœur Ragonde et deux autres sœurs qui venaient de rentrer le reçoivent avec bonté. Tous les élèves étaient levés en ce moment. « Eh bien, mes chers enfants, leur dit-il, il parait que vous ne vous portez pas mal, vous voilà tous debout. Ah ! c’est vous, Armand… Ce pauvre enfant, il a été saisi si violemment, que ses bons parents n’auraient pu le faire transporter chez eux sans crainte. Mais il n’y a plus de danger, Dieu merci !… — Oh ! je me trouve bien, monsieur l’aumônier… J’ai faim. — Diable ! c’est bon signe… Comme à l’ordinaire, je suis allé ce matin donner de vos nouvelles à votre bon père et à votre bonne mère, et comme à l’ordinaire, ils viendront vous voir cette après-midi. Oh ! les excellentes gens… Mon bon ami, n’oubliez jamais vos bons parents ! Oh ! si vous saviez de quelle tendresse, de quel amour ils vous entourent !… Au plus fort de votre maladie, quand votre mère voyait approcher l’heure à laquelle je devais arriver, elle me guettait, et aussitôt qu’elle m’apercevait, elle volait au-devant de moi : son regard était inquiet, elle craignait pour son enfant. Oh ! mon cher ami, ne l’oubliez jamais, une bonne mère donne ici-bas une idée de la bonté de Dieu. « Ma sœur, dit-il à la sœur Ragonde, il n’y a plus maintenant aucun danger pour ce que vous savez ; je m’en suis entendu avec le proviseur ; ce sera pour aujourd’hui. Allons, adieu mes bons amis… » Tous les collégiens à l’infirmerie l’entourent à l’envi, et chacun lui presse les mains. « Mes chers amis, que votre tendre affection me touche, je ne l’oublierai jamais. Croyez bien que dans les prières que j’offre à Dieu, vous occupez toujours la plus grande place ; qu’il veille sur votre avenir, et moi, quand je vous aurai perdu de vue, si j’apprends de par le monde que le sort vous a souri, que vous êtes heureux, moi je le serai de votre bonheur ; si je rencontre quelques-uns de vous je les prendrai sur mon cœur, et ma joie n’aura jamais été plus grande, plus délicieuse ! » Tous l’accompagnent jusqu’à la porte ; puis il leur dit encore une fois : « Adieu, mes chers enfants ! adieu ! »

Il est à peine descendu, qu’un élève bien portant, Lucien, est amené par un serviteur du collège. La sœur Ragonde, qui l’attendait, va à sa rencontre et lui dit : « Eh bien, êtes-vous encore fâché contre votre camarade Armand ? — Oh non, et j’ai eu bien du chagrin pendant sa maladie » Armand avait aperçu Lucien, avec qui il avait eu une querelle deux jours avant qu’il tombât malade ; son cœur battait bien fort.

Cette bonne sœur Ragonde, qui avait rêvé la réconciliation de ces deux jeunes gens, mais qui voulait l’effectuer sans danger pour le malade, avait attendu jusqu’à ce moment.

Elle amène donc par le bras le jeune Lucien auprès d’Armand, et dit à tous deux : « Mes chers amis, Dieu ne veut pas que vous restiez fâchés, embrassez-vous ; soyez toujours d’accord, et que désormais rien ne vienne troubler votre amitié. »

Aussitôt Lucien et Armand se précipitent l’un dans les bras de l’autre et se serrent avec effusion. En ce moment un rayon du ciel jette sa clarté sur cette scène touchante, comme si Dieu voulait la bénir, et la bonne sœur sourit à son ouvrage !

Elle avait dit au docteur : « Dieu veut qu’on ne brûle personne ; elle dit à de jeunes cœurs : « Dieu veut que l’on s’aime toujours ! »