Gustave Havard (p. 75-82).


VIII


LE RÉFECTOIRE

Dans Athènes, au temps de Périclès, et dans Rome au temps de Lucullus, les Grecs et les Romains se nourrissaient quelque peu voluptueusement.

Un grec, Archestrate, à la fois poète et cuisinier, et de plus l’ami d’un des fils de Périclès, a chanté la cuisine, et




fut par conséquent ceint d’un double laurier, celui de la gloire et celui de la sauce.

Lucullus, vous le savez, avait différents salons qui portaient chacun le nom d’une divinité, et il lui suffisait d’indiquer celui où il voulait recevoir son monde pour être compris de son cuisinier en chef. C’est ainsi que, pris à l’improviste par un grand orateur et un grand capitaine, Cicéron et Pompée, il indiqua le salon d’Apollon. Soudain tout fut mis en œuvre, et un repas qui ne coûta pas moins de 25, 000 fr. fut offert aux deux grands hommes qui, selon toutes les probabilités, ont bu autre chose que de l’abondance.

Nous pourrions en dire bien davantage et sur la Grèce et sur Rome ; nous pourrions vous raconter les fameux repas des élégants Athéniens ; nous pourrions vous dire que le fameux Caligula ne donnait à son cheval Incitatus que de l’orge dorée ; qu’il lui faisait faire des libations de vin dans une coupe d’or, après avoir pris lui-même un avant-goût du parfumé breuvage.

« Eh bien ! vous écriez-vous en nous lisant, tout cela nous fait une belle jambe et métamorphose d’une singulière façon notre abondance en Falerne, ce vin dont Horace nous fait venir l’eau à la bouche rien qu’en en parlant. »

Eh bien ! c’est justement où nous en voulions venir. Quoi vous, collégiens, les interprètes des grands écrivains grecs et romains, vous êtes condamnés au bœuf… nous voulions dire le plus souvent à la vache, ou autrement, dit en terme de boucherie, à la maman, et, pour varier, au taureau, ou autrement dit encore au papa. Ah ! c’est que voyez-vous, les fournisseurs de colléges ne se ruinent pas à vous nourrir. Nous en connaissons un, le sieur D***, qui jouit aujourd’hui d’une belle et grande fortune, et qui vous la doit. Parbleu ! nous le croyons bien : il vous a nourris pendant plus de sept ans !

Et puis nous joindrons à cet aliment solide, très-solide même, et qui met vos dents à l’épreuve, le haricot… pas celui de Soissons, vous crieriez au miracle, mais celui de Picardie, et de deux ans, les nouveaux sont trop verts. Et les pois, et les lentilles, qui, avec les haricots, sont devenus chez vous aussi classiques que vos livres d’études !

Haricots, lentilles et pois sont identifiés avec le collége et surtout avec la personne de monsieur l’économe, qui, d’accord avec monsieur le proviseur, exige du pion qu’il les trouve toujours bons, très-bons, excellents, parfaitement accommodés, et qu’il en mange beaucoup, au risque de l’obésité, comme preuve à l’appui de l’éloge. Voilà, voilà ce qui s’appelle entendre l’administration intérieure !

Mais les aventures auxquelles ces bons légumes donnent lieu en compensent un peu la monotonie. Un jour on donne des lentilles ; le majordome du collège n’avait pas, ce jour-là, mis ses lunettes, il faut le croire. On sert un collégien. Voilà qu’avec les lentilles, la grande cuiller amène… Devinez quoi ? Une souris qui avait cuit en compagnie des légumes. Aussitôt, celui qui en était devenu propriétaire la prend par la queue avec le pouce et l’index ; puis, levant le bras bien haut, afin que tout le monde pût voir : « Tenez, voyez cet animal ! — Ah ! s’écrie l’un, c’est un cochon d’Inde. — Et de la grosse espèce encore ! » ajoute un autre.



En moins d’une seconde tout le réfectoire est en branle, la lecture interrompue, et le pion aux abois ! De tous les points partent des éclats de rire superbes, homériques !

             Et chacun, malgré soi, l’un sur l’autre porté,
             Faisait un tour à gauche, et mangeait de côté.

Ah ! il n’est pas du tout certain que le jour où Cicéron et Pompée ont mangé chez Lucullus, ils aient ri d’aussi bon cœur !

À ces bons et succulents légumes-là, nous n’oublierons certainement pas de joindre la pomme de terre, légume aussi sain que peu dispendieux, et que nous devons au savant Parmentier, de farineuse mémoire. Ah ! pour celui-là, et c’est dommage ; on ne peut le faire passer d’une année sur l’autre, mais on se venge en le faisant aller jusqu’en mai pour le moins. Dame ! il est aussi sain que peu dispendieux, vous comprenez qu’on le fasse durer le plus longtemps possible.

Pour varier vos plaisirs culinaires, à ce tubercule si célèbrement populaire nous voyons se succéder tour à tour le tendre haricot vert dont les fils, si l’on s’en rapportait aux apparences, pourraient servir à tisser de la toile à emballage ; l’épinard, ce balai de l’estomac, qui ne vous est pas tout à fait inutile pour faire passer la maman et le papa dont nous vous avons parlé ; les choux-fleurs, qui simulent assez bien des chicots-monstres ; l’oseille, dont l’acidité est tellement adoucie par les jaunes d’œufs, que le vinaigre, par comparaison, pourrait être pris pour du miel de Narbonne.

Et l’omelette, ce mets improvisé dans tous les pays ? « Vous riez ? Est-ce que par hasard le jour où l’on vous en sert, on vous ferait manger du poulet ? Ce ne serait pas si sot de faire d’une pierre deux coups. — Ou bien vos omelettes seraient-elles faites comme le grand Condé en fit une un jour ? — Comment, le grand Condé faisait des omelettes ? — Oui, mais en les retournant il les jetait dans les cendres.

Et la salade, qu’en dites-vous ? L’huile y domine-t-elle ? Oui, à peu près comme les jaunes d’œufs dans l’oseille. — Allons donc, c’est que vous avez la bouche trop délicate, trop sensible ; le vinaigre est nécessaire à la jeunesse, c’est un stimulant tout poétique, et si vous ne l’appréciez pas autant que le moka, c’est que vous n’avez pas encore le goût formé. »

Mais parlons sérieusement. Les Vatels de collèges ne se distinguent-ils jamais ? — Oh ! quand cela leur arrive, ils en sont fiers. Aussi, on les voit se sourire à eux-mêmes, tendre le jarret, porter la tête haute : en un mot, attitude de tambour-major, après une grande victoire. Mais

             Chassez le naturel, il revient au galop,


et le lendemain ils nous font une sauce blanche qui le dispute en qualité… au badigeon le mieux fait. Et c’est là-dedans que nous trempons nos asperges… quand on nous en donne. Un jour que l’on nous en avait donné, un élève crie d’une voix assez bien stentorée : « Messieurs, une idée, une idée superbe ! Voyez un peu ces murs, de bonne foi n’ont-ils pas besoin d’être repeints ? Eh bien ! si nous nous armions chacun de trois ou quatre asperges trempées dans la sauce blanche de notre Vatel, nous pourrions ici faire les fonctions de badigeonneurs. » Et sans l’intervention de M. l’économe, que courut chercher le pion, c’était fait. C’est ainsi qu’au collège les meilleures idées sont coupées dans leur racine ! Aussi, il y a là une petite vengeance qui se couve en faveur du pion.

Et le dessert, le collégien en a-t-il ? Et pourquoi pas. En première ligne même on place les pruneaux, et l’on en sert au réfectoire qui sont tout à fait extraordinaires… Les noyaux sont beaucoup plus gros que les pruneaux !

Mais le collégien n’est pas homme à se laisser démoraliser parce que la cuisine est mauvaise. Il trouve toujours des moyens de compensation, c’est de faire de la ruse. Ainsi au réfectoire, comme ailleurs, il faut que le nouveau paie de son inexpérience. Un nouveau donc fait tout à coup une grimace de possédé. Tous les yeux sont braqués sur lui, il est en ce moment un point de mire unique. « Ah ! ce pauvre ami lui dit son voisin de gauche, qu’as-tu ? est-ce que tu serais tombé à un morceau privé d’assaisonnement ? — Non, non, répond la pauvre victime, le poivre, le poivre m’étrangle ! » Eh parbleu, je le crois bien, le bon apôtre de gauche, pendant que le bon enfant de nouveau est amusé par celui de droite, avait renversé la poivrière entre deux morceaux de viande. Un instant après, pendant qu’il tourne la tête, son assiette s’est vidée comme par enchantement et on lui persuade qu’il a mangé ce qu’il réclame. Mais il est nouveau et ne veut pas se fâcher, se promettant bien de se venger sur le premier qui viendra. C’est de bonne guerre.

Le repas est fini, tous les élèves se précipitent vers la porte d’entrée, le pion seul reste en place, debout, et ne peut démarrer. Qu’a-t-il donc ? Le pauvre diable avait une jambe attachée au pied d’une table au moyen d’une forte corde. Jamais rage de pion ne fut plus effroyable, jamais rire de collégiens ne fut plus superbe !

Nous l’avons dit tout à l’heure, une petite vengeance couvait en faveur du pion.