La Planète Mars et ses conditions d’habitabilité/Résultats/8

Gauthier-Villars et fils (1p. 579-589).
Les canaux, les fleuves, le réseau géométrique continental, la circulation des eaux

CHAPITRE VIII.

LES CANAUX, LES FLEUVES, LE RÉSEAU GÉOMÉTRIQUE
CONTINENTAL, LA CIRCULATION DES EAUX.

Nous arrivons ici au point le plus délicat de notre œuvre, et nous en ressentons toute la difficulté.

Devons-nous admettre cet immense réseau géométrique qui s’étendrait sur tous les continents ? Si nous l’admettons, pouvons-nous en trouver l’explication ?

On conçoit sans peine tous les doutes qui ont accueilli les affirmations de M. Schiaparelli. D’abord, ces lignes droites menées d’une mer à l’autre et s’entrecoupant mutuellement ont paru si peu naturelles qu’il eût été difficile de les accepter sans vérification. Ensuite, la vérification s’est longuement fait attendre, et, lorsqu’elle est arrivée, on pouvait penser que l’on avait cherché ces lignes en en ayant la carte sous les yeux et qu’une idée préconçue prépare souvent une sorte d’auto-suggestion. Ces canaux ont été découverts en 1877 et surtout en 1879, et vus dédoublés en 1882. Quelques-uns d’entre eux se retrouvent, il est vrai, dans les dessins anciens. Le Nectar se voit en 1830 (fig. 68) sur la carte de Beer et Mädler, l’Hydaspe sur les dessins de Secchi en 1858 (fig. 80) ; nous en retrouvons aussi sur ceux de Dawes en 1864 (fig. 119-120), Burton et Dreyer en 1879 (fig. 179), Niesten en 1881 (fig. 198), Knobel en 1884 (fig. 202) ; mais il faut arriver jusqu’en 1886 et 1888 pour voir vérifié, au moins en majorité, le curieux réseau de M. Schiaparelli par MM. Perrotin et Thollon, à Nice, et Terby, à Louvain, puis, en 1890, par MM. Stanley Williams en Angleterre et Pickering aux États-Unis, etc. Un grand nombre d’observateurs les ont vainement cherchés, même avec les plus puissants instruments, et quant à nous, personnellement, nous n’avons pu apercevoir que les plus larges (Nilosyrtis, Gange, Indus), et en 1892 seulement, à notre équatorial de 0m,24 de l’Observatoire de Juvisy, qui en a montré un très grand nombre à un observateur doué d’une vue particulièrement perçante, M. Léon Guiot. Il est juste d’ajouter qu’en ces dernières oppositions, la planète est restée très basse au-dessus de l’horizon de Paris et ne s’est pas dégagée de l’épaisseur atmosphérique des couches inférieures.

Il nous paraît difficile de ne pas admettre l’exactitude des observations de M. Schiaparelli. D’une part, l’astronome de Milan est un excellent observateur ; d’autre part, elles sont en partie vérifiées aujourd’hui par un certain nombre d’observateurs différents. Nous croyons donc devoir considérer cet étrange réseau de lignes droites comme existant réellement, au moins dans son canevas essentiel. Certains détails restent douteux.

Pouvons-nous en trouver l’explication ?

Il n’y a rien d’analogue sur la Terre. Et nous n’avons malheureusement que nos idées terrestres pour raisonner.

Les hypothèses ne manquent pas, assurément ; mais c’est la véritable cause qu’il faudrait découvrir.

Celle que nous avons examinée plus haut, présentée par M. Fizeau à l’Académie des Sciences, et qui consiste à voir dans ces canaux des crevasses ouvertes en d’immenses champs de glace, ne nous paraît pas admissible, par la raison toute simple que nous observons d’ici les glaces de Mars et que nous les voyons limitées à quelque distance des pôles. Les mers et les continents présentent un tout autre aspect, les premières gris plus ou moins foncé, les seconds jaune d’ocre plus ou moins rouge, qui les distingue absolument des glaces blanches. Voudrait-on imaginer que les glaces des continents sont rougeâtres tandis que celles des pôles restent blanches ? Mais si la planète était à une époque glaciaire, pourquoi ses mers, encastrées dans des continents gelés, ne seraient-elles pas gelées aussi ? Ces mers sont, pour la plupart, toutes petites et n’ont presque pas d’eau. Si les continents de Mars étaient des glaciers profonds et crevassés, tout serait gelé là. Or, même en hiver, les mers sont foncées et non gelées. Mars n’est donc pas un glacier.

On a proposé aussi d’admettre (voy. L’Astronomie, 1888, p. 384, article de M. E. Penard) que ces lignes énigmatiques pourraient représenter des fissures, des cassures géologiques, produites par le refroidissement de la planète. La vallée du Rhin, entre les Vosges et la Forêt-Noire, résulte d’une action de ce genre. Le cours du Rhône paraîtrait également rectiligne vu de loin. L’hypothèse est plausible, sans doute, et plus acceptable que la précédente, mais elle a contre elle la régularité de ces immenses lignes droites et leurs entrecroisements non moins rectilignes. Il faudrait admettre que le globe de Mars soit entièrement fendillé sur toute sa surface continentale. Ce n’est pas impossible. Les eaux pénétreraient facilement dans toutes ces cassures. Mais il faut avouer que l’aspect de ces lignes (revoyez les cartes, fig. 195 et Pl. I) ne favorise pas cette hypothèse naturelle. La nature trace-t-elle sur un globe de pareilles lignes droites s’entrecoupant de cette façon ?

M. Schiaparelli s’est demandé (voy. p. 444), sans solution acceptable, s’il n’y aurait pas là un résultat géologique rappelant les formes géométriques cherchées dans l’orographie terrestre elle-même par Élie de Beaumont.

M. Daubrée a cherché (voyez Société Astronomique de France, séance du 7 mai 1890, et L’Astronomie, 1890, p. 213) à reproduire le réseau des canaux de Mars en comprimant un globe en caoutchouc dans le but de le déformer, de le rider, de briser son enveloppe sphéroïdale par l’effet d’une contraction, et n’a rien pu obtenir qui y ressemblât, quoiqu’il eût obtenu une imitation des chaînes de montagnes terrestres, des continents et des mers. Mais il a réussi à imiter le réseau martien par un procédé contraire, par la dilatation d’une croûte sphéroïdale et par les cassures qui en résultent. Un enduit de plâtre, de mastic à mouler ou de paraffine étant appliqué sur un ballon en caoutchouc que l’on dilate par l’introduction graduelle d’eau sous pression, finit par présenter des brisures rectilignes, souvent parallèles deux à deux et se coupant suivant diverses directions, ressemblant à ce que l’on voit sur Mars.

On pourrait encore supposer, comme l’a fait notamment M. Armelin à la Société Astronomique de France, que les continents de Mars sont des grèves, des plaines sablonneuses, et que l’eau des pluies ruisselle à la surface, donnant naissance à des cours d’eau qui peuvent changer de place d’une saison à l’autre. Mais la longueur de ces lignes, leur rectitude géométrique, et surtout leurs entrecroisements, sont d’insurmontables difficultés.

Vraiment, plus on regarde ces cartes, ces dessins, moins on y sent l’œuvre aveugle de la nature.

Un commencement d’explication du mystère des canaux de Mars ne pourrait-il être essayé en réduisant la question à sa plus simple expression et en considérant non plus l’ensemble de ce réseau énigmatique et peut-être incertain en plus d’une de ses parties, mais simplement d’abord une — ou quelques-unes seulement — de ces lignes foncées que leur aspect a conduit, dès l’origine, à assimiler à des cours d’eau ?

Dans ce but, nous nous permettrons de reprendre la question antérieurement à la découverte des « canaux », faite par M. Schiaparelli en 1877. Antérieurement à cette époque, nous écrivions que « certains golfes des mers martiennes, certaines baies allongées en pointes dans l’intérieur des terres, donnent l’idée d’embouchures de grands fleuves. »

Il n’est peut-être pas hors de propos de revenir à cette idée.

Replaçons, par exemple, devant nos veux, le dessin de Dawes du 20 novembre 1864 (fig. 120). Nous y remarquons, dans la région marquée a, la baie fourchue découverte par Dawes lui-même, point adopté pour premier méridien de la géographie de Mars, et pour lequel nous avons proposé le nom de « baie du Méridien ».

L’observation de ce golfe a donné à l’éminent observateur « l’impression de deux très larges embouchures de fleuves » qu’il chercha à remonter, mais dont il « ne put découvrir la trace ».

Or, parmi les « canaux » de M. Schiaparelli, on peut en remarquer deux, l’Hiddekel et le Gehon, qui aboutissent précisément à ces embouchures (voy. la figure suivante, 296).

Pourquoi ces lignes foncées ne seraient-elles pas les fleuves indiqués par ces embouchures ? Ne les suit-on pas, en quelque sorte, étalés en nappe pour former une mer sans doute peu profonde ?

Continuons cette assimilation.

Sur ce dessin de Dawes nous remarquons, à droite de cette baie fourchue du Méridien, une autre embouchure, plus allongée encore.



Fig. 296. — Fleuves de Mars. — Le Gehon, l’Hiddekel et l’Orontes aboutissant à la baie du Méridien. L’Oxus et l’Indus.

C’est l’embouchure de l’Indus, dans laquelle arrive l’Oxus.

Ici donc encore nul besoin d’imaginer des canaux ou des mystères. Voilà bien, et très naturellement, encore un fleuve, très large, dira-t-on, plus large que le Mississipi, le Saint-Laurent et l’Amazone, — mais ce n’est pas là une objection, surtout pour des terrains plats.

Ainsi, la discussion attentive des observations de Dawes et leur comparaison avec celles de M. Schiaparelli conduisent à proposer le commencement d’explication suivante :

L’Hiddekel, le Gehon, l’Indus et l’Oxus sont tout simplement des fleuves.

Peuvent être également considérées comme des fleuves toutes les lignes foncées qui aboutissent à des golfes ou embouchures, telles que : le Léthé, qui se jette dans la mer Flammarion, à la baie Gruithuisen (carte de Green et fig. 31) ; le Titan, qui se jette dans la mer Maraldi, à la baie Trouvelot ; le Phison, qui se jette dans le détroit d’Herschel II, à la baie de Schmidt ; le Gange ou la Manche, qui se jette dans la baie Christie ; le Chrysorrhoas, qui se jette dans le lac variable de Tithonius ; l’Araxes, le Sirenius et en général toutes celles qui aboutissent à des golfes et des embouchures.

Tous ces fleuves vont du Nord au Sud, comme s’ils arrivaient, par des transformations successives, des neiges polaires boréales et de continents plus élevés que les mers équatoriales dans lesquelles ils se jettent, ces mers équatoriales s’étendant d’ailleurs et se disséminant vers le pôle sud sans qu’on ne rencontre plus aucune grande terre.

Ces étendues d’eau sont sujettes à des variations considérables. Parfois l’Indus est beaucoup plus large que l’Hydaspe, parfois c’est le contraire. Ainsi, par exemple, dans ses observations de 1858, le P. Secchi a constamment observé et dessiné : 1o la baie du Méridien, golfe simple, allongé en pointe, 2o l’embouchure de l’Indus, 3o l’Hydaspe, sans jamais avoir figuré l’Indus lui-même ; nous venons même de le rappeler à la fin du chapitre précédent. Les comparaisons faites sur les autres points conduisent à la même conclusion.

Ici, il y a un caractère important à signaler.

L’existence de nombreux cours d’eau rectilignes traversant en tous sens les continents de Mars indique que ces continents sont de vastes plaines.

Le fait d’inondations fréquentes sur d’immenses étendues, le long des rivages, conduit d’autre part à la même déduction.

Nous pouvons donc admettre que les continents sont presque absolument plats.

Mais le nom de fleuves n’en est pas moins applicable à ces cours d’eau, fleuves très larges, nappes d’eau sans profondeur.

Ainsi il peut et il doit exister des fleuves dans ces tracés, tout au moins des fleuves primitifs, qui d’abord, sans doute, prenaient naissance en terre ferme par des ramifications de rivières et de ruisseaux, et qui ensuite ont été allongés d’une mer jusqu’à l’autre, peut-être par suite d’une cause aréologique, donnant le même résultat que celle dont M. Daubrée parlait plus haut. Des brumes d’une nature spéciale peuvent s’étendre sur ces cours d’eau. Des phénomènes de réfraction peuvent les doubler en certaines circonstances. Ces brumes jouent peut-être un grand rôle dans les faits observés.

Sur la Terre, l’eau existe en cinq états différents : l’eau solidifiée en minéral, appelée glace, les flocons de neige, l’état liquide, l’état nuageux et l’état invisible de vapeur transparente répandue dans l’atmosphère. Peut-être pourrions-nous conclure des observations que sur Mars il existe en six états, et que l’état nuageux se partage là en deux autres.

Déjà ici, les nuages et les brouillards diffèrent sensiblement les uns des autres. Le brouillard est stationnaire ; le nuage voyage. Le vent passe à travers le brouillard sans le déplacer sensiblement ; le vent emporte le nuage. Nous avons donné dans l’Atmosphère et dans nos Voyages en ballon les preuves de cette distinction.

Le sixième état que nous imaginons ici pourrait offrir une certaine ressemblance avec nos brouillards et en être en quelque sorte l’exagération. Il peut exister là un état de vapeur très dense et très proche de l’état liquide. Supposons une nappe de brouillard épais, visqueux, sombre, foncé, continuant les mers le long des rivages, remplaçant même parfois les lacs partiellement ou totalement. C’est une transformation de l’eau que nous pouvons accepter. En certaines conditions atmosphériques, l’eau peut passer de l’état liquide à l’état visqueux, puis à l’état nuageux, puis à l’invisibilité de la vapeur.

Les choses se passent comme si l’eau n’était pas absolument liquide, condensée par la pesanteur en des bassins stables, comme si ses molécules étaient séparées, formant seulement un fluide visqueux, plus lourd que l’air, soumis à d’autres forces qu’à la gravité. Imaginons, un instant, que ces molécules aient une tendance à s’agréger, mais puissent néanmoins obéir à d’autres influences, telles, par exemple, que l’électricité, le magnétisme planétaire, et d’autres forces inconnues (car nous ne devons pas avoir la prétention de connaître toutes les forces de la nature). Ces eaux, liquides peut-être au centre des mers, mais fluides, à l’état de vapeur ou de gaz visqueux sur les bords et sur les hauts fonds, ainsi que dans les fleuves ou canaux, peuvent s’étendre ou se resserrer suivant les conditions atmosphériques de chaleur, d’électricité, etc., n’ont plus de limites précises. Ces traînées de vapeurs seraient essentiellement variables d’aspect, d’épaisseur, de densité. Si, en certaines conditions, ces molécules sont électrisées, elles peuvent se repousser, comme on le voit dans les phénomènes dits d’électricité positive et négative, et produire les dédoublements observés. Ces canaux, ces lacs, ces étendues aqueuses peuvent changer de place. Ce seraient des sortes de brumes assez denses, et obéissant docilement aux forces qui les régissent : le voisinage des mers, l’humidité du sol, l’état hygrométrique de l’air, la température, l’électricité, etc.

Il faut admettre, il est vrai, une atmosphère bien calme. Or, tel paraît être l’état de celle de Mars.

Une telle hypothèse expliquerait ces variations d’étendue et de tons, ces dédoublements, ces disparitions et ces renaissances suivant les saisons, et tous ces innombrables changements d’aspects assurément difficiles à expliquer par des eaux de même nature que les nôtres.

Ces eaux martiennes ne doivent être ni chimiquement ni physiquement les mêmes que les nôtres. Qu’elles leur ressemblent à certains égards, c’est rendu probable par l’aspect des neiges, blanches comme les nôtres, et qui fondent — en s’évaporant sous l’action de la chaleur solaire, — comme nous l’observons sur la Terre. Cette analogie est rendue plus probable encore par les raies d’absorption du spectre de l’atmosphère martienne, raies qui correspondent à celles de la vapeur d’eau. Mais il n’en est pas moins probable que ces eaux doivent différer des nôtres.

Qui sait si au lieu du chlorure de sodium, par exemple, associé à l’hydrogène et à l’oxygène, comme dans nos mers, il n’y a pas là toute une autre combinaison d’éléments ?

La densité, d’une part, n’est pas la même qu’ici. Un mètre cube d’eau terrestre pèse 1 000 kilogrammes ; un mètre cube d’eau martienne a pour densité 0,711 et ne pèse que 711 kilogrammes, en admettant que la densité de cette eau soit la même que celle de l’eau terrestre proportionnellement à la densité moyenne de la planète. Si l’eau martienne avait la même densité absolue que la nôtre, les matériaux auraient pour densité spécifique 3,91 au lieu de 5,50. Mais, d’autre part, la différence de pesanteur est beaucoup plus grande encore, puisque 1 000 grammes terrestres transportés à la surface de Mars ne pèseraient plus que 376 grammes.

Les conditions sont donc entièrement différentes de ce qu’elles sont ici. Il en est de même de l’atmosphère dont la pression joue un rôle si important dans les transformations de l’eau. Si l’atmosphère terrestre disparaissait, l’eau des mers s’évaporerait immédiatement pour donner naissance à une nouvelle atmosphère aqueuse, jusqu’à ce que la pression devint assez forte pour maintenir l’eau à l’état liquide, En continuant de faire disparaître l’atmosphère, on finirait par dessécher totalement toutes les mers.

Si Mars avait la même atmosphère que la Terre, cette atmosphère serait toutefois beaucoup moins dense que la nôtre, dans la proportion de 376 à 1000. Le baromètre, au lieu de marquer 760mm, au niveau de la mer, n’en marquerait que 286. C’est la pression barométrique au sommet de nos plus hautes montagnes, à près de 8 000 mètres d’altitude. Ce serait là une couche aérienne très raréfiée, même au niveau de la mer, et il semble bien que l’atmosphère de Mars ne soit pas très éloignée de cette condition.

Mais elle peut posséder des substances, des gaz, des vapeurs, qui n’existent pas dans la nôtre.

Ne nous dissimulons pas toutefois que la plus grosse difficulté reste : le tracé rectiligne et géométrique de ce réseau ne paraît pas naturel. Plus nous regardons ces dessins (ouvrons encore ce livre aux pages 361 et 440), et moins il semble que nous puissions les attribuer à des causes aveugles. Pourtant, n’oublions pas que nous sommes loin de connaître toutes les forces de la nature.

Toutefois, d’autre part, sommes-nous autorisés à rejeter de parti pris l’hypothèse d’une action intelligente de la part des habitants possibles de cette planète voisine ?

Les conditions actuelles d’habitabilité de ce globe sont telles, comme nous l’avons vu plus haut, que nul n’est en droit de nier qu’il ne puisse être habité par une espèce humaine dont l’intelligence et les moyens d’action peuvent être fort supérieurs aux nôtres.

Nier qu’ils aient pu rectifier les fleuves primitifs, à mesure que les eaux devenaient plus rares, et exécuter un système de canaux conçus dans l’idée d’une répartition générale des eaux, nier la possibilité de cette action serait anti-scientifique, dans l’ignorance absolue où nous sommes à cet égard.

L’hypothèse d’une origine intelligente de ces tracés se présente d’elle-même à notre esprit, sans que nous puissions nous y opposer. Quelque téméraire qu’elle soit, nous sommes forcés de la prendre en considération. Tout aussitôt, il est vrai, les objections abondent. Est-il vraisemblable que les habitants d’une planète construisent des œuvres aussi gigantesques que celles-là ? Des canaux de cent kilomètres de largeur ? Y pense-t-on ? Et dans quel but ?

Eh bien (circonstance assez curieuse), dans l’hypothèse d’une origine humaine de ces tracés, on pourrait en trouver l’explication dans l’état de la planète elle-même. D’une part, nous avons vu que les matériaux y sont beaucoup moins lourds qu’ici. D’autre part, la théorie cosmogonique donne à ce monde voisin un âge beaucoup plus ancien que celui de la planète où nous vivons. Il est naturel d’en conclure qu’elle a été habitée plus tôt que la Terre, et que son humanité, quelle qu’elle soit, doit être plus avancée que la nôtre. Tandis que le percement des Alpes, l’isthme de Suez, l’isthme de Panama, le tunnel sous-marin entre la France et l’Angleterre paraissent des entreprises colossales à la science et à l’industrie de notre époque, ce ne seront plus là que des jeux d’enfants pour l’humanité de l’avenir. Lorsqu’on songe aux progrès réalisés dans notre seul xixe siècle : chemins de fer, télégraphes, applications de l’électricité, photographie, téléphone, etc., on se demande quel serait notre éblouissement si nous pouvions voir d’ici les progrès matériels et sociaux que le xxe, le xxie siècle et leurs successeurs réservent à l’humanité de l’avenir. L’esprit le moins optimiste prévoit le jour où la navigation aérienne sera le mode ordinaire de circulation ; où les prétendues frontières des peuples seront effacées pour toujours ; où l’hydre infâme de la guerre et l’inqualifiable folie des armées permanentes, ruine et opprobre d’un état social intellectuel, seront anéanties devant l’essor glorieux de l’humanité pensante dans la lumière et dans la liberté ! N’est-il pas logique d’admettre que, plus ancienne que nous, l’humanité de Mars soit aussi plus perfectionnée, et que l’unité féconde des peuples, les travaux de la paix aient pu atteindre des développements considérables ?

Nous ignorons ce que peuvent être ces longs tracés sombres à travers les continents, si toute leur épaisseur est homogène, et rien ne nous prouve assurément que ce soient là des canaux pleins d’eau. On peut faire là-dessus mille conjectures. On y peut voir des travaux de drainage des eaux devenues rares sur la planète ; on y peut imaginer de préférence une sorte de cadastre de cultures collectives sur un globe « arrivé à la période d’harmonie » ; on se souvient que Proctor, traitant ce sujet dans un intéressant article du Times, a suggéré l’idée que « les habitants de Mars peuvent être engagés en de vastes travaux d’ingénieurs, attendu que ces lignes sont tracées dans toutes les directions et gardent entre elles une distance constante et significative » ; et qu’à une séance de la Société Royale astronomique de Londres, M. Green, l’habile observateur de Mars, signalant cette interprétation, ajoutait qu’il n’a aucunement l’intention d’introduire un sujet de plaisanterie dans une matière scientifique aussi importante, mais que de tels aspects géographiques méritent la plus grave attention et qu’il est du plus haut intérêt de les vérifier ; M. Maunder, de l’Observatoire de Greenwich, a fait remarquer que ce qu’il y a de plus étrange, c’est que ces canaux paraissent changer de place et sont tantôt visibles et tantôt invisibles ; pour plusieurs observateurs, ce ne seraient pas des canaux proprement dits, mais plutôt des bordures de districts plus ou moins foncés. Quoi qu’il en soit, la nature peut avoir été corrigée ; les inondations faciles, fréquentes et toujours menaçantes, sur des continents nivelés par l’usure du temps, peuvent avoir donné l’idée d’une régularisation rationnelle des eaux. Il semble bien qu’il ne nous soit pas plus possible d’arriver à expliquer ce réseau géométrique sans intervention intellectuelle qu’un habitant de Vénus qui prétendrait vouloir expliquer nos réseaux de chemins de fer par le seul jeu des forces géologiques naturelles.

Le globe de Mars doit être à peu près nivelé par les siècles, et l’eau n’y est plus qu’en faible quantité. Ce qui arrivera dans quelques millions d’années pour la Terre doit être arrivé pour Mars. Les pluies désagrègent lentement les montagnes, les fleuves en transportent les débris à la mer dont le fond s’exhausse graduellement ; mais en même temps la quantité d’eau diminue en pénétrant dans l’intérieur du globe et en se fixant sur les roches à l’état d’hydrates. Tout globe terminé se nivèle lentement. Il n’y aurait rien de surprenant à ce que sur Mars les efforts de la civilisation eussent surtout tendu à une répartition féconde des eaux à la surface de ces vieux continents.

Ces tracés rectilignes mettant en communication toutes les mers martiennes les unes avec les autres paraissent intentionnels. Est-ce de l’eau qui coule là ? Oui, sans doute, en principe ; mais il peut s’y associer une autre forme de l’eau, dont nous parlions tout à l’heure, des brumes allongées au-dessus de ces tracés, qui les élargissent à nos yeux et leur font subir des changements apparents considérables.

Peut-être aussi des phénomènes de végétation s’ajoutent-ils à cette circulation des eaux.

Quant aux dédoublements, il est difficile d’admettre que réellement de nouveaux canaux se forment du jour au lendemain, semblables et parallèles aux premiers : nous préférons imaginer qu’ils puissent être dus soit aux brumes dont nous avons parlé, soit plutôt à une double réfraction dans l’atmosphère martienne. Étant données les conditions de température (la chaleur solaire traversant facilement l’atmosphère martienne pour échauffer le sol), l’évaporation doit être très intense, et il doit y avoir constamment, au-dessus de ces cours d’eau, une grande quantité de vapeur rapidement refroidie, qui peut donner naissance à des phénomènes de réfraction spéciaux. (Voy. aussi L’Astronomie, 1889, p. 461, article de M. Meisel). Il nous paraît rationnel de ne pas oublier les effets de la réfraction, surtout à cause de cette particularité que parfois toute trace d’un canal disparaît pour faire place à deux nouvelles lignes seulement voisines.

M. A. de Boë a attribué ces dédoublements à des images secondaires qui se formeraient dans l’œil de l’observateur, comme il arrive, en effet, en regardant une ligne droite tracée à l’encre sur un carton blanc placé en deçà ou au delà de la vision précise. Mais peut-on admettre que les observateurs des canaux ne les voient que lorsque l’image n’est pas au point ?

Quoi qu’il en soit des explications, qui sont assurément prématurées et que nous ne présentons qu’à titre de premières hypothèses, les variations considérables observées en ce réseau aquatique sont pour nous un témoignage que cette planète est le siège d’une énergique vitalité. Ces mouvements divers nous paraissent s’effectuer en silence, à cause de l’éloignement qui nous en sépare ; mais, tandis que nous observons tranquillement ces continents et ces mers, lentement emportés devant notre regard par la rotation de la planète autour de son axe, tandis que nous nous demandons sur lequel de ces rivages il serait le plus agréable de vivre, peut-être y a-t-il là, en ce moment même, des orages, des volcans, des tempêtes, des tumultes sociaux et tous les combats de la lutte pour la vie. De même, les astronomes de Vénus, armés d’instruments d’optique analogues aux nôtres, contemplant la Terre et la voyant planer dans une calme tranquillité au milieu d’un ciel pur, ne se doutent pas assurément que sur ces campagnes dorées par le soleil et sur ces mers azurées qui se découpent en golfes si délicats, l’intérêt, l’ambition, la cupidité, la barbarie ajoutent souvent leurs orages volontaires aux intempéries fatales d’une planète imparfaite. Nous pouvons pourtant espérer que le monde de Mars étant plus ancien que le nôtre, son humanité est plus avancée et plus sage. Ce sont sans doute les travaux et les bruits de la paix qui animent depuis bien des siècles cette patrie voisine.

L’explication de fleuves modifiés par les habitants de Mars et d’un système rationnel de répartition des eaux devenues rares sur les continents aplanis par l’usure des siècles ne nous paraît pas absurde. Des brumes se formeraient facilement au-dessus de ces canaux, et quelque double réfraction atmosphérique, rappelant celle du spath d’Islande, pourrait expliquer les dédoublements. Après tout, nous sommes là devant un nouveau monde et nous ne devons rien nier de parti pris.

Soyons convaincus toutefois que la nature tient en réserve des causes inconnues de nous et sans doute plus simples que tout ce que nous pouvons imaginer. Notre savoir est insuffisant. C’est une erreur profonde de nous imaginer que les sciences aient dit leur dernier mot et que nous soyons en situation de tout connaître ; c’est une erreur non moins puérile de nous imaginer que nous soyons au courant de toutes les forces de la nature. Au contraire, le connu n’est qu’une île minuscule au sein de l’océan de l’inconnu. Nos sens, d’ailleurs, sont fort limités, nos moyens de perception s’arrêtent encore au vestibule ; notre science reste et restera toujours fatalement incomplète.

Assurément, ces bizarres phénomènes nous transportent sur un autre monde, bien différent de celui que nous habitons, quoique offrant avec lui de sympathiques analogies. Au point de vue de l’atmosphère, des saisons, des climats, des conditions météorologiques, Mars paraît habitable aussi bien et même mieux que la Terre, et peut fort bien être actuellement habité par une race humaine très supérieure à la nôtre, étant, selon toute probabilité, plus ancienne et plus avancée. L’industrie de ces êtres inconnus est-elle entrée pour quelque chose dans le tracé de ces canaux rectilignes qui se dédoublent en certaines saisons ? Reste-t-elle étrangère à ces variations si soudaines et si énigmatiques que nous observons d’ici ? Il faudra sans doute encore bien des années d’observation pour découvrir exactement ce qui se passe chez nos voisins du ciel.

C’est avancer de quelques pas la question que de préciser les faits et de les discuter méthodiquement. Tel a été le but de ce travail.