Gustave Havard (p. 127-133).


XIII


LA PROMENADE

Pour le collégien, la promenade est la récréation en plein champ. Là, il oublie, pour quelques heures, tout l’attirail classique ; le proviseur, les professeurs, le censeur, et même M. l’économe et ses haricots lui sortent de la tête ; une douce illusion s’empare de son esprit, il foule un sol libre, un sol enfin qui n’est pas celui du collège. Mais la promenade du collégien a son point noir, son nuage : c’est le pion, le pion que nous retrouvons partout.

Il fait un temps admirable. Nous sommes en plein mois de mai. La nature enfante ses merveilles ; les bois ont retrouvé leurs ombrages, les oiseaux, par mille chants, en témoignent leur joie, les fleurs embaument l’air de leurs parfums, et les papillons caressent les roses. Le collégien fait donc ses préparatifs ; son mobilier, c’est-à-dire la toupie, le cerceau et les billes, le filet, etc., voire même la cigarette pour les grands, sont mis en poche et l’on part. Quelques instants ont suffi pour franchir les barrières, et le collégien est en pleine campagne. Les uns sont dans le bois de Vincennes, les autres dans le bois de Meudon, ceux-là dans le bois d’Auteuil, ceux-ci dans le bois de Boulogne. Arrivé là, le collégien met l’habit bas ; la gêne dans les mouvements ne lui va pas. Aussitôt l’activité règne dans le camp ; les groupes se forment, tout, en un mot, est organisé, et chacun prend son plaisir où il le trouve.

« Ah ! s’écrie un groupe qui formait une espèce d’avant-garde, voilà le père Dubeau, notre fidèle marchand de gaufres et autres comestibles ! » On vole au-devant de lui ; en une seconde, il est entouré. Le père Dubeau, ancien gendarme départemental, mais présentement doux comme sa marchandise, leur dit sa phrase habituelle : « Ah ! Ah ! en voilà des bonnes aujourd’hui. Mais prenez bien garde de les casser… Vous êtes trop vifs, jeunes gens… Allons, allons, chacun son tour… De mon temps, la jeunesse était plus pacifique. » Mais ces paroles sont couvertes par ce mot qui sort de toutes les bouches : Moi, moi ! moi aussi ! Enfin chacun finit par avoir sa gaufre, et la manger n’est pas ce qui est le plus long.

La soif se fait sentir, mais on entend : à la fraîche, à la fraîche ! qui veut boire ? Et voici venir le père Chicotin, le marchand de coco, autre fidèle fournisseur du collége en promenade, dont l’inépuisable fontaine semble se remplir à mesure qu’on la vide. « Oh ! se disent les uns, que c’est bon ! Ça vaut mieux que l’abondance du collège, ça… C’est juste : le coco bu en liberté vaut mieux que l’eau rougie bue en captivité.

Au nombre des tout-fous qui entourent le père Chicotin, il s’en trouve un qui médite une malice. Le père Chicotin lui verse un verre de coco ; il le prend, boit, et, feignant de s’étrangler, il lui tend le gobelet que le marchand, qui en avait déjà un dans l’autre main, prend complaisamment. Aussitôt l’espiègle saute sur les robinets de la fontaine, les ouvre, et le père Chicotin, les deux gobelets en mains, regarde couler sa tisane au milieu des bouffées de rire. Mais il n’a rien perdu : les élèves, voulant lui payer leur joie, se cotisèrent, et loin d’y avoir perdu, il prie Dieu, depuis ce jour, qu’on lui fasse souvent des malices de ce genre-là.

Après cette folie, tous les yeux se portent vers un bouquet de bois très-touffu, au milieu duquel se trouve un arbre de moyenne force qui le surmonte. On aperçoit le collégien Firmin à son sommet ; il y avait découvert un nid d’oiseau. Prêt à mettre la main dedans, il était ivre de joie. Tous





les camarades, qui entouraient l’arbre, l’œil fixé sur le précieux dépôt, trépignaient de bonheur. Enfin, Firmin atteint le nid, voit les petits et s’écrie : Ce sont des chardonnerets !!! Une fortune entière aurait été placée à côté du nid, que Firmin n’eût pas fait le plus léger effort pour s’en emparer. Et chacun de s’écrier, au pied de l’arbre : « Tu m’en donneras un, n’est ce pas, Firmin ? — Oui, oui, répondit-il. « Dans son bonheur, il en aurait promis à tout le collège entier… Mais voilà le petit nuage, le petit point noir dont nous avons parlé, qui paraît : c’est le pion, et juste au moment où le pauvre Firmin fendit son pantalon… Ce n’est ni sur le devant, ni sur le côté… Vous avez deviné où. Il se fâche tout rouge. Voyez ! Comment faire maintenant ? « Attendez, attendez, s’écrie le père Dubeau, qui était aussi accouru pour voir le dénicheur : j’ai plus d’une fois raccommodé mes culottes, je vais vous tirer d’affaire. » Aussitôt le père Dubeau tire de sa poche une aiguille qui n’avait pas moins de dix centimètres de long, puis prend un bout de bon gros fil blanc et, sous l’inspection du pion, il fait la couture avec vitesse et habileté. Les rieurs ont constaté jusqu’à six points dans la longueur de vingt centimètres. L’ouvrage terminé, le pion fait sa mercuriale. « Voyez, dit-il, le beau résultat de vos escapades ; pourquoi ne vous bornez-vous pas à attraper des papillons ou des mouches curieuses ? ces amusements sont du moins inoffensifs. » Et chacun disait à mi-voix : « Des papillons, passe ; mais des mouches, il y en a assez au collège. »

On se divise de nouveau. À une petite distance, on découvre des ânes tout sellés, tout bridés ; il ne manque plus que des cavaliers. « Quel malheur, se disent plusieurs, d’avoir là le bonheur sous la main et de ne pouvoir s’en emparer sans la permission du pion, qui ne la donnerait pas. — La permission du pion ? disent plusieurs, eh bien ! il faut s’en passer. » Cependant une certaine hésitation existait. « Après tout, que fera-t-il ? disaient les uns. — Se plaindre au proviseur et à propos d’ânes, répondirent les autres, ça nous donnera l’occasion de rire à ses dépens, et il y aura une ample compensation. — Ah ! bah, ne craignons rien, il n’osera pas se plaindre crie-t-on de toutes parts pour exciter un jeune camarade assez téméraire en toute chose. » Tout en tenant ainsi conseil, petit à petit on se dirige du côté des ânes, et, plus on s’en approchait, plus l’aiguillon du désir se faisait sentir. « Ma foi, malgré tout, dit Gustave, je veux en goûter ; » et il a enfourché le plus bel âne de la troupe, et le fouette avec cette ardeur que donne le plaisir. L’animal, non moins animé que le maître, galope au bruit des applaudissements, qui semblent lui donner une nouvelle vigueur. Encouragé par une nouvelle salve de bravos, le voilà au moins à trente pas en avant. Le pion, qui n’avait pas été consulté sur le grave point dont il s’agit, et qui était resté en arrière, conçoit de l’humeur, se courrouce, mange son frein, et s’écrie : « Comment faire pour le rattraper sur-le-champ ? — Eh parbleu ! lui dit le propriétaire des ânes, montez sur cet âne-là et vous verrez que vous ne serez pas longtemps à les rejoindre. » Il accepte. Notre pion, comme quelques hommes, est gratifié, par la nature, de jambes démesurées, de sorte que, quand il eut monté l’âne, ses jambes, hors ligne par leur dimension, touchent presque à terre.

Les deux individus (le pion et l’âne), suant sang et eau, rejoignent les fuyards. Mais voilà qu’aussitôt arrivés (toujours le pion et l’âne), cent voix s’écrient à la fois : « Mais regardez donc, mais regardez donc ! C’est absolument comme une bête à six pattes ! (L’âne, bien entendu.) »

Notre individu descend de sa monture. Son premier soin est de haranguer tous les jeunes gens rassemblés autour de lui ; mais voilà qu’au milieu de son discours, l’âne du pion, en signe de joie sans doute, se met à braire Hi han, hi han, hi han, de telle sorte, que la voix de l’orateur est tout à fait couverte.

Enfin, l’heure du retour est arrivée, on forme les rangs, on est en marche, bientôt on est de retour et l’on raconte à tous ceux qui goûtaient de la retenue, les merveilleuses aventures de la promenade. Ils ont ri et ri beaucoup. Collégiens libres et collégiens retenus devaient avoir leur part de cette joyeuse journée.