La Planète Mars et ses conditions d’habitabilité/P3/1888

Gauthier-Villars et fils (1p. 396-463).
Opposition de 1888

Opposition de 1888.
date de l’opposition : 11 avril[1].

Présentation : Le pôle boréal est tourné vers la Terre.

Dates. Latitude
du centre.
Diamètre. Phase
(zone manquant).
 Angle
Terre-Soleil.
11 février
+19°,4 19″,6 0″,77 33°
11 mars
+18°,6 12″,7 0″,47 22°
11 avril (opposition).
+21°,1 15″,4 0″,00 2
11 mai
+24°,0 14″,2 0″,59 23°
11 juin
+24°,8 11″,4 1″,16 37°
11 juillet
+23°,4 19″,2 1″,20 42°
Calendrier de Mars.
Hémisphère austral ou supérieur. Hémisphère boréal ou inférieur.
16 février 1888
Solstice d’hiver. Solstice d’été.
15 août 1888
Équinoxe de printemps. Équinoxe d’automne.
18 janvier 1889
Solstice d’été. Solstice d’hiver.

cxxiv. 1883-1888. — O. Lohse. Observations et dessins.

Cet observateur a continué (voy. plus haut, 1879, p. 318), ses études de Mars pendant les oppositions de 1883, 1884, 1886 et 1888, et en a publié les résultats en 1891[2]. Il s’est principalement occupé des mesures de l’angle de position de la tache polaire boréale et a fait, de plus, un grand nombre de dessins de la planète, dont 36 sont publiés dans ce mémoire et suivis d’une carte qui les résume.

D’après ces observations, on a pour l’angle de position de l’axe de Mars

1884 
28 février.
0h 0m (Greenwich). P = 357°,226 ± 0°,185
1886
22 février.
0h 0m GreenwichId. 321°,84 ± 0°,31
1888
24 mai
0h 0m GreenwichId. 330°,66 ± 0°,491

Les dessins sont du 15 septembre 1883 au 17 mars 1884 et du 30 janvier au 7 avril 1886. En 1888, il a trouvé 289°,56 pour la longitude de la mer du Sablier.

Nous offrons à nos lecteurs la carte (fig. 207) que cet astronome a conclue de ses observations de 1883-84, faites à l’aide de l’équatorial de 11 pouces de l’Observatoire de Potsdam. Elle inspire les mêmes réflexions que la première et, vraiment, ne ressemble guère à Mars. La baie du Méridien, le détroit d’Herschel, la mer du Sablier, sont à peu près Les seules configurations que l’on reconnaisse. Mais qu’est devenue la mer Terby, que, dans son autre carte, l’auteur avait représentée quadrangulaire ? Que reconnaître dans la région

Fig. 207. — Carte de Mars, par M. Lohse, d’après ses observations de 1883-84.
gauche de la mer du Sablier ? L’observateur nous offre pourtant 18 points de repère pour identifier sa carte avec celles de M. Schiaparelli. Les voici :

  Longitude.  Latitude.
1
Côte orientale du golfe des Perles
0027° 0
Z
Région de Protée. Milieu
0038° −27°
3
Tempé. Milieu
0076° +47°
4
Lac du Soleil. Milieu
0081° ‒31°
5
Arcadie. Milieu
0125° +47°
6
Élysée. Milieu
0218° +31°
7
Golfe des Alcyons. Pointe sud
0265° +35°
8
Lac Mœris
0265° +0
9
Promontoire de Circé
0275° −10°
10
Nilosyrtis. Côte orientale
0293° +30°
11
Mer du Sablier. Côte orientale
0294° +0
12
Golfe Sabæus
0326° −14°
13
Baie fourchue (Gabelbai). Pointe ouest
0346° −0
14
Fastigium Aryn
0357° −10°
15
Baie fourchue. Pointe est
0357° +0
16
Baie fourchue. Côte orientale
000 −12°
17
Golfe des Perles. Côte occidentale
000 −23°
18
Golfe des Perles. Pointe
000 +0

Malgré l’habileté de l’astronome de Potsdam, la différence entre cette carte et l’aspect général de la planète est vraiment énorme. C’est une preuve de plus que les observations de Mars sont fort difficiles.

cxxv. 1888. — Proctor. Les canaux de Mars. Nouvelle carte de la planète. Derniers travaux[3].

À la séance de la Société astronomique de Londres du 13 avril 1888, M. Proctor a communiqué la note suivante sur les canaux de Mars[4] :

Mars devrait être soigneusement observé en juin et juillet prochain pour le dédoublement des canaux, car l’automne martien approchera. Considérant ces curieuses raies sombres doubles (ou plutôt les raies claires entre elles et les raies plus faibles de chaque côté) comme des images de diffraction des fleuves lorsque le brouillard reste suspendu sur leurs lits, comme je l’ai interprété depuis quatre ans, nous pouvons nous attendre à revoir le phénomène à l’approche de l’automne ou après le commencement du printemps, pour l’hémisphère nord, dans lequel ces doubles canaux se montrent principalement.

Je suppose que personne ne regarde ces doubles canaux comme des réalités ; mais, d’un autre côté, on ne peut pas non plus voir en eux des illusions d’optique. Si nous les considérons comme des phénomènes de diffraction, c’est-à-dire comme des produits optiques, as optical products, nous trouvons une explication de leurs variations d’aspects (puisque, lorsque les fleuves paraissent sombres, ce qui est le cas ordinaire, sur un fond clair, la duplication ne pourrait pas être observée), de leur synchronisme avec les saisons et du fait qu’ils ne sont visibles qu’aux instruments d’un certain diamètre. Cette dernière considération suggère une méthode effective pour vérifier cette théorie de diffraction.

Il serait désirable que les aspects observés par Schiaparelli fussent vus et dessinés par des observateurs doués d’une véritable habileté artistique. Nul de ceux qui ont vu Mars à l’aide d’un bon instrument ne peut accepter les configurations rudes et anti-naturelles dessinées par Schiaparelli. Les dessins de Dawes, Burton, Knobel, Denning et Green sont beaucoup plus satisfaisants.

Proctor s’est occupé de la planète Mars dans la plus grande partie de ses ouvrages, jusqu’au dernier, dont la publication venait de commencer lorsque la mort arrêta ses travaux. Aux déductions ingénieuses que nous avons déjà publiées de cet auteur (p. 203-207) nous ajouterons ici celles qui sont exposées dans son dernier ouvrage[5].

Toutes les considérations s’accordent pour nous conduire à penser que les taches foncées représentent des mers et les claires (jaunes), des continents.

L’auteur propose d’admettre que la quantité d’eau et d’air doit être proportionnelle aux masses des planètes, et que Mars étant neuf fois moins lourd que la Terre doit avoir neuf fois moins d’eau et d’air. Comme la surface de la Terre surpasse celle de Mars dans le rapport de 7 à 2, la quantité totale d’eau et d’air sur chaque hectare de notre planète surpasserait la même quantité sur chaque hectare de Mars dans la proportion de 18 à 7.

(Rien ne nous autorise à penser strictement que les conditions originelles de la formation des deux planètes aient été les mêmes.)

En ce qui concerne la densité de l’atmosphère, au niveau de la mer, il faut prendre en considération l’état de la pesanteur à la surface de Mars, Or la proportion entre ces deux états est la même que la précédente : 18 à 7.

Ainsi, tandis qu’il n’y aurait là que les 7/18 de l’eau et de l’air qui existent ici, par mètre carré, ces deux éléments devraient être dans la proportion du carré de 7 au carré de 18, ou de 49 à 324, ou de 5 à 33.

Si l’on admettait que l’atmosphère de Mars eût ce degré de ténuité, tandis que la quantité d’eau par kilomètre carré ne serait que les 7/18 de ce qui existe sur la Terre et que l’action du Soleil est de moitié plus faible qu’ici, il serait difficile de concevoir qu’il y eût assez de vapeur d’eau dans l’atmosphère de Mars pour être perceptible au spectroscope. Même en doublant la quantité d’eau et d’air, on diminue à peine la difficulté.

Quoique l’atmosphère de Mars soit probablement beaucoup plus rare que la nôtre, elle doit être plus élevée, étant comprimée par une force très inférieure à celle de la gravité terrestre. Sur notre globe, une élévation de 4 000 mètres suffit pour diminuer de moitié la pression atmosphérique ; sur Mars il faudrait une élévation de 10 400 mètres pour arriver au même résultat. Ici, à une altitude de 21 000 mètres au-dessus du niveau de la mer, la pression atmosphérique est réduite à 1/32 ; à la même altitude sur Mars, elle n’est réduite que de 1/4. En admettant qu’au niveau de la mer sur Mars cette pression soit 1/7 de ce qu’elle est ici, l’air martien serait plus dense à une altitude de 29 000 mètres que chez nous à la même hauteur. À de plus grandes élévations, la différence s’accroît encore en faveur de Mars.

Il n’est pas facile de déterminer ce qui se passe dans Mars lorsque nous croyons y reconnaître des signes météorologiques tels que les nuages se formant ou se dissolvant ou les brumes du matin et du soir, ainsi que d’autres phénomènes qui ne paraissent pas compatibles avec l’idée d’un froid extrême : même la présence de la glace et de la neige impliquent l’action de la chaleur. Le froid seul, comme l’a montré Tyndall, ne pourrait produire de glaciers : les vents du Nord-Est les plus rigoureux pourraient souffler pendant tout l’hiver sans apporter un seul flocon de neige. Pour que le froid produise de la neige, il faut qu’il ait à sa disposition de la vapeur d’eau dans l’air, et cette vapeur ne peut être produite que par la chaleur. Le Soleil exerce donc sur Mars une action calorifique suffisante pour élever une certaine quantité de vapeur d’eau dans son atmosphère, et cette vapeur est transportée d’une manière quelconque vers les régions polaires où elle est précipitée sous forme de neige.

Mais, d’autre part, la surface entière de Mars semblerait devoir être au-dessus de ce que nous pourrions appeler la ligne de neige pour une planète analogue à la Terre, car toute région terrestre où le froid serait aussi grand qu’il doit être sur Mars et où l’atmosphère serait aussi raréfiée serait certainement au-dessus de la ligne des neiges éternelles. Comment donc se fait-il que la neige fonde sur Mars comme elle le fait manifestement, puisque nous y voyons des régions neigeuses variables et des régions rougeâtres ?

À cette alternative Proctor répond dans les termes suivants :

La neige qui existe à la surface de Mars peut être en faible quantité, la chaleur solaire n’y étant pas assez active pour produire beaucoup de vapeur d’eau. Il n’y aurait point là d’accumulation de neiges analogues à celles qui existent ici au-dessus de la ligne des neiges perpétuelles, mais il pourrait exister à la surface de Mars, excepté près des pôles, une mince couche de neige, ou plutôt il n’y aurait ordinairement qu’une couche de gelée blanche. Maintenant, le soleil de Mars, quoique incapable d’élever de grandes quantités de vapeurs dans l’atmosphère ténue de la planète, pourrait cependant fondre et vaporiser cette mince couche de neige ou de gelée blanche. La chaleur directe du Soleil brillant à travers une atmosphère si rare doit être considérable partout où l’astre est à une élévation suffisante, et la pression atmosphérique est si faible que la vaporisation est très facile, attendu que le point d’ébullition doit y être très bas. Par conséquent, durant la plus grande partie du jour martien, la couche de gelée blanche ou de neige légère qui peut être tombée pendant la nuit précédente serait complètement fondue, et le sol rougeâtre ou les verdâtres océans de glace redeviendraient visibles pour l’observateur terrestre. Les régions marginales du disque de Mars seraient blanchâtres, puisque ce sont celles où le Soleil est très peu élevé au-dessus de l’horizon.

Si l’on adoptait cette vue de la climatologie martienne, le fait le plus caractéristique de cette situation serait la fusion quotidienne de la couche de gelée blanche ou de neige légère avant midi, et la précipitation d’une nouvelle couche blanche lorsque le soir approche. Pendant la durée du jour, l’atmosphère reste assez pure, autant qu’on en peut juger du moins, d’après l’aspect télescopique de la planète, quoique pourtant rien n’y empêche sans doute la formation éventuelle de légers cirrus ou de nuages de neige, surtout dans la matinée. En fait, les phénomènes qui ont été généralement regardés comme dus à la précipitation de la pluie de véritables nimbus sur les océans et les continents de Mars peuvent être attribués, avec plus de probabilité, à l’évaporation de cirrus par la chaleur solaire. Les régions polaires seraient perpétuellement couvertes de neige, les limites des caps polaires variant avec les saisons et ne présentant sans doute que des accumulations de neige fort inférieures à celles qui existent sur la Terre.

Telles sont les considérations de l’astronome anglais sur cet intéressant sujet. Nous y reviendrons plus loin, pour le discuter complètement. L’auteur a examiné également, comme nous venons de le voir, les curieuses observations de M. Schiaparelli sur les canaux et leurs dédoublements. Il ne croit pas que ces canaux soient réels. « We cannot regard them as objective realities, écrit-il en 1888, this is manifestly incredible. » L’auteur pense que ce sont là des images optiques, non des illusions, mais des images explicables

Fig. 208. — Nouvelle carte de Mars, par Proctor, en 1888.
par les lois connues de l’Optique. Il les considère comme des images de diffraction produites dans les yeux des observateurs de chaque côté des lignes des fleuves de Mars, lorsque ces fleuves deviennent blancs par la gelée ou par des nuages allongés le long de leur cours. L’existence de ces canaux a conduit Proctor à remanier sa première carte et à lui substituer celle que nous reproduisons ici (fig. 208), dans laquelle un grand nombre de fleuves sont tracés, aboutissant aux golfes et aux mers. Nous avons vu, aux observations de Dawes (1864, p. 185), que cet éminent observateur regardait la baie du Méridien comme formée de deux pointes donnant l’impression de deux embouchures de fleuves très larges. Treize ans plus tard, en 1877, M. Schiaparelli a pu apercevoir ces fleuves vainement cherchés par Dawes, et les a considérés comme des canaux auxquels il donna le nom de Gehon et Hiddekel. L’idée de fleuves est, en effet, simple et naturelle : Proctor y revient avec raison, et sa carte ainsi conçue offre un aspect qui n’est pas sans analogie avec les principaux caractères de la géographie terrestre. Mais reste toujours une grande objection : c’est que ces « canaux » ne commencent nulle part, vont d’une mer à l’autre, sont rectilignes et entrecroisés… Ces fleuves, si fleuves il y a, ne ressemblent donc pas aux nôtres. L’auteur, profitant des critiques qui lui avaient été adressées pour ne pas répéter plusieurs fois les mêmes noms et faire la part moins exclusive aux Anglais, a modifié les dénominations de sa première carte. Le mieux eût été pour lui de s’en tenir à la carte de Green.

Les conclusions de Proctor sur la planète Mars sont qu’elle est plus avancée que la Terre dans son existence astrale ; qu’elle ne possède plus depuis longtemps aucune chaleur propre ; que la chaleur reçue du Soleil est plus de moitié inférieure à celle que la Terre reçoit ; que cette chaleur y produit un climat spécial, assez froid, car il y aurait dans les régions tempérées de la gelée blanche et peut-être de la neige toutes les nuits, fondue tous les matins ; que l’atmosphère est très raréfiée ; que les océans sont sans doute gelés et les fleuves aussi, la plupart du temps. L’auteur ne paraît pas penser que l’atmosphère de Mars pourrait être constituée autrement que la nôtre et posséder des gaz et des vapeurs capables de conserver la chaleur reçue du Soleil et d’agir comme une serre un peu moins diathermane que l’atmosphère terrestre, gardant les rayons obscurs, et donnant à la planète une température moyenne peu différente de celle de la Terre.

cxxvi. 1888. — Perrotin. Les canaux de Mars. Nouveaux changements. Inondation de la Libye.

« Il m’a été possible, par de très bonnes images, écrit l’auteur[6], de revoir, avec notre grande lunette (équatorial de 0m,76), une partie des canaux de Mars que j’avais observés en 1886.

» Ils sont à la place où je les ai vus à cette époque et présentent les mêmes caractères : ils se projettent sur le fond rougeâtre des continents de la planète, suivant des lignes droites sombres (des arcs de grand cercle probablement), les unes simples, les autres doubles, — les deux composantes, dans ce dernier cas, étant, le plus souvent, parallèles, — se coupant sous des angles quelconques et paraissant établir des communications entre les mers des deux hémisphères ou entre les diverses parties d’une même mer, ou bien encore entre les canaux eux-mêmes.

» Leur aspect est en général le même qu’en 1886. Pourtant, quelques-uns paraissent plus faibles, d’autres ont peut-être disparu en partie.

» Dès à présent, je dois signaler trois modifications importantes qui se sont produites depuis 1886 dans l’aspect de la surface de la planète, modifications d’autant plus certaines qu’elles ont leur siège dans les régions sur lesquelles mon attention s’était plus particulièrement portée en 1886.

» 1o C’est d’abord la disparition d’un continent qui s’étendait alors, de part et d’autre de l’équateur, par 270° de longitude (Libya, carte de Schiaparelli). De forme à peu près triangulaire, ce continent était limité au Sud et à l’Ouest par une mer, au Nord et à l’Est par des canaux.

» Nettement visible, il y a deux ans, il n’existe plus aujourd’hui. La mer voisine (si mer il y a) l’a totalement envahi. À la teinte blanc rougeâtre des continents a succédé la teinte noire ou plutôt bleu foncé des mers de Mars. Un lac, le lac Mœris, situé sur l’un des canaux, a également disparu.

» L’étendue de la région dont l’aspect a ainsi complètement changé peut être évaluée à 600 000 kilomètres carrés environ, un peu plus que la superficie de la France. En se portant sur le continent, la mer a abandonné, au Sud, les régions qu’elle occupait antérieurement et qui se présentent maintenant avec une teinte intermédiaire entre celle des continents et celle des mers, avec une couleur bleu clair, analogue à la couleur d’un ciel d’hiver, légèrement brumeux.

» Cette inondation (ou autre chose) du continent Libya, si j’en crois un dessin antérieur (de l’année 1882), pourrait bien être un phénomène périodique. S’il en est ainsi, les observations en donneront la loi à la longue.

» 2o C’est ensuite, au nord du continent disparu, à +25° de latitude, la présence d’un canal simple qui n’est pas indiqué sur la carte de Schiaparelli, bien que ce savant astronome en ait noté de beaucoup plus faibles, et que je n’ai pas vu non plus lors de la dernière opposition. Ce canal, long de 20° environ et large de 1° ou 1°,5, est sans doute de formation récente. Il est parallèle à l’équateur et continue en ligne droite une branche d’un canal double déjà existant, qu’il met en communication avec la mer.

» 3o La troisième modification consiste dans la présence assez inattendue, sur la tache blanche du pôle nord, d’une sorte de canal qui semble relier, en ligne droite, à travers les glaces polaires, deux mers voisines du pôle.

» Ce canal, qui se détache avec une grande netteté sur la surface de Mars, coupe la calotte sphérique blanche suivant une corde qui correspond à un arc de 30° environ. »

Une nouvelle communication du même astronome adressée à l’Académie[7], était accompagnée des dessins suivants :

La différence entre les dessins 1 et 2 de cette année (fig. 209 et 210) et le dessin correspondant 3, de 1886 (fig. 211), dit l’auteur, est frappante en ce qui concerne la région Libya, de Schiaparelli. À un mois d’intervalle, les dessins 1 et 2, de leur côté, indiquent, dans la même région, des modifications notables.

Les deux premiers dessins contiennent le nouveau canal A, et le canal de la calotté blanche du pôle boréal.

Fig. 209.

Mars au grand équatorial de Nice, par M. Perrotin. (Dessin no 1, 8 mai 1888.)


Fig. 210. — Mars au grand équatorial de Nice, par M. Perrotin. (Dessin no 2. 12 juin 1888.)


Fig. 211. — Mars au grand équatorial de Nice, par M. Perrotin. (Dessin no 3, 21-22 mai 1888.)

Dans le dessin No 2 se trouve, en outre, un canal simple, B, vu le 12 juin pour la première fois.

Le dessin no 4 (fig. 212) contient quatre canaux simples et trois doubles, dont un seulement double sur une partie de sa longueur, mais tous bien caractérisés. Fig. 212.

Mars au grand équatorial de Nice, par M. Perrotin. (Dessin no 4. 4 juin 1888.)

Deux de ces derniers, C et D, partent des régions voisines de l’équateur et viennent, en suivant à peu près un méridien (longitude : 338° pour l’un, 5° pour l’autre), se perdre dans les environs de la calotte blanche du pôle nord.

Sont-ce bien là des canaux dans le sens que nous attachons à ce mot ? Il me semble que les deux canaux doubles singuliers que je signale pourront un jour ou l’autre nous donner à ce sujet d’utiles renseignements. Si ce sont de vrais canaux, ils ne peuvent, en effet, manquer d’éprouver de profondes modifications lors des changements de saison, au moment surtout où, sous l’influence des rayons solaires, la tache blanche du pôle boréal tend à disparaître, à fondre, comme le pensent certains astronomes.

Ainsi considérés, les canaux en question et deux autres du même genre se recommandent d’une façon particulière à l’observateur.

Ainsi s’est exprimé M. Perrotin. On voit que ce qui ressort surtout de ses observations de 1888, c’est la constatation de l’existence de nouveaux canaux et celle d’une strie sombre analogue traversant comme une corde la calotte polaire boréale. C’est, disait à ce propos M. Faye, comme si l’on était venu travailler là pour faire communiquer ensemble les deux côtés du pôle.

L’éminent auteur de la découverte de ces canaux, M. Schiaparelli, nous écrivait de Milan à la date du 12 juillet :

« L’opposition actuelle a été remarquable par une fréquence de lignes doubles bien plus grande qu’en 1884 et 1886. Plusieurs lignes qui étaient restées simples dans toutes les oppositions précédentes (Læstrygon, Népenthès, Astaboras, Héliconius, Callirrhoe), se sont doublées cette fois, »

Ces aspects dépendent donc évidemment de certaines époques critiques.

Quatre nouveaux dessins font suite aux précédents[8].

Fig. 213

Mars au grand équatorial de Nice, par M. Perrotin. (Dessin no 5. 12, 13, 14 mai, 18, 19 juin 1888.)

Voici les coordonnées du centre de la planète au moment où ces dessins ont été pris :

 
Numéros. Longitude.  Latitude S.
5
195° 24°
6
140° 24°
7
120° 24°
8
190° 24°

Le dessin no 5 (fig. 213), écrit M. Perrotin, montre une partie de la surface de la planète fort accidentée, surtout dans le voisinage de la calotte de glace du pôle nord, et, en même temps, une région R, comprise dans une sorte de pentagone formé de canaux, et qui, par sa couleur blanche et éclatante[9], tranche d’une façon singulière avec la couleur rougeâtre des parties environnantes.

Le dessin no 8 (fig. 216) présente deux canaux, un simple et l’autre double, KL, MN, analogues à ceux dont il a été question plus haut. Ces canaux partent Fig. 214

Mars au grand équatorial de Nice, par M. Perrotin. (Dessin no 8. 17 mai, 23 juin 1888).
des régions équatoriale et se dirigent, en suivant à peu près un méridien, vers le pôle nord.

Ce dessin est à rapprocher de celui portant le no 4, dans la première série (fig. 212). Il reproduit, d’ailleurs, des régions voisines de celles de no 4 et situées seulement plus à l’est sur la planète.

Les dessins 6 et 7 (fig. 214 et 215) sont malheureusement incomplets. Je les donne parce qu’ils mettent en évidence l’existence d’un nouveau canal qui, ainsi que celui déjà signalé précédemment (fig. 209 et 210), coupe suivant une ligne droite sombre la calotte blanche des glaces polaires.

Ce nouveau canal est peut-être un peu moins net que le premier ; mais son existence et son caractère ne sont pas douteux[10].

Le dessin no 5 (fig. 213) montre les deux canaux ; celui de droite est l’ancien, celui de gauche est le nouveau.

On voit encore mieux ce dernier dans les dessins no 6 et 7 ; le dessin no 7 le fait voir dans tout son développement.

Fig. 215.

Mars au grand équatorial de Nice, par M. Perrotin. (Dessin no 7, 18, 20 mai 1888.)

J’ai beaucoup regretté que les circonstances atmosphériques ne m’aient pas permis de revoir en juillet, par de bonnes images, la région Libya. Ce que j’ai entrevu me fait croire à de nouvelles modifications qui se seraient produites dans cette partie de la surface de la planète depuis le mois de juin, et je crains beaucoup qu’il ne soit trop tard pour qu’on puisse encore en reconnaître la nature. C’est la continuation des changements sur lesquels j’ai appelé l’attention au mois de mai dernier et qui ne sont, sans doute, qu’une partie des changements, à période plus ou moins longue, qui se produisent fréquemment à la surface de la planète. En ce qui me concerne, pendant mes longues soirées d’observation, j’en ai constaté plusieurs, plus particulièrement dans le voisinage de la calotte de glace. Ces changements, qui ont lieu quelquefois du jour au lendemain, ne modifient pas l’aspect général, mais portent seulement sur les détails ; ils affectent surtout les parties sombres de la surface.

J’en ai remarqué aussi d’autres de nature différente ; c’est ainsi que, le 18 et le 19 juin, j’ai vu, en peu de temps, pendant le cours de mes observations, la Fig. 216.

Mars au grand équatorial de Nice, par M. Perrotin. (Dessin no 8. 25, 26, 27 mai ; 2 juillet 1888.)
région R du dessin no 5 se couvrir et se découvrir tour à tour d’une sorte de brouillard rougeâtre qui s’étendait jusque sur les canaux environnants, tandis que le reste de la surface de la planète continuait à se montrer avec une grande netteté et une rare pureté de détails.

Je ne puis mieux comparer ce phénomène qu’à celui que nous donnent ici souvent, pendant l’été, les brouillards de la mer qui, le soir, après les journées chaudes, envahissent le littoral en quelques minutes, pour disparaître ensuite presque aussitôt.

Je n’ai pas besoin d’ajouter que tout ceci, même dans notre grande lunette, ne saute pas aux yeux et qu’il faut, pour le voir, une attention soutenue, un bon instrument et par-dessus tout des images non pas seulement bonnes, mais excellentes.

cxxvii. 1888. — Niesten. Observations et dessins.

À propos des observations publiées par M. Perrotin, M. Niesten a présenté

Fig. 217. — Mars, le 29 avril 1888, à 9h 15m (316°). Dessin de M. Niesten.
à l’Académie de Belgique quelques remarques déduites des observations

Fig. 218. — Mars, le 5 mai 1888, (275°). Dessin de M. Niesten.
faites en même temps par lui à l’Observatoire de Bruxelles, ainsi que deux dessins se rapportant aux régions de la planète qui auraient subi certaines modifications. Ces deux dessins montrent la mer du Sablier [à gauche dans celui du 29 avril (fig. 217), à droite dans celui du 5 mai (fig. 218)]. La Libye n’a pas disparu : le 5 mai, elle était bien visible et colorée de jaune-orange.

L’auteur pense que les différences d’aspects souvent observées proviennent surtout de la variation d’inclinaison des régions dessinées, vues plus ou moins obliquement et éclairées par le Soleil, sous des angles différents. En 1888, les régions australes se présentaient très obliquement.

Remarquons, de notre côté, que ces deux dessins de M. Niesten ne donnent pas, surtout le second, l’impression habituelle que nous recevons de l’observation de Mars. La mer du Sablier se reconnaît, sur la gauche dans le premier, sur la droite dans le second ; mais elle ne ressort pas sur l’ensemble, comme elle le fait généralement, et des configurations d’une importance beaucoup moindre, passagères même et indécises, dont quelques-unes incertaines, dessinent une géographie presque imaginaire, surtout dans la figure du 5 mai. Le crayon ne devrait pas fixer des aspects à peine entrevus. Mais comment faire autrement ? On distingue à peine certaines ombres légères, on n’est pas sûr de leurs contours, et plus d’un détail n’apparaît qu’en ces moments, aussi rares que fugitifs, de parfaite transparence. Illusion ou réalité ? Il semble que de telles vues télescopiques ne puissent rester que dans la pensée. On les indique au crayon, et ce qui est incertain, fugitif, atmosphérique peut-être, prend le même rang que ce qui est incontestable et permanent. La même remarque peut s’appliquer aux dessins de Nice : il y a, là aussi, des aspects incertains, et tel est le cas général des dessins de Mars.

Malgré les difficultés inhérentes à ces observations si délicates, on voit néanmoins que, grâce à la persévérance et à l’habileté des observateurs, nous pénétrons de plus en plus intimement dans la connaissance de ce monde voisin. Nous sommes arrivés, à cet égard, à une période fort intéressante et quelque peu critique, celle de l’interprétation des nombreux faits accumulés par l’observation. Le point essentiel est de ne pas reculer, et c’est ce qu’on a failli faire à l’Académie des Sciences.

cxxviii. 1888. — Fizeau. Une explication des canaux.

Voici la communication de l’illustre physicien à l’Académie[11] :

« Les apparences singulières observées à la surface de la planète Mars par M. Schiaparelli, et auxquelles plusieurs observateurs, et notamment M. Perrotin, de l’Observatoire de Nice, ont ajouté récemment des particularités nouvelles, sont demeurées jusqu’ici sans explication plausible. On s’accorde à les désigner sous le nom de canaux, d’après leur ressemblance lointaine avec des canaux d’irrigation, mais sans vouloir rien préjuger au sujet de leur véritable nature.

Il semble cependant que les observations les plus récentes permettent d’essayer aujourd’hui de résoudre cette énigme, en s’appuyant sur les considérations suivantes :

Et d’abord, on s’accorde généralement à reconnaître la présence de l’eau à la surface de Mars, et l’on admet que l’eau joue un rôle considérable dans les changements que l’on y observe. On connaît les taches polaires à aspect neigeux, qui s’étendent et diminuent suivant le cours des saisons. On sait, de plus, que l’analyse spectrale de la lumière de Mars a fait reconnaître à M. Janssen la présence de l’eau comme très probable[12].

Les canaux de Mars apparaissent comme des lignes plus obscures que le reste de la surface, de directions rectilignes, souvent parallèles entre elles ou se coupant suivant des angles plus ou moins grands. Le réseau de ces lignes n’a rien de fixe et, à des époques peu éloignées, a présenté des dessins fort différents les uns des autres ; changements qui rappellent ceux des taches plus étendues (appelées continents ou mers), lesquelles paraissent, se modifient et disparaissent parfois dans l’intervalle de quelques mois. Tout récemment, une ligne très nette a été signalée comme traversant, suivant une corde, le cercle de glaces polaires tourné vers la Terre.

Il paraît naturel de rapprocher de ces apparences singulières les phénomènes variés qui ont été signalés sur notre globe, à la surface des grands glaciers, tels que la mer de glace (mont Blanc), le glacier du Rhône et surtout la vaste région glacée du Groënland, pour ne citer que les plus connus. On sait que, parmi les changements incessants qui se produisent sur ces surfaces de glace par la succession des saisons, on remarque surtout, au point de vue qui nous occupe, des rides parallèles, des crevasses, des fentes rectilignes s’étendant sur des longueurs considérables et se coupant entre elles suivant des angles variés. M. Nordenskiöld a notamment rencontré, au Groënland, des phénomènes de ce genre tout à fait remarquables par leur grandeur et par les caractères plus précis qu’ils permettent d’assigner aux régions soumises au régime glaciaire.

En rapprochant ainsi les principales circonstances que présentent les canaux de Mars de celles qui ont été observées sur nos glaciers, on remarquera que les analogies et les ressemblances entre les deux ordres de phénomènes sont réellement assez marquées pour que l’on puisse, avec une grande probabilité, rapporter les uns et les autres à une même cause, l’état glaciaire.

On est donc conduit à l’hypothèse de l’existence à la surface de Mars d’immenses glaciers, analogues à ceux de notre globe, mais d’une étendue beaucoup plus considérable encore, et dont les mouvements et les ruptures doivent être également plus prononcés. On doit remarquer, en effet, que la longue durée des saisons sur la planète (double de celles de la Terre) favorise manifestement le développement et le bouleversement périodique des masses glacées, sous l’influence des dilatations et contractions dues aux changements de la température ; effets auxquels il faut joindre ceux qui résultent de la faible pesanteur à la surface de la planète (4/10 de celle de la Terre).

Mais, d’autre part, l’hypothèse dont il s’agit va-t-elle s’accorder avec plusieurs circonstances bien connues de la constitution physique de la planète ?

Et d’abord les distances au Soleil de Mars et de la Terre étant comme 3 à 2, les intensités du rayonnement sont comme 4 à 9 ; le rayonnement solaire est donc sur Mars 4/9 de ce qu’il est sur la Terre. Sans vouloir décider ici ce que deviendraient nos climats si le Soleil ne nous envoyait plus que les 4/9 de ses rayons, on peut assurer que toutes les températures moyennes seraient fort abaissées et que la plus grande partie de notre globe entrerait dans une période glaciaire. La température de Mars doit donc être bien plus basse que celle de la Terre, même en attribuant à la planète une atmosphère semblable à la nôtre.

De plus, on a des motifs sérieux de penser que l’atmosphère de Mars est moins développée que celle de la Terre.

D’abord, l’absence de bandes équatoriales montre que des mouvements atmosphériques réguliers ne se produisent pas là comme sur notre globe ; ce qui paraît indiquer une atmosphère d’une étendue plus limitée et, par suite, moins propre à absorber et à conserver la chaleur solaire que l’atmosphère terrestre.

Ensuite, on peut remarquer que la lumière de Mars présente une teinte rouge, reconnue de tous temps et par tous les observateurs. Or cette couleur rouge fournit une nouvelle preuve que l’atmosphère de Mars n’a pas une constitution semblable à celle de l’atmosphère de la Terre ; c’est ce que l’on peut conclure en considérant la couleur que possède la lumière cendrée que la Lune renvoie vers la Terre à certains jours des premier et dernier quartiers. Cette lumière est en effet empruntée à la Terre directement éclairée par le Soleil, et peut nous donner une idée assez exacte de la couleur que possède la Terre, environnée de son atmosphère et vue de l’espace. Or la lumière cendrée est, d’après Arago, d’une teinte bleu verdâtre et nullement rouge, comme elle le serait si notre atmosphère était semblable à celle de Mars. La teinte rouge dont il s’agit indique avec une grande probabilité la prédominance relative de la vapeur d’eau sur les gaz dans l’atmosphère de Mars. On voit que l’hypothèse de l’état glaciaire de Mars paraît s’accorder assez bien avec les principales données physiques que nous possédons, jusqu’à ce jour, sur cette planète. »

À cette conclusion nous avons cru devoir opposer, à la séance suivante du 2 juillet, les observations concordantes qui les contredisent.

cxxix. 1888. — C. Flammarion. Remarques sur la planète Mars. Observations.

Voici cette réponse[13] :

« Je demande à l’Académie la permission de lui soumettre les faits suivants, en réponse aux considérations qui ont été présentées à la dernière séance par l’un de ses membres les plus illustres.

Les glaces polaires fondent plus sur Mars que sur la Terre. C’est là un fait d’observation constante. Tandis que chez nous les expéditions les plus hardies et les plus aventureuses ne sont jamais parvenues à s’approcher à moins de 7° du pôle nord, et sont restées beaucoup plus éloignées du pôle sud, tandis que nos deux pôles paraissent constamment entourés de glaces, sur Mars la fusion de ces glaces avec l’élévation du Soleil au-dessus de l’horizon s’opère presque complètement pendant l’été aux deux pôles de la planète, surtout au pôle sud, dont l’été arrive au périhélie de l’orbite.

En cette année 1888, la planète nous a encore présenté son hémisphère nord, par suite de son inclinaison. La limite des glaces polaires boréales a été nettement déterminée : elle s’est graduellement rapprochée du pôle pendant les mois de février, mars, avril et mai derniers. J’estime qu’à la fin du mois de mai, à l’époque de leur minimum, le diamètre de la tache polaire mesurait environ 300 kilomètres. (Le solstice d’été est arrivé, pour l’hémisphère boréal, le 16 février dernier, et l’équinoxe d’automne arrivera le 15 août prochain.)

Les neiges des deux pôles ont été depuis longtemps l’objet d’une attention scrupuleuse et de mesures très précises. Il est constant qu’elles fondent considérablement, beaucoup plus que sur notre planète. L’ensemble des observations montre d’ailleurs que le minimum arrive environ deux mois et demi à trois mois après le solstice. (On sait que l’année de Mars dure 687 jours.) Le phénomène est donc absolument du même ordre que celui qui se passe aux pôles terrestres, mais plus marqué.

Les mesures micrométriques de la tache polaire australe, faites par M. Schiaparelli en 1879, montrent que cette tache a été réduite à 4° de dimension apparente à la fin de novembre (le solstice austral étant arrivé le 14 août). En admettant que ces quatre degrés de dimension apparente représentent, à cause de l’irradiation, le double des dimensions réelles, on voit qu’en 1879 les dimensions réelles de cette tache polaire ont été réduites à 2° ou 120 kilomètres de diamètre. Elles varient au moins dans la proportion de 900 à 120 kilomètres de diamètre.

Comme sur la Terre, ce pôle du froid ne correspond pas au pôle géographique, mais lui est excentrique ; il est placé à environ 6° du pôle géographique, à peu près sur l’intersection du 84e degré de latitude et du 35e degré de longitude.

La tache polaire boréale subit, comme la précédente, des variations correspondant aux saisons et à la température.

Cette fusion des taches polaires pendant l’été est en contradiction manifeste avec l’hypothèse que les continents de Mars seraient des champs de glace et que la température de la planète serait inférieure à celle de la Terre. Elle prouve le contraire, si l’on admet que ces neiges et ces eaux soient de même nature que les nôtres, ce qui n’est pas absolument certain, malgré les investigations de l’Analyse spectrale, car la pression atmosphérique, les points de fusion et de saturation, la composition chimique de l’atmosphère et des liquides, doivent offrir des différences originaires et permanentes avec ce qui existe sur notre planète.

C’est peut-être ici le lieu de remarquer que la température d’un lieu n’est pas uniquement réglée par sa distance au Soleil, mais encore et surtout par les propriétés physiques de l’atmosphère qui le recouvre. Il y a beaucoup de vapeur d’eau dans l’atmosphère de Mars, ce qui est démontré par les raies d’absorption de son spectre (mais la coloration de la planète n’est pas due à cette cause, puisqu’elle est plus forte au centre du disque, où il y a moins d’épaisseur à traverser que vers les bords). Or, c’est la vapeur d’eau qui joue le plus grand rôle dans la conservation des rayons calorifiques reçus. On sait que le pouvoir absorbant d’une molécule de vapeur aqueuse est 16 000 fois supérieur à celui d’une molécule d’air sec. Sans la vapeur d’eau ou quelque protection analogue, notre propre planète resterait constamment glacée. Les vapeurs des éthers sulfurique, formique, acétique, de l’amylène, du gaz oléfiant, de l’iodure d’éthyle, du bisulfure de carbone, jouissent des mêmes propriétés, d’après les expériences de Tyndall.

Remarquons aussi que l’aspect des continents de Mars diffère considérablement de celui des glaces polaires et des neiges qui, parfois, blanchissent certaines régions. Les neiges cet les glaces resplendissent d’une blancheur éclatante, tandis que les continents sont colorés d’un jaune très chaud, rappelant le ton des blés mûrs vu du haut d’un ballon.

L’ensemble des observations faites sur Mars et l’application des connaissances qui se rattachent à l’étude de la constitution physique des planètes conduisent donc à conclure que les glaces polaires n’envahissent point la surface entière de ce globe, mais, au contraire, subissent plus que les nôtres l’influence de la température ; que, relativement à la constitution physique de ces neiges et de ces eaux, la température produit là des effets au moins aussi sensibles que sur notre planète, que le monde de Mars n’est pas dans un état glaciaire et que les « canaux » ne sont pas des crevasses dans des glaciers.

       
A Fig. 219. B
C D
La planète Mars au mois de juin 1888. (Croquis de M. Flammarion.)

Parmi les observations que nous avons faites pendant cette opposition à notre Observatoire de Juvisy, nous signalerons les quatre croquis ci-dessus (fig. 219).

Nous n’avons pu distinguer aucun « canal » à l’aide de notre équatorial de 0m,245, Nos dessins de cette année exposent simplement, comme nos croquis antérieurs, le canevas général de l’aréographie. Nous n’avons représenté que ce que nous sommes absolument sûr d’avoir vu, et rien de ce qui nous a paru douteux. La planète était alors fort bien placée pour l’observation de son pôle boréal, dont la connaissance laisse encore beaucoup à désirer. Le solstice d’été de cet hémisphère ayant eu lieu le 16 février, la fonte des neiges polaires a dû réduire la glace à son minimum à la fin de mai. Il en est toutefois resté une quantité très sensible, comme nous le disions tout à l’heure, et comme on peut en juger par les quatre dessins reproduits ici (fig. 219), pris le 2 juin, de six à neuf heures du soir.

À propos de ces heures, il n’est peut-être pas inutile de remarquer ici que, lorsque l’air est calme et transparent, les vues prises de jour, en plein soleil, sont aussi belles, aussi nettes, que celles de nuit.

Dans le premier de ces dessins (A = 6h 0), la mer du Sablier venait de passer par le méridien central ; on remarquait au-dessous une trace de son prolongement, vers l’Est (passe de Nasmyth), et, plus bas, la mer polaire boréale ; la mer du Sablier était de beaucoup la plus sombre ; le pôle inférieur était d’une éclatante blancheur, les continents d’Herschel et de Beer, bien évidents, étaient colorés d’un ton jaune d’ocre bien clair, les mers grises et très variées de tons, et au sommet du disque, vers les terres Cassini et Webb, les régions étaient blanchâtres (nuages ou neiges sur l’hémisphère austral ?). Le reste du disque paraissait très pur et sans nuages. On ne remarquait aucune trace des inondations signalées à l’Ouest ou à gauche de la mer du Sablier, et il en a été de même dans toutes nos observations du mois de juin.

Dans le second de ces dessins (B = 7h 0), cette même mer est plus avancée vers l’Ouest ; on remarque la terre de Laplace.

Dans le troisième (8h 0), la mer atteint presque le bord occidental du disque et la baie du Méridien arrive par l’orient ; la mer Knobel se montre au-dessus du pôle ; la région supérieure du disque est toujours blanchâtre.

Dans notre quatrième dessin (D), pris à 9h du soir, la baie du Méridien vient de traverser le méridien central ; on devine, au-dessus du pôle, à l’est de la mer Knobel, la terre de Ross et une mer qui semble envelopper le pôle.

Cette journée du 2 juin et celle du 3 (dans laquelle le thermomètre s’est élevé jusqu’à 33° à l’ombre) ont été remarquables par la transparence de l’atmosphère et par le calme des images. Ces observations ont été faites avec un grossissement de 400[14].

cxxx. 1888. — Terby. Observations et dessins[15].

Le savant astronome de Louvain nous a adressé le résumé suivant des dessins qu’il a pu prendre à l’aide de son équatorial de 0m,20.

     
Fig. 220.
A B C
D E F
Aspects géographiques de la planète Mars (Dessin de M. Terby à Louvain.)

Les canaux ont paru, la plupart, d’une difficulté telle et les circonstances si défavorables qu’il fallait chercher ces détails pour les vérifier ; vous vous rappelez que M. Perrotin a été dans le même cas en 1886. Cependant, je puis garantir que mes dessins ne contiennent que des lignes réellement observées, aucune n’étant due à la connaissance préalable que j’avais de la région observée. Je citerai deux preuves : d’abord les imperfections de mes dessins qui n’échappent pas à un œil exercé, quand on en compare certains rigoureusement entre eux ; je me suis bien gardé d’essayer de concilier les détails dans ce cas, voulant représenter exclusivement ce que j’ai vu ; ensuite l’invisibilité de l’Euphrate et de sa gémination. J’avais une connaissance parfaite de l’existence de ce canal, de sa gémination, de sa forme exacte par des dessins que M. Schiaparelli a bien voulu m’envoyer pour m’amener à la vérifier ; cet astronome croyait que je l’aurais vu avec quelque facilité. Malgré tous mes efforts, et j’y ai mis de l’obstination, je n’ai pas vu trace non seulement de la gémination, mais même de l’Euphrate. Il n’en a pas été de même du Phison, comme vous le savez déjà.

Chaque dessin est le résultat de plusieurs jours d’observations ; tous les détails n’ont donc pas toujours été vus en même temps.

J’ai rarement pu dépasser le grossissement de 280 à 300 fois, ou, si je l’ai dépassé, ce fut sans utilité réelle, à cause des conditions abominables d’observation de cette année. Vous savez que j’ai fait un nombre très grand de dessins ; j’ai choisi ceux qui présentent le mieux la plus grande partie de la surface. Voici les régions observées :

Fig. 220, A (12 mai, 9h 18m). — Au centre, Trivium Charontis, sous forme de tache plus noire, qui se prolonge, vers le bas, par Erebus, vers le haut, par Cerberus, et vers la droite, par Styx perpendiculaire à Cerberus ; le reste du contour d’Elysium s’achève par l’Eunostos et l’Hyblæus. En haut figure la mer Maraldi avec le Sinus Titanum près du bord gauche et la baie de Læstrygonum dans le diamètre vertical ; un filament réunit cette dernière baie à Cerberus, c’est l’Antæus. Les deux rectangles gris dans le quart inférieur droit du disque sont la Propontide. On voit le filet noir dans la tache polaire, dans la position qu’il occupait le 12 mai, à 9h 15m. La fig. 222 en montre le déplacement par la rotation jusqu’à 10h 48m. La fig. 223 donne l’aspect de la tache polaire pour le 13 mai.

J’ai observé également des points blancs au bord inférieur, sur le prolongement de l’Erebus ; quand ils arrivaient au bord, ils brillaient et débordaient comme la tache polaire. Un troisième point blanc a déjà disparu au bord au moment de ce dessin. On distinguera les régions blanches et les régions rougeâtres. Le Cerberus m’a paru souvent rosé, ainsi que tout le périmètre d’Elysium.

La fig. 220, B (9 mai, minuit), montre, un peu au-dessus du centre, le confluent du Triton, du Thoth et du Népenthès ; en bas, Alcyonius ; à gauche, Elysium. L’Eunostos, le 12 juin, se prolonge par une ligne fumeuse jusqu’au Thoth.

Fig. 220, C (29 avril, 8h 16m). — Triple confluent du Triton, du Thoth et du Népenthès à gauche du centre ; Libye bien visible, Mare Tyrrhenum très pâle. Astusapes visible ; Protonilus avec Ismenius lacus au bord droit ; un peu plus bas Callirrhoe. Au méridien central : Nilosyrtis et Boreosyrtis. L’interruption dans Nilosyrtis, au centre, doit avoir été une illusion ou l’effet d’un nuage dans l’atmosphère de Mars, car M. Schiaparelli a fixé toute son attention sur ce fait avec son 18 pouces, lorsque cette région s’est de nouveau prêtée à l’observation et il ne l’a pas confirmé. En haut brille une très petite tache neigeuse.

Fig. 220, D (29 avril, 11h 38m). — Hellas bien visible au bord gauche ; on voit la baie du Phison ; la baie fourchue dédoublée très bien par moments au mois d’avril ; puis le golfe des Perles ; Edom promontarium très blanc. Le Phison paraît double le 1er et le 3 juin ; l’Oxus jusqu’au lac Ismenius. Ce dernier lac est rougeâtre. Tempé au bord droit.

Fig. 220, E (27 mai, 8h 4m). — Argyre brille en haut du disque comme une tache polaire. On voit très bien Deucalionis regio entre Sinus Sabæus et Margaritifer Sinus ; une région plus claire dans la grande tache supérieure correspond à Pyrrhæ et Protei regio. De gauche à droite, en remontant légèrement, nous trouvons le Gehon, l’Indus-Oxus et le Gange. Au bord inférieur, à gauche du diamètre vertical, la petite tache noire est Lacus Ismenius ; le Deuteronilus, rosé, la réunit au lac Niliacus ; celui-ci est séparé de Mare Acidalium par le Pont d’Achille ; en bas, figure le petit lac Hyperboréen, contre la tache polaire ; le Gange aboutit à une tache noire qui est le lac de la Lune. Le reste du contour de Tempé s’achève par le Nilokeras, le Nil, rougeâtre, et par Ceraunius. L’ombre qui descend de Mare Acidalium vers le limbe inférieur est Callirrhoe.

La fig. 220, F (23 mai, 8h 28m), montre la forme en partie polygonale de Tempé ; nous voyons encore Argyre, le Gange arrivant au lac de la Lune, les principales régions de la figure précédente et mieux le Tanaïs qui va de Ceraunius au bord droit. Sous le Tanaïs on voit le Iaxartes.

   
Fig. 221.
Golfe de l’Aurore.
Fig. 222. Fig. 223.
Aspect de la tache polaire le 12 mai,
de 9h 43m à 10h 48m.
Aspect de la tache polaire le 13 mai,
à 9h 3m.

La fig. 221 représente le golfe de l’Aurore avec les lacs Solis et Tithonius que j’ai vus une seule fois, le 16 avril. Nectar et Agathodæmon bien visibles.

Les fig. 222 et 223 montrent les variations de perspective de la ligne polaire causées par la rotation.

cxxxi. 1888. — Schiaparelli. Observations nouvelles[16].

Ces observations nouvelles de M. Schiaparelli ont été adressées sous forme de lettres à notre savant collègue M. Terby, de Louvain, dont nous venons de voir les propres recherches. Elles ont été obtenues à l’aide du nouvel équatorial de Milan, de 18 pouces, lequel dirigé sur les étoiles doubles a prouvé sa puissance de définition : l’étoile ε Hydre a été découverte triple ; distance des composantes = 0″,20 à 0″,25 (moins d’un quart de seconde !).

Notre fig. 224 représente l’aspect de Mars les 8, 9 et 10 mai 1888. « De grandes nouveautés, écrit l’auteur, se sont présentées dans la région de Propontis ; avec les faibles grossissements, on ne voit qu’une traînée d’ombres confuses ; en employant 500 et 650, cela se résout en une espèce de triangulation curieuse, dont un côté est double ; cette triangulation continue encore à gauche, où il y a au moins deux triangles. Les côtés sont estompés, les sommets forment des taches noires assez visibles, de forme quelquefois allongée, le fond est jaune comme partout. »

Après l’existence des canaux, après leur gémination, remarque à ce propos M. Terby, cette triangulation vient mettre le comble aux mystères de Mars. Quelle analogie entre cette figure et le canevas trigonométrique de nos opérations géodésiques. Et ce côté double ! Et ces sommets plus foncés !

M. Schiaparelli ajoute : « Le Triton s’est changé en un golfe très large de la mer Cimmérienne ; c’est là un fait des plus frappants et des plus instructifs. »

Dans une lettre du 21 mai, l’astronome italien ajoute encore :

Le 20, le lac du Soleil, à peu près au méridien, était très pâle et peu visible ; le lac Tithon se voyait mieux. Iris, Fortuna, Chrysorrhoas, Ganges, Jamuna, Hydaspes, tous visibles, Ganges et Chrysorrhoas surtout, simples et droits, mais avec de très petites ondulations dans leurs deux bords, qu’on pouvait distinguer l’un de l’autre. La couleur cependant est si peu foncée (je crois que c’est une nuance de rouge), qu’il y a quelque difficulté à constater toutes ces lignes, et je doute qu’elles soient visibles avec un 8 pouces : avec 200 et 350 je n’ai pu les voir, mais avec 500 et 650 elles étaient distinctes. La même couleur peu foncée rend difficile à voir les deux lignes du Nil, qui est bien double ; les deux bandes sont assez larges et leur position est exactement celle de ma carte ; elles sont bien dessinées. Double aussi, mais mal dessiné et estompé est le Nilokeras. Le trait de droite du Nilokeras coupe le pont d’Achille, qui se trouve par là interrompu à son extrémité droite ; le reste de ce pont existe encore, mais enfumé et mal défini. La mer Acidalienne et le lac Hyperboreus ont plusieurs ramifications que je vois pour la première fois.

Ainsi, on distinguerait maintenant les deux bords de certains canaux, lesquels bords sont un peu plus foncés que l’intérieur. Cette nouvelle découverte ajoute encore au mystère.

Fig. 224.

Vue télescopique de Mars, d’après M. Schiaparelli, les 8, 9 et 10 mai 1888.
(b = espaces blancs).

Le 28 mai, le directeur de l’Observatoire de Milan écrivait de nouveau :

Hier, la longue traînée de l’Euphrate se présentait à peu près comme dans le dessin ci-joint (fig. 226). Le tronc ax paraissait simple avec une direction différente de l’ordinaire ; ab, gémination très régulière, un peu sombre mais distincte ; bc, gémination forte mais mal définie, blanc des deux côtés et au milieu ; ed, triangle fort allongé, lignes fortes mais peu définies ; d, autre lac hyperboréen ; b, Lacus Ismenius, double ; c, autre lac moins grand, double ; a, Lacus Sirbonis de 1879, double ; af, Orontes, bien visible ; fb, Hiddekel, peu sûr ; ec, ligne déliée mais bien marquée ; beg, Oxus et Indus, faciles à voir ; lac e un beau point noir ; beh, Deuteronilus, bien visible ; ch, Callirrhoe, bien visible. On le voit, tous ces lacs sont doubles !



Fig. 225. — Vue télescopique de Mars, d’après M. Schiaparelli, les 2, 4 et 6 juin 1888.


Fig. 226. — Fragment de la géographie de Mars, d’après M. Schiaparelli. (Dessin du 27 mai 1888.)
La fig. 225 était accompagnée d’une note datée du 7 juin, dans laquelle l’astronome italien s’exprimait comme il suit :

Je croyais avoir vu assez bien la planète les 9, 25 et 27 mai et je commençaisà être presque satisfait, ayant pu constater au moins trois ou quatre géminations. Mais j’ai été détrompé de la manière la plus heureuse le 2 et le 4 juin ; et seulement alors j’ai pu me faire une idée de la force d’un 18 pouces sur Mars ! Je me suis aperçu alors que les mémorables journées de 1879-1880 et de 1882 étaient revenues pour la première fois, et qu’enfin je revoyais ces images prodigieuses qui se présentaient dans le champ comme une exquise gravure sur acier, relevée de toute la magie des détails, et mon seul regret était d’avoir le disque réduit à 12″ de diamètre. Non seulement j’ai confirmé la gémination du Népenthès (quantum mutatus ab illo !) et la réapparition du lac Triton de 1877, mais j’ai revu aussi le lac Mœris réduit à un très petit point, mais toutefois parfaitement visible et à peine séparé de la Grande Syrte. Hephæstus a disparu tout à fait. La Nilosyrte n’avait aucune interruption ; il est vrai cependant que, dans la Syrtis Magna, les derniers jours de mai, on voyait une petite île assez brillante (Œnotria) qui, avec les grossissements faibles, produisait l’apparence d’une espèce de pont ; mais cela disparaissait avec 500. Maintenant, ce phénomène a cessé tout à fait et Œnotria n’est presque plus visible. L’Euphrate est encore double tout entier, mais il n’est plus aussi évident que le 27 et le 30 mai. Cependant hier il se prêtait encore assez bien, les deux traits un peu estompés et la partie du dessous du lac Ismenius mieux que la partie au-dessus… Callirrhoe et Protonilus sont deux géminations très étroites, mais géométriquement parfaites et très noires, Callirrhoe surtout ; avec le grossissement de 650 cela se voit sans le moindre doute. Les deux traits de Callirrhoe sont égaux ; dans le Protonilus, le trait supérieur est beaucoup plus mince que l’inférieur, quoique parfaitement tracé. Le Phison est double, à peu près comme Euphrates ; Astaboras double aussi, mais plus visible à gauche du Phison. Tiphonius et Orontes simples ; simple aussi une ligne nouvelle marquée x sur le dessin.

L’Oxus a faibli beaucoup, et dernièrement je ne le voyais plus, tandis que l’Indus a reparu. L’Hiddekel est presque invisible ; le Gehon est un peu enfumé, il va à un petit lac, d’où sortent deux lignes à droite vers le Lacus Niliacus. Mais, ce qui est le plus extraordinaire et le plus inattendu, ce sont les changements survenus depuis un mois dans la Boréosyrte et dans les régions environnantes ; l’esquisse que j’en donne n’est pas définitive, car il y a quelques petits détails sur lesquels j’ai besoin de répéter encore mon examen ; cependant leurs géminations et leur disposition sont hors de doute. Quel étrange enchevêtrement ! Que peut signifier tout cela ? Évidemment la planète a des détails géographiques fixes, semblables à ceux de la Terre, avec golfes, canaux, etc., à plan régulier. Vient un certain moment, tout cela disparaît pour faire place à ces grotesques polygonations qui, évidemment, s’attachent à représenter approximativement l’état antérieur, mais c’est un masque grossier et je dirai presque ridicule, L’étude du Népenthès, sous ce point de vue, est fort instructive, et ce qui arrive dans la Boréosyrte est du même genre ; seulement ici la grande obliquité de la vue rend l’étude plus difficile. C’est en vain qu’en 1884 et en 1886 j’ai tâché de démêler avec le 8 pouces ce qui arrive dans cette région. Il fallait le 18 pouces pour cela.

Voilà certes des observations qui paraissent faites avec la plus rigoureuse précision. Comment penser que l’auteur d’une analyse aussi soignée soit dupe d’illusions ? L’application de son équatorial aux mesures d’étoiles doubles comme à l’examen des détails de la géographie martienne, témoigne que les résultats obtenus correspondent aux grossissements employés, selon la position de l’astre et la transparence atmosphérique. Dans un cas comme dans l’autre, il est bien difficile de mettre en doute la valeur de ces observations.

Pourtant, dès que le gigantesque équatorial de près d’un mètre de diamètre (0m,91 d’ouverture libre) du nouvel Observatoire du mont Hamilton fut installé, les astronomes de cet Observatoire se sont empressés de le diriger sur Mars pour vérifier ces belles découvertes, et n’y sont pas parvenus. On a bien vu des « canaux », mais larges, vagues, à peine identifiables, et jamais dédoublés.

Il faut donc admettre que M. Schiaparelli a une vue extraordinaire, une persévérance qui sait attendre très longuement les plus fugitifs moments de visibilité parfaite, et, en troisième lieu, un excellent instrument. Nous l’'admettons.

Mais que conclure de ces merveilles ?

C’est ce que nous examinerons à la seconde Partie de cet Ouvrage, à laquelle nous renvoyons aussi les dissertations générales que nous avons publiées à propos des observations précédentes[17].

cxxxii 1888. — Holden, Schæberle, Keeler. Observations faites à l’Observatoire Lick à l’aide de la plus puissante lunette du monde[18].

Ces observations sont faites pour nous désespérer. Plus on consacre de temps, d’études et de soucis à l’analyse des observations nombreuses et variées faites sur cette mystérieuse planète, et plus on est embarrassé pour en déduire une opinion définitive. Et pourtant, il n’y a pas d’autre moyen de nous instruire sur ce point. Des observations, encore des observations, et toujours des observations. Examinons, comparons, discutons. Mais nous ne pouvons pas sortir de là. Ah ! il serait facile d’éviter tout tracas. Ce serait de regarder comme non avenues les observations qui ne concordent pas avec les dessins les plus sûrs, avec les configurations certaines des taches de la planète, et de ne pas s’inquiéter des divergences, en les attribuant tout simplement à des erreurs. Ce serait là un moyen commode et expéditif. Mais il serait dangereux de l’employer ; car ce sont peut-être précisément ces divergences, ces difficultés, qui nous mettront sur la voie de déterminer les caractères physiques spéciaux de cette singulière et énigmatique planète.

La plus puissante lunette du monde a été appliquée à l’étude du globe de Mars, par un astronome distingué et accoutumé depuis longtemps aux observations, M. Holden, le sympathique directeur de l’Observatoire du mont Hamilton. L’immense objectif de 0m,91 d’ouverture libre a donné les meilleurs résultats dans les mesures d’étoiles doubles et possède une remarquable puissance de définition. Eh bien, il faut avouer que les dessins obtenus par MM. Holden, Schæberle et Keeler, à l’aide de ce colossal équatorial armé de grossissements de 350 et 700 fois, ne correspondent ni avec ceux de M. Schiaparelli à Milan, ni avec ceux de M. Perrotin à Nice. Chaque astronome a-t-il donc, au physique comme au moral, sa « manière de voir » ? Pourtant, il y a des limites à l’équation personnelle. L’Astronomie est la science la plus exacte entre toutes ses sœurs. Il ne faut pas qu’elle perde son renom. Et elle ne peut pas le perdre. Les observateurs peuvent différer dans certaines appréciations de nuances, d’étendue, de formes, de positions même, lorsqu’il s’agit d’aspects à peine perceptibles, mais vraiment nous ne pouvons pas admettre que nous voyions des choses qui n’existent pas.

Les observations de la planète Mars n’ont pu commencer à l’Observatoire récent du mont Hamilton que le 16 juillet 1888, c’est-à-dire plus de trois mois après l’opposition, qui avait eu lieu le 11 avril, La planète était déjà très éloignée de la Terre, diminuée à un disque inférieur à 9″, et à une distance zénithale de 60°. Ce ne sont pas là assurément de fort bonnes conditions. Cependant les satellites étaient bien visibles.

Du 16 juillet au 10 août, les astronomes de Californie ont pu faire, entre autres, vingt et un dessins de la planète. Nous choisissons parmi ces dessins une série de huit pour être offerte à nos lecteurs. Le Directeur de l’Observatoire Lick reconnaît lui-même qu’ils ne concordent pas avec ceux que nous avons publiés. « Pour la Libye, en particulier, écrit M. Holden, nos observations des 25, 26, 27, 29 et 31 juillet, qui s’accordent bien entre elles, diffèrent matériellement de celles de Nice faites en avril et mai, et publiées par L’Astronomie de juin 1888, p. 214. Nos dessins montrent cet aspect à peu près tel que M. Schiaparelli l’a vu en 1877 et 1878. »

Considérons notamment les dessins 1, 2, 3 et 4 (fig. 227). Les longitudes du méridien central de ces disques sont respectivement 305°, 310°, 318° et 278°, c’est-à-dire que la mer du Sablier, qui est à droite du méridien central sur le premier de ces dessins, arrive juste au centre sur le second, l’a un peu dépassé sur le troisième, et un peu plus encore sur le quatrième.

Il est impossible de regarder avec un peu d’attention ces quatre vues de Mars, prises respectivement le 27 juillet, à 8h 0m, — le même jour, à 8h 15m, — le 26, à 8h 10m, — et le 29, à 7h 28m, sans être frappé de leurs dissemblances. Ainsi, par exemple, la fig. 1 et la fig. 2 ont été faites à peu près à la même heure et au même instrument, la première, à 8h 0m, par M. Holden, la seconde, à 8h 15m, par M. Keeler. Nous pouvons certainement penser que la différence des deux dessins provient de la différence de la manière de voir des deux observateurs, car il serait de la dernière témérité d’imaginer qu’en un quart d’heure la planète ait subi une pareille métamorphose, même en faisant intervenir Les nuages de son atmosphère,

Fig. 227.
1 2
3 4
Dessins de la planète Mars, faits à l’Observatoire Lick, en 1888.
1. — 27 juillet, à 8h 0m (M. Holden) ; a, île blanchâtre.  2. — Même jour, à 8h 15m (M. Keeler)
3. — 28 juillet, à 8h 10m (M. Holden).  4. — 29 juillet, à 7h 28m (M. Holden)

Tout diffère dans ces deux dessins : largeur de la mer, canaux de gauche, etc. Cette divergence nous montre qu’il faut mettre la plus grande circonspection dans nos conclusions relatives aux changements observés à la surface de la planète. Nous devons penser notamment que les deux larges traînées verticales dessinées par M. Holden sur la fig. 1, représentées également par lui fig. 3, et dont l’une est également représentée fig. 4, par le même observateur, ont été exagérées sur ces dessins,

Fig. 228.
5 6
7 8
Dessins de la planète Mars, faits à l’Observatoire Lick, en 1888.
5. — 5 août 1888, à 7h 28m. Long. = 211° (M. Holden). 6. — 5 août 1888, à 7h 40m. Long. = 213° (M. Holden).
7. — 25 juillet 1888, à 8h. Long. = 325° (M. Holden). 8. — 26 juillet 1888, à 8h 40m. Long. = 325° (M. Keeler).

Si nous choisissons une série de quatre autres vues, nous en recevrons la même impression. Comparons, par exemple, la fig. 5 (fig. 228), prise le 5 août, à 7h 28m (longitude = 211°) et la fig. 6, prise le même jour, à 7h 40m (longitude = 213°), toutes deux par M. Holden. Croirait-on qu’il s’agisse là de la même face de la planète ? Considérons également les fig. 7 et 8 dessinées, la première le 25 juillet, à 8h 0m, la seconde le lendemain, à 8h 40m, et représentant aussi l’une et l’autre le même hémisphère martien, à la longitude centrale de 325° (croquis de M. Keeler). Quelle différence d’aspects ! La dernière nous donne assez bien l’impression de la géographie de Mars, mais celle de la veille en diffère essentiellement. Et ne concluons pas non plus à un changement réel opéré en vingt-quatre heures dans l’aspect de la planète ; ce même jour, 25 juillet, à 7h 45m et 8h 20m, deux autres esquisses diffèrent presque autant de notre fig. 7 que celle-ci diffère de la fig. 8 : au lieu d’un aspect rectangulaire, l’ensemble des taches sombres offre un aspect ovale parfaitement prononcé.

Les auteurs de ces vues de la planète Mars déclarent d’ailleurs qu’ils n’ont fait là que de simples esquisses et non des dessins complets. Regrettons que le gigantesque équatorial, à l’aide duquel ces observations ont été obtenues, n’ait pu être monté que trois mois après le passage de Mars à sa situation la plus favorable.

Avouons néanmoins sans fard que ces observations, venant après celles de M. Schiaparelli et obtenues à l’aide de la plus puissante lunette qui existe au monde, sont un peu faites pour nous déconcerter.

cxxxiii. 1888. — Wislicenus. Mesures micrométriques[19].

Par une nouvelle méthode, cet observateur, astronome à l’Observatoire de

Fig. 229. — Mesures micrométriques de M. Wislicenus, en 1888.
Strasbourg, a pris, du 2 au 13 mai 1888, la position de sept points principaux de la sphère martienne et a construit la petite carte ci-dessus. Il s’est servi d’une lunette de 6 pouces armée d’un grossissement de 256. Ces points sont les suivants :

   
    Longitude.  Latitude.
1.
Mer du Sablier
294°,5 +14°,6
2.
Point nord du marais Coloé
295°,1 +42°,4
3.
À gauche de la mer du Sablier
271°,6 +15°,4
4.
Œnotria et Japygie
293°,6 47°,9
5.
Stygia Palus
198°,0 +28°, 1
6.
Eunostos
223°,7 +25°,6
7.
Cyclopum
219°,5 +22°,0
 
Angle de position de l’axe de Mars
231°,5
Distance polaire de la neige boréale
233°,5
Longitude de la neige polaire boréale
281°,1

Cette nouvelle carte ne ressemble guère aux précédentes. Il est vrai qu’elle ne représente qu’une esquisse.

cxxxiv. 1888. — Ph. Gérigny. Les marées sur Mars[20].

Cette question a déjà été étudiée plus haut (p. 341). Nous avons prié M. Gérigny, le savant secrétaire de L’Astronomie, d’en faire un nouveau calcul, et voici le résultat de son investigation.

Les modifications si remarquables qui ont été observées dans ces dernières années à la surface de la planète Mars, paraissent causées par de grands déplacements de la masse liquide qui recouvre en partie ce globe planétaire : nous aurions ainsi assisté tantôt à de véritables inondations, tantôt à des retraits de la mer sur de vastes étendues. De pareils phénomènes suggèrent naturellement l’idée que les marées qui peuvent exister à la surface des océans de la planète n’y sont peut-être pas étrangères. Il serait donc d’un haut intérêt de pouvoir calculer l’importance des marées produites par les deux satellites et par le Soleil. J’ai cherché, sur l’invitation de M. Flammarion, à entreprendre ce calcul ; malheureusement, en ce qui concerne les satellites, les éléments font presque absolument défaut, puisqu’on en ignore les masses. On sait seulement qu’ils sont très petits, et l’on connaît la faible distance qui les sépare de la planète. On peut donc penser a priori que leur proximité compense leur petitesse et leur permet d’exercer des effets appréciables sur le niveau des océans de Mars ; mais, pour calculer ces effets, on est réduit à des hypothèses.

En raison du peu d’éclat de ces petits astres, on est conduit à leur attribuer un diamètre extrêmement petit. J’ai supposé 12 kilomètres de diamètre pour le premier, 16 pour le second, qui est un peu moins brillant. Ces nombres m’ont été fournis par M. Flammarion. J’ai supposé la densité des satellites égale à celle de la planète. J’ai admis, pour la distance du premier, 2,771 rayons de Mars, et pour la distance du second, 6,291. Ce sont les nombres donnés par M. Hall. Pour simplifier le calcul, j’ai supposé un globe sphérique solide ayant le rayon de la planète recouvert d’une couche liquide dont j’ai négligé l’épaisseur, et j’ai déterminé l’équation de la surface libre de cette couche, supposée en équilibre relatif sous l’action des attractions de Mars et de chaque satellite isolément, ce qui m’a permis de calculer les hauteurs des deux protubérances produites sur cette surface aux deux points de Mars qui ont le satellite à leur zénith et à leur nadir. Il se présente ici un résultat remarquable qui n’a point son analogue dans les marées terrestres : c’est que, grâce à la proximité des satellites, les deux protubérances opposées sont loin d’être égales. Ainsi, pour le premier satellite, la protubérance qui a le satellite au nadir est seulement un peu plus de la moitié, les 5/9 de celle qui a le satellite à son zénith. Pour le second, la protubérance nadirale est les 41/44 de celle qui lui est opposée. Ces résultats sont indépendants de la masse des satellites, et ne dépendent que de leur distance à la planète.

Quant à la hauteur même de ces protubérances, il ne faut pas la confondre avec la hauteur de la marée : celle-ci est généralement beaucoup plus grande et dépend de plusieurs éléments inconnus, parmi lesquels figure essentiellement la configuration des côtes. C’est ainsi que, sur la Terre, on observe dans la Manche, en un lieu bien éloigné de ceux qui peuvent avoir le Soleil ou la Lune à leur zénith, des marées de 13 mètres, tandis que la protubérance due à la Lune n’est que de 0m,50, et celle qui est due au Soleil 0m,25, soit au total 0m,75. À la latitude de Granville, cette protubérance serait réduite environ de moitié à la surface du niveau des mers. La hauteur de la marée est donc égale à celle de la protubérance multipliée par 13 × 2/0,75, ou environ 35.

Pour interpréter les nombres que nous allons donner, il faut donc bien se garder de les considérer comme donnant les différences de niveau entre la haute mer et la basse mer ; il faut les comparer avec les nombres correspondants pour les marées terrestres, soit :

0m,50 pour la marée lunaire,
0m,25 pour la marée» solaire,
0m,75 pour les grandes marées des syzygies.

Avec les dimensions adoptées pour les satellites, les hauteurs des protubérances sont extrêmement faibles. J’ai trouvé :

1o Pour le premier satellite,

Protubérance zénithale : 1mm,79,
Protubérance» zénithalenadirale : 1mm,05.

2o Pour le second satellite,

Protubérance zénithale : 0mm,088,
Protubérance» zénithalenadirale : 0mm,082.

Ces résultats sont tout à fait insignifiants : ils correspondent à des marées beaucoup plus faibles que celles que l’on observe dans la Méditerranée : ils ne représentent qu’une fraction infime de la marée solaire de Mars, pour laquelle le calcul donne une protubérance de 52mm, soit à peu près le cinquième de la marée solaire sur la Terre.

Si donc les satellites sont aussi petits que nous l’avons supposé, il faut renoncer à attribuer aux marées une influence appréciable sur les phénomènes d’inondation dont nous avons été témoins ; mais les dimensions admises sont peut-être bien au-dessous de la réalité, et la hauteur des protubérances est proportionnelle à la masse du satellite correspondant, c’est-à-dire au cube de son diamètre. Si l’on double les dimensions adoptées, ce qui porte les diamètres à 24 et 20 kilomètres, les protubérances deviennent huit fois plus grandes, c’est-à-dire

14mm,35  et  8mm,40,
10mm,704  et  0mm,666.

En admettant le triple pour les diamètres, soit 36 et 30 kilomètres, les chiffres primitifs seront multipliés par 27 et deviendront

48mm,43  et  28mm,46,
42mm,38  et  22mm,21.

Les marées dues au second satellite restent négligeables ; mais celles du premier deviennent comparables à la marée solaire. Enfin, si l’on multiplie les diamètres primitifs par 10, ce qui donne 120 et 100 kilomètres, diamètres encore bien petits pour des astres visibles à la distance de Mars et dans sa proximité immédiate, les hauteurs primitives seront multipliées par 1000 et deviendront :

1m,79  et  1m,05,
0m,088  et  0m,082.

Les marées dues au second satellite restent encore bien faibles ; mais celles du premier atteignent le double des marées océaniques terrestres.

Il résulte des calculs précédents que le second satellite est, en toute hypothèse, sans influence appréciable, son action n’étant guère que la vingtième partie de celle du premier ; mais celui-ci, si sa masse est assez forte, peut donner naissance à des marées au moins aussi importantes que celles que nous observons dans nos mers.

Comme nous l’avons fait remarquer plus haut, la hauteur de la protubérance de la surface de niveau n’est qu’un des éléments qui interviennent dans le phénomène des marées. La mer ne prend jamais son équilibre ; mais la masse liquide exécute, sous l’attraction du satellite, une série d’oscillations dont la durée est égale au temps qui s’écoule entre deux retours consécutifs du satellite au même méridien et naturellement, dans cette oscillation, elle dépasse sa position d’équilibre, de sorte que la hauteur de la marée est nécessairement plus grande que celle de la protubérance. Il est assez naturel d’admettre que, plus les oscillations sont rapides, plus furieux sont les mouvements de la mer, et plus haute est la marée. Or, le premier satellite, le seul qui paraisse intéressant dans la question, exécute sa révolution autour de Mars en 7h 39m 15s, tandis que la planète tourne en 24h 37m 23s ; il en résulte que ce satellite revient au même méridien au bout de 11h 6m 24s. C’est donc dans ce court intervalle de moins de douze heures que s’exécute la double oscillation de la marée ; c’est pendant ces douze heures que la mer est deux fois haute et deux fois basse, de sorte qu’il ne s’écoule pas six heures entre deux pleines mers, et à peine trois heures entre la haute mer et la basse mer. Cette rapidité des mouvements de flux et de reflux contribue vraisemblablement à augmenter dans d’assez grandes proportions la hauteur de la marée.

La configuration des mers de Mars, évasées d’un côté et se terminant par d’étroits canaux, se prête encore admirablement à l’augmentation du niveau des pleines mers. Il doit se passer dans ces mers allongées un phénomène analogue à celui qui se produit dans la Manche. La vague du flux, produite au sein de l’Océan, se propage dans un bassin dont les bords se rapprochent l’un de l’autre : la masse d’eau se trouve ainsi de plus en plus resserrée, et la vague doit nécessairement s’élever à mesure qu’elle avance, pouvant ainsi atteindre à des hauteurs considérables. Le satellite tournant plus vite que la planète, les marées de cette planète se propagent en sens inverse des nôtres, c’est-à-dire de l’Ouest à l’Est. Qu’on examine sur une carte la configuration de la mer du Sablier, et l’on comprendra que le flux arrivant dans l’océan Dawes viendra s’engouffrer du Sud au Nord dans la mer du Sablier, s’élevant à des hauteurs de plus en plus considérables à mesure que les rives se rapprochent. Un phénomène analogue doit se manifester dans une foule d’autres régions de la planète. Il est assez vraisemblable que, dans ces longs détroits, il doive se produire à chaque marée de véritables raz de marée, des barres analogues à celles de la Seine ou du fleuve des Amazones. De plus, comme les oscillations d’une masse liquide se propagent indifféremment dans tous les sens, et que les bras de mer de Mars mettent en communication des océans différents, il doit arriver dans certains d’entre eux au moins que le flux provenant de deux océans opposés s’y propage en sens inverse. Qu’on juge de ce qui peut se produire quand les deux vagues, marchant en sens inverse, viennent à se rencontrer.

Enfin la marée solaire, quoique faible, existe cependant aussi sur Mars, et elle se propage en sens inverse des marées dues aux satellites. Deux fois par jour, en un même lieu, les deux flux lunaire et solaire, marchant l’un vers l’autre, viennent à se rencontrer, ce qui ajoute encore à la grandeur du phénomène.

Il est enfin une dernière cause qui doit contribuer à donner plus d’importance aux marées de la planète Mars. Nous avons déjà dit que, dans ces oscillations, le niveau de la mer dépassait de beaucoup la position d’équilibre. En réalité, le problème des mouvements de l’Océan est beaucoup plus compliqué que la simple détermination de la forme d’équilibre. Les plus grands analystes du siècle dernier, Lagrange, Laplace, Legendre, se sont occupés de cette importante question, et Lagrange est parvenu à démontrer que les densités relatives de la mer et du noyau solide de la planète ont une grande influence sur le résultat. Il a prouvé que si l’amplitude des oscillations de l’Océan reste contenue entre certaines limites, cela tient à ce que la densité de l’eau des mers est plus faible que la densité moyenne de la Terre. Dans le cas contraire, si par exemple l’Océan était composé de mercure au lieu d’eau salée, toute la masse des mers abandonnerait son lit à chaque marée, pour se répandre en une inondation formidable sur le sol des continents. Sans doute, ce cas extrême ne se rencontre pas sur Mars : la densité des mers y est probablement inférieure à celle de la planète ; mais la densité de Mars n’atteint pas les trois quarts de celle de la Terre, tandis que l’eau y est vraisemblablement la même qu’ici-bas. Le rapport des densités de la mer et du noyau intérieur y est donc environ les quatre tiers de ce qu’il est sur la Terre. D’après l’analyse de Lagrange, cette augmentation doit se traduire par une augmentation correspondante dans l’amplitude des oscillations du niveau maritime.

Pour toutes ces raisons, si, sur la Terre même, la hauteur de la marée peut atteindre jusqu’à 35 fois la hauteur de la protubérance à l’état d’équilibre, il n’y aurait rien d’étonnant à ce que, sur Mars, la différence de niveau entre la haute et la basse mer atteignît jusqu’à 50 fois et même 100 fois la hauteur de la protubérance d’équilibre.

En résumé, les marées solaires sont bien certainement sur Mars de beaucoup inférieures à ce qu’elles sont sur la Terre ; les marées dues au second satellite atteignent seulement le vingtième de celles que produit le premier. Quant à ces dernières, leur importance est entièrement subordonnée à la masse de ce satellite. Il se peut qu’elles soient insignifiantes ; mais il se peut aussi qu’elles soient considérables. En tout cas, si l’influence mécanique de ce satellite est comparable à celle de la Lune sur la Terre, les mouvements des mers de Mars sont certainement plus tumultueux et plus importants que ceux de nos océans, et si, de plus, comme on le suppose assez généralement, le relief de Mars est très faible, et les côtes très peu élevées, ces marées doivent donner lieu, quatre fois par jour, à des inondations couvrant de vastes étendues de rivage. La Science astronomique n’est pas encore assez avancée pour trancher entièrement la question, puisqu’on ignore la masse des satellites de Mars ; mais on peut être assuré que la solution ne se fera pas bien longtemps attendre, car, fort heureusement, les satellites sont au nombre de deux qui exercent une action l’un sur l’autre. Après un nombre suffisant d’années d’observations, on pourra certainement déterminer les perturbations du mouvement de ces deux astres, et en déduire par conséquent leur masse. Alors, on pourra reprendre sur des bases certaines le calcul que j’ai essayé d’entreprendre, et l’on sera certainement fixé sur l’importance des marées de la planète Mars, et le rôle qu’elles ont pu et peuvent encore jouer dans les phénomènes et les modifications que nous observons à la surface de ce globe.

cxxxv. 1888. — Schiaparelli. La constitution physique de Mars.

L’éminent astronome de Milan a publié dans la Revue astronomique allemande Himmel und Erde et dans L’Astronomie[21] une synthèse générale de ses recherches. Nous nous faisons un devoir d’en reproduire ici les extraits les plus importants et nous sommes heureux d’offrir en même temps à nos lecteurs les deux dernières cartes dessinées par M. Schiaparelli lui-même sur l’ensemble de toutes ses observations (p. 440).

A. — Les régions de tons intermédiaires et leurs variations.

L’ensemble des régions que nous nommons mers ou continents, selon qu’elles sont foncées ou claires, occupe la plus grande partie de la surface de la planète ; mais il y a d’autres contrées dont l’aspect est variable et qui ont parfois le caractère apparent des mers, parfois celui des continents, parfois même les deux à la fois.

Telles sont, entre autres, dans Mare Erythræum, les deux zones désignées par les noms de Deucalionis Regio et de Pyrrhæ Regio, ainsi que les deux îles nommées Hellas et Noachis. De cette nature sont aussi, dans la Syrtis Magna, les îles Japygia et Œnotria et en général toutes les parties de mer qui ont sur la carte une teinte plus claire que celle du reste. Mare Cimmerium et Mare Acidalium renferment chacune une contrée de ce genre. Ces régions peuvent, selon des différences d’époques et d’angles visuels, présenter complètement ou en grande partie les diverses nuances que l’on observe sur les continents comme sur les mers de Mars ; elles forment ainsi une série de transitions. Elles ne paraissent pas être toutes de même caractère, autant que j’ai pu l’observer jusqu’à présent. Il semble que les unes sont plutôt de nature maritime et les autres de nature continentale. Ces régions ne sont pas toujours séparées nettement des continents et des mers environnantes, mais elles se relient souvent aux uns et aux autres par des dégradations insensibles de lumière et de nuances, ainsi qu’on le voit par divers exemples sur nos cartes.

Une des plus remarquables parmi ces régions intermédiaires est la Deucalionis Regio, qui se trouve dans Mare Erythræum, où elle forme une presqu’île coudée à angle droit. Elle est nettement limitée du côté qui touche au continent, tandis que, de tous les autres côtés, elle se perd en tons dégradés. Sa couleur tient le milieu entre celle des continents et celle des mers ; elle tire tantôt sur le jaune, tantôt sur le gris ; près du bord, on la voit parfois prendre une coloration gris blanc. En tout cas, elle m’a paru assez claire pour être nettement distinguée sur le fond sombre qui l’environne. On ne peut en dire autant de la Pyrrhæ Regio, elle peut devenir assez foncée (surtout dans la partie voisine du continent) pour qu’on ne puisse pas la distinguer du reste de la Mare Erythræum.

L’île Cimmeria, longue bande qui, sur la Pl. II, occupe une partie considérable de la Mare Cimmerium est plus remarquable à cet égard que toutes les autres régions mixtes.

En 1877, cette mer Cimmérienne tout entière parut d’une couleur très foncée ; elle fut même désignée alors comme une des parties les plus foncées de toute la surface de Mars. En 1879, elle ne présenta aucun changement ; tout ce que l’on remarqua alors, ce fut que la couleur, tout en restant très foncée, était moins sombre qu’en 1877. Vers la fin de 1881, cette tache contrastait encore fortement avec le jaune qui l’entourait ; mais, le 3 février 1882, lorsque cette partie de la planète devint visible, on aperçut, pour la première fois, une longue bande en forme de comète, qui s’étendait sur plus de 30°, entre 205° et 235° de longitude. Cette observation put être confirmée le 4, le 5, le 6 et le 7 février ; plus tard, il ne s’offrit aucune occasion de bien observer cette localité. Je ne trouve dans mon journal aucune mention relative à l’île Cimmeria pendant l’opposition de 1884. En 1886 et en 1888, cette région se présentait sous un angle très oblique ; aussi les observations n’étaient-elles pas très précises. D’après l’impression ressentie, l’île Cimmeria était visible.

Les métamorphoses de la grande île nommée Hellas sont plus complexes, mais non moins remarquables. En 1877, vers la fin du solstice austral de Mars, cette région formait une île très régulièrement ronde ou très peu allongée, dont le diamètre ne comprenait pas moins de 30 degrés ; ordinairement jaune, elle paraissait plus blanche quand elle se trouvait près du bord du disque que quand elle était voisine du méridien central. Une fois (le 16 décembre 1877), je l’ai vue presque aussi blanche et aussi brillante que la région polaire ; le 21 décembre, cependant, la couleur primitive était presque déjà rétablie. Pendant l’opposition de 1879 à 1880, elle avait encore une forme approximativement ronde, mais elle présentait, au lieu d’une surface brillante, un éclat trouble et inégal, qui devenait plus mat vers la partie supérieure gauche (dans l’image télescopique renversée). Elle était traversée par deux canaux nettement visibles, dont l’un était à peu près parallèle au méridien et l’autre au cercle de latitude. (En 1877, on ne voyait que le premier de ces canaux ; encore n’était-il que difficilement visible.) C’est ainsi que l’île paraissait être divisée en quatre quarts. Au mois de janvier 1880, les deux quarts inférieurs seuls étaient jaunes ; les autres présentaient une couleur bien plus foncée, et de ces derniers, le gauche était plus foncé que le droit. Pendant cette opposition également (1879 à 1880), Hellas se montra plus brillante vers le bord que vers le milieu du disque ; plusieurs fois elle a paru blanche. En 1879 et 1880, elle parut, à vue d’œil, un peu plus petite qu’en 1877. Pendant l’opposition de 1881 à 1882, on constata que son éclat avait sensiblement diminué ; sa couleur était gris cendré clair ; ses contours manquaient de précision, et parfois elle n’apparaissait que comme un nuage qui se dissipe. Dans quelques cas seulement, et vers le méridien central, elle prit une couleur brun jaune, comme celle de la Regio Deucalionis. Elle fut en outre divisée par les deux canaux en croix, mais ses dimensions avaient notablement diminué, et en divers endroits, ses anciennes limites étaient plus ou moins occupées par la mer, de sorte qu’elle avait pris la forme de trapèze aux angles arrondis, comme on le voit Pl. I et II. Lors des oppositions suivantes, Hellas apparut toujours plus obliquement par rapport au rayon visuel ; elle avait l’air d’une tache blanchâtre d’aspect nébuleux et de forme peu précise. Son diamètre ne dépassait certainement pas 12° à 15°. Parfois plus blanche et plus brillante que d’ordinaire, on aurait pu la confondre avec la tache polaire boréale.

À certains égards, la région nommée Libye paraît appartenir elle aussi à la catégorie dont nous parlons ; elle se trouve sous l’équateur, et par conséquent on peut l’observer facilement dans toutes les oppositions, quelle que soit l’inclinaison de l’axe de la planète. En 1877, cette région avait pour limite, du côté de la Mare Tyrrhenum, un arc élégant et régulier se terminant vers le Nord en une pointe mince et allongée (Osiridis Promontorium). La surface de cette pointe était recouverte d’une ombre qui était d’autant plus forte qu’elle se rapprochait davantage de l’extrémité. Vers le Nord, la Libye était bornée par un canal à peu près semi-circulaire, sur le milieu ou sur le sommet duquel on apercevait quelque chose ressemblant à un point sombre ; je donnai à cette localité le nom de lac Mœris. En 1879, je trouvai qu’une partie de la Libye avait été envahie par la Syrtis Magna, de sorte que cette dernière arrivait jusqu’à la ligne AB (fig. 230) ; la région de la Libye, à droite de la ligne AB, était devenue complètement foncée, de jaune qu’elle était d’abord, et elle avait pris la teinte de la mer voisine avec laquelle elle s’était fondue. Le promontoire d’Osiris avait été supprimé par cet envahissement de la mer, le cours du Népenthès s’était raccourci et son embouchure s’était transportée en B ; le littoral de la Syrtis Magna avait pris une autre courbure et s’était notablement rapproché du lac Mœris. Enfin l’ombre indécise qui, en 1877, recouvrait le promontoire d’Osiris, s’était avancée jusqu’au milieu de la Libye ; elle enveloppait en même temps le lac Mœris, qui, auparavant, était situé tout à fait en dehors d’elle. L’autre partie de la Libye (c’est-à-dire la moitié gauche) avait pris une couleur rouge bien plus foncée que pendant l’opposition précédente. Pendant les années 1881 et 1882, je ne vis point se produire de changement ; je remarquai seulement que la surface de la Libye, offrant toujours une teinte rouge, ressemblait à un tissu grossier tellement rempli de petites taches, qu’il n’était pas facile de les distinguer les unes des autres. Lors de l’opposition de 1884, l’envahissement de la mer avait progressé jusqu’à la ligne CDF, ainsi qu’on le voit à l’inspection du dessin (fig. 230), de sorte qu’elle avait fait disparaître une grande étendue de la Libye et une petite partie de Regio Isidis. Le lac Mœris qui, en 1877, se trouvait au milieu du Népenthès, était maintenant arrivé presque contre son embouchure. La Libye, au lieu de présenter un arc de belle courbure, formait, entre la Grande Syrte et la mer Tyrrhénienne, un promontoire ressemblant à un angle à pointe émoussée. Elle conserva aussi, en 1884, indépendamment de la couleur foncée qui la distinguait de son entourage immédiat, l’aspect d’un tissu d’apparence floconneuse, comme si cette région eût été couverte d’innombrables petites taches se confondant les unes avec les autres. Pendant l’opposition de 1886, l’état des choses ne parut pas différent, en général, de celui qui avait été observé en 1884 ; je dois toutefois faire remarquer que cette partie des observations ne fut pas très favorisée par le temps. Enfin, au mois de mai 1888, la Libye parut très raccourcie au voisinage du méridien, comme on le voit aussi dans les observations faites à Nice par M. Perrotin. Cependant les observations des 6, 7 et 8 mai la Fig. 230.

Variations observées sur la planète Mars dans le rivage de la mer du Sablier (Grande Syrte)
montrèrent d’une couleur blanchâtre sale, au voisinage du bord droit du disque de Mars, phénomène qui complète l’analogie de cette région avec celles dont il vient d’être question. Le lac Mœris resta visible, bien que très difficilement ; il se trouvait tout près de l’angle inférieur droit de la Libye, près de l’embouchure du Népenthès, dans la Syrtis Magna. À diverses reprises, la Isidis Regio (au-dessous du Népenthès) parut très claire, et le contraste avec la couleur brunâtre de la Libye en devint plus sensible. Pendant cette même opposition, la couleur de la Syrtis Magna ne fut pas aussi noire que dans les oppositions précédentes de 1877 à 1884, mais d’un gris plus clair, sauf dans quelques petites bandes dont il n’y a pas lieu de parler pour le moment. Il n’y avait donc pas grande différence de ton entre la Libye et la Syrtis Magna, bien que la coloration ne fût pas la même et que la limite entre l’une et l’autre restât assez nette[22].

Je pourrais prendre, dans mon journal, plusieurs autres exemples de cas analogues ; mais les deux que je viens de citer, de Hellas et Libya, suffisent pour donner une idée de ce genre de variations observées. Pour ces deux cas, la série d’événements que je viens de décrire a été observée dans le laps de temps compris entre les six oppositions de 1879 à 1888. Il ne faudrait pourtant pas en conclure que ces variations soient lentes et exigent des périodes d’une durée séculaire. Il est possible et même, dans certains cas, très vraisemblable que les faits cités se renouvellent périodiquement, à chaque révolution de Mars. Mais, à chaque nouvelle opposition, le point où se trouve la planète sur son orbite est situé à 48° de longitude en avant du point où elle se trouvait lors de l’opposition précédente ; par suite, les saisons de Mars avancent de 1/4 de la période entière, entre une opposition et la suivante ; et cette circonstance nous permet de retrouver la série des phénomènes qui ont lieu à la surface de Mars, bien qu’une partie de ceux observés appartienne à une révolution et la partie consécutive à la révolution suivante. Un météorologiste pourrait étudier de la même manière le mouvement du climat d’une région s’il répartissait sur plusieurs années les observations des divers mois et s’il faisait ses observations, par exemple, en janvier 1888, en février 1889, en mars 1890, etc., les dernières en décembre 1899.

B. — Les régions continentales qui blanchissent suivant l’obliquité.

Nous avons vu que souvent les régions d’un caractère douteux sont plus claires dans les positions obliques au voisinage des bords de la planète qu’au méridien central ; cette observation s’étend aussi à quelques régions d’un caractère purement continental. Il faut citer particulièrement, à cet égard, les deux régions polygonales ou presque rondes qui sont désignées sur la carte par les noms de Elysium et de Tempé. Ces régions sont d’un blanc d’éclat variable, mais, en tout cas, moins brillant que celui des pôles. Ce blanc s’aperçoit plus habituellement lorsque ces régions se trouvent au voisinage du bord du disque de Mars, et je l’ai souvent observé même quand, quelques heures avant ou après, ces régions, à leur passage par le méridien central, n’avaient rien offert d’extraordinaire.

Les transformations analogues de l’île Argyre sont tout particulièrement intéressantes : cette île, en certaines circonstances, est devenue si brillante sur son bord qu’elle a fait illusion aux observateurs et que ceux-ci l’ont prise pour une tache polaire. Cette île avec son éclat intense avait déjà été remarquée par Dawes en 1852 ; les savants anglais qui ont étudié Mars la désignent sous le nom de Dawes’-Snow-Island (île neigeuse). Par contre, je l’ai vue souvent d’une couleur jaune ou même rouge foncé, au voisinage du méridien central. Je considère comme analogue la nature de l’île voisine. Celle-ci est désignée par le nom d’Argyre II ; elle est plus petite et située plus au Sud ; son existence ne s’est révélée à moi que le 8 novembre 1879. Elle se trouvait sur le bord gauche de Mars, et son éclat était plus faible que celui de la région polaire ; en passant au méridien central, elle présenta une couleur rouge trouble et une faible clarté.

Indépendamment de ces changements de couleur subordonnés à la rotation diurne, on remarque des changements analogues dans les régions continentales ; mais ceux-ci sont plus lents et souvent ils embrassent des régions très étendues. Tel est celui qui eut lieu pendant les années 1877 à 1879, sur la grande région qui s’étend entre les méridiens de 120° et de 170° jusqu’à 40° de latitude nord, et qui est connue sous le nom de mer Sirenum. Cette mer présenta sur toute sa surface, notamment dans sa partie supérieure, voisine de la mer susdite, un éclat bien plus grand que celui des autres régions continentales.

À cette classe appartiennent aussi les observations faites par moi, de 1877 à 1882, sur une petite tache d’un blanc clair, qui se trouvait à l’extrémité gauche du Népenthès, par 269° de longitude et 17° de latitude nord. Je vis cette tache pour la première fois le 14 septembre 1877 ; elle avait un diamètre de 8° environ et elle était à peu près carrée ; elle brillait bien plus qu’aucune autre partie de la planète et en même temps elle présentait des contours bien distincts. Cette tache, dont j’ai pu, sans hésitation, comparer la blancheur à celle des taches polaires australes, était encore visible le 14 octobre. J’observai le même phénomène, au même endroit, pendant l’opposition suivante, de novembre 1879 à janvier 1880 ; la grandeur n’avait pas changé, seulement la figure était devenue à peu près ronde. Surpris de la constance de cette tache claire, je lui donnai le nom de Nix Atlantica. Je la vis de nouveau, pendant l’opposition de 1881 à 1882, de novembre à mars, mais pas toujours avec la même facilité ; elle présentait des différences d’aspect et des variations d’éclat qui pouvaient bien ne pas être toujours imputables à la différence de netteté de l’image télescopique. Mais je l’ai cherchée vainement dans les oppositions suivantes, et elle était encore invisible cette année. Si son apparition dépend de la période des saisons de Mars, nous devons nous attendre à la revoir pendant les oppositions de 1892 à 1897, et il est facile d’apprécier de quelle importance sera sa réapparition pour l’étude de la constitution physique de cette planète.

Une tache analogue, mais bien plus petite et difficile (Nix Olympica) s’est montrée avec une grande persistance en 1879, par 129° de longitude et 21° de latitude nord ; son diamètre pourrait être de 4° ou pas beaucoup plus. Je n’avais pas vu cette tache en d’autres oppositions ; je ne l’ai pas revue. D’autres taches apparaissent, tantôt par ci, tantôt par là, dans les diverses parties des régions continentales ; elles sont d’un blanc plus ou moins vif et plus ou moins pur, généralement pendant quelques jours et sans aucune loi apparente. C’est ce qui est arrivé assez souvent, pendant les dernières oppositions, le long de la rive droite de la Syrtis Magna, et sur le littoral qui va de là au Sinus Sabæus, ainsi qu’en plusieurs autres endroits. Souvent une partie notable du disque se montre parsemée de taches blanches, ce qui a eu lieu, par exemple, le 18 et le 19 janvier 1882, dans les pays entre le Gange et l’Iris et le 31 janvier entre le Nilosyrtis et l’Indus. Il est arrivé aussi que des bandes blanches, sous forme de ceintures régulières, d’une largeur uniforme, se répandaient un peu obliquement, du Nord-Est vers le Sud-Ouest, avec une faible inclinaison sur les méridiens.

C. — Les variations de ton des mers..

Les mers présentent, elles aussi, de très remarquables changements de couleur, mais plus lentement et plus régulièrement. Au point où en sont arrivées les études que j’ai commencées, j’ose affirmer qu’en passant du méridien central aux positions obliques, sous l’influence de la rotation diurne, elles ne changent pas de couleur. J’ai à maintes reprises suivi les changements de couleur de l’île d’Argyre, qui virait du rouge foncé au blanc le plus brillant, au fur et à mesure que l’inclinaison du rayon visuel augmentait, sans que l’on eût constaté aucune variation dans la couleur ou dans l’obscurité des mers environnantes. J’ai observé plus d’une fois le même phénomène sur la petite île Œnotria, dans la Syrtis Magna. Ce fait prouve que la surface de ces mers est, dans un certain sens, différente de celle des autres régions considérées jusqu’à présent ; en tout cas, il doit être regardé comme fondamental dans l’étude de la nature physique de Mars.

Il n’est pas moins certain que, d’une opposition à l’autre, on aperçoit, dans les mers, des changements de tons très remarquables. Ainsi, les régions nommées mer Cimmerium, mer Sirenum et lac du Soleil, qui, pendant les années 1877 à 1879, pouvaient être mises au nombre des plus sombres de la planète, sont devenues de moins en moins noires, pendant les oppositions suivantes, et en 1888 elles étaient d’un gris clair qui suffisait à peine à les rendre visibles dans la position bien plus oblique où elles se trouvaient toutes trois. Pendant ces années 1877 à 1879, la Syrtis Magna et le Nilosyrtis ont paru très noirs, mais en 1888 le Nilosyrtis n’avait pas varié, tandis que la Syrtis Magna (à part une petite raie au-dessous de l’embouchure du Népenthès et quelques autres zones très étroites) était devenue si claire qu’elle se détachait très peu sur les régions avoisinantes, notamment sur la Libye. La mer Érythrée était devenue très claire, elle aussi, à l’exception de ses trois golfes, le Sinus Sabæus, le Margaritifer Sinus et l’Auroræ Sinus, qui, par conséquent, auraient pu être désignés, non comme trois golfes, mais bien plutôt comme trois grandes îles isolées. Par contre, au même moment, la mer Acidalienne et le lac Hyperborée ont paru très foncés ; ce dernier paraissait en effet très noir, bien qu’il ne fût pas sous une plus faible inclinaison que la Grande Syrte et les mers méridionales mentionnées plus haut. L’état des régions appelées mers n’est donc pas constant : cela est indubitable. Peut-être la modification qui se produit est-elle en rapport avec les saisons de la planète.

D. — Les canaux..

Lorsque l’on considère sur la carte I le grand golfe placé au-dessous de l’équateur de la planète, par 290° de longitude, on voit qu’il se prolonge vers le Nord jusqu’au delà du 45e parallèle par un long appendice appelé Nilosyrtis. C’est une bande ordinairement très sombre qui même (peut-être par contraste avec les espaces lumineux qui l’environnent) paraît souvent tout à fait noire : sa largeur, de 4° ou 5° à peu près, paraît exactement uniforme dans la partie septentrionale au delà du 20e parallèle nord. Ses bords sont sensiblement tranchés, et leur parcours général est courbé d’une manière régulière ; il y a bien l’apparence de très petites dentelures sur toute leur longueur, mais il ne m’est jamais arrivé de voir ces dentelures une à une. Si les taches sombres de la planète sont des mers, une semblable formation doit être considérée comme un canal ; nous emploierons ce nom sans nous prononcer sur la véritable nature de la chose.

Le Nilosyrtis n’est pas le seul canal qui existe sur Mars, mais c’est de beaucoup le plus large et le plus visible ; on le trouve déjà dans les dessins de Schrœter et, pendant les trente dernières années, il a été remarqué par un grand nombre d’observateurs. Secchi, en 1858, et Dawes, en 1864, ont reconnu d’une manière plus ou moins distincte l’existence de plusieurs autres formations analogues ; leur nombre s’est multiplié dans les derniers temps d’une manière inattendue, et il est maintenant hors de doute que ces canaux forment un réseau fort compliqué, qui couvre toutes les régions continentales de la planète.

Le Planisphère I (voy. carte I) a donné une représentation schématique de ce réseau, comprenant à peu près tous les canaux dont j’ai pu constater d’une manière distincte l’existence par les observations de 1877 à 1888. Par le mot schématique, j’entends dire que les lignes ou bandes du réseau sont tracées de manière à donner approximativement la longueur et la direction de chaque canal, les rapports de position des uns à l’égard des autres, et la forme des polygonations qui en résultent, sans tenir aucun compte ni de leur degré de coloration ou d’obscurité, ni de leur largeur (à l’exclusion du Nilosyrtis qui est d’une largeur tout à fait exceptionnelle), ni de leur apparence plus ou moins nettement définie sur les deux bords, ni de la duplication à laquelle beaucoup d’entre eux sont sujets à certaines époques. En effet, ces éléments de visibilité, de largeur et de forme sont plus ou moins variables d’une opposition à l’autre, et même d’une semaine à l’autre pendant la même opposition ; et leurs variations ne sont pas simultanées pour tous les canaux, mais dans la même région et à la même époque, elles peuvent être très différentes d’un canal à un autre canal contigu. Il s’ensuit de là qu’on peut bien concevoir une représentation de ces canaux, correspondante à une époque donnée ; mais qu’il est impossible d’en tracer une carte permanente. Qu’on ne s’attende donc pas à trouver une ressemblance exacte (ou même approchée) entre notre Pl. I et l’aspect des canaux de Mars ; car une telle ressemblance n’est possible ni d’une façon absolue, ni même pour un espace de temps un peu long. Chaque canal de la carte désigne tout simplement un espace linéaire, ou plutôt une bande étroite, sur laquelle peuvent se développer dans la suite des temps les différentes apparitions qui se rattachent à un canal déterminé. On voit donc que cette carte (en ce qui regarde les canaux) n’est qu’une sorte d’index topographique, nécessaire pour l’intelligence et la coordination des détails très nombreux et très variables qu’on observe à chaque instant sur les différentes régions. Une telle représentation ne peut pas servir à la description de l’aspect physique des canaux ; mais elle suffira complètement à montrer les propriétés géométriques et topiques du réseau et de ses éléments.

On verra en premier lieu que, pour la plus grande partie, les canaux suivent un cours peu différent de celui d’un grand cercle de Mars. Il y a cependant quelques exceptions, dont le Phasis, le Simoïs, le Gehon, l’Indus, le Boreosyrtis et surtout le Nilosyrtis offrent les exemples les plus remarquables.

On constatera ensuite une autre propriété, qui est tout à fait générale : tout canal aboutit par ses deux termes, soit à une mer ou à un lac, soit à un autre canal ou à l’intersection de plusieurs autres canaux. Je ne me rappelle pas avoir jamais vu une des lignes s’arrêter court au milieu de l’espace continental, en forme de tronc isolé et sans connexion ultérieure. Ce fait est de la plus grande importance pour l’étude de la nature de ces formations.

Les canaux peuvent se couper deux à deux, sous tous les angles possibles. Il existe sur la planète plusieurs régions où trois, quatre, même six ou sept, se rencontrent sur un petit espace ; cet espace est alors ordinairement distingué par une tache plus sombre, ou un lac, dont la grandeur et l’apparence peuvent varier entre certaines limites. Un nœud très important de cette espèce est le lac du Phœnix (long. 108°, lat. australe 16°) formé par la rencontre de sept canaux, Agathodæmon, Eosphoros, Phasis, Araxes, Eumenides, Pyriphlégéton, Iris, qui en divergent sous forme d’étoile assez régulière. Un autre nœud moins régulier, appelé Trivium Charontis (long. 195°, lat. boréale 17°) est formé par la rencontre plus ou moins excentrique de Cerberus, Læstrygon, Tartarus, Orcus, Erebus, Hades et Styx. Dans le Lacus Ismenius (long. 335°, lat. boréale 40°) convergent l’Euphrates et son prolongement boréal, Protonilus, Deuteronilus, Astaboras, Hiddekel, Jordanis. Il est facile de reconnaître plusieurs autres exemples sur la carte, comme Propontis, Lacus Niliacus, Lacus Tithonius, Lacus Lunæ et le Nodus Gordii, le plus étendu et le plus imparfaitement marqué de tous.

On voit aussi, par l’examen de la carte, que la longueur des canaux peut être très différente ; plusieurs ne dépassent guère 10° ou 15° (Xanthus, Scamander, Eosphoros, Nectar, Ambrosia, Issedon). D’autres, au contraire, suivent sans irrégularité sensible une ligne de grande étendue qui atteint quelquefois au quart de la circonférence de la planète ; tels sont l’Euphrates, qui avec son prolongement boréal arrive de l’équateur jusque près du pôle nord, et l’Erebus-Achéron, qui occupe 90° au moins : en considérant comme prolongations de ce dernier le Dardanus d’un côté et le Cerberus de l’autre qui paraissent s’y rattacher sans solution appréciable de continuité, on aurait une ligne étendue sur une longueur de 160° environ, du lac Niliacus jusqu’à la mer Cimmerium.

La grande uniformité et la composition de tout le système a quelque chose d’étrange et d’inattendu, et l’on serait presque tenté de rechercher si la distribution des lignes n’est pas sujette à quelque loi simple, de même qu’autrefois Élie de Beaumont avait pensé pouvoir assujettir les directions des grandes montagnes de la Terre à son fameux réseau pentagonal. J’ai lieu de croire qu’une semblable recherche aurait à présent peu de probabilité d’aboutir à des résultats plausibles ; de plus, il ne faut pas oublier que notre esquisse est loin d’être assez exacte et assez complète pour un tel but.

Je vais essayer maintenant de signaler d’une manière générale les différents aspects physiques sous lesquels peut se présenter un canal quelconque de la planète.

E. — Variations dans les aspects des canaux..

(a) Un canal peut être plus ou moins longtemps invisible. Sur quoi il faut remarquer qu’il ne s’agit pas ici de l’invisibilité produite par les mauvaises circonstances de l’observation, mais bien d’une invisibilité réelle, qui persiste dans des conditions d’image et d’atmosphère suffisantes pour bien montrer le canal à d’autres époques. De plus, l’idée d’invisibilité doit être ici prise relativement aux moyens optiques dont j’ai pu disposer pour ces recherches[23] ; c’est-à-dire qu’elle n’exclut pas la possibilité de voir le même objet avec un instrument de puissance plus considérable. Voici un exemple bien frappant de cette invisibilité. Pendant les soirées des 2 et 4 octobre 1877, par une atmosphère excellente, le diamètre apparent de la planète étant de 21″, la région continentale entre le Margaritifer Sinus et l’Auroræ Sinus était tout à fait claire et dépourvue de canaux, sans le plus petit indice de taches quelconques ; Indus, Hydaspes, Jamuna, Hydraotes complètement invisibles. Cet état de choses persistait encore le 7 novembre, le diamètre apparent étant de 15″. Quatre mois plus tard (21-26 février 1878), l’Indus était parfaitement visible, le diamètre apparent étant réduit à 5″,7. Pendant l’opposition de 1879, l’Indus demeura toujours très évident ; le 21 octobre (diamètre apparent 19″), parut l’Hydaspes pour la première fois, et le 27 novembre (diamètre apparent 17″,5) j’eus la première vue de la Jamuna. Le 28 novembre, tous les trois, Indus, Hydaspes et Jamuna, étaient larges, noirs et visibles au premier coup d’œil. L’Hydraotes a été découvert en 1882, le diamètre apparent étant de 14″. Tous ces canaux sont restés plus ou moins visibles pendant toutes les oppositions suivantes ; mais, dernièrement (1888), Indus et Hydaspes étaient redevenus très difficiles. Sans fatiguer le lecteur par l’exposition d’autres cas semblables, je considère comme bien établi que les canaux de Mars peuvent devenir invisibles à certaines époques.

(b) Dans beaucoup de cas, la présence d’un canal a commencé à se rendre sensible à l’œil d’une manière très vague et indéterminée, par une légère ombre qui s’étendait irrégulièrement dans le sens de sa longueur. Il est difficile de décrire exactement un semblable état de choses, qui est en quelque sorte la limite entre la visibilité et l’invisibilité. Quelquefois j’ai cru reconnaître que ces ombres ne sont en réalité qu’un simple renforcement de la couleur rougeâtre qui domine sur les continents, renforcement peu intense d’abord, qui ne devient visible qu’à l’aide de sa largeur assez considérable, dont cependant on ne saurait assigner ni la mesure ni les limites. D’autres fois, l’apparence a été plutôt celle d’une bande grisâtre et estompée, comme un léger nuage oblong. C’est par l’une ou par l’autre de ces formes indéterminées que, en 1877, j’ai commencé à reconnaître l’existence de Phison (4 octobre), Ambrosia (22 septembre), Cyclops (15 septembre), Eunostos (20 octobre) et de beaucoup d’autres. Des exemples analogues n’ont pas manqué non plus dans les oppositions suivantes.

(c) Très souvent les canaux ont l’aspect d’une bande grise estompée des deux côtés, ayant au milieu un maximum d’intensité, qui peut être assez sombre pour donner l’idée d’une ligne plus ou moins bien marquée. Cet état présente un certain nombre de variétés, selon la prépondérance de cette ligne centrale sur les parties nébuleuses latérales, sous le double rapport de la largeur et de l’intensité. Les bandes ainsi formées sont ordinairement assez régulières, sans exclure toutefois la possibilité de certaines anomalies dans la largeur et dans l’intensité de l’ombre, anomalies que la puissance de la lunette employée peut ordinairement faire soupçonner, rarement mettre en complète évidence. Le cas d’une structure différente des deux côtés est très rare ; cela a été constaté indubitablement le 30 janvier 1882 pour le Gehon, dont le côté seul était estompé, l’autre étant bien défini ; et pour l’Euphrates, le 19 du même mois, qui était nébuleux à droite et bien défini à gauche. En 1879, plusieurs canaux ont montré le long de leur parcours une structure inégale, qui changeait peu à peu d’une extrémité à l’autre. Læstrygon, Tartarus, Titan, Gigas, Gorgon, Sirenius étaient minces, noirs et assez bien définis à leur extrémité australe, qui débouche sur la mer Sirenum ou la mer Cimmerium en pénétrant vers le Nord ; dans la région continentale, ils s’élargissaient en forme d’une queue de comète, et finissaient en forme d’ombre large et mal terminée à l’extrémité boréale. La même année, l’Astapus sortit du Nilosyrtis très mince et bien défini ; il s’élargissait considérablement et allait se perdre dans l’Alcyonius sous l’aspect d’une ombre large et fort légère. C’est par suite de semblables défauts d’uniformité dans les canaux environnants, que la région claire appelée Elysium affecte souvent la forme circulaire, quoiqu’elle soit encadrée dans une espèce de pentagone de cinq canaux.

(d) Le type le plus parfait des canaux, que je regarde comme l’expression de leur état normal, est une ligne sombre (quelquefois tout à fait noire) et bien définie, qu’on dirait tracée à la plume sur la surface jaune de la planète. L’aspect des canaux dans cette phase de leur existence est très uniforme sur toute leur longueur, à fort peu d’exceptions près ; leur cours général est régulier ; et, dans les occasions très rares où il a été possible de distinguer nettement les deux bords l’un de l’autre, j’ai pu y remarquer de très petites sinuosités ou dentelures. Ce cas s’est présenté, en 1879, pour Euphrates et Triton, et pour Ganges en 1888. Chaque bord est, du reste, parfaitement tranché, aussi parfaitement que les bords des continents sur les mers[24]. La largeur est très différente d’un canal à l’autre, depuis le Nilosyrtis, qui peut arriver ou même dépasser 5° (300 kilomètres), jusqu’à de simples lignes sans largeur appréciable, telles que Galaxias, Issedon, Anubis et Erynnis en 1882, Æthiops en 1888, dont la largeur probablement ne dépassait pas 1° (60 kilomètres). Cette largeur est uniforme, à très peu d’exceptions près ; cependant Jamuna et Iris, en 1879, Hades et Athys, en 1882, Nilokeras, en 1886, ont montré des exemples bien certains de canaux plus larges à une extrémité qu’à l’autre.

La largeur d’un même canal peut changer avec le temps entre des limites très différentes, depuis le filet à peine perceptible dans les meilleures conditions atmosphériques, jusqu’à une large bande noire visible au premier coup d’œil. Nous avons un exemple bien remarquable de ces variations dans l’histoire du Simoïs, qui, invisible en septembre 1877, se présentait en octobre comme une ligne extrêmement fine. En 1879, il était noir et assez large pour compter parmi les canaux les plus considérables. Au commencement de janvier 1879, le Simoïs était aussi large et aussi noir que le Nilosyrtis ; largeur estimée 4°. En même temps parut, à droite du Simoïs, le canal appelé Ascanius ; et la portion de continent comprise entre l’Ascanius et le Simoïs (voir la carte) prit une teinte beaucoup plus sombre que les régions environnantes. Malheureusement cette partie de la planète n’a pu être bien observée les années suivantes, sa position étant trop australe et trop voisine du bord.

Un cas tout à fait identique a été offert par le Triton dont, en 1877, j’ai pu voir seulement la moitié à droite entre le Léthes et le Népenthès. Dans les oppositions suivantes, il a été possible de le suivre tout entier depuis le Népenthès jusqu’à la mer Cimmerium, avec plus ou moins de facilité. Mais, dernièrement (en mai 1888), il devint extraordinairement large, et formait un vaste détroit. Et, ce qui est bien remarquable, la Syrtis Parva s’est élargie considérablement aux dépens de la Libya et cette dernière s’est fort assombrie, comme je l’ai déjà rappelé plus haut. Cette coïncidence de l’élargissement du Simoïs et du Triton et de l’assombrissement d’une vaste région contiguë n’est probablement pas un simple hasard. Du reste, tous les canaux de la planète paraissent plus ou moins sujets à de semblables variations. Le Nilosyrtis lui-même m’a offert un maximum de largeur en 1882 et un minimum en 1886 ; mais la différence entre le maximum et le minimum était, dans ce cas, bien moins considérable. Nous savons aussi par les observations de Dawes et de Secchi, que l’Hydaspes en 1864 et en 1858 était un des canaux les plus visibles, ce qui n’a plus eu lieu pendant la période de mes observations (1877-1888). Et M. Van de Sande Backhuyzen a reconnu, dans les dessins de Schrœter, l’existence de taches sombres considérables qui n’ont plus été observées de nos jours, et qui avaient sans doute pour cause des phénomènes de même nature.

Un semblable fait s’est produit aussi sur une vaste échelle, dans le voisinage du pôle boréal, pendant les oppositions 1884-1886. Autour de la calotte blanche polaire, plusieurs canaux étaient devenus très noirs et très larges et, en même temps, les espaces interposés étaient devenus assez sombres. Lorsque la définition du télescope était insuffisante, la confusion de tous ces détails produisait autour de la calotte blanche polaire une zone grise, et c’est probablement une semblable observation qui a donné naissance aux tracés d’une mer polaire boréale, qui n’existe pas.

Les variations d’intensité d’un canal bien tracé embrassent simultanément toute sa longueur. Mais lorsque, par l’intersection avec d’autres canaux, il est partagé en plusieurs parties, il peut arriver que l’intensité, uniforme pour chaque partie, soit différente d’une section à l’autre. Nous avons déjà dit qu’en 1877, le Triton était visible seulement à droite du Léthé, et invisible dans la section entre le Léthé et la mer Cimmerium. En 1879, le Phison a été très noir dans sa section boréale entre le Nilosyrtis et l’Astaboras, tandis qu’il était bien moins évident dans la partie australe, entre l’Astaboras et le Sinus Sabæus. En 1882, Hydraotes était très délié dans sa section à gauche de la Jamuna, assez gros et visible (et même double) dans la section à droite du même canal. Dans ces cas, le changement d’intensité, en passant d’une section à l’autre, se fait par un saut brusque, sans transition appréciable, chaque section étant ordinairement bien uniforme dans toute son étendue.

F. — Les doublements ou géminations des canaux..

Nous allons considérer la dernière et la plus remarquable des transformations des canaux de Mars, celle qui donne naissance aux géminations. Ces phénomènes sont bien propres à imposer un frein à l’essor de notre imagination, lorsqu’elle veut essayer d’appliquer à l’étude physique de Mars l’analogie tirée des faits que nous observons sur la Terre. Un canal quelconque a été reconnu sous l’une des formes précédemment décrites, ou même sous plusieurs successivement ; en peu de jours (ou peut-être d’heures), par un procédé de transformation dont le détail a échappé jusqu’à présent, il se présente doublé et composé de deux bandes très voisines entre elles, ordinairement égales et parallèles : le cas d’une légère divergence ou d’une différence d’épaisseur étant assez rare. Dans plusieurs cas, il a été possible de constater, par la comparaison minutieuse avec les détails environnants, que l’une des deux bandes a conservé (exactement ou à peu près) l’emplacement du canal primitif ; mais dernièrement, en 1888, j’ai pu me convaincre que cette règle n’est pas générale, et il peut arriver que ni l’une ni l’autre des nouvelles formations ne coïncident avec l’ancien canal. L’identité de la direction générale et de l’emplacement est alors seulement approximative ; toute trace de l’ancien canal disparaît pour faire place aux deux lignes nouvelles.

La distance entre les deux lignes parallèles est fort différente d’une gémination à l’autre ; la limite supérieure peut être estimée à 10° ou 12°, même à 15° pour certaines géminations très longues et imparfaitement marquées, comme celles du Titan en 1882 et du Gigas en 1884. Quant à la limite inférieure, elle ne peut être déterminée que par rapport à la puissance du télescope employé et aux circonstances de l’observation ; en 1888, Protonilus et Callirrhoe étaient résolubles en deux lignes espacées de 3° au plus. Il arrive quelquefois qu’on peut conjecturer qu’une ligne est double, par son aspect particulier, sans qu’on puisse séparer complètement les deux lignes composantes. Le dédoublement d’une ligne peut donc échapper même à un observateur attentif.

La largeur, ordinairement uniforme et égale pour ces deux bandes, est très différente d’une gémination à l’autre, depuis une ligne d’épaisseur imperceptible jusqu’à 3° environ. Le rapport de cette largeur des bandes à l’intervalle lumineux qui les sépare est très variable. Ordinairement l’intervalle est plus large que chacune des bandes ; souvent il a été égal ou même un peu plus étroit.

La couleur est presque toujours la même dans ces deux bandes, sous le double rapport de la qualité et de l’intensité ; mais elle présente des variétés considérables d’une gémination à l’autre. Elle est généralement noire, ou du moins, foncée dans les géminations composées de lignes très minces ; les bandes plus larges sont rarement noires ou brunes (un cas remarquable a été la gémination du Cyclops en 1882, si forte et si marquée, que nul autre objet sur le disque ne pouvait lui être comparé) ; elles se montrent assez souvent d’un rouge-brique de nuance plus ou moins sombre. Quelques bandes ont été tellement pâles, qu’on pouvait à peine en constater la présence sur le fond jaune de la planète, malgré une largeur considérable de plusieurs degrés. En diverses occasions, j’ai pu constater que l’intersection de ces bandes plus pâles avec un autre canal produit un renforcement sensible de couleur dans la place de l’intersection. Je suis porté à croire que, dans tous les canaux doublés, la couleur est toujours la même en qualité, et que les différences ne regardent que l’intensité.

Si un canal double est coupé en deux sections par un autre canal, et si l’une Fig. 231.

Élargissement des deux bandes d’un canal, près d’une intersection.
des bandes est plus large ou plus intense d’un côté de l’intersection, l’autre bande le sera aussi, comme le montre la figure ci-dessus (fig. 231). Tels ont été Antæus-Eunostos en 1882, Euphrates en 1888. Si l’une d’elles est très mince ou peu visible d’un côté de l’intersection, l’autre sera aussi très mince ou peu visible, et, dans ce cas, il peut arriver que l’une des deux manque complètement ou soit invisible. On a alors l’exemple d’un canal qui est double dans une section de son cours et simple dans une autre section. Cerberus, Hydraotes, Achéron ont fourni de pareils exemples en 1882.

Quelquefois les deux lignes sont régulières et leurs axes parfaitement parallèles ; mais le tout est entouré d’une espèce de pénombre, comme Cerberus en 1882, Hebrus en 1888. Mais, dans le plus grand nombre de cas, les deux lignes sont tracées avec une régularité absolue et tout à fait géométrique ; l’uniformité de la largeur, de la couleur et de l’intervalle est complète. Leur examen, fait dans d’excellentes circonstances avec des grossissements variés, depuis 322 jusqu’à 650, n’a pu faire découvrir la plus petite irrégularité, ni même un soupçon d’irrégularité : tout paraît tracé avec la règle et le compas. Telles ont été, entre autres, en 1882, Cyclops, Euphrates, Phison, Jamuna, Hephæstus ; en 1886, Hydraotes ; en 1888, Euphrates, Phison, Astaboras, Protonilus, Callirrhoe. S’il existait quelque trace d’anomalie dans le canal simple primitif, elle disparaît complètement après la gémination. Des canaux sensiblement courbes ont même donné naissance à des géminations parfaitement droites, comme la Jamuna en 1882 et la Boreosyrtis en 1888. Il y a, en un mot, une tendance prononcée à l’uniformité plus absolue et à la suppression de tout élément irrégulier.

L’aspect d’une gémination change souvent suivant les époques. En 1882, les deux bandes de l’Euphrates montraient une sensible convergence du côté du Nord : l’une d’elles était à très peu près dirigée suivant un méridien de la planète. En 1888, les deux bandes étaient absolument équidistantes dans toute leur extension entre le Sinus Sabæus et le lac Ismenius ; leur angle avec le méridien était, au point moyen, 8° ou 10° environ. Elles étaient minces et bien définies en 1882 ; en 1888, les deux bords de chacune étaient estompés, leur couleur était plus claire, leur intervalle était sensiblement moindre qu’en 1882. De même, pour l’Hephæstus, les deux larges bandes rougeâtres de 1882 étaient réduites en 1888 à des lignes plus fines et de couleur plus sombre, l’intervalle mitoyen était réduit à la moitié. Une semblable réduction de l’intervalle paraît avoir eu lieu pour le Protonilus.

La gémination des canaux s’accomplit dans un intervalle de temps relativement court, et par une métamorphose rapide. Assez souvent il a été possible de restreindre, par des observations sûres, à un petit nombre de jours la limite de cette durée. Quelquefois la métamorphose a été complète dans l’intervalle de vingt-quatre heures, entre deux observations consécutives. Autant que j’ai pu en juger, le phénomène a lieu simultanément sur toute la longueur du canal doublé.

Dans un petit nombre de cas, il a été possible de constater quelques phases du procédé de gémination. Pendant le mois de janvier 1882, l’Euphrates a été visible jusqu’au 18 du mois sans rien offrir de bien remarquable. Le 19, il parut considérablement plus large et un peu nébuleux du côté gauche. Le 20, un brouillard dense m’empêcha d’observer. Le 21, la gémination était complète et tout à fait évidente. Dans le même mois de janvier 1882, le Ganges s’est montré simple jusqu’au 12. Le 13, il parut accompagné, à droite, d’une légère bande lumineuse, qui le côtoyait sur toute sa longueur à une distance de 5° environ entre le Lacus Lunæ et le Fons Juventæ. Cette bande n’était plus visible le 18 et le 19 ; toute la région environnante était parsemée de taches blanches. Ces taches n’existaient plus le 20 ; mais la bande nouvelle avait reparu, plus noire, plus étroite et mieux définie, cette fois ; elle ressemblait au Ganges, quoiqu’elle fût un peu plus faible : le Ganges était doublé, et son aspect ne changea plus jusqu’à la fin des observations de cette année 1882. L’apparition d’une nappe blanche ou blanchâtre de part et d’autre d’un canal à l’époque de son doublement a été signalée plusieurs fois, en 1882 pour le Thoth, en 1888 pour le Protonilus et le Népenthès : cette nappe blanche se montrait très distinctement entre les deux lignes de la gémination.

J’ai vu assez fréquemment les deux lignes se dégager simultanément d’une nébulosité grise plus ou moins intense, allongée dans la direction du canal ; j’incline même à conclure que cet état de nébulosité est un phénomène essentiel dans la production des géminations. Mais il ne faut pas croire qu’il s’agisse ici d’objets cachés par une espèce de brouillard, qui deviennent visibles par sa disparition. Autant que j’ai pu en juger, ce qui apparaît sous l’aspect de nébulosité n’est point un obstacle à la vision d’objets préexistants, mais c’est plutôt une matière dans laquelle se prononcent des formes qui n’existaient pas. Pour expliquer ma pensée, je dirai que le procédé n’est pas comparable à des objets qui se dégagent d’un brouillard devenu plus rare, mais plutôt à une multitude de soldats dispersés irrégulièrement, qui, peu à peu, se forment en rangs et en colonnes. Je dois ajouter que ceci doit être considéré comme une impression, et non comme le résultat réfléchi d’observations proprement dites.

Puisqu’il y a une époque d’apparition pour les géminations, il faut qu’il existe aussi une époque où elles disparaissent ou s’effacent de quelque manière. Malheureusement, je n’ai encore pu rien observer de bien sûr à l’égard de cette phase du phénomène. Je puis seulement dire que plusieurs géminations de 1882 n’étaient plus visibles dans les oppositions suivantes ; le canal était redevenu simple, ou même avait disparu entièrement. Dans beaucoup de cas, l’éloignement de la planète ou l’état insuffisant de l’atmosphère terrestre donnait une explication plausible ou du moins possible des géminations disparues. Je crois que le caractère de ces phénomènes est périodique. Réellement, on ne pourra affirmer sans hésitation une telle périodicité qu’après les avoir vues paraître et disparaître plusieurs fois de suite ; cependant les observations faites jusqu’à présent suffisent pour la rendre probable. En 1877, aucune trace de gémination n’a pu être constatée pendant les semaines qui ont précédé ou suivi le solstice austral. Un seul cas isolé a été remarqué en 1879 : le 26 décembre, j’ai constaté la duplicité du Nilus entre le Lacus Lunæ et la large traînée appelée Ceraunius. C’était un mois avant l’équinoxe vernal, correspondant au passage du Soleil de l’hémisphère austral à l’hémisphère boréal de la planète. Ce phénomène me surprit un peu, mais je le considérai alors comme quelque chose d’accidentel. Pendant l’opposition 1881-82, j’ai attendu la répétition du même fait ; il se produisit, en effet, mais un mois après l’équinoxe vernal, le 12 janvier 1882. À cette époque, plusieurs autres géminations avaient déjà paru, et bientôt la planète en fut remplie, en deux mois, depuis le 19 décembre jusqu’au 22 février, j’ai pu constater trente géminations. Pendant l’opposition de 1884, j’ai pu en voir distinctement encore quelques-unes ; plusieurs autres paraissaient probables, mais elles n’étaient plus assez distinctes. C’était de deux à quatre mois avant le solstice boréal. En 1886 (à l’époque du solstice boréal, un mois avant et un mois après), la plus grande partie des géminations n’existait plus, beaucoup de canaux étaient redevenus simples, d’autres avaient disparu ; toutefois plusieurs étaient encore évidemment doubles, entre autres l’Hydraotes, très nettement. Quelques-uns de ces doublements furent constatés à la même époque à l’Observatoire de Nice par M. Perrotin et ses collaborateurs. Enfin, en mai et juin 1888 (deux et trois mois après le solstice boréal), commença une nouvelle reprise des géminations, pendant laquelle on vit se doubler plusieurs canaux, qui jusque-là étaient restés simples, et rester simples plusieurs qui étaient doubles en 1882. L’ensemble des observations donne quelque poids à l’idée que le phénomène doit être réglé par la période des saisons de Mars ; qu’il se produit principalement un peu après l’équinoxe de printemps et un peu avant l’équinoxe d’automne ; qu’après avoir duré quelques mois, les géminations s’effacent en grande partie à l’époque du solstice boréal, et disparaissent toutes à l’époque du solstice austral. La vérification de ces conjectures ne se fera pas attendre longtemps, et une première occasion de la faire se présentera en 1892. L’opposition de cette année aura lieu dans les mêmes conditions à peu près que celle de 1877, et il faudra s’attendre à une absence complète de géminations.

La Pl. II (p. 440) a donné une idée de l’arrangement général des géminations observées en 1882 et en 1888. Il n’est pas besoin d’avertir le lecteur que cette carte ne représente l’état de la planète à aucune époque, car les géminations ne se produisent pas toutes ensemble. C’est encore ici un index graphique de ces formations, qui comprend à peu près toutes celles que j’ai pu constater jusqu’à présent.

Nous avons remarqué plus haut qu’il existe sur la planète un certain nombre de nœuds ou de points d’intersection, de convergence, où plusieurs canaux se rencontrent sous une forme plus ou moins régulière. L’aspect de ces nœuds change d’une manière analogue à celle des canaux. Lorsque les canaux qui aboutissent à un nœud sont tous invisibles, le nœud est invisible aussi, ou s’annonce tout au plus par une ombre légère et diffuse. L’apparition des canaux comme lignes simples ou doubles de cours déterminé produit dans le nœud un réseau de lignes dont il est ordinairement impossible de démêler la structure, à cause de la grande quantité de détails qui s’accumulent alors dans un espace relativement petit. La confusion est accrue dans le plus grand nombre de cas par une espèce d’ombre confuse assez forte qui entoure le nœud et le rend visible comme une tache plus ou moins forte qui se transforme quelquefois en un vrai lac à couleur noire et à contours bien déterminés (Lacus Niliacus 1879-86, Trivium-Charontis 1882, et autres). De cette ombre finit par se dégager, à certaines époques, une double tache allongée, formant une sorte de gémination composée de deux bandes courtes et larges, qui occupent à peu près la surface de l’ombre ou du lac en question. Voyez dans la Pl. II le Trivium Charontis et le Lacus Lunæ ainsi transformés. Autant que j’ai pu m’en rendre compte jusqu’à présent (ces observations étant de la plus grande difficulté), la direction de cette gémination change considérablement d’une époque à l’autre et coïncide tantôt avec un, tantôt avec un autre des canaux doubles qui aboutissent à la région en question. Ce fait étant de la plus haute importance pour l’histoire des géminations, je rapporterai, avec détails, quelques exemples que j’ai observés.

Fig. 232.  Fig. 233.
Dédoublement du lac Ismenius, le 23 déc. 1881, dans le sens de l’Est à l’Ouest. Dédoublement du même lac, le 27 mai 1888, sous forme de deux petits lacs circulaires.

Le lac Ismenius est formé, dans son état ordinaire, d’une tache sombre de forme ovale, allongée dans la direction du parallèle. Le 23 décembre 1881, je l’ai trouvé divisé en deux bandes qui formaient une courte gémination, étendue dans la direction du Protonilus qui était double aussi. Protonilus et Ismenius auraient pu être considérés comme formant une seule gémination, mais les bandes de l’Ismenius étaient beaucoup plus larges, ainsi qu’on le voit dans le croquis ci-dessus (fig. 232). Le 27 mai 1888, un semblable phénomène eut lieu ; mais la division en deux bandes suivait cette fois la direction de l’Euphrates, qui était double (voir la fig. 233). Les dimensions de l’Ismenius dans la direction de l’Euphrates étant peu considérables, les bandes n’étaient pas plus longues que larges ; en un mot, la gémination prit la forme de deux petites taches presque rondes, juxtaposées et alignées dans la direction du Protonilus. Plus tard, le Protonilus étant doublé aussi bien que l’Euphrates, je m’attendais à voir l’Ismenius divisé en quatre ; cela n’est point arrivé. Le 4 juin, le lac avait repris sa forme ovale d’autrefois, avec des contours ombrés et peu définis.

Le Trivium Charontis n’existait en 1879 que comme point de rencontre des canaux Læstrygon, Styx, Cerbère et Tartare, seuls visibles alors dans cette région. En 1881-82, les intersections de canaux se multiplièrent dans cet endroit, le tout étant enveloppé d’une ombre confuse assez étendue, quoique mal terminée. En 1884, cette ombre se divisa en deux bandes très fortes, allongées exactement dans la direction de l’Orcus. En 1888 (13-15 juin), la division en deux bandes existait, mais leur orientation suivait la direction de l’Erèbe. L’un et l’autre système de bandes sont représentés dans notre Pl. II, superposés l’un à l’autre. Mais une telle superposition n’a pas été observée.

Un phénomène identique a été observé sur le lac de la Lune, qui, en 1879 et en 1882, était divisé en deux fortes bandes orientées suivant le double Nil, tandis qu’en 1884, l’orientation était dans la direction de l’Uranius : l’une et l’autre formes se trouvent superposées dans la Pl. II. Le Nœud Gordien a présenté aussi des phénomènes analogues, quoique bien plus difficiles à observer.

Il paraît résulter de tout ceci que la cause productrice des géminations n’opère pas seulement le long des canaux de Mars, mais aussi sur des surfaces sombres de forme quelconque, pourvu qu’elles ne soient pas trop étendues ; dans ce dernier cas, la direction de la même gémination peut être très différente d’une époque à l’autre, tandis que, dans le cas des canaux, elle ne peut osciller qu’entre d’étroites limites. Cette cause paraît étendre sa puissance même sur les mers permanentes ; car l’apparition de l’île Cimmeria au milieu de la mer Cimmérienne n’est au fond qu’une transformation de cette mer en une grande gémination composée des deux bandes obscures qui restent des deux côtés de l’île susdite. Un semblable phénomène semble se produire sur la mer Acidalienne, quoique avec moins d’évidence et de régularité.

Cette tendance à diviser un espace sombre par une bande jaune semble se manifester aussi par la production de certains diaphragmes ou isthmes lumineux d’étonnante régularité qui se forment en certains endroits de l’hémisphère boréal de la planète. Tel est le pont d’Achille, qui, en 1882-84-86, séparait le lac Niliacus de la mer Acidalium, et qui disparut partiellement en 1888 ; telle est aussi l’interruption qui sépare parfois le Nilosyrte de la Boreosyrtis, interruption qui se montre lorsque le Protonilus est doublé, et qui est en quelque sorte une continuation de la bande claire qui sépare les deux lignes composantes du Protonilus. Une autre interruption semblable dans le cours de la Boreosyrtis, qui existait en 1882, n’a plus été vue depuis. Enfin la duplicité du Sinus Sabæus et de la presqu’île Atlantis, qui sépare la mer Cimmerium de la mer Sirenum, paraît dépendre de phénomènes de la même nature.

G. — Phénomènes observés sur les canaux..

Telles sont les diverses apparences sous lesquelles peuvent se présenter les canaux de Mars et les formations analogues. Chacun d’eux a ses métamorphoses et son histoire particulière ; et cette histoire est liée sans doute à celle des canaux voisins, quoique cette connexion ne soit pas toujours bien apparente.

Pour donner une idée de la manière dont se développent dans leur succession les phénomènes des canaux de Mars, je choisirai un seul exemple entre cinquante. Il s’agit ici du canal appelé Hydraotes (fig. 234) et du Nilus, son prolongement. Pour mettre en évidence la correspondance des faits avec les saisons de Mars, j’ai inséré, parmi les observations, les dates des solstices et des équinoxes, en désignant par équinoxe vernal le moment où le Soleil passe du côté sud au côté nord de l’équateur de la planète. Pour plus de clarté, je désigne par des lettres les différentes sections de l’Hydraotes-Nilus. Ce canal aboutit d’un côté au Ceraunius, qui tantôt offre l’aspect d’une grande bande nébuleuse, tantôt présente une gémination imparfaite, qui au Nord s’élargit en forme de trompe ; de l’autre côté, son extrémité arrive aux bords du beau golfe appelé Margaritifer Sinus. Les trois canaux Jamuna, Ganges, Chrysorrhoas, le divisent en quatre sections AB, BC, CD, DE. Il semble que le canal se prolonge encore davantage à droite au delà du Ceraunius, par le Phlegethon ; mais nous bornerons notre examen Fig. 234.

Phénomènes observés sur Mars. Le canal Hydraotes-Nilus.
à la partie AE. Dans les environs de la section CD convergent, d’une manière excentrique et imparfaite, quatre autres canaux, Ganges, Chrysorrhoas, Nilokeras et Uranius ; il y a donc ici un des nœuds dont nous avons parlé plus haut, qui donne origine au Lacus Lunæ, tache ombrée de grandeur et d’intensité variables.

Voici l’extrait de mes observations.

Opposition de 1877.

Septembre 27. — Solstice austral.

Septembre 28, octobre 4. — Tous les canaux invisibles, à l’exception du Ganges.

Novembre 4. — Première apparition du Chrysorrhoas, large et nébuleux. Sa convergence avec le Ganges forme une tache mal définie, mais assez forte ; c’est la première indication du Lacus Lunæ.

Février 21. — Première vue du Nilokeras et du Nilus sous forme de bandes sombres près du limbe inférieur. Observations difficiles, diamètre de la planète réduit à 5″,7.

Février 24-25. — Première vue de l’Indus. Ganges encore visible dans toute son étendue ; il forme, à sa rencontre avec le Nilokeras et le Nilus, une forte tache triangulaire, le Lacus Lunæ.

Mars 5. — Équinoxe vernal.

Opposition de 1879.

Août 14. — Solstice austral.

Octobre 13-14-18. — Ganges large, Chrysorrhoas et Nilus bien marqués. Lacus Lunæ est une tache informe très sombre.

Octobre 21. — Première vue de l’Hydaspes.

Novembre 27-28. — Première vue de la Jamuna. Nilokeras très fort. Nilus visible.

Décembre 21. — Lacus Lunæ très grand et très noir.

Décembre 23. — Le Lacus Lunæ a pris la figure d’un trapèze CC′DD′ formé par quatre bandes noires, les bandes CD, C′D′ sont beaucoup plus larges que les autres, mais CD encore plus large que C′D′. L’île lumineuse au milieu est bien définie, et de la couleur jaune ordinaire. Nilus s’étend dans la direction D′E′ sous forme d’une bande grise peu définie. Ceraunius a le même aspect. À leur point d’intersection E, grande tache nébuleuse plus sombre.

Décembre 26. — Le Nilus est double : les deux traits parfaitement égaux et assez bien définis suivent les directions DE, D′E′ des côtés parallèles du trapèze formé par le Lacus Lunæ, mais ils sont moins larges et moins sombres que ces deux côtés.

Janvier 1. — Nilokeras noir et bien visible.

Janvier 22. — Équinoxe vernal.

Opposition de 1881-1882.

Décembre 9. — Équinoxe vernal. Ganges et Lacus Lunæ bien marqués. Nilus C′D′ peu visible ; CD n’existe plus.

Décembre 14. — Hydaspes, Jamuna, Ganges ; Nilokeras peu visible, large et estompé, ne paraît pas double.

Janvier 10. — Nilus et Lacus Lunæ marqués par des ombres légères ; première vue de l’Uranius.

Janvier 11-12. — Nilus certainement double, les traits sont un peu nébuleux. Nilokeras imparfaitement doublé.

Janvier 13-20. — Doublement du Ganges.

Janvier 13. — Première vue de l’Hydraotes AB sous l’aspect d’un fil nébuleux.

Janvier 19. — Le Lacus Lunæ a repris la forme trapézoïdale, avec son île lumineuse au centre. Nilus forme deux lignes DE, D′E′ bien reconnaissables, qui se détachent assez bien sur un fond blanchâtre. La disposition paraît identique à celle de l’année précédente ; Hydraotes AB très visible. Jamuna doublée.

Février 18. — Nilus encore double ; le trait supérieur paraît se prolonger par le Phlegethon.

Février 22. — Hydraotes divisé par la Jamuna en deux sections AB, BC, dont BC est plus large et plus visible que AB.

Février 23-24. — Hydraotes doublé dans la section BCB′C′, mais toujours simple dans la section AB. Les deux traits de BC sont sur le prolongement des deux côtés CD, C′D′ du trapèze formé par le Lacus Lunæ, mais un peu plus faibles. La ligne simple AB est sur le prolongement de BC, mais plus faible que BC. Jamuna et Ganges toujours doubles.

Juin 26. — Solstice boréal.

Opposition de 1883-1884.

Octobre 26. — Équinoxe vernal.

Décembre 31. — Jamuna, Ganges, Nilokeras bien visibles ; rien de l’Hydraotes ; Lacus Lunæ, tache peu apparente ; Nilus très confus, peut-être double.

Janvier 2. — Je crois apercevoir confusément tout l’Hydraotes AC sans pouvoir dire s’il est simple ou double ; la partie BC est plus manifeste, Ganges beau ; Chrysorrhoas faible ; Jamuna large, probablement double.

Janvier 29-30. — Uranius double, Nilus simple. On voit seulement D′E′. Le Lacus Lunæ forme une ombre confuse, dans laquelle on aperçoit deux taches plus noires, allongées suivant la direction de l’Uranius et qui forment le prolongement de ses deux bandes. Nilokeras sombre, mais simple. Ganges faible.

Février 3-4. — Hydraotes comme le 2 janvier.

Février 5. — Uranius a disparu, mais le Lacus Lunæ est encore divisé en deux Fig. 235.

Changements observés sur Mars. Canaux doubles et épaissis de l’Hydraotes-Nilus, de Nilokeras et de Jamuna. Indus et Hydaspes élargis.
bandes qui en suivent la direction. Nilus double mais très faible. Hydraotes doublé en BCB′C′, simple en AB.

Mars 9. — Lacus Lunæ toujours double dans la direction de l’Uranius ; ce dernier est simple, on aperçoit seulement le trait supérieur ; Nilus doublé. De l’Hydraotes on voit seulement le trait AC. Chrysorrhoas fort large, très probablement double, Jamuna aussi ; Ganges assez faible. (Voir fig. 235).

Avril 5. — Malgré le diamètre très réduit de la planète, le Nilus paraît encore double.

Mai 13. — Solstice boréal.

Opposition de 1886.

Mars 27. — Hydraotes et Nilus, clairement doubles, forment une seule gémination gigantesque, qui se présente au premier coup d’œil depuis le Margaritifer Sinus, jusqu’au Ceraunius, comme la fig. 236 l’indique. Les deux bandes sont très larges (4° peut-être), d’une couleur rougeâtre plus foncée que le fond jaune environnant. Leur intervalle (entre les lignes mitoyennes des deux bandes) est de 9° ou 10°. Nilokeras noir et très fort, aboutit à un gros point noir placé en C′. Les autres canaux Hydaspes, Jamuna, Ganges, Chrysorrhoas, Fortuna sont visibles, mais aucun d’eux né paraît double.

Mars 31. — Solstice boréal.

Avril 2. — Les deux lignes de l’Hydraotes encore visibles, quoique très pâles ; elles sont un peu plus sombres dans la section BCBC′. Jamuna paraît simple.

Mai 7. — La bande Hydraotes-Nilus paraît encore double, du moins elle est très large, quoique peu apparente : atmosphère mauvaise.

Fig. 236.

Changements observés sur Mars. Hydraotes-Nilus double. Nilokeras élargi.

Mai 8-9. — La section BCB′C′ de l’Hydraotes est certainement double ; elle est plus facile à voir que l’autre section AB, sur laquelle je n’ose me prononcer.

Opposition de 1888.

Février 16. — Solstice boréal.

Mai 23. — Je crois reconnaître la partie BC de l’Hydraotes, qui paraît assez sombre, peut-être double ; mais l’atmosphère est mauvaise.

Mai 24. — Hydraotes entièrement visible ; la partie BC est plus sombre. Je ne puis dire s’il est simple ou double. Mais Nilus est certainement double.

Juin 27. — Nilus est toujours double, les deux traits paraissent un peu plus faibles vers leur milieu.

Juillet 2. — La partie BC de l’Hydraotes bien sombre et visible ; l’autre partie AB est douteuse. Atmosphère mauvaise.

Août 15. — Équinoxe d’automne.

Ces variations observées sur le Nilus-Hydraotes, de 1877 à 1888, montrent une certaine suite régulière, et il est possible qu’elles donnent son histoire périodique et renouvelée à chaque révolution, depuis le solstice austral jusqu’à l’équinoxe d’automne.

H. — Les neiges polaires.

On a remarqué depuis longtemps que, par l’effet de ces saisons, les taches polaires de Mars subissent des variations périodiques d’amplitude à peu près semblables à celles qu’on constate sur les glaces polaires terrestres pendant les saisons analogues. Depuis 1877, j’ai observé ces taches avec une attention particulière, et j’ai pu vérifier que les changements périodiques en question sont bien réels. Il y a cependant certaines particularités qui constituent des différences avec ce que nous voyons sur la Terre ; et il ne faut pas les négliger. Voici, en résumé, les résultats de mes observations, en commençant par la tache australe :

DATE.   JOURS Avant −   DIAMÈTRE APPARENT
Après + de la
le solstice austral. tache polaire boréale.
 
1877. 23 août
135 29°
1877.» 22 septembre
135 15°
1877.» 24 novembre
+138 1
 
1879. 21 octobre
+159 1
1879.» 28 novembre
+106 1
1879.» 27 décembre
+135 11°

Aux premiers jours de janvier 1880, la tache polaire a commencé à disparaître dans l’hémisphère obscur de la planète ; pendant les années suivantes, elle a toujours été invisible, se trouvant dans l’hémisphère opposé à la vue de la Terre. On a vu souvent, dans le haut du disque, des taches blanches ou blanchâtres ; c’étaient des îles connues, brillant de cette clarté passagère.

La diminution de la tache australe a lieu d’une façon assez régulière.

Il aurait été bien intéressant de fixer l’époque du minimum d’extension de cette calotte australe. Dans mes publications antérieures, j’avais pensé pouvoir fixer ce minimum environ quatre mois après le solstice austral ; mais la base de cette conclusion me parut peu solide. En effet, par des considérations assez plausibles, je crois pouvoir affirmer que, pendant les journées des 17 et 22 janvier 1882 (c’est-à-dire 200 jours après le solstice austral), cette tache ne pouvait avoir plus de 10° de diamètre, si toutefois elle y arrivait. Il est donc possible que le minimum retarde plus de quatre mois sur le solstice austral ; ce qu’on peut affirmer avec certitude, c’est qu’en 1879 il a retardé au moins de quatre mois.

Nous allons considérer maintenant la tache boréale. Comme pour la tache australe, son décroissement s’est fait assez régulièrement par degrés successifs. Il serait naturel de supposer une semblable régularité dans la phase d’accroissement qui a pu être observée. Cela ne s’est point vérifié ; la tache boréale, très petite au commencement de janvier 1882, avait déjà atteint, à la fin du même mois, son diamètre maximum de 45° environ, pour donner lieu immédiatement à une diminution graduelle. Ce fait important mérite quelque explication plus détaillée.

Les oppositions de 1877 et 1879 nous ont montré le pôle boréal constamment caché dans l’hémisphère invisible de Mars. Aucune observation relative à la tache polaire boréale n’a été possible en 1877. Mais, pendant toute la durée des observations de 1879, on a aperçu souvent, près du limbe inférieur du disque, une et quelquefois deux taches blanchâtres qu’on aurait pu, à la rigueur, considérer comme des ramifications de la calotte polaire en question, étendues jusqu’à plus de 30° de distance du pôle boréal. Mais elles n’étaient ni aussi éclatantes, ni aussi bien terminées, ni aussi constantes de position et de contour, que les véritables taches polaires le sont ordinairement. Ces taches étaient au nombre de cinq, disposées en couronne entre 30° et 40° de distance polaire ; leur connexion réciproque dans les hautes latitudes, et leur connexion avec une tache polaire centrale et l’existence de cette tache centrale elle-même, n’ont pu former l’objet d’observations, à cause de la position défavorable de l’axe de la planète. Cela est arrivé entre octobre 1879 et février 1880, quatre mois avant et un mois après l’équinoxe vernal de Mars.

Pendant l’opposition suivante, 1881-82, le pôle boréal s’est trouvé toujours presque exactement sur la limite de l’hémisphère visible ; si la calotte polaire boréale avait eu seulement 10° ou 15° de diamètre, elle aurait été visible sans doute à la place que le calcul lui assignait. Le fait est que, depuis le 26 octobre 1881 jusqu’au 25 janvier 1882, aucune tache polaire permanente n’a pu être observée dans l’endroit du pôle. Il s’ensuit que, pendant cet intervalle, la calotte boréale (si même elle a existé) n’a pu dépasser en aucune façon 10° ou 15° de diamètre. À la vérité, certaines apparences blanchâtres n’ont pas manqué de se présenter presque journellement dans la partie plus boréale du limbe. Mais cette fois, comme en 1879, il a été facile de reconnaître que de telles apparences ne pouvaient être produites par une tache polaire fixe. Non seulement elles étaient ordinairement pâles, peu définies, variables d’éclat et de grandeur ; mais, comme en 1879, le changement sensible de leur direction, par l’effet de la rotation de la planète, accusait une distance assez grande du pôle et donnait même le moyen de déterminer approximativement cette distance. L’irrégularité de leur apparition et la visibilité simultanée de deux taches semblables, à peu de distance l’une de l’autre, montrait avec la plus grande évidence qu’il s’agissait ici, non d’un seul objet, mais de plusieurs ramifications blanches semblables à celles qu’on avait vues en 1879. Un examen attentif a même fait reconnaître que les différentes branches avaient à peu près la même position en longitude que les taches de 1879 ; mais, en 1881−82, la distance polaire était peut-être un peu moindre.

Vers le commencement de janvier 1882, on commença à reconnaître dans tout ce système de taches blanches, les symptômes d’une concentration progressive vers le pôle. Les branches raccourcies et ensuite augmentées finirent par se réunir entre elles, en formant une seule calotte compacte et concentrique au pôle. Le 26 janvier, après quelques jours de mauvais temps, apparut pour la première fois la tache polaire proprement dite, telle qu’on l’a vue toujours depuis, jusqu’à la fin de cette opposition. Elle était bien formée en une masse unique brillante, à peu près ronde, avec 45° environ de diamètre, à contours bien déterminés et assez réguliers. Cette phase de la rapide coagulation de la tache a donc eu lieu un mois et plus après l’équinoxe vernal, et cinq mois avant le solstice boréal. Il faut bien avouer qu’ici l’analogie avec les glaces polaires terrestres ne se soutient plus que d’une manière imparfaite. La diminution progressive après cette époque est démontrée par le Tableau suivant des diamètres apparents. Chaque diamètre est la moyenne de plusieurs jours d’observation.

La tache a diminué rapidement d’éclat en juillet 1888, par suite de l’énorme obliquité de l’illumination solaire, suivie bientôt par son immersion dans la nuit du pôle. Le pôle boréal est entré dans l’ombre le 15 août, jour de l’équinoxe d’automne.

DATE.   JOURS Avant −   DIAMÈTRE APPARENT
Après + de la
LE SOLSTICE BORÉAL. tache polaire boréale.
 
1882. 30 janvier
−146 42°
1882.» 10 février
−135 37°
1882.» 12 mars
−106 33°
1882.» 10 avril
177 26°
 
1883. 26 décembre
−138 38°
 
1884. 20 janvier
−114 36°
1884.» 15 février
188 31°
1884.» 23 mars
151 23°
1884.» 22 mai
111 15°
 
1886. 18 janvier
162 25°
1886.» 26 février
133 10°
1886.» 14 mars
117 1
1886.» 28 mars
113 1
1886.» 21 mai
+151 1
1886.» 11 juin
+162 1
 
1888. 17 mai
+181 12°
1888.» 12 juin
+107 11°
1888.» 12 juillet
peu visible.

Des mesures exactes ont démontré qu’en 1882 la tache boréale était exactement centrée sur le pôle ; la même chose, à peu près, paraît avoir eu lieu dans les oppositions suivantes. En 1888, MM. Perrotin et Terby y ont remarqué une division en deux parties fort inégales, que j’ai pu confirmer par mes propres observations. (Cette division a été indiquée sur nos deux planisphères.) La tache a été presque constamment entourée d’une zone étroite plus ou moins sombre, qui en partie peut être due à un effet de contraste. Mais cette bordure n’a pas été toujours uniforme dans toutes ses parties, et souvent elle a été noire ou presque noire ; ce qui fait croire à une coloration réelle de la surface dans la contiguïté immédiate du contour de la tache polaire. La zone m’a paru accompagner la tache dans son rétrécissement ; si cette observation est confirmée par la suite, on aura là un fait très important. Au reste, les dernières oppositions ont démontré que les environs du pôle boréal ne sont occupés par aucune grande mer, mais plutôt par un réseau de canaux et de petits lacs. Il est donc possible que les conditions des deux hémisphères de Mars soient fort inégales sous le rapport météorologique.

On peut se demander si les colorations blanches qu’on observe en diverses latitudes, même sous l’équateur, colorations dont nous avons exposé avec assez de détails les apparences dans les articles II et III, sont des phénomènes de même nature que les taches polaires. Mon opinion serait que ce sont des formations de nature différente. En effet, ces colorations ne sont pas toujours d’un blanc éclatant, elles varient souvent du blanc cendré au gris et au jaunâtre. Lorsque ces colorations se produisent sur les régions continentales, elles ont d’ordinaire des contours mai définis. Leur existence est irrégulière et transitoire. Enfin l’éclat de ces colorations est toujours plus grand près du bord que dans la proximité du méridien central ; c’est exactement le contraire qui arrive pour les taches polaires. Cela est surtout évident pour la tache polaire australe, qui étant sensiblement excentrique à l’égard du pôle, peut changer de distance au bord pendant une rotation de la planète : elle présente toujours son maximum d’éclat lorsqu’elle arrive à son minimum de distance au centre du disque. La tache polaire australe paraît occuper, pendant son maximum, un grand espace de la mer : au contraire, les colorations blanchâtres se produisent sur les continents et sur les îles, jamais sur la mer, comme nous l’avons vu plus haut.

Quant aux taches blanches que nous avons décrites comme étant des ramifications de la tache polaire boréale, et qui ont précédé en 1881-82 la formation de cette tache, nous n’osons rien affirmer ; mais il est avéré que leur plus grande visibilité coïncidait avec le passage au méridien central, et que près du bord elles devenaient invisibles. Cette observation nous conduirait à penser qu’elles sont de nature identique à la tache polaire ; ce serait comme des matériaux épars, qui, réunis en masse, auraient formé la tache polaire proprement dite. Les taches Nix Atlantica et Nix Olympica sont dans le même cas.

Il ne serait pas difficile d’imaginer un ensemble d’hypothèses capables d’expliquer d’une façon plausible ces phénomènes des taches blanches polaires et non polaires, en les mettant en relation avec l’évaporation des mers supposées et avec l’atmosphère de Mars, dont l’existence est indubitable. Je crois cependant plus utile de remarquer que les taches blanches de toute espèce sont, parmi les divers phénomènes de Mars, les plus faciles à bien observer ; elles n’exigent qu’un instrument de moyenne puissance, employé avec une attention très persévérante. Les particularités que j’ai exposées sur ces taches prouvent que c’est là un champ fort intéressant de recherches, très importantes pour l’étude physique de Mars, et sur lequel peuvent s’exercer utilement même les observateurs qui ne peuvent arriver à déchiffrer les détails bien plus difficiles des canaux et de leurs géminations. »

cxxxvi. 1888. — C. Flammarion. Les fleuves de la planète Mars. Changements observés à la surface.

La première de ces deux études établit que, si la planète Mars a des pluies, des fontes de neiges, des condensations aqueuses quelconques, et si l’eau ruisselle à sa surface par des rivières et des fleuves pour revenir à la mer, ces fleuves doivent avoir leurs embouchures élargies, et que ces embouchures pourraient être les baies que l’observation constate, notamment : 1o aux deux pointes de la baie fourchue du Méridien, auxquelles aboutissent l’Oronte, l’Hiddekel et le Gehon ; 2o à la baie Burton, où aboutit l’Indus ; 3o à la baie Christie, où aboutit l’Hydaspe[25]. Nous prenions comme témoignages de cette manière de voir les dessins de Dawes en 1864. Cette question sera examinée en détail dans la seconde Partie de cet Ouvrage (Résultats conclus), dont cette recherche formera un chapitre.

La seconde étude[26] a eu pour but d’exposer tous les exemples de changements observés à la surface de Mars et de les discuter en les analysant scrupuleusement. Comme ce même sujet des variations incontestables qui arrivent actuellement sur cette planète fera l’objet d’un Chapitre important de la dernière Partie de cet Ouvrage, à laquelle nous allons arriver, il serait superflu de résumer ici cette étude, reproduite d’ailleurs à peu près intégralement plus loin.

Nous avons vu, en 1879 (p. 320), une conjonction de Mars et Saturne. Le 20 septembre 1889, on en a observé une nouvelle. Les planètes sont passées à 55″ l’une de l’autre. Mars était d’un rouge ardent, Saturne jaune livide. — Le 25 décembre 1889, Mars est passé non loin d’Uranus, à 55′. Par contraste, Uranus paraissait bleu.

  1. Conjonction de Mars et d’Uranus, le 5 mai. — Plusieurs observateurs, notamment MM. Bruguière à Marseille, Guiot à Soissons, Valderrama à l’île de Ténériffe, ont observé la rencontre de Mars avec Uranus, le 5 mai 1888. Mars est passé à 35′ au nord d’Uranus : les deux planètes étaient visibles dans le même champ. Mars rougeâtre, première grandeur, Uranus bleuâtre, par contraste, de sixième grandeur, éclipsé à l’œil nu par l’éclat de Mars. Cette curieuse conjonction a eu lieu non loin de l’étoile de quatrième grandeur θ de la Vierge.
  2. Beobachtungen des Planeten Mars. Publicationen des astrophysikalischen Observatoriums zu Potsdam. No 28, 1891.
  3. R.-A. Proctor, né le 31 mars 1837, est mort le 12 septembre 1888.
  4. Monthly Notices, t. XLVIII p. 307.
  5. Old and New Astronomy, Londres et New-York, 1888.
  6. Comptes rendus de l’Acad. des Sciences, 14 mai 1888. — L’Astronomie, 1888, p. 213.
  7. Comptes Rendus, 16 juillet 1888, p. 161.
  8. Comptes rendus de l’Académie des Sciences, 10 septembre 1888.
  9. L’éclat est presque aussi vif que celui de la calotte polaire. Cet état de choses n’existait plus ou n’avait pas été remarqué quand on a fait les dessins 1 et 2 ; mais il est probable qu’il s’est produit là encore un changement notable durant les observations de cette année.
  10. Circonstance bizarre, le nouveau canal commence sur le pourtour de la calotte de glace, au point même où finit le canal primitivement reconnu.
  11. Séance du 25 juin 1888 (L’Astronomie, août 1888, p. 287).
  12. M. Janssen n’est pas cité dans les observations spectroscopiques exposées plus haut (1862, p. 182 ; 1867, p. 200 ; 1872, p. 212 ; 1879, p. 326), et en lisant cette assertion de M. Fizeau, nous regrettions de n’avoir pas connu les travaux de M. Janssen sur ce point. Nous lui écrivîmes pour lui demander une information. Voici la réponse de l’éminent directeur de l’Observatoire de Meudon :

    « Mon cher Collègue, Vous voulez bien me demander où j’ai publié mes observations sur Mars au point de vue de la présence, dans son atmosphère, de la vapeur d’eau.

    » L’annonce de la présence de la vapeur d’eau dans l’atmosphère de Mars a été insérée dans les Comptes rendus, t. LXIV, 1867, p. 1304.

    » Les études qui y ont conduit ont été faites à l’Observatoire de Paris avec le télescope Foucault que Le Verrier avait mis à ma disposition en 1863 ; sur l’Etna, où je suis resté trois jours (pour annuler autant que possible l’action de l’atmosphère terrestre), à Palerme où je me suis servi du grand équatorial de l’Observatoire, à Marseille, avec le télescope de Foucault de 0m,80 d’ouverture. Ce n’est qu’après avoir observé dans des conditions aussi variées et surtout après avoir obtenu le spectre pur de la vapeur d’eau à l’usine de La Villette en 1886 que j’ai cru pouvoir annoncer cette présence.

    » Les autres observateurs, même postérieurement, n’ont pu que prononcer sur la présence du spectre tellurique en bloc. »

    Voici le texte des Comptes rendus signalé dans la lettre précédente. On lit en effet, 1867, t. I, p. 1034, le paragraphe suivant terminant une lettre écrite par M. Janssen à M. Charles Sainte-Claire Deville sur l’île Santorin.
    « Je ne veux point terminer cette lettre sans vous dire que je suis monté sur l’Etna pour y faire des observations d’analyse spectrale céleste qui exigeaient une grande altitude, afin d’annuler en majeure partie l’influence de l’atmosphère terrestre. De ces observations et de celles que j’ai faites aux Observatoires de Paris, de Marseille et de Palerme, je crois pouvoir vous annoncer la présence de la vapeur d’eau dans les atmosphères de Mars et de Saturne. »
  13. Comptes rendus de l’Académie des Sciences, 2 juillet 1888.
  14. L’Astronomie, juillet 1888, p. 251.
  15. L’Astronomie, septembre 1888, p. 324. — Voy. aussi Ensemble des observations faites à Louvain en 1888, par le Dr Terby. Bruxelles, 1889.
  16. Ciel et Terre, août 1888.
  17. Voy. L’Astronomie, novembre 1888, p. 416.
  18. L’Astronomie, mai 1889, p. 180.
  19. Astronomische Nachrichten, No 2872.
  20. L’Astronomie, 1889, p. 384. — Bulletin de la Société Astronomique de France, septembre 1889, où l’on trouvera tous les détails du calcul.
  21. Himmel und Erde, 1888. — L’Astronomie, janvier, février, mars et avril 1889.
  22. Ce qui vient d’être dit du ton gris et changeant de la Libye se reconnaît depuis les dessins de Lockyer (1862, p. 157 et 158), Kaiser (1864, p. 178), Dawes (1861, p. 187), Green (1873, p. 219), etc., comme déjà nous l’avons remarqué.
  23. Pour les oppositions de 1877, 1879-80, 1881-82, 1884, un réfracteur de Merz de 8 pouces ; pour l’opposition de 1888, un réfracteur de 18 pouces du même auteur. L’opposition de 1886 a été observée en partie avec l’un et en partie avec l’autre de ces deux instruments, qui doivent être rangés parmi les plus parfaits qui existent de ces dimensions.
  24. Cette précision de la limite entre les continents et les mers de Mars est niée absolument par quelques observateurs. Un coup d’œil sur la planète, telle qu’on la voit dans nos deux réfracteurs de Milan, suffirait pour les détromper. Il y a naturellement exception à faire pour les régions de nature intermédiaire entre les mers et les continents, où le passage est quelquefois très graduel. (Sch..)
  25. Bulletin de la Société Astronomique de France, 2e année, 1888, p. 111-115 ; L’Astronomie, décembre 1888, p. 457.
  26. Bulletin de la Société Astronomique de France, 1858, p. 125-159.

    La Société Astronomique de France, dont il est question ici pour la première fois, a été fondée le 28 janvier 1887. Elle a eu pour Présidents consécutifs : 1887 et 1888, M. Flammarion ; 1889 et 1890, M. Faye ; 1891 et 1892, M. Bouquet de la Grye. Elle a son siège à Paris, hôtel des Sociétés savantes, rue Serpente, et tient ses séances le premier mercredi de chaque mois. Observatoire et bibliothèque. Elle compte déjà plus de cinq cents membres.