Gustave Havard (p. 134-140).


XIV


LE CONCIERGE


Le peuple-concierge est une classe à part qui a ses goûts, ses mœurs, ses habitudes. Le concierge des petits maisons est bavard, cancanier : c’est ordinairement un tailleur ou un cordonnier. Le concierge des grands quartiers de la capitale est fier de sa position ; le propriétaire le charge de toucher ses loyers : il n’a pas d’état, il croirait déroger. Le concierge des ministères, des hôtels, des établissements publics, porte la tête haute, a toujours, en homme content de lui, le jarret tendu, ne salue pas le gros du monde et n’est poli qu’avec les personnes dont les plaintes pourraient lui être funestes : il se garderait bien d’avoir une profession même relevée ; il est fonctionnaire public, employé du gouvernement.

C’est dans cette dernière catégorie que nous prendrons notre concierge principal de collège ; nous disons principal, car il y a, dans les collèges, des concierges ou portiers de rangs inférieurs. À ces derniers est abandonnée la vente des sucreries




dont le collégien bourre son estomac et dore son existence ; des plumes métalliques et d’oie, au bout desquelles il y a tant de thèmes, de versions et de pensums, qualifiés d’injustes depuis… Adam… ou Charlemagne. Celui que vous voudrez, ça ne fait rien ; de l’encre rose ou bleue, avec laquelle beaucoup d’élèves enrichissent leurs copies et leurs cahiers de corrigés, de dessins, d’arabesques, d’encadrements divers, ornements auxquels Horace, Virgile, Cicéron, Tacite, Homère, sourient d’autant plus volontiers, que votre encre rose et bleue doit leur faire regretter au panthéon céleste où ils dorment en paix, que le hasard ne leur ait pas envoyé à chacun un baril de votre encre, accompagné, nous ne disons pas de quelques boîtes de plumes métalliques, mais seulement de quelques paquets de plumes d’oie, oiseau qu’en reconnaissance, ils eussent bien certainement consacré à Minerve, de préférence à la chouette, attendu que si l’animal est bête, il se réhabilite par l’utilité de ses plumes ; des billes, des balles élastiques, des toupies et enfin de tout ce qui compose, en fait de plaisirs matériels, le bagage, les meubles et ustensiles du collégien.

Revenons à notre héros de loge, à notre concierge principal. Il est le plus ordinairement célibataire. Il a pour société sa grande canne de jonc, vieux meuble de famille, une pipe culottée, ouvrage d’un certain nombre d’années, sa tabatière ronde, qu’on pourrait prendre pour une poulie, et un superbe chat de grenier, qui ne manque jamais de frotter ses flancs sur les jambes du collégien et de laisser, à l’époque de la mue, une partie de son poil sur son pantalon bleu, quand un motif quelconque l’amène dans la loge du concierge, où il ne serait pas fâché de se glisser en fraude assez souvent pour causer avec lui, entre une traduction et un thème, autrement qu’en latin et en grec, ces deux langues que le collégien dit avoir été inventées par le diable et que le collégien, devenu homme, dit avoir été inventées, la première, par la plus profonde énergie, la seconde, par la plus pure, la plus douce harmonie.

Le père Roger, que quelques élèves du collége appellent Roger-Bontems, à cause de sa bonne humeur avec eux, est le plus heureux des hommes quand il peut tenir quelques instants un collégien auprès de lui. Avec certains collégiens, il n’est pas concierge, il abjure l’empire du cordon, il est bon enfant, voire même bon homme. Au nombre des élèves qu’il affectionne le plus, est le collégien Barthélémy, bon, jovial, aimant la causerie familière. À l’heure d’une récréation, Barthélemy se faufile donc chez le père Roger-Bontems, qui, tout joyeux, le voit arriver, comme il dit, dans son établissement.

« Ah ! dit-il en étendant les bras, voilà monsieur Barthélémy. — Oui, père Roger-Bontems, je viens vous voir. — C’est très-bien, ça. Causons. — Volontiers. — Asseyez-vous donc là… à côté de moi. » Puis, prenant une énorme prise, il ajoute : « Tenez, je suis heureux de mon sort, je suis célibataire et ça me va ; j’adore mon gros chat, qui me tient chaud aux pieds dans l’hiver, et je mets là ma femme… sous ma tabatière. Vous avez bien du mal, n’est-ce pas, monsieur Barthélémy, dans vos études ? — Les études, ça nous met l’esprit à l’envers. — Rien que ça… excusez ! Enchanté de n’avoir pas étudié, alors. Mais dites-moi donc, parmi ces auteurs qu’on vous fait apprendre il y en a qui sont des gueux, de vilains monstres. — Vraiment ! — Tenez, je vous en citerai un : ce monsieur Horace, dont j’entends si souvent parler dans le collége ; eh bien, le coquin, il a tué sa sœur Camille…Oui, je lisais ça dernièrement, dans un volume qu’on m’a prêté.., oui, un volume relié encore ! J’en ai frémi d’indignation et j’ai jeté le livre de colère, en disant : « Dieu ! est-il possible qu’on mette les écrits de pareils scélérats entre les mains de la jeunesse ! » Le collégien Barthélémy, qui, jusque-là, s’était contenu, pousse tout d’un coup un éclat de rire inexplicable pour le père Roger. « Quoi ! reprend-il, n’êtes-vous pas de mon avis ? — Si, si, parbleu ! répond Barthélémy, qui voulait l’encourager à continuer. Faut convenir, continue le père Roger, qu’il y a parfois de drôles de choses dans cette histoire romaine… Qu’est-ce que vous pensez de Romulus et de Rémus, son frère ? Moi, je trouve ça tout drôle et pas clair du tout. — Mais, père Roger, lui répond Barthélémy, ça ne me paraît pas trouble à moi ; Romulus trace un sillon et dit à Rémus : « Tu ne dépasseras pas cela. — Convenu, lui répond celui-ci. » Rémus ne tient pas sa parole ; Romulus ne fait ni une ni deux, il couche en joue son frère et le tue roide d’un coup d’escopette. — Voyez-vous le traître ! l’assassin ! Oh ! je suis sûr qu’il était né en Espagne et que c’est pour ça qu’il a choisi une escopette, une arme espagnole pour tuer son frère. — Justement ! lui répond Barthélémy, c’est ce que j’allais vous dire. — Ah ! pendant que je vous tiens, mettez-moi donc à même de répondre à un certain beau parleur qui me soutenait, l’autre jour, qu’Andromaque n’avait jamais existé. — Comment ! on vous a dit ça, père Roger ? — Oui. — Eh bien ! dites à cet ignorant-là que l’existence d’Andromaque est plus que prouvée ; que ce vieux général romain adorait sa femme Hector, et que le peuple, en récompense de ses vertus domestiques, l’a nommé maire de sa commune. — Ah bah ! Dites-moi donc, puisque nous y sommes. — Oh ! père Roger, je m’en vais, à une autre fois…, je serais puni… » Sur ce, Barthélemy s’en alla en s’étouffant de rire. Il y avait de quoi.

Le père Roger n’est pas Roger-Bontems pour tout le monde, tant s’en faut ; il sait prendre un air tout à fait féroce : aussi on l’appelle cerbère, geôlier. Un externe, un jour, alla jusqu’à l’appeler un rien du tout, un Abd-el-Kader, enfin !!!

Lui que les professeurs saluent le premier, lui que les élèves du collège placent au-dessus du pion, s’entendre traiter d’Abd-el-Kader !

Mais le père Roger n’est pas fonctionnaire à fléchir, on va le voir.

Le tambour fait entendre son dernier roulement, et aucun externe ne peut plus entrer. Le père Roger ferme la porte. Arrive un élève en retard ; il est inexorable. Quatre, cinq,




six autres en retard, arrivent aussi. Tous s’entendent pour se prêter main-forte. Les deux plus décidés de la troupe, entrant dans la loge d’Abd-el-Kader, saisissent un pan de sa redingote ; pendant ce temps, les camarades ouvrent la porte à deux battants et entrent dans le collége ; alors les deux élèves qui s’étaient emparés de Roger-Abd-el-Kader le lâchent, et rejoignent en courant leurs camarades ; il veut courir après eux ; mais, ô infamie ! une corde avait été fixée à deux colonnes, et, paf ! voilà Abd-el-Kader étendu sur le pavé. Il n’est pas encore relevé, que ceux qu’il maudit sont entrés inaperçus en classe. Il porte sa plainte, prouve par ses meurtrissures qu’elle est fondée ; mais quand le proviseur en vient à lui demander quels sont les coupables, ô regrets cuisants ! il ne peut les reconnaître.

Mais il se consolera en pensant qu’il est fonctionnaire public, et que peut-être monsieur Barthélemy viendra le voir.