Gustave Havard (p. 122-126).


XII


L’EXTERNE


Il y a entre l’externe libre et l’interne un lien de parenté : il est en quelque sorte le cousin germain de ce dernier. Il y a cependant entre l’un et l’autre une différence assez marquée ; l’externe a des allures que n’a pas toujours l’interne ; par exemple, il arrive jusqu’à la porte du collège en fumant des cigarettes et en prenant des airs ; en un mot, il fait l’homme.

C’est que l’externe libre se juge par comparaison. Il ne voit dans l’interne qu’un homme vivant jour et nuit sous le despotisme et des pions, et des professeurs, et des proviseurs ; il ne voit en lui qu’un homme dans l’état d’esclavage, qu’un homme qui s’échauffe dans sa longe. Sans lui, dit-il, comment l’interne conserverait-il quelques rapports avec ce monde ? Sans lui, le lien serait rompu. Il est donc placé entre le monde et le collégien interne ; et grâce aux relations établies et aux ruses qui les accompagnent, tout s’arrange pour le mieux. L’externe met à la poste les lettres du prisonnier, lui fait ses commissions, use de tous les moyens pour se procurer des traductions françaises d’auteurs grecs et latins qu’il lui communique, après en avoir fait usage pour son propre compte. À cet effet, il fréquente les bibliothèques, mais il n’arrive pas toujours à ses fins, témoin cet externe libre qui s’en va hardiment demander à la bibliothèque Royale un Salluste, avec la traduction de Dureau de La Malle. Mais cette fois il fut pincé, comme on dit : le livre lui fut nettement refusé, et pour cause. « Diable ! se dit-il, comment faire pour triompher ?… Ah ! j’y suis. » Non loin de lui se trouvait un invalide à bonne et excellente figure, qui lisait l’histoire des campagnes qu’il avait faites avec Napoléon, lecture qui rajeunissait son sang, qui réjouissait son âme belliqueuse ! Il l’aborde, et lui dit en désignant son livre : « C’est bien intéressant, n’est-ce pas ? on le devine à votre visage. — Eh ! mais oui, j’y retrouve nos prouesses. — Et moi aussi, j’ai besoin d’un livre intéressant ; eh bien, ils me l’ont refusé ! — Vraiment ! — Ah ! mon Dieu, oui ! — Demandez-le donc à ma place, vous, mon brave, pour voir s’ils vous le refuseront aussi… Voulez-vous, hein ? — Oui, certainement, mais ils vont remarquer que vous restez là sans rien faire, et… — Ah ! je vais demander un livre qu’on me donnera. — Allons, c’est convenu. »

Notre bon invalide demande donc le Salluste, avec la traduction de Dureau de La Malle, nota bene ; et notre jeune espiègle ? Lui, il demanda l’art de fortifier les places, par Vauban, ce qui lui fit dire par celui des employés qui lui remit l’ouvrage : « Mais ne serait-ce pas plutôt l’art de souffler les places que vous voudriez ? Hum ! ce serait bien possible. »

Enfin le vieux soldat, sans trop s’en douter, servit notre jeune homme, et le mit à même d’avoir une fort bonne place au collège.

Quand l’externe se rend au collège, il regarde à droite, à gauche des rues dans lesquelles il passe. Il achète des pommes à la fruitière : celles-là sont bien meilleures pour l’interne, elles viennent du dehors. Puis il fait quelques pas, entre chez un charcutier, et dit d’un air capable : « Des cervelas ! » Oh ! c’est que, voyez-vous, l’externe n’en prend pas que pour un : le cervelas est une denrée qui a un très-grand cours au collège, une denrée qui prend son rang parmi les choses les plus classiques. Aussi notre externe en prit-il six d’un coup, lesquels sont entrés dans sa gibecière en compagnie de Virgile, Horace et Cicéron ; et poëtes, orateurs et cervelas, se parfument à l’envi !

Voilà pour l’externe libre.

Il est une autre espèce d’externe, celui qui est en pension tout à fait ou qui va seulement travailler le jour dans une pension : celui-là est du genre mixte, il procède de l’interne du collége et de l’externe libre.

Il est mené au collège par un pion, en compagnie de quinze, vingt ou trente camarades.

Ce pion-là est encore le plastron, la bûche sur laquelle on dirige tous ses traits, tous ses coups. Un jour on lui chipe une bretelle, et tout le long de la route il a une jambe de son pantalon qui hausse et l’autre qui baisse ; le lendemain on a trouvé le moyen de rétrécir ses bottes au moyen de l’humidité, de sorte qu’il est, comme on dit, dans la prison de saint Crépin. Alors tous les élèves vont un train de poste et il lui est impossible de les suivre ; un autre jour les élèves lui ont attaché un écriteau au pan de son habit, et tous les passants lisent ce distique :

Si l’ordre était troublé par cette pension,
Plaignez-vous-en à moi : je suis monsieur le pion.

Ce jour-là tous les élèves étaient silencieux, raisonnables, mais le public, mais les boutiquiers riaient à cœur joie ! Et lui se disait : « Tiens, que c’est drôle ! Mes pensionnaires n’ont jamais été plus traitables et plus respectueux qu’aujourd’hui ; il faut convenir que ce public est bien capricieux : quand il y a de quoi rire, quelquefois il ne rit pas, et quand il n’y a pas de quoi rire, il rit. Ah ! si tous ces gens avaient été dirigés par de bons maîtres d’études, ils seraient un peu plus conséquents. Dans vingt ans, je vis dans cet espoir, nous en serons là. » Et la gent écolière dit : « Dans vingt ans on te fera encore plus enrager qu’aujourd’hui. C’est le sort qui t’est réservé. »