La Planète Mars et ses conditions d’habitabilité/Résultats/7

Gauthier-Villars et fils (1p. 547-578).
Changements actuellement observés à la surface de la planète Mars

CHAPITRE VII.

CHANGEMENTS ACTUELLEMENT OBSERVÉS À LA SURFACE
DE LA PLANÈTE MARS.

Le monde de Mars ressemble beaucoup à celui que nous habitons, et c’est même là ce qui nous intéresse le plus dans son étude, car, en général, nous sommes portés à croire que ce qui nous ressemble est plus intéressant que tout le reste. Mais, d’autre part, ce petit globe diffère assez du nôtre pour éviter la monotonie, et à ce titre son étude est peut-être plus suggestive encore. La question des changements qui s’opèrent incessamment à sa surface nous pose à ce point de vue l’un des plus curieux problèmes de l’Astronomie contemporaine. Nous signalons ce fait depuis l’année 1876 (voy. p. 241).

Les observations prouvent que des variations considérables se manifestent réellement dans les aspects géographiques de cette planète. Toutefois, nous ne devons admettre la réalité de ces variations qu’après les plus expresses réserves et lorsque nous avons la certitude que ces différences d’aspects ne sont pas dues à des différences de visibilité, d’observation, ou d’interprétation.

Tout observateur de Mars sait combien la perception sûre des détails de sa surface est difficile, et combien l’interprétation précise et absolue par le dessin est plus difficile encore. Chacun voit un peu à sa façon et dessine aussi à sa façon. Indépendamment des différences dues au pouvoir de définition, les yeux ne sont pas les mêmes. Tel observateur aperçoit mieux les petits détails ; tel autre remarque une nébulosité qui passera inaperçue pour son voisin. Des 572 dessins télescopiques ou cartes aréographiques que nous venons de passer en revue, il n’y en a pas un seul qui représente complètement la réalité nue qui se révélerait à un observateur voisin, examinant la surface de Mars du haut d’un ballon.

L’analyse critique de tous ces dessins nous a convaincu de leur insuffisance. La distance est trop grande, notre atmosphère est trop épaisse, et nos instruments ne sont pas assez parfaits.

Est-ce à dire pour cela que ces représentations martiennes n’ont aucune valeur ? Nullement, et la meilleure preuve qu’elles en ont une, c’est qu’on s’y retrouve, en définitive, et qu’elles nous donnent une idée générale de la planète.

Mais il ne faut en prendre aucune à la lettre.

Sans doute, il y a des heures de calme parfait et de pure transparence qui donnent d’excellentes images télescopiques, et même récemment nous venons d’être favorisés de quelques-unes de ces heures (nuits du 15 au 16 juillet 1892, du 31 au 1er août, du 5 au 6 août, et du 12 au 13) ; mais on est loin de tout voir, et même de voir exactement cette curieuse topographie.

Imaginons un papier de tapisserie dont le dessin serait formé d’un enchevêtrement de figures humaines, les unes riant, les autres pleurant, alternant avec des figures d’animaux, des plantes et des fleurs de toute espèce, le tout disposé par alignements entrecroisés et de divers tons, formant dans l’ensemble de grands dessins géométriques.

De très loin, on ne distinguera que ces grands dessins géométriques, cercles, carrés, losanges, étoiles, rectangles, triangles, polygones, etc.

De moins loin, on remarquera qu’au fond tout est aligné suivant des lignes droites entrecroisées sous divers angles.

De prés, on distinguera des plantes, des animaux et des hommes.

De plus près encore, on reconnaîtra des figures humaines, des animaux, des plantes, des visages qui rient, des visages qui pleurent. Et alors l’aspect général de l’ensemble sera perdu pour l’œil de l’observateur.

C’est là l’histoire de ce qui arrive dans l’observation de la planète Mars.

Il importe donc que nous soyons d’abord convaincus des étonnantes divergences qui existent entre les dessins des meilleurs observateurs munis des meilleurs instruments. Nous les avons eues sous les yeux dans tout le cours de cet Ouvrage. Rappelons seulement quelques exemples bien démonstratifs à cet égard.

I. — Différences dues aux observateurs.

Voici (fig. 264 et 265) deux dessins faits le même jour et presque à la même heure, à l’aide d’excellents instruments parfaitement comparables, par deux observateurs compétents, soigneux et habiles (et précisément ce sont deux de leurs meilleurs dessins, obtenus dans les meilleures conditions). Ils représentent à peu près le même hémisphère de la planète, le 18 octobre 1862, à 8h 13m pour le petit dessin, fait en Italie par Secchi ; à 8h 0m pour le grand, fait en Angleterre par Lockyer. La première heure est celle du méridien de Rome, et la seconde, celle de Greenwich. Par conséquent, en temps de Paris, le premier dessin représente la planète à 7h 33m et le second à 8h 9m. La différence de temps est de 36m : la tache ronde entourée de blanc, que l’on voit vers le centre du disque, est plus avancée de 36m vers la gauche dans le grand dessin que dans le petit.

Eh bien, ces deux dessins sont très caractéristiques par la tache circulaire dont nous parlons. L’observateur romain la voit allongée du Nord au Sud,

Fig. 264. — Dessin de Mars fait le 18 octobre 1862, à 7h 39m (heure de Paris), par Secchi.
et l’observateur anglais, allongée, au contraire, de l’Est à l’Ouest. De plus,

Fig. 265. — Dessin de Mars fait le même soir, à 8h 9m, par Lockyer.
le premier l’entoure d’une courbe ombrée donnant l’idée d’un cyclone, d’un tourbillon atmosphérique, et il dit, en effet : « La crederei una gran burrasca in Marte ». Le second y voit simplement une mer tranquille, qu’il appelle la Baltique. L’impression des deux observateurs est totalement différente. Comparez les détails des deux dessins, vous en recevrez la même impression.

Comparons aussi deux dessins faits également le même jour, et presque à la même heure, le 4 juin 1888, l’un par M. Schiaparelli, à Milan (fig. 266), l’autre par M. Perrotin, à Nice (fig. 267), et tous deux à l’aide d’excellents instruments. Sans contredit, ces deux dessins indépendants se confirment aussi l’un l’autre. On voit sur tous les deux : 1o la mer du Sablier (un peu plus avancée vers la gauche, par suite de la rotation de Mars, sur le second dessin

Fig. 266. — Dessin de Mars fait le 4 juin 1888, par M. Schiaparelli, à Milan.
que sur le premier) ; 2o son prolongement appelé Protonilus ; 3o un golfe conduisant à Astaboras ; 4o la petite ligne nommée Astusapes ; 5o les deux canaux doubles du Phison et de l’Euphrate montant en ligne droite de Protonilus pour se joindre à la mer supérieure ; 6o l’Hiddekel allant du lac Ismenius à la baie fourchue ; 7o le Gehon partant d’un point assez éloigné de ce lac pour se rendre à la même baie ; 8o la tache polaire inférieure ; 9o l’Euphrate allant jusqu’à cette tache polaire ; 10o une échancrure sombre dans cette tache à gauche. La concordance est assurément incontestable, ce qui nous prouve que ces lignes droites extraordinaires existent réellement.

Mais pourtant quelles différences dans les aspects ! Le Gehon est incomparablement plus large dans le dessin de M. Perrotin que dans celui de M. Schiaparelli (il est vrai qu’il se rapproche du centre) ; la baie de la mer du Sablier, vers Astaboras, est plus marquée et plus importante ; il en est de même du Protonilus, composé d’un seul estompage dans le dessin de Nice et d’un double canal dans celui de Milan. On pourrait croire à des changements

Fig. 267. — Dessin de Mars fait le même soir, par M. Perrotin, à Nice (une heure environ après le précédent).
réels si les dessins étaient de deux dates différentes. Ils nous montrent, au contraire, que dans les observations astronomiques, comme dans la vie habituelle, lorsqu’on en arrive aux nuances, chacun a un peu sa manière de voir.

Considérons encore, si vous le voulez bien, un troisième exemple du même ordre. Voici (fig. 268 et 269) deux dessins faits au même instrument, — et cet instrument, c’est le plus puissant du monde, le grand équatorial de 0m,91 de l’Observatoire Lick, — par deux observateurs différents, le même jour, à un quart d’heure d’intervalle. Ils sont tous deux du 27 juillet 1888. Le premier a été fait par M. Holden, le second par M. Keeler. Dans chacun de ces deux croquis, la mer du Sablier traverse le milieu du disque du haut en bas. Mais quelles différences dans les aspects ! C’est à n’y pas croire ! Ainsi, en même temps, au même instant, un observateur voit l’aspect de la fig. 268 et un autre voit celui de la fig. 269. Si l’on partait de là pour conclure à des changements réels arrivés sur la planète, on serait dans l’erreur la plus complète.

Les croquis des jours précédents et suivants montrent que M. Holden voyait bien réellement, à gauche de la mer du Sablier, les deux traînées grises verticales qui y sont dessinées, tandis que M. Keeler ne les voyait pas : il voyait autre chose.

Du reste, nous avons vu passer plus haut sous nos yeux, notamment fig. 252, plusieurs cas analogues.

Fig. 268. Fig. 269.
Dessin de Mars fait par M. Holden,
à l’Observatoire Lick, au grand équatorial,
le 27 juillet 1888, à 8h 0m (a, île blanchâtre).
Dessin de Mars fait par M. Keeler,
au même Observatoire et au même instrument,
le même jour, un quart d’heure après.

Ces exemples, qu’il est superflu de multiplier, prouvent à n’en plus pouvoir douter, que chaque observateur voit selon sa rétine et dessine à sa façon, et que nous ne devons pas prendre leurs dissemblances de dessins pour des changements réels arrivés à la surface de la planète[1].

À ces différences d’observations personnelles, il convient d’ajouter tout de suite ici celles qui peuvent être imputables aux instruments.

II. — Différences instrumentales.

Les instruments jouent, en effet, un rôle qui n’est pas sans importance.

Et d’abord, même avec nos instruments modernes, dont le pouvoir de définition est fort supérieur à celui des anciens, nous ne voyons presque jamais nettement les détails que nous avons le désir de représenter. Les contours ne sont pas précis, les images sont plus ou moins vagues. Nous essayons de dessiner aussi fidèlement que possible ce que nous voyons, mais les nuances, les tons, les contours, les détails ne peuvent être identiquement rendus. Comme cependant il faut que nous définissions notre dessin, il y a là une cause inévitable de divergences plus ou moins marquées.

Cette cause est évidemment réduite à son minimum lorsque l’observateur se préoccupe d’avance de ce qu’il doit trouver sur la planète, lorsqu’il connaît par les éphémérides quelle est la longitude du méridien central et quel est l’aspect qui doit se présenter à ses yeux. C’est ce qui est arrivé notamment dans les observations de M. Terby, de Louvain, pendant l’opposition de 1888. Cet astronome avait reçu les dessins de M. Schiaparelli et cherchait tout exprès à vérifier et confirmer les observations de Milan. Son instrument est un excellent équatorial de 8 pouces ou 0m,20 construit par Grubb, de Dublin, tandis que celui de l’Observatoire de Milan est un 18 pouces (0m,46) parfait, sortant des ateliers de Merz, de Munich. Eh bien, comparons au dessin publié plus haut (fig. 266) de M. Schiaparelli, celui de M. Terby (fig. 270),

Fig. 270. — Dessin de Mars, fait par M. Terby, à l’aide d’un objectif de 0m,20 (à comparer à la fig. 266, obtenue par M. Schiaparelli à l’aide d’un objectif de 0m,46).
résultat de plusieurs soirées, et dans lequel il a réuni tout ce qu’il a pu voir, et, tout en tenant compte de ce que nous avons dit tout à l’heure sur les différences d’yeux et de méthodes, nous attribuerons une part notable aux instruments employés. Il y a beaucoup moins de détails dans le second dessin que dans le premier.

La dissemblance sera plus grande encore si l’observateur ne se met pas au courant d’avance de la face de la planète qui doit se présenter à lui et dessine simplement ce qu’il parvient à voir, sans aucune idée préconçue. Pour ma part, c’est un principe dont je ne me suis jamais départi, craignant les illusions.

La grandeur de l’objectif, mais surtout sa valeur comme puissance de définition, sont deux conditions importantes à considérer. Le pouvoir optique de l’appareil employé joue un grand rôle ; le grossissement des oculaires en joue un autre : souvent un grossissement moindre donnera des images plus nettes et plus complètes à la fois qu’un grossissement plus fort. L’état de notre atmosphère ajoute encore une autre cause de dissemblance dans les images, précisément en rapport avec le grossissement employé.

Toutefois, la dimension des instruments n’a pas autant d’importance qu’on serait porté à le croire. Les plus puissantes lunettes des Observatoires actuels, celles du mont Hamilton, en Californie, celle de Nice, celle de Poulkowa, n’ont point donné d’images comparables à celles qu’a obtenues M. Schiaparelli à Milan, à l’aide de son objectif de 0m,46, et même à l’aide de celui dont il s’est servi jusqu’en 1886, et qui ne mesure que 0m,21. Sans doute, les vagues de l’air et les différences de température contrebalancent-elles les avantages du grossissement en diminuant la netteté des images. L’œil et la manière d’observer doivent donc être placés en première ligne.

III. — Conditions atmosphériques terrestres.

L’état de notre atmosphère entre pour une part considérable dans la netteté des images. Parfois elle semble parfaite, et cependant les images sont onduleuses et indécises, parce que les couches d’air superposées au-dessus de l’observateur sont à des températures différentes et glissent les unes dans les autres comme des fleuves d’air. La température du lieu de l’instrument joue également un rôle notable, et d’autant plus grave que l’objectif est plus puissant. Il faudrait que l’instrument et même l’œil de l’observateur fussent à la température extérieure, et que cette température fût homogène sur une grande étendue en hauteur.

Le clair de lune, les brumes même ne nuisent pas toujours. Parfois les images sont plus nettes, vues à travers des nuées légères passant devant l’astre et en tempérant l’éclat. J’ai remarqué que pour Mars, en particulier, les dessins sont souvent plus faciles à obtenir pendant le jour, même en plein soleil, une heure après son lever ou avant son coucher, et pendant la clarté du crépuscule que pendant la nuit complète.

La diversité de ces conditions, suivant les positions des Observatoires et leur altitude au-dessus du niveau de la mer, est donc une cause de variété pour les observations.

IV. — Présentations diverses du globe de Mars.

Voici maintenant une cause de différences d’aspect qui provient de la planète elle-même.

Le globe de Mars ne se présente pas toujours de la même façon. Sans compter sa distance à la Terre, perpétuellement variable par suite de son mouvement et du nôtre, sans compter la variation de grandeur qui en résulte pour son disque et pour tous ses aspects géographiques, remarquons qu’il vogue incliné de 24° 52′. Il ne se présente donc pas souvent avec son axe de rotation perpendiculaire à notre rayon visuel, pôle sud en haut, pôle nord en bas et ligne équatoriale le traversant horizontalement au milieu. Tantôt il incline vers nous son pôle supérieur, et nous dérobe son pôle inférieur ; dans ce cas, la ligne équatoriale est fort au-dessous d’une ligne horizontale médiane qui couperait son disque en deux parties égales. Tantôt, au contraire, il relève de notre côté son pôle inférieur et nous cache son pôle supérieur : alors l’équateur est fort au-dessus du centre. L’aspect de toutes les configurations varie, de ce chef, considérablement, à ce point que certaines figures deviennent absolument méconnaissables.

On s’en rendra compte par les trois globes publiés plus haut (fig. 17, 20 et 28), ainsi que par les projections des fig. 257 et 258.

Si nous considérons une tache caractéristique, par exemple la mer du Sablier, elle se présente dans l’inclinaison supérieure australe, comme une énorme tache en forme de V dont la pointe touche presque le bord inférieur du disque. Dans le cas contraire, cette même mer se présente comme un canal délié occupant le centre du disque et allant en s’élargissant vers le haut, comme un entonnoir, ou encore, à cause de la mer inférieure adjacente, comme un sablier. Les aspects ne se ressemblent pas du tout, et l’on pourrait croire qu’il ne s’agit pas de la même face de la planète.

Avant de comparer plusieurs dessins entre eux, il importe donc de se rendre compte de l’inclinaison de la planète à la date de l’observation et des effets de perspective qui en résultent pour la forme des taches. Autant que possible, les jugements doivent porter sur les taches voisines du centre du disque, vues presque de face et affranchies des variations dues aux raccourcis de la sphère dans les régions qui approchent des bords.

Une partie des variétés des nombreux dessins aréographiques que nous avons sous les yeux provient de cette cause, à laquelle nous devons adjoindre le mouvement de rotation, qui est du même ordre pour la question qui nous occupe ici.

L’étendue des configurations, leurs positions sur le disque, leurs distances respectives, surtout lorsqu’il s’agit de lignes minces comme les canaux, augmentent considérablement en largeur vers le centre, et diminuent de même en approchant des bords, par suite de cet effet de perspective.

Voici maintenant une cinquième cause de différences.

V. — Variations atmosphériques sur la planète Mars.

Cette cinquième cause n’est pas aussi importante que les quatre précédentes, parce que l’atmosphère de Mars est généralement pure. Cependant elle est loin d’être négligeable, car il y a là comme ici des nuages et des brumes variables qui parfois masquent absolument de vastes contrées sous leur voile blanc et modifient entièrement l’aspect de la configuration géographique normale.

Que l’atmosphère de Mars donne naissance à des précipités analogues à nos neiges, c’est ce qui n’est douteux pour aucun observateur. Le ciel y est toutefois beaucoup moins couvert qu’ici, même en hiver, comme on peut facilement s’en convaincre par la comparaison des observations. Cependant, il l’est quelquefois, et nous avons des dessins sur lesquels plus de la moitié du disque de la planète est caché sous un voile blanchâtre. Parfois, ces nuages sont partiels et disparaissent assez vite. Nous ne citerons pas comme exemple la bourrasque apparente signalée par Secchi dans laquelle nous avons reconnu tout à l’heure, au contraire, une configuration fixe de la planète, un lac circulaire bien connu. Mais on peut citer comme observation de nuages celle de Lockyer du 3 octobre 1862, de 10h 30m du soir à 11h 23m. Revoyez un instant les pages 156 et 157 de cet Ouvrage et la fig. 97, la région qui s’étend de x à y se montrait blanche ; dans le dessin de 11h 23m (fig. 98), au contraire, on voit en y une sorte de golfe gris se dessiner, à mesure que les nuées qui le recouvraient se dissolvent. Ce golfe est le golfe Main (ou lac Mœris). M. Lockyer considère cette observation comme démonstrative de la présence de la variation de nuages à la surface de Mars.

La même impression résulte de l’aspect d’un dessin de M. Phillips, fait à Oxford le 15 octobre 1862, et qui montre toute la ligne du rivage marquée par une bordure de nuages blancs (voy. p. 165, fig. 107).

Ces nuages de Mars ont été l’objet d’une étude spéciale de M. Trouvelot, qui, plusieurs fois, grâce à une grande persévérance, a eu la bonne fortune d’en voir se former graduellement sous ses yeux, dans l’intervalle de moins de deux heures, sur les points où il n’avait pu en reconnaître aucune trace auparavant — surtout sur le long des rivages (voy. notamment fig. 200, p. 373).

M. Schiaparelli écrivait, à la date du 14 octobre 1877, qu’une tempête venait, entre le 4 et le 10 octobre, de couvrir presque entièrement de nuages la mer Érythrée et la Noachide.

Du 21 au 25 mai 1886, M. Perrotin (voy. p. 394) avait l’impression de nuages ou brouillards étendus sur la mer du Sablier.

Nous avons eu la même impression en plusieurs observations, mais plus rarement qu’on ne serait porté à s’y attendre par les vicissitudes si fréquentes de notre propre atmosphère.

L’atmosphère de Mars est non seulement plus claire, mais encore plus calme, plus pacifique que la nôtre. Parlant des traînées d’apparence neigeuse qu’il a observées en novembre et décembre 1891, sous forme de bandes spirales partant du pôle nord, visibles sur les continents, invisibles sur les mers, M. Schiaparelli ajoute que cet aspect donne l’idée de courants aériens réguliers et moins troublés par des circonstances accidentelles que ceux de notre atmosphère (Memoria terza, p. 88).

Il est sensible que, pour distinguer nettement ce qui existe à la surface du globe de Mars, il ne suffit pas qu’il fasse beau chez nous et que notre atmosphère soit transparente, mais évidemment il est nécessaire qu’il fasse également beau sur Mars, sur l’hémisphère tourné vers la Terre au moment de l’observation. L’absorption atmosphérique est manifeste sur cette planète, car elle éteint, elle efface toutes les taches vers les bords du disque ; mais lorsque cette atmosphère est pure — et c’est le cas le plus fréquent — on distingue nettement les configurations géographiques. Qu’il y ait çà et là des brumes, des brouillards ou des nuages même très légers, cela suffit pour modifier l’aspect du disque, masquer des contrées plus ou moins vastes, empêcher voir des mers ou des continents, mettre une tache claire blanche (nuage vu d’en haut, éclairé par le soleil), au lieu du ton foncé des mers et du ton jaune roux des continents.

Des nuages peuvent-ils paraître sombres, vus d’en haut ? En général, on ne l’admet pas. Cependant le fait n’est pas impossible. De la vapeur noire, de la fumée, s’élevant au-dessus des terrains clairs, pourraient, me semble-t-il, paraître plus foncées. Il peut se faire que sur Mars il y ait des vapeurs noires. Le pouvoir réfléchissant dépend de l’état de la surface de ces brumes.

Quoi qu’il en soit, il y a là une cause certaine de variations apparentes d’aspects dans les configurations géographiques de la planète Mars.

Voilà donc une série de causes à éliminer tout d’abord si nous voulons savoir à quoi nous en tenir sur la valeur réelle des changements apparents observés à la surface du globe de Mars. Différences d’œil, de méthode, d’habileté dans l’observation et dans le dessin, d’instruments, de conditions atmosphériques, différences dans la manière dont le globe de Mars se présente à nous, suivant ses diverses inclinaisons et sa rotation, variations apportées dans son aspect par son atmosphère elle-même, différences que nous pouvons classer dans l’ordre suivant, selon leur importance :

1o  L’œil de l’observateur ;
2o Sa méthode d’observer ;
3o L’interprétation par le dessin ;
4o Les différences d’instruments ;
5o Les conditions atmosphériques terrestres, heures ;
6o Les variations de l’inclinaison de Mars ;
7o L’atmosphère de Mars.

Ces diverses causes de variations apparentes dans les aspects des configurations géographiques de Mars suffisent-elles pour rendre compte de toutes les variations observées ?

Non.

Des changements réels ont lieu à la surface de la planète, changements qui n’ont rien d’analogue dans ce qui passe à la surface de la Terre.

L’étendue des taches sombres, le ton de ces taches sombres varient incontestablement.

Nous ne parlons pas ici de la variation périodique des neiges polaires suivant les saisons : cette variation est connue, mesurée même depuis longtemps, et expliquée. Nous voulons parler de celle de l’étendue des taches sombres regardées comme mers, lacs ou cours d’eau.

Sans doute, il faut des preuves bien irrécusables pour admettre de telles variations. Ces preuves, nous les avons disséminées, pour ainsi dire, sur toute l’étendue de cet Ouvrage, et nous allons les résumer.

Il se passe là des phénomènes absolument étrangers au monde que nous habitons, et c’est ce qui fait que nous n’arrivons à les admettre qu’après de grandes perplexités, et parce que nous ne pouvons pas faire autrement.

Nous venons d’exposer et de discuter les causes de variations apparentes dans les aspects de Mars. Arrivons aux changements réels.

L’un des plus persévérants et des plus assidus observateurs de la planète Mars, Schrœter, de Lilienthal, dont les observations s’étendent de 1785 à 1803, concluait de ses études qu’il n’y a rien de stable à la surface de ce monde voisin et que toutes les taches que nous y observons sont de nature atmosphérique. L’un des plus anciens observateurs de Mars, Maraldi, exprimait la même opinion dès 1710 sur l’instabilité des taches de Mars. Leurs observations et leurs dessins justifient, jusqu’à un certain point, cette conclusion. Schrœter a fait 230 dessins de la planète : nous avons ces dessins sous les yeux, et nous en avons reproduit 65 ; on comprend fort bien qu’ils aient conduit l’auteur à l’idée de considérer les aspects de Mars comme analogues à ceux de Jupiter et de nature atmosphérique. (Il admettait que les nuages vus d’en haut peuvent paraître plus foncés que le sol ou les eaux.)

Commençons cette étude comparative par la mer la plus caractéristique de Mars, la mer du Sablier, dont nous possédons des dessins depuis l’an 1659. La région qui s’étend à gauche de la mer du Sablier, au-dessous de la mer Flammarion, et qui a reçu le nom de Libye, est particulièrement remarquable au point de vue de ses variations d’aspects, et il est désormais impossible de douter qu’elle ne paraisse tour à tour submergée et découverte. La largeur de la mer du Sablier varie incontestablement, et cette mer déborde souvent à sa gauche. En voici des témoignages certains et déjà séculaires.

A. — Changements observés dans la mer du Sablier.

Ainsi, par exemple, en 1659, dans les tout premiers dessins de la planète par Huygens, cette mer paraît si large qu’elle occupe une grande partie du disque. (Voyez p. 16, fig. 9).

Il en est de même en 1672, dans un croquis du même astronome (p. 32, fig. 19).

On a la même impression en examinant un croquis fait par Maraldi, en 1719 (p. 41, fig. 24 D). Ces trois époques (1659, 1672, 1719) sont des époques auxquelles Mars s’est présenté, vers son périhélie, en d’excellentes conditions d’observation et à peu près avec l’inclinaison de la fig. 20, page 32. Incontestablement, la mer du Sablier était alors très large, même en accordant aux incertitudes des observations et des croquis toutes les limites possibles.

Un dessin de William Herschel en 1777 (voy. p. 51, fig. 17) la montre, au contraire, très étroite et comme étranglée en ef. Cette année-là, Mars fut observé vers son aphélie, incliné comme fig. 28, page 53.

Nous la retrouvons, assez large, dans un dessin de Schrœter du 18 novembre 1785 (voy. p. 71, fig. 2) (en cette époque la planète se présente à peu près droite, comme la projection de la p. 30). On voit cette même mer très large dans un croquis du même astronome, du 9 septembre 1798 (fig. 42), époque où la planète se présente également à peu près droite, légèrement inclinée du pôle supérieur ; très étroite, au contraire, dans un dessin du 20 novembre 1798 du même observateur (fig. 47), ainsi que dans un autre croquis du 24 octobre 1800. L’année 1798 est une année d’opposition périhélique, mais comme l’opposition a eu lieu le 1er septembre et que l’observation est du 20 novembre, la planète est déjà très relevée.

On voit sur le dessin du 24 octobre 1800 (p. 78, fig. 161), à environ 90° à droite de la mer du Sablier, un disque noir qui correspond à la baie du Méridien. Ce point était donc très foncé en 1800, comme Beer et Mädler l’ont vu en 1830.

Une observation faite par Schrœter, le 2 novembre de la même année, montre la mer du Sablier très large. L’axe de la planète se présente perpendiculairement au rayon visuel.

Cette grande variété de dessins, auxquels nous prions le lecteur de vouloir bien se reporter, et que nous ne reproduisons pas pour ne pas trop étendre ce volume, donne déjà l’impression de variations considérables dans la largeur de cette mer, et Schrœter en concluait que ce ne sont pas là des configurations géographiques appartenant à un sol stable, mais des produits atmosphériques, des nuages ou des brumes. Cependant il serait assez étrange de retrouver les mêmes formes après tant d’années d’intervalle, comme par exemple de 1719, dessin de Maraldi (fig. 24 D) à 1798 (p. 74, fig. 56), Schrœter.

Les observations vont devenir plus précises, et, en nous rapprochant de notre époque, nous trouverons des exemples plus certains encore des changements observés.

Pendant la fameuse opposition de 1830, qui, entre les mains de Beer et Mädler, inaugura réellement l’aréographie, nous ne trouvons guère, relativement à la mer du Sablier, qu’un dessin intéressant : c’est celui qui porte le no 6 dans la planche de ces auteurs (fig. 67) ; il est du 19 septembre, à 10h 6m. La mer dont nous nous occupons ici est assez large.

Cette même mer du Sablier apparaît fort étroite dans un excellent dessin fait par Warren de la Rue, le 20 avril 1856 (voy. fig. 76).

On la retrouve sensiblement plus large dans les dessins du P. Secchi, de 1858 (voy. fig. 81 et 82).

Elle se montre également très large dans les dessins de Lockyer et Kaiser, en 1862 (fig. 271). Au contraire, elle est très étroite en 1864, sur ceux de Dawes.

Ici intervient un autre facteur. Considérons un instant le dessin de Dawes,

Fig. 271. — Dessin de Mars, par M. Lockyer, le 3 octobre 1862. De x à y : Libye.
du 26 novembre 1864 (fig. 272). Nous remarquons, pour la première fois, l’appendice qui s’élève comme une feuille tenue par son pédoncule sur la rive gauche de la mer du Sablier, et en même temps nous pouvons reconnaître que le rivage est indécis et comme brumeux. Eh bien ! il en est souvent de même dans les représentations de cette région. Ainsi, par exemple, l’observation

Fig. 272 — Dessin de Mars, par Dawes, le 26 novembre 1864.
faite par Lockyer le 3 octobre 1862, à 11h 51m, donne la même impression, comme on peut le reconnaître sur la fig. 271.

Comparons aussi le dessin fait par M. Schiaparelli le 28 octobre 1879 et qui

Fig. 273. — Dessin de Mars, par M. Schiaparelli, le 28 octobre 1879.
offre une si remarquable similitude avec celui de Dawes. La région dont nous parlons s’y montre également voilée et brumeuse.

Dans ces deux dessins, qui correspondent comme position de la planète (1864-1879), la mer du Sablier est très étroite et sa région limitrophe à gauche est comme fumeuse ou marécageuse (c’est la Libye). Cette mer est encore plus étroite dans les dessins de 1877.

On remarque, à gauche de cette mer, le golfe Main, appelé aussi le lac Mœris. Ce petit lac se voit fort bien sur les dessins de Dawes en 1864. En 1877, les observations de M. Schiaparelli lui ont ajouté un prolongement curviligne qu’il a baptisé du nom de Népenthès. En 1888, ce Népenthès s’est présenté sous une forme toute différente, comme un canal courbe, double, surmonté du lac Mœris réduit à une dimension insignifiante et rapproché de la mer. À la même époque (2-4-6 juin), une légère teinte d’inondation couvrait le sud de la Libye jusqu’à la mer Flammarion, comme en 1882. D’après M. Perrotin, l’inondation aurait été beaucoup plus étendue

Fig. 274. — Changements sur Mars. Le lac Mœris en 1864 (Dawes), en 1879 et 1888 (Schiaparelli).
au mois de mai. Cette variabilité de teinte de la Libye est un fait connu depuis longtemps : il se passe là ce qui se passe dans la région de Deucalion ainsi que sur Pyrrhæ Regio, Protei Regio, lac Tithonius, etc. Mais les changements survenus au lac Mœris sont encore plus dignes d’attention peut-être : Comparez les trois dessins de 1864, 1879 et 1888 (fig. 274). En 1864 (26 novembre), Dawes a également tracé un ton gris le long de cette région.

M. Schiaparelli, du reste, a pu conclure de ses propres observations les variations de la mer du Sablier dont nous venons de parler (voy. fig. 230).

Ainsi, il n’y a plus l’ombre d’un doute à conserver. Il se passe en ce moment même sur cette planète voisine des choses extraordinaires.

Voilà une série d’observations dues aux meilleurs astronomes ; quelques-unes des dissemblances peuvent être attribuées aux causes énumérées plus haut, vague et incertitudes de la vision, difficultés des représentations par le dessin, etc. ; mais ces grandes différences de largeur indiquent évidemment aussi des différences réelles dans l’aspect de la planète, car elles dépassent les limites des diversités d’appréciation possibles. D’ailleurs, la série des observations suivies d’année en année par M. Schiaparelli depuis 1877 confirme absolument cette variabilité d’étendue. Ces variations ne sont donc pas apparentes, mais doivent être considérées comme réelles.

Voici maintenant d’autres témoignages de variations non moins évidents. Ils nous sont fournis par les excellents dessins de Schrœter,

B. — Changements observés dans la baie Gruithuisen ou Syrtis Parva.

Considérons d’abord ici (fig. 275) trois dessins faits par cet astronome le 8 décembre 1800, à 5h 19m, 6h 45m et 9h 43m, Ces trois dessins en confirment d’autres de la même époque, notamment ceux des 1er, 2 et 4 novembre précédents. Le premier de ces trois croquis a pour longitude du méridien central, d’après les calculs de M. Van de Sande Bakhuyzen, 245°. On y remarque une traînée grise traversant la planète de l’Est à l’Ouest et une tache triangulaire descendant en pointe vers le Nord, laquelle tache ressemble beaucoup à la mer du Sablier. Or, ce n’est pas elle, et il n’y a pas de mer à cette position. On trouve là, sur notre carte (voir plus haut, fig. 31) une baie de la mer Flammarion, la baie Gruithuisen, descendant vers le 255e degré jusqu’à l’équateur. Pour expliquer cet aspect, il faut admettre l’allongement et l’élargissement de cette baie, que M. Schiaparelli a appelée Syrtis Parva.

245° 266° 309°
Trois dessins de Mars faits par Schrœter le 8 décembre 1800, montrant une mer inconnue à gauche de la mer du Sablier (entre a et b).

Le croquis suivant, fait une heure 26 minutes après, confirme ce dessin, lequel s’accorde d’ailleurs avec ceux des 1er, 2, 3 et 4 décembre : il montre ladite mer avancée, par la rotation de la planète, près du bord gauche, etla mer du Sablier arrivant par la droite. Le dessin qui vient après, fait à 9h 43m, montre, en effet, cette mer du Sablier au milieu du disque, dont la longitude centrale est 309°.

Cette mer inconnue, située vers 240° ou 250° est indiquée, avec une étendue plus ou moins large, sur un grand nombre de dessins de Schrœter, notamment sur ses fig. 58, du 12 septembre 1798 ; 63, du 16 septembre ; 89, du 18 octobre ; 92, du 25 octobre ; 172, du 1er% novembre 1800 ; 174, du 2 novembre ; 227, du 24 décembre 1802. Nous reproduisons ici (fig. 276) le croquis du 1er novembre : b est la mer du Sablier.

L’un des dessins qui ressemblent le plus à la fig. 276 est celui qui a été fait par M. Schiaparelli le 28 octobre 1879. Nous venons de le reproduire (fig. 273). Il suffirait d’allonger la baie triangulaire que l’on remarque à gauche du centre pour reproduire la mer inconnue dessinée par Schrœter. Remarquons en même temps sur le premier dessin du 8 décembre 1800 (fig. 275) la région blanche, au-dessus de a, qui vient échancrer la mer et qui doit être due à des nuages. À ajouter à ce que nous avons dit plus haut sur les variations atmosphériques.

On ne peut pas douter que Schrœter ait observé cette mer avec l’étendue

Fig. 276. — Dessin analogue, du 1er novembre 1800.
qu’il lui a donnée sur ses dessins. Nous devons donc considérer cette région de la planète Mars comme susceptible de présenter des variations d’aspects plus ou moins considérables. Sans multiplier les dessins, de crainte d’en fatiguer nos lecteurs, nous constaterons simplement que la comparaison des cartes de Green et de Burton confirme d’autre part cette conclusion : cette contrée y est esquissée sous des formes indécises et variées.

166° 155° 199°
Fig. 277. — Dessins de Mars par Schrœter, en 1798, montrant une pointe de mer en une région où nous n’en voyons plus.

Nous pouvons conclure avec certitude, de la comparaison des dessins anciens et modernes, que cette région aussi subit des variations d’aspects considérables. Ces variations peuvent être peu importantes en elles-mêmes, mais en apparence elles sont très étendues. Supposons, par exemple, qu’en certaines circonstances météorologiques elles se couvrent d’une fumée noire, cela suffirait pour expliquer ces changements d’aspects. Mais, comme toutes ces taches ont l’aspect et le ton des mers, il ne serait pas impossible que ce fussent là de véritables inondations. Quoi qu’il en soit, la variation d’aspect de cette région (Syrtis Parva et Léthé de Schiaparelli) est certaine.

Trois autres dessins de Schrœter, de 1798, 19 septembre, à 7h 31m, 20 septembre, à 7h 27m, et même soir, à 9h 48m, montrent, par 190° de longitude, dans une région où nous ne voyons rien aujourd’hui, une pointe de mer descendant de la mer Maraldi. Nous les reproduisons également ici (fig. 277). Voir aussi le dessin de Secchi du 1er décembre 1864, fig. 88.

C. — Changements observés dans le détroit d’Herschel II et la baie du Méridien.

D’après ce qui a été remarqué plus haut, l’un des moyens les plus sûrs de résoudre la question de ces changements problématiques est de comparer entre elles les observations faites en des oppositions analogues, pendant lesquelles le globe de Mars s’est présenté à nous avec la même inclinaison. En prenant cette précaution, nous éliminons les causes de différences dues aux variations d’inclinaison du globe.

Les oppositions de 1798 et 1800, 1815, 1830, 1845, 1862 et 1877 sont dans ce cas. En ces diverses époques, la planète est passée en opposition vers son périhélie, c’est-à-dire dans les meilleures conditions d’observation, et avec la même inclinaison relativement à la Terre. Ainsi, par exemple, le solstice austral de Mars est arrivé, en 1830, le 18 septembre et l’opposition a eu lieu le lendemain 19 ; en 1862, le solstice austral est arrivé le 9 septembre et l’opposition le 5 octobre ; en 1877, ce solstice est arrivé le 26 septembre et l’opposition avait eu lieu le 5 septembre. Dans ces diverses périodes donc, les observations ont été faites dans des conditions à peu près semblables, et la planète s’est présentée aux observateurs dans la même position.

En tenant compte de la différence des instruments employés ainsi que des différences d’acuité de vue et d’appréciation des observateurs, on devrait par conséquent s’attendre à des représentations analogues de la planète. Or, entrons maintenant dans des détails plus précis et comparons entre elles les excellentes observations faites en 1830, 1862 et 1877.

En 1830, Beer et Mädler firent, du 10 septembre au 20 octobre, 17 séries d’observations et 35 dessins. Ce qu’ils remarquèrent de plus caractéristique sur la planète, ce fut une petite tache ronde et noire, rattachée à une grande tache grise par un arc fortement recourbé et serpentant. Elle était le point le plus net du disque. Déjà nous l’avons signalée dans un dessin de Schrœter du 24 octobre 1800 (p. 78, fig. 161). On la voit aussi sur deux dessins de Kunowsky de 1821 et 1822 (fig. 64).

Cette petite tache ronde et noire fut tout spécialement observée et dessinée par eux et choisie comme point normal pour déterminer la rotation. Six dessins, des 10 et 14 septembre et 14, 19 et 20 octobre, la représentent Fig. 278.

Le ruban ondulé dessiné en 1830 par Beer et Mädler.
avec une netteté parfaite, bien détachée, avec l’arc serpentant dont elle forme l’extrémité (fig. 278).

L’instrument employé pour ces observations était un équatorial de 4 pouces ou 108mm, de Fraunhofer.

Fig. 279.
Le même ruban observé en 1862 (25 septembre), par Lockyer. Le même, observé en 1879 (28 nov.), par M. Schiaparelli.

En 1862, M. Lockyer entreprit la même série d’observations à l’aide d’un équatorial de 6 pouces 1/4 ou 158mm, de Cooke, et retrouva, comme on pouvait s’y attendre, le même aspect d’ensemble, avec un peu plus de détails, correspondant à la plus grande puissance de l’instrument. Mais on peut remarquer une différence notable entre les formes dont nous venons de nous occuper. Au lieu d’un disque rond et noir attaché à un arc serpentant, l’observateur a dessiné une tache rectangulaire continuant une sorte de ruban assez large (voy. fig. 279). Les dessins de Kaiser, faits pendant la même opposition, concordent avec ceux de Lockyer et confirment l’élargissement de l’arc de Beer et Mädler et la forme rectangulaire allongée dont il s’agit. Comparons, par exemple, celui du 31 octobre (fig. 111).

Si maintenant nous continuons la comparaison de ce même point par les observations de 1877, nous constatons une différence encore plus frappante. À l’aide d’un équatorial de 218mm, de Merz, plus puissant que les deux précédents, M. Schiaparelli obtient des détails jusqu’alors inconnus. Mais si nous considérons spécialement et simplement l’aspect dont nous nous occupons ici, nous ne retrouvons plus du tout le disque rond attaché à un mince ruban, de l’opposition de 1830, ni les aspects de 1862, mais une vaste traînée sombre, qui ne se détache pas de la tache supérieure et lui est associée par une teinte grise intermédiaire. Jamais, au grand jamais, cette configuration ne pourrait être prise pour un disque circulaire noir mieux approprié que tout autre, par son isolement et sa netteté, à servir de point normal pour la mesure de la rotation. De plus, dans les observations de 1830 et dans celles Fig. 280.

Variations observées sur Mars (baie du Méridien).
de 1862, ce point se relie à une vaste mer triangulaire (la mer du Sablier), laquelle mer, en 1877, est réduite à presque rien par une langue de terre qui la pénètre et la détache presque de la mer supérieure. Toute cette contrée, que M. Schiaparelli a nommée Deucalionis Regio, Mare Erythræum et Japygie, est donc certainement variable, et avec elle cette tache normale de Beer et de Mädler, que nous appelons aujourd’hui la baie du Méridien. Comparons, par exemple, aux dessins précédents, celui du 20 octobre 1877 (fig. 175). C’est, du reste ce que nous avons déjà mis en évidence dans notre Astronomie populaire, en 1879, par la figure comparative (fig. 280) que nous reproduisons ici et qui résume la variation dont il s’agit.

Tandis qu’en 1830 cette baie du Méridien se détachait nettement en noir d’un fond clair environnant, en 1877 elle se confondait avec les marais adjacents, et si l’on avait dû choisir un point noir, net, circulaire, caractéristique, comme en 1830, pour déterminer la rotation par son déplacement, ce n’est pas du tout ce point que l’on aurait alors choisi, mais le lac circulaire situé à 90 degrés de distance à l’Est aréographique, et qui se détachait, en 1877, comme un disque noir et absolument net.

L’observation de cette même baie du Méridien, en 1879, donne encore un résultat sensiblement différent : on y remarque un étranglement qui en modifie singulièrement l’aspect, comparativement surtout à celui de 1862.

Ainsi cette région, la baie du Méridien, subit, elle aussi, des variations évidentes. Ce n’est pas d’aujourd’hui que nous les avons remarquées.

Le ruban curviligne dont le disque circulaire forme l’extrémité aboutit à gauche, dans les six dessins de Mädler de l’année 1830, à une mer, presque à angle droit, et semble même s’y continuer par sa teinte plus sombre, suivant Fig. 281.

Le détroit d’Herschel II en 1890.
l’ondulation du rivage (voy. les deux dessins ci-dessus, fig. 278). Cette mer a reçu le nom d’océan Dawes dans les cartes de Proctor et Green. M. Schiaparelli l’appelle Mare Erythræum. Les dessins de 1862 concordent absolument avec cet aspect. Or, on ne trouve plus rien de pareil dans les observations de 1877 et 1879. Donc, ce que M. Schiaparelli a appelé la mer Érythrée paraît n’être, au-dessus même du ruban qui forme son rivage, qu’une plaine, laquelle sans doute était couverte d’eau (ou de quelque autre chose), en 1877 et 1879, depuis le 330e jusqu’au 5e méridien notamment, mais qui, en 1830, avait, dans cette région, absolument l’aspect des continents, ce qui est arrivé de nouveau en 1862, et s’est renouvelé presque identiquement en 1879.

Cette région, occupant environ 35 degrés de longueur de l’Est à l’Ouest, sur 20 du Nord au Sud (14° à 34°), c’est-à-dire environ deux mille kilomètres de longueur sur mille ou douze cents de largeur, paraît vraiment tour à tour découverte et submergée. Les variations observées ne peuvent être attribuées à des nuages, étant donnée la netteté des dessins de 1830 depuis le 10 septembre jusqu’au 20 octobre.

Examinons encore un instant cette région.

Voici (fig. 281) un disque de Mars dessiné en 1890, sur lequel on voit plusieurs canaux dédoublés. Le supérieur, horizontal, le détroit Herschel II, n’a jamais été, jusqu’à ce jour, considéré comme un canal double. Comme Fig. 282

La même région en 1888.
comparaison, nous mettons encore en regard (fig. 282) le dessin fait en 1888 par M. Schiaparelli,

L’aspect topographique est entièrement transformé. Au lieu d’être sinueuse, la ligne du rivage est droite et double, partagée par un sillon blanc longitudinal. Double aussi, comme d’habitude d’ailleurs, la baie du Méridien. Double aussi également un petit lac inférieur.

Cette région est, comme la précédente, l’une de celles que nous signalons depuis 1879 pour les changements observés, et déjà, précédemment, nous avons montré un dédoublement analogue momentané observé en 1877.

C’est cette tendance au dédoublement qu’il s’agit surtout d’expliquer.

Si ces canaux dédoublés sont les deux côtés d’une bande d’eau, comme on serait porté à le croire par l’aspect comparatif du détroit, qui a déjà été vu maintes fois plus clair dans sa ligne médiane que le long des bords, il reste à expliquer comment cette transformation s’opère. Admettre qu’un banc de sable s’élève ainsi, nous semblerait un peu téméraire, et d’ailleurs ce soulèvement ferait écouler l’eau de part et d’autre, sans donner nécessairement naissance à des bords rectilignes.

D. — Changements observés autour de la mer Terby.

Dans les dessins de 1862, on remarque entre autres une tache ovale allongée de l’Est à l’Ouest et rattachée à gauche, par un filet étroit, mais toujours

Fig. 283. — La mer Terby ou lac du Soleil en 1862 (Lockyer)
visible, à la mer voisine. Cette tache, en forme d’œil, se voit notamment dans les dessins de M. Lockyer des 17 septembre et 18 octobre de cette année-là,

Fig. 284. — La même mer en 1877 (Green).
ainsi que dans ceux de Kaiser des 24 octobre et 23 novembre et des 10 et 18 décembre 1864, et dans ceux de Dawes de la même année. Il ne peut y avoir aucune incertitude sur l’existence du détroit reliant ce lac circulaire à la mer voisine. Les dessins des 18 octobre (Lockyer) et 23 novembre (Kaiser), suffisent amplement pour s’en rendre compte.

Comparons à ces aspects ceux de 1877, soit, par exemple, les dessins de MM. Schiaparelli et Green (fig. 284), de septembre à décembre : ce détroit a absolument disparu, quoique l’œil et tous ses environs soient bien visibles et non voilés par des nuages. Sur mes dessins de cette année 1877, le lac n’est, non plus, jamais rattaché à la mer. Voilà donc encore ici une variation incontestable. Remarquons que l’observateur italien a fait tous ses efforts pour retrouver l’émissaire dont il s’agit et n’a pu parvenir à en apercevoir la moindre trace. Cependant ce tracé est déjà indiqué en 1830 sur la carte aréographique de Beer et Mädler. Ainsi le changement est absolument prouvé. Voir ci-dessous le dessin de Green conforme, d’ailleurs, à tous les autres de la même année.

Ce détroit est redevenu visible en 1879, mais incomparablement plus mince qu’il ne s’était montré en 1862.

Ce lac circulaire mesure 17 degrés de longueur sur 14 de largeur, soit 1 020 kilomètres sur 840, c’est-à-dire que sa superficie est un peu supérieure à celle de la France.

Cette étude conduit donc à la conclusion certaine que des changements réels s’opèrent constamment à la surface de ce monde voisin.

D’après M. Schiaparelli, en 1877, ce lac est circulaire (fig. 285) ; un affluent

Fig. 285. — Le lac du Soleil en 1877.
le rattache à droite au petit lac du Phénix, et un second affluent, plus large, mais plus pâle, le relie en haut de la mer australe. L’auteur a examiné cette région avec un soin tout spécial, parce qu’elle différait déjà sensiblement des dessins faits par Dawes, Lockyer et Kaiser en 1862 et 1864 : le lac était alors ovale, allongé dans le sens Est-Ouest. Au contraire, en 1877, il était « parfaitement circulaire, avec le bord légèrement ondulé », et quelquefois même il paraissait plutôt allongé dans le sens vertical. De plus, en 1862 et 1863, on voyait un large affluent relier à gauche le lac à l’océan voisin. Au lieu de cela, l’observateur milanais vit la place tout à fait nette et découvrit en 1877 le petit cercle inscrit sous le nom de Fontaine du Nectar.

Mars revient vers la Terre en 1879, et on l’observe de nouveau. Des

Fig. 286. — Le lac du Soleil en 1879.
changements évidents sont constatés. L’affluent dont nous venons de parler, qui était tout à fait invisible en 1877, est maintenant perceptible, quoique très Fig. 287. — La même région en 1881.

Fig. 287. — La même région en 1881.
mince, et reçoit le nom de canal du Nectar ; l’Aurea Cherso est élargie, le Chrysorrhoas a changé de place : au lieu de descendre verticalement le long du 86e degré, il part du 78e pour aller rejoindre le 77e. Le lac est légèrement allongé vers le canal du Nectar, « ce qui lui donne la forme d’une poire » dont la queue monterait de 15° à 20°. L’affluent supérieur est incomparablement moins large qu’en 1877 et a reçu le nom d’Ambrosia. Le lac du Phénix est très diminué. On cherche en vain la Fons Juventæ.

Nouvelles études en 1881, et nouvelles transformations. Le lac se montre décidément allongé dans le sens Est-Ouest, concentrique avec le contour de la Thaumasia. Le lac du Phénix est devenu un centre d’affluents nombreux. L’Agathodæmon donne naissance à un lac déjà indiqué en 1877, mais aujourd’hui très développé, et qui reçoit le nom de lac Tithonius. Cette vue

Fig. 288. — La même région en 1890.
correspond à celles de 1862 et 1864. La Fontaine de Jeunesse, qui avait disparu en 1879, est revenue.

« Che il Lago del Sole cambi di forma e di grandezza, écrit l’éminent observateur, e cosa indubitabile. » Sa coloration a été très sombre, et plus sombre lorsque la rotation l’amenait au bord du disque que lorsqu’il passait au méridien central. C’est sans doute, comme dans plusieurs autres cas, parce que les régions environnantes deviennent alors plus blanches.

L’Araxes s’est montré net, allant droit de la mer Sirenum au lac du Phénix, et non plus tortueux comme en 1877.

Ainsi voilà un lac (ou tout au moins quelque chose qui y ressemble) qui était ovale en 1862 et 1881, et rond en 1877, et tous ses environs changeant également.

Ces trois dessins suffisent pour établir sans contestation possible l’état de la planète pendant ces observations. Eh bien, voici maintenant 1890 (fig. 288).

Le lac est fendu en deux ; — le petit lac Tithonius inférieur est également partagé en deux ; — le grand affluent du lac, ce que nous avons appelé plus haut la queue de la poire, vient du Nord-Est au lieu de venir du Sud-Est (dans tous les dessins le Nord est en bas) ; — l’Ambrosia incline à droite du méridien au lieu d’incliner à gauche ; — le canal Chrysorrhoas est double, jusqu’au lac de la Lune, et au-delà, jusqu’à la mer Acidalium.

Du lac du Soleil descendent deux nouveaux affluents inconnus jusqu’ici.

Voilà l’état de la question. Il n’y a pas à le dissimuler, des changements réels, incontestables, et considérables, s’accomplissent à la surface de ce monde voisin.

La question ne manque pas d’intérêt. Outre qu’il est déjà curieux de savoir que nous pouvons voir d’ici ce qui se passe sur Mars, il ne l’est pas moins de constater que, tout en ressemblant beaucoup à notre planète par sa constitution générale, son atmosphère, ses eaux, ses neiges, ses continents, ses climats, ses saisons, ce globe voisin en diffère cependant de la manière la plus bizarre par sa configuration géographique, ses canaux dédoublés, et surtout par cette faculté de transformation superficielle et de dédoublement des lacs eux-mêmes, de lacs grands comme la France !

Comment expliquer ces variations ?

L’hypothèse la plus simple serait d’imaginer que la surface de Mars est plate et sablonneuse, que les lacs et les canaux n’ont pas de lits, pour ainsi dire, sont très peu profonds, et n’ont qu’une très faible épaisseur d’eau, et qu’ils peuvent facilement, suivant les circonstances atmosphériques, les pluies, les marées peut-être, se rétrécir, s’élargir, déborder, et même changer de place. L’atmosphère peut être légère, l’évaporation et la condensation des eaux faciles. Nous assisterions d’ici à des inondations plus ou moins vastes et plus ou moins durables. La séparation du lac du Soleil en 1890 serait due, par exemple, à une diminution ou à un déplacement de l’eau de ce lac, la ligne de séparation pouvant être considérée comme un banc de sable mis à découvert.

Cette explication peut rendre compte d’une partie des faits observés. Mais elle est insuffisante pour le caractère particulier de ces aspects : le dédoublement.

Remarquons d’abord qu’il ne semble pas qu’il y ait moins d’eau, puisque les affluents de ce lac sont plus nombreux, et que celui de gauche a la longueur d’un bras de mer.

Déplacements d’eaux dus à des marées ? Ce serait périodique, ne durerait que quelques heures, et ne caractériserait pas comme ici des saisons entières.

Devons-nous plutôt admettre que le banc de sable s’est élevé au-dessus du niveau des eaux et qu’en général, les déplacements d’eaux soient dus à des soulèvements du sol ?

Il est également difficile d’accepter cette interprétation, d’abord parce qu’une telle instabilité du sol serait bien extraordinaire, ensuite parce qu’il faudrait que ces boursouflements du sol fussent en général rectilignes ; enfin parce que les aspects reviennent, après plusieurs années, tels qu’on les a vus d’abord. Et puis, ces déplacements d’eaux n’expliquent pas le fait capital, on pourrait dire caractéristique, des changements observés sur Mars : la tendance au doublement.

Il est donc, reconnaissons-le, extrêmement difficile, pour ne pas dire impossible, d’expliquer ces transformations par les forces naturelles que nous connaissons. Mais c’est peut-être ici le lieu de remarquer que nous ne connaissons pas toutes les forces de la nature, et que des choses très proches de nous restent souvent ignorées. Les habitants des tropiques qui viennent à Paris en hiver pour la première fois, et qui n’ont jamais vu d’arbres sans feuilles ni de neige, sont stupéfaits de nos climats. C’est une curiosité toute nouvelle pour eux de prendre dans leurs mains de l’eau solidifiée, de cette éclatante blancheur, et ils doutent un instant que ces squelettes tout noirs des arbres doivent, quelques mois plus tard, être couverts d’un luxuriant feuillage. Supposons un habitant de Vénus n’ayant jamais vu de neige. Arriverait-il, en observant la Terre, à comprendre ce que sont les taches blanches qui recouvrent nos pôles ? Certainement non. Nous le pouvons, nous, habitants de la Terre, pour les neiges de Mars. Mais nous ne nous expliquons pas ces variations de rivages, ces déplacements d’eaux, ces canaux rectilignes et leurs dédoublements, parce que nous n’avons ici-bas rien d’analogue.

E. — Changements dans les canaux.

Fig. 289. Fig. 290.
 
 
Fig. 291. Fig. 292.
Changements dans le cours des fleuves ou canaux.

Considérons encore les petites cartes ci-dessus (fig. 289 à 292). En 1877, la mer du Sablier était très étroite, et aucun canal n’a été vu dédoublé. On en remarquait un, entre autres, auquel on a donné le nom de Phison. En 1879, mer plus large, le Nil semble avoir changé de cours, et l’on voit deux canaux au lieu d’un. En 1882, nouveau changement au cours du Nil et dédoublement ; les deux canaux de 1879 se montrent également dédoublés, et l’on en découvre cinq autres. En 1888, l’Euphrate, le Phison, le Nil (appelé maintenant Protonilus), se montrent dédoublés comme en 1882, mais on voit un nouveau dédoublement, l’Astaboras, qui descend obliquement de la mer du Sablier au lac, et un autre canal voisin (voy. fig. 288). Ce sont encore là des changements. En 1890 (fig. 292) l’Euphrate et le Phison se montrent dédoublés, ainsi qu’une partie seulement du Protonilus, mais l’Astaboras ne l’est pas, le canal de 1888 a disparu, et, comme nous l’avons déjà remarqué, le détroit supérieur s’est partagé en deux dans le sens de sa longueur !

La même conclusion pourrait être tirée de l’examen des cours d’eau qui arrivent à la baie du Méridien (Hiddekel, Gehon, Oronte, Edom), ainsi que de celui de l’Hydaspe et de l’Indus, tels que les représentent les dessins de Secchi en 1858, de Kaiser en 1864 et de Schiaparelli depuis 1877. Nous ne multiplierons pas ces dessins, déjà trop nombreux pour l’attention du lecteur ; mais nous ferons remarquer que l’Hiddekel, large et évident en 1877, était complètement invisible en 1879 et remplacé par un fleuve d’une autre forme (l’Oronte). Il a reparu en 1882, l’Oronte y aboutissant très loin de la mer, et s’est montré encore sous une autre forme en 1888, l’Oronte venant

Fig. 293. — L’Hydaspe, observé par Secchi en 1858.
au contraire se jeter dans la baie du Méridien, à la même embouchure ; Remarquons aussi que l’Hydaspe est très large sur les dessins de Secchi en 1858, comme on le voit sur ceux-ci, des 3 et 5 juin de cette année-là. L’Indus varie dans les mêmes proportions. Il y a même ici un fait particulièrement remarquable, c’est que, par suite de ces variations, la mer du Sablier paraît reproduite quelquefois exactement à 95° de distance à droite par l’embouchure de l’Indus, et également, d’autre part, à 40° de distance à gauche par l’allongement de Syrtis Parva, comme déjà nous l’avons vu par les dessins de Schrœter, de sorte que cette forme paraît répétée trois fois au moins, en certaines années.

Il est bien difficile de se refuser à admettre que les « canaux » qui varient Fig. 294.

Lac formé par l’intersection de plusieurs canaux.
ainsi représentent quelque élément mobile. Ils aboutissent tous, sans exception, par leurs deux extrémités, à une mer, à un lac ou à un canal, et, par conséquent, l’eau ne doit pas y être étrangère. Aux points d’intersection où ils se rencontrent, on remarque souvent une tache qui donne absolument l’idée d’un lac, comme le montre la fig. 294. L’aspect de ces nœuds change d’une manière analogue à ceux des canaux, se dédoublant avec eux, et dans le même sens. De plus, on voit quelquefois pendant l’hiver de longues traînées de neige traverser ces lignes : or, ces neiges sont fondues là comme le ferait la neige en tombant sur de l’eau.

Auraient-ils pour origine des crevasses géométriques dues à quelque procédé naturel dans la formation du globe de Mars ? Peut-être ; mais des crevasses seules, même remplies d’eau, n’expliqueraient pas les variations observées.

Les canaux sont quelquefois complètement invisibles, dans les meilleures conditions d’observation. Cette disparition arrive de préférence vers le solstice austral de la planète.

Leur largeur est très différente. Ainsi le Nilosyrtis mesure quelquefois 5° ou 390 kilomètres de largeur, tandis que d’autres mesurent moins de 1° ou de 60 kilomètres.

Quelques-uns sont d’une immense longueur, plus du quart du méridien, plus de 5 400 kilomètres.

Tous changent de largeur.

Tous, ou presque tous, se dédoublent.

Le lecteur est du reste au courant de tous les faits relatifs à ces étranges formations par la dissertation de M. Schiaparelli publiée plus haut (p. 442 à 458), et il serait superflu d’y revenir.

Ce sont là des faits vraiment bien extraordinaires et auxquels il est difficile d’adapter une même interprétation explicative.

En résumé, il est difficile d’admettre des changements de niveau dans le sol, des mouvements de bascule, de supposer que la surface du globe de Mars est mobile, se soulève et s’abaisse, que les mers peuvent facilement et fréquemment prendre la place des terres et réciproquement. Une telle conclusion est bien difficile à accepter, d’abord parce que nous ne comprenons pas bien une surface planétaire d’une pareille instabilité, ensuite parce que nous retrouvons actuellement des configurations géographiques observées il y a plus de deux siècles. On ne s’imagine pas une planète se gonflant ou dégonflant même partiellement comme une sphère de gaz recouverte d’une mince pellicule. Sans doute, notre propre Terre ressemble de loin à cet état, puisque de siècle en siècle les mers ont pris la place des terres et réciproquement, et que tous les jours sans exception la surface terrestre remue en un point ou un autre. Mais que cette instabilité prenne les proportions indiquées par les phénomènes de Mars, que du jour au lendemain, par exemple, l’Océan arrive à Paris et retourne à Cherbourg, c’est ce qu’il est bien difficile d’admettre, étant donné surtout que l’ensemble de la géographie martienne reste en définitive sensiblement stable.

Examinons d’un peu plus près encore cette curieuse question des canaux de Mars.

  1. La vue de chaque observateur joue un grand rôle. Pour moi, par exemple, qui lis parfaitement l’heure à minuit aux fines aiguilles de ma montre, à la seule clarté des étoiles, et qui suis un peu myope, je ne distingue rien nettement de loin, tandis que d’autres yeux sont dans un cas diamétralement contraire. Le meilleur observateur d’étoiles doubles que nous ayons, M. Burnham, qui a découvert tant de couples serrés à moins d’une seconde, n’a jamais pu voir les nébuleuses des Pléiades, etc.