Derrière les vieux murs en ruines/Texte entier

Calmann-Lévy, éditeurs (p. 1-TDM).


DERRIÈRE
LES VIEUX MURS EN RUINES


20 novembre 1915.

De Meknès, on ne voit d’abord que des remparts et des ruines.

Les remparts déroulent, durant des heures, une ceinture farouche derrière laquelle on ne devine rien.

Parfois un palmier incline sa tête au-dessus des murailles, un olivier gris surgit dans une crevasse, quelques figuiers s’agrippent entre les cailloux.

Il semble que l’on soit destiné, comme en un conte, à longer inlassablement une cité mystérieuse et morte…

Puis, sur la colline, apparaissent les ruines. Ce sont de très vieux murs aux tons fauves, des palais à demi détruits, dont quelques arcades attestent encore les dimensions colossales ; un enchevêtrement de terrasses vétustes, de treilles, de logis abandonnés, de pierres qui ne tiennent plus et que la végétation envahit… Seuls des minarets émaillés de vert, sveltes et luisants, dominent, intacts, l’immense écroulement de la ville.

À cette heure tardive où nous arrivons, la chaîne du Zerhoun est revêtue d’une brume violette, striée de grandes ombres bleues, et les ruines, subitement, se dorent, flamboient et s’éteignent avec le crépuscule, plus grises, plus tragiques d’avoir été si lumineuses il y a quelques minutes à peine.

Le Chérif[1] nous a envoyé des esclaves et des mules. Un négrillon nous précède à travers les ruelles qui se croisent, se multiplient, s’engouffrent sous des voûtes aux ténèbres profondes. Puis elles reviennent à la faible lueur nocturne, pour nous mieux révéler l’infinie vieillesse et la mélancolie des bâtisses qui s’effondrent.

Combien de temps devrons-nous circuler dans cet impressionnant dédale, où les rares passants, enveloppés de leurs burnous, semblent des fantômes ? Ils glissent le long des murs, sans plus de bruit que le halo de leurs lanternes, dont les sautillements jaunâtres exécutent une danse de feux follets.

La ruelle se resserre, se fait plus noire et désolée, elle descend, à présent, au fond de l’ombre, par un grossier escalier de pierres, dans lequel nos mules butent à chaque pas. Le négrillon s’arrête… C’est ici ?… Cette porte derrière laquelle on aperçoit un vestibule misérable ?… Ici, la demeure du noble et richissime Chérif Mouley Hassan ?…

Le voici qui s’avance, tout de blanc drapé, avec cet air altier dont il ne se départ jamais. Des esclaves noirs l’accompagnent, car il ne se déplace qu’en grande pompe, comme le Sultan que son orgueil voudrait égaler. Mais un sourire adoucit, pour nous, la fierté de ses allures. Le Chérif nous honore d’une amitié particulière depuis que mon mari eut, au Maghzen[2], l’occasion de débrouiller une affaire de faux dont il avait été victime.

— Soyez les bienvenus chez moi ! Soyez les bienvenus ! répète-t-il.

Après mille congratulations et politesses, nous le suivons dans le vestibule aux angles brusques. Plusieurs portes, massives, blindées de fer, hérissées de clous, se succèdent avec des airs hostiles. La dernière s’ouvre… Le patio nous apparaît tout à coup, sous la caresse bleue des rayons lunaires, tandis que les salles flamboient, toutes dorées dans l’illumination des cierges de cire qui s’alignent sur les tapis.

Enchantement exquis et mystérieux de cette demeure, auquel on n’est pas préparé. Des reflets miroitent sur les murs revêtus de mosaïques, sur les ors des plafonds ciselés et peints, sur les dalles de marbre, si polies qu’elles semblent mouillées. Ils dansent en étincelles opalines au sommet du jet d’eau. Chaque gouttelette est piquée d’un reflet vert par la lune, et d’un reflet orange par la lumière des flambeaux.

Une foule d’esclaves s’empresse à nous servir. Elles apportent le thé à la menthe et les parfums, avec un luxe princier d’argenterie. D’énormes plats de Fès, aux bleus rares, des coupes de Chine et d’autres en cristal, remplies de gâteaux, de noix, de dattes, sont disposés sur une mida[3], que recouvre une soie émeraude brochée d’or. Et l’on nous verse aussi du lait d’amandes, du sirop de grenades et du café à la cannelle.

Le Chérif, nonchalamment accroupi parmi les coussins, dirige les négresses d’un signe ou d’un clignement d’œil. Elles ne passent devant lui qu’humbles, les bras collés au corps, la tête basse, dans une attitude de respect infini et de crainte. Mais leurs croupes rebondies, ondulant sous le caftan, leurs faces rondes et luisantes, leurs bras vigoureux, attestent la richesse d’une maison où l’abondance règne…

Toutes choses de ce palais, comme en un conte des Mille et Une Nuits, sont d’une incomparable somptuosité. En nulle autre demeure, je ne vis une décoration si luxueuse, des tapis si épais, des sofas si moelleux, ni pareille abondance de coussins… L’air est embaumé par les vapeurs légères et précieuses qui s’échappent des brûle-parfums ; des esclaves nous aspergent d’eau de rose, avec les mrechs d’argent au col effilé ; d’autres, agitant devant nous des mouchoirs de soie, chassent d’invisibles mouches…

Indolent et majestueux, le Chérif jouit de notre admiration, à laquelle nous savons, comme il sied, donner un tour flatteur, mais discret.

— Oui, nous dit-il, cette demeure est agréable… j’en ai bien d’autres à Fès, à Tanger, à Marrakech, cent fois plus belles, où vous serez mes hôtes un jour, s’il plaît à Dieu !…

Son orgueil est immense et magnifique. Il rivalise de faste avec le Sultan, son cousin, qu’il surpasse par la largesse de son hospitalité et l’éclat de son train.

Chacun se souvient encore du brigandage de ses ancêtres toujours en dissidence, et dont Mouley Abder Rahman[4] ne se concilia l’amitié qu’en accordant sa fille, Lella Aïcha Mbarka, au père de notre hôte.

— C’était un homme ! nous dit-il, un guerrier valeureux que nul n’a pu vaincre… Nous ne sommes point efféminés comme ces citadins aux cœurs de poules… et nous descendons, par les mâles, plus directement du Prophète que par notre alliance avec les Alaouïine[5]… Je me souviens des séjours que je fis, en mon enfance, dans nos tribus de l’Atlas… Nous partions dès l’aube à la chasse aux fauves, précédés par des centaines de rabatteurs. Il y avait de nombreuses victimes parmi eux, cela compte peu, et nous revenions chargés de trophées importants… Au reste, mes cousins, les Chorfa, qui vivent encore à Ifrane, ne recouvrent pas leurs couches avec des brocarts, mais avec des peaux de lions…

Ses yeux flambent en évoquant de tels souvenirs, sa taille se redresse, sa belle tête à barbe blanche est celle d’un chef, d’un conquérant. Mouley Hassan a raison, un sang plus brûlant court en ses veines qu’en celles des paisibles amis avec lesquels, d’habitude, nous devisons. Il ne parle guère que de lui, de ses aïeux, de ses chevaux, de ses biens et de ses exploits. Mais sa vanité devient superbe d’atteindre de telles proportions en un tel cadre ! Il veut éblouir et ne ménage rien à cet effet. Un respect émerveillé l’entoure à cause de ses richesses, des tribus qu’il domine encore dans la montagne et de l’influence extrême qu’il possède sur son impérial cousin.

L’agitation grandit parmi les esclaves, leur nombre se multiplie. À présent le patio est envahi de nègres portant les plats de cuivre coiffés de couvercles coniques. Ils les alignent à l’entrée de la salle, tandis qu’une fillette purifie nos mains sous l’eau tiède et parfumée d’une aiguière. Le Chétif s’accroupit avec nous autour de la table ronde et basse ; il rompt lui-même les pains à l’anis dont il distribue abondamment les morceaux.

— Allons ! Au nom d’Allah !

Les plats succèdent aux plats, succulents et formidables : ce sont des tagines[6] de mouton aux oignons, aux raisins secs, aux épices variées, et d’autres contenant cinq poulets rôtis, farcis ou à diverses sauces. Quelle basse-cour tout entière a-t-on sacrifiée pour notre dîner de ce soir !…

Notre accoutumance aux mœurs arabes est telle que nous ne nous étonnons plus d’un pareil repas, et savons, très correctement, selon les règles, retirer la viande entre le pouce et l’index de la main droite, ou rouler, d’un petit mouvement saccadé de la paume, les boulettes de couscous, que l’on porte à sa bouche, rondes et luisantes comme des œufs.

Mais l’excellence des mets nous surprend agréablement, habitués que nous sommes à la cuisine moins raffinée des Rbati[7].

— C’est que, nous dit notre hôte, ils n’emploient pas ainsi que nous le beurre et l’huile fine. Ces « marchands » se contentent de l’abondance, leurs gosiers n’ont point la délicatesse des nôtres… Au reste, on ne cuit bien que dans nos maisons du Maghzen et j’ai fait venir de Tétouan plusieurs négresses expertes aux tagines et à la pâtisserie… Vous ne trouverez nulle part au Maroc, pas même à Fès, une cuisine comparable à celle-ci.

La mida se couvre à présent de coupes en cristal contenant d’étranges petites salades qui témoignent d’une imagination culinaire très inventive : oranges assaisonnées de vinaigre et d’eau de rose ; persil haché dans une sauce huileuse ; patates douces relevées de piments ; rondelles de carottes à la fleur d’oranger… Par le Prophète ! ce n’est point mauvais et quelques-uns de ces mélanges ont même une succulence inattendue… Ils sont destinés à ranimer, pour la fin du repas, nos appétits défaillants. Car il convient encore de faire honneur à une dizaine de nouveaux poulets, au couscous, et à ce très délectable « turban du Cadi », qui recèle, en une pâte croustillante et mince, des amandes pilées avec du sucre. Et comme aucune boisson n’accompagne un tel festin, le thé à la menthe, dont ensuite on prend trois tasses, est le très bien venu. Mais il s’accompagne de pâtisseries auxquelles, malgré l’insistance de notre hôte, nous ne saurions toucher…

Je laisse Mouley Hassan décrire à mon mari, avec son habituelle emphase, l’étendue de ses domaines et le nombre de ses serviteurs, et, sans prononcer une parole, je me lève pour aller rendre visite à l’invisible « maîtresse des choses ».

Une négresse a compris mon désir. Elle me précède à travers le patio. Quatre massifs piliers soutiennent, au premier étage, une galerie rectangulaire précieusement dorée, peinte et sculptée. Quelques femmes chuchotent dans l’ombre, et je les sais, tapies derrière les balustrades en bois tourné, pour épier les hommes qu’elles ne doivent pas approcher…

Mais ce n’est point là-haut que nous allons. L’esclave me fait parcourir des couloirs sinueux et sombres aboutissant à un « riadh[8] » irréel dans l’enchantement azuré de la lune : les orangers, chargés de fruits, forment des masses noires, au-dessus desquelles les bananiers balancent leurs larges feuilles déchiquetées. Quelques roses tardives, étrangement blafardes, surgissent dans la verdure ; un jasmin recouvre une allée, d’une tonnelle si parfumée que l’on ne saurait s’attarder à son ombre. Des bassins étroits et profonds, affleurant le sol au milieu des mosaïques, se moirent de larges reflets, et l’on n’entend, dans le recueillement nocturne, que les petits cris étouffés des oiseaux rêvant de l’épervier ou du serpent, et le bruit cristallin d’une fontaine…

Lella Fatima Zohra m’attend, accroupie en une salle étincelant à la lumière des flambeaux. C’est une femme assez âgée, au visage grave et bon, aux gestes sobres, dont on devine, dès l’abord, la haute naissance. Pourtant elle n’a point la morgue de Mouley Hassan, et les esclaves, autour d’elle, perdent leur air de servilité craintive ; quelques-unes, même, s’adossent familières aux montants de la porte et mettent leur mot à la conversation.

La Cherifa me reçoit avec une réelle bienveillance, quoiqu’elle ne me connaisse pas encore… Et certes je suis sensible à cet accueil, car je sais les vieilles dames marocaines beaucoup plus farouches aux Nazaréens[9] que leurs époux, et souvent même hostiles.

— Sois la bienvenue chez nous, dit-elle, tu honores notre maison.

— Sur toi, la bénédiction d’Allah. C’est nous qui sommes honorés d’être reçus dans une si noble famille et une si magnifique demeure !

— Nos tapis sont indignes d’être foulés par tes pieds ; si je le pouvais, je te porterais sur mes épaules… Ô le grand jour chez nous, de vous avoir pour hôtes !

— Plus grande encore est notre réjouissance, ô Lella[10] !

— C’est la première fois que tu viens à Meknès ? Que t’en semble ?

— Je n’ai rien aperçu dans les ténèbres, mais il ne me reste plus quoi que ce soit à admirer, puisque j’ai vu ta maison.

— Elle est belle, et semble méprisable à qui n’en sort jamais…

— Le regretterais-tu ?

— Certes, je refuserais de franchir la porte si on me le proposait !… Telle est notre coutume, — et nous, gens du Maghzen, devons la suivre plus strictement que les autres. Mais je pense parfois qu’il y a des rues, des souks, des arsas[11], des montagnes… et je ne connais que ces murs…

— Ils sont d’une splendeur sans égale, et tu possèdes un riadh plein de verdure pour rafraîchir tes yeux…

— Louange à Dieu !… Je te montrerai toute la maison lorsque les hommes en seront partis. Mais ce soir tu sembles fatiguée, ô ma fille, et, malgré la joie que me donne ta compagnie, je ne veux pas, après ce long voyage, t’empêcher de prendre du repos.

— Dieu te bénisse, ô Lella ! tu n’as pas « raccourci[12] » avec moi.

— Qu’Allah te fasse dormir en son contentement !

— Puisses-tu te réveiller au matin avec le bien !

À travers les couloirs en labyrinthe, je regagne la salle des hôtes que nous occupons.

Et, sur une couche de brocart violet ramagé d’or, je perçois encore, en un demi-sommeil, le clapotis clair du jet d’eau, le glissement des pieds nus dans le patio, puis, angoissante et sublime, la clameur dont le muezzin déchire la nuit :

La prière sur toi, ô Prophète de Dieu !
La prière sur toi, ô l’Aimé de Dieu !
La prière sur toi, ô Seigneur Mohammed !…


21 novembre.

Meknès dans la lumière du matin… Ce sont toujours des ruines, mais des ruines avenantes, chargées de vignes dont les treilles s’étendent au-dessus des patios.

Il y a des ruelles aux sinuosités inattendues, des voûtes très noires au bout desquelles éclate tout à coup l’ensoleillement d’une muraille ; de petites places, provinciales et paisibles sous l’ombre d’un énorme mûrier, où des Marocains se reposent et boivent le thé, en calculant les coups d’une partie de dames.

Les marchands somnolent en leurs échoppes, au milieu des babouches, des lanternes ou des soies éclatantes, sans aucun souci d’attirer le client. Les menuisiers rabotent les planches de cèdre, qu’ils creusent patiemment de décors géométriques et compliqués. Une bonne odeur résineuse flotte sur leur quartier. La cadence des marteaux domine en celui des forgerons. Nul ne se presse, car le temps appartient à Dieu…

Des herbes garnissent des murs branlants et la crête des terrasses ; une vie douce, ralentie, semble palpiter à peine en la vieille cité.

Mais elle a aussi de larges rues lumineuses qui s’encombrent de bourricots et de piétons ; des souks mouvementés ; des places immenses, brûlées de soleil, où se tiennent les marchés. La foule grouillante des Berbères ; des vendeurs d’œufs, de poulets et de légumes ; des vieilles bédouines aux visages osseux ; des jongleurs, des musiciens, des charmeurs de serpents, des Arabes pouilleux, des gamins et des esclaves, s’agite et semble minuscule dans un cadre trop colossal pour des humains. Les remparts, les portes et les palais de Mouley Ismaïl[13] imposent à l’entour leurs écrasantes silhouettes.

Le mauvais rêve de Rabat et de sa civilisation est loin !… Loin de toute la distance qui sépare la vie européenne de celle-ci, plus encore que de cet interminable bled désert et de ces montagnes qu’il nous fallut traverser.

Ici, je sens que je pourrai reprendre mon existence demi-musulmane et que d’invisibles amies m’attendent en leurs demeures, derrière les vieux murs en ruines.


23 novembre.

Lella Fatima Zohra me fait appeler chaque matin, et je la trouve invariablement accroupie au milieu de la salle qui donne sur le riadh. Elle se soulève à peine pour m’accueillir, car sa corpulence répugne au moindre mouvement. Toute une vie de réclusion appesantit ses membres. La Cherifa ne bouge guère de sa place favorite, d’où elle aperçoit le jardin, un coin de ciel, et surveille les allées et venues des esclaves. Son existence s’écoule sur un sofa, dans l’amoncellement des coussins ; c’est là qu’elle dort, s’habille, boit le thé, prend ses repas. Ses nobles mains, qui ne connurent jamais le travail, reposent blanches et potelées parmi les étoffes. Depuis que l’âge et les soucis ont ravagé sa beauté, Lella Fatima Zohra ne porte plus que les vêtements sévères qui conviennent aux matrones : des caftans de drap, voilés par une simple tfina de mousseline ; une sebenia, tissée dans le pays, à rayures oranges et jaunes, alors que les jeunes femmes se coiffent des soyeux foulards à ramages venus d’Europe.

Haute et rigide, une ceinture de Fès enroule autour de sa taille des arabesques éblouissantes. C’est le seul luxe qu’elle garde, bien que la mode en soit passée.

— Car, dit-elle je ne saurais, sans cela, me soutenir. J’y fus habituée dès l’enfance, mes os n’auraient pas la force de supporter mon corps.

Elle a renoncé à tout autre ornement, ses joues ne se relèvent d’aucun fard ; c’est à peine si elle noircit ses yeux de kohol et colore ses mains au henné. Pour qui du reste se parerait-elle ?… L’indiscrétion des négresses m’a déjà révélé que le Chérif ne va plus jamais la rejoindre en sa chambre…

Lella Fatima-Zohra m’apparaît femme de grand sens, prudente et avisée. Elle accepte, avec une résignation très digne, les désordres de son époux, les innombrables favorites dont il emplit la maison. C’est elle-même, dit-on, qui lui ferma sa porte, après trop de scandales, et obtint cette séparation à l’amiable, si rare chez les Musulmans. Mouley Hassan ne la répudia pas, son orgueil dut plier devant les exigences de la Cherifa. Il ne fut pas non plus sans peser la grande fortune que l’épouse ajoutait à la sienne, ni cette luxueuse demeure, héritée de son beau-père.

Et, qu’a-t-il à regretter d’une femme flétrie, alors qu’il peut se procurer si facilement toutes ces jeunes négresses à la peau lisse, aux reins mouvants et à la forte odeur capiteuse ?…

Lella Fatima Zohra reprit donc sa liberté, si l’on peut appeler liberté l’obligation de vivre entre les murs, dans la stricte observance des coutumes musulmanes.

Malgré le détachement du maître, elle jouit d’un réel prestige dans la maison, car elle est de noble race, riche et considérée, outre l’entendement qu’Allah lui dispensa. Les esclaves semblent la vénérer ; les concubines, dont le nombre augmente chaque jour, lui témoignent une humble déférence et sollicitent même ses conseils dans les circonstances graves. Un essaim de négrillons et de négrillonnes, aux teints plus ou moins foncés, bourdonnent sans cesse autour d’elle, et roulent sur les tapis, bousculent les coussins avec l’exubérance animale de leur âge. Progéniture du Chérif — qui témoigne un goût particulier pour les négresses, — et qu’elle traite presque maternellement.

— Tu n’as pas d’enfant ? lui ai-je demandé ?

— J’en ai perdu huit, mais, — louange à Dieu ! — il me reste un fils, Mouley Abdallah, marié depuis le mois de Chabane. Sa demeure est toute proche. Il faudra que tu ailles voir ma belle-fille, Lella Meryem, une gazelle aux yeux langoureux…

— Elle sera mon amie, puisqu’elle paraît si chère à ton cœur.

— S’il plaît à Dieu !… Mouley Abdallah en a l’esprit perdu. Il la comble de présents et lui a même promis de ne prendre aucune autre femme.

— Crois-tu qu’il tiendra sa parole ?

— Dieu seul connaît le cœur des hommes. Il est le plus savant.

— Les Meknassi[14] ont-ils toujours plusieurs épouses ?

— Rare, ô ma fille ! celui qui peut se contenter d’une… Généralement ils en prennent deux ou trois, parfois quatre, selon la permission du Livre, et combien d’esclaves !…

— Toi, du moins, tu n’as pas de co-épouse ?

— Détrompe-toi, Mouley Hassan a trois femmes légitimes, l’une à la Mecque, fille du Mufti des quatre rites, l’autre à Marrakech, dont le père est un Caïd des Sgharna, et moi-même… Il songe à présent à en épouser une quatrième…

Lella Fatima Zohra n’en dit pas davantage, et, malgré sa sérénité, je n’osai l’interroger sur ce sujet délicat.


24 novembre.

— Je suis lasse et ne puis encore te faire visiter la maison, me répète la Cherifa toutes les fois que je me rends auprès d’elle.

Je n’imagine guère, du reste, sa lourde personne errant à travers les cours et les couloirs. C’est à peine si je la vis faire quelques pas dans les allées du jardin, vite essoufflée par cet effort.

— Aïcheta te guidera, me dit-elle aujourd’hui, en désignant une esclave. Pardonne-moi, ô ma fille, de ne t’accompagner comme je le voudrais, car mes membres affaiblis se refusent à moi.

La négresse m’entraîne dans le palais, dont je ne connais encore qu’une partie, et, consciencieusement, elle m’en fait visiter tous les recoins : les cuisines sombres, noircies de fumée, où flotte un relent d’huile et de graisse ; les chambres à provisions, pleines d’énormes jarres ventrues ; les escaliers étroits, les couloirs innombrables ; le « menzeh[15] », dans lequel le Chérif aime à recevoir ses amis, et qui a, sur le premier vestibule, son entrée indépendante ; les salles immenses, étincelantes d’ors, de peintures et de mosaïques, toutes garnies de sofas et de coussins en brocart ; et les cinq patios, différents d’âge et de style, mais également admirables. Ils furent construits par les ancêtres de Lella Fatima Zohra, à mesure qu’augmentaient l’opulence de la famille et le nombre des épouses. Les galeries du premier étage sont soutenues par des piliers sur lesquels repose l’entablement. Dans chaque patio l’eau scintille, telle la gemme précieuse au milieu de l’écrin. Elle fuse des grandes coupes de marbre, en jets minces et brillants ; ruisselle des vasques très basses posées à même le sol ; s’étale paresseusement dans les bassins, azurée, changeante, selon les caprices du ciel.

Des esclaves viennent aux fontaines remplir leurs amphores et les aiguières de cuivre destinées aux ablutions. Une extraordinaire population féminine s’agite dans le palais, cuit les aliments sur des canoun[16], lave le sol à grande eau, boit du thé, file de la laine. De belles négresses, aux croupes arrondies, se vautrent parmi les coussins. Leur indolence, le luxe de leurs parures multicolores, et certain air de bestiale satisfaction épanouissant leurs faces, dénoncent les favorites du moment.

Mais il y a aussi de minces fillettes à peine nubiles, dont le Chérif ne dédaigne pas le charme aigrelet, et des matrones effrontément fardées qui savent, parfois encore, l’ensorceler de leurs attraits vieillissants.

— Du reste, me confie Aïcheta, il a connu, ne fût-ce qu’une fois, chaque femme de sa maison. Quand il achète une nouvelle esclave, on la fait bien reposer, manger avec abondance, aller au hammam et revêtir des vêtements neufs. Puis, le maître l’appelle un soir. Celle qui sait plaire reçoit des bijoux, des caftans, des servantes ; elle habite une belle chambre et n’a rien à faire detout le jour. Les autres, les pauvres ! retournent avec les esclaves et travaillent comme des ânes.

— Et toi, Aïcheta ? demandai-je curieuse.

— Ô mon malheur ! Le Seigneur ne m’avait pas désignée pour être une « maîtresse des choses ». Je ne passai, chez Mouley Hassan, qu’une seule nuit…

Aïcheta est noire et simiesque. Je m’étonne même que notre hôte n’ait pas jugé à propos de faire une infraction à sa coutume.

— As-tu vu ces vieilles qui filaient dans l’autre cour ? continue la négresse, elles ont eu des jours heureux, lorsque le Chérif était jeune… À présent, qui songerait à les regarder ? Allah seul reste immuable…

— Certes ! qu’Il soit exalté. Mais, dis-moi ce que devient une favorite quand elle a cessé de plaire ?

— Si ton vêtement de soie est abîmé, tu en fais un chiffon pour nettoyer les plateaux…

— Ainsi, elle retourne parmi les esclaves ?

— En vérité ! et nous nous moquons d’elle ce jour-là.

La face de guenon grimace d’un rire mauvais.

— Il ne tardera pas à luire pour Messaouda, la fière, ajoute-t-elle, en désignant une négresse qui allaite un nouveau-né. Un sein noir et luisant sort d’une large manche de son caftan, où disparaît la tête de l’enfant.

— Mais, dis-je, elle a donné un fils au Chérif.

— Et qu’importe ?… Il sera Chérif lui-même, si Dieu lui accorde l’existence… sa mère n’en reste pas moins une esclave comme moi ! Nous autres sommes faites pour servir et manger du bâton…

Aïcheta parle sans amertune. Elle envie le sort des favorites qui goûtent pendant quelques mois, ou quelques années, aux délices de la richesse et de l’oisiveté, mais elle est parfaitement résignée à son sort qu’elle juge normal et dispensé par Allah.

— Ne répète rien de ce que je t’ai raconté à Lella Fatima Zohra, me recommande-t-elle au retour.

— N’aie pas de crainte, ô ma fille, murmurai-je en lui glissant une pièce d’argent dans la main ; mon cœur est fermé sur les secrets par un cadenas.


25 novembre.

Une chanson :

Mon aimé vivait près de moi,
Hélas ! il partit pour Alger !
Son œil était noir,
Il avait de longs cils,
Et les vêtements lui seyaient.


Mon aimé me quitta !…
S’en fut avec lui le bonheur de l’esprit.
Jusqu’à quand, ô Dieu !
Œil de mon cœur,
Ta beauté me sera-t-elle cachée ?

Je te recommande, ô fils d’Adam !
N’attache pas ton âme
À celle qui n’a souci de toi.
Vois l’œil de la femme,
C’est lui ta balance. Il t’indiquera
Si elle t’aime ou ne t’aime pas.

Je te recommande, ô fils d’Adam !
N’attache pas ton âme
À une étrangère, à une chanteuse.
Avec elle tu te réjouirais dans les fêtes
Chaque jour au son des instruments…
Puis tu serais dépouillé, misérable,
Honteux de tes caftans en haillons…

Je te recommande, à fils d’Adam !
N’oublie pas celle que tu laissas,
Pleurant et griffant son visage…
Mon cœur n’a plus de joie
Et la vie loin de toi m’est à charge…
Combien de temps, ô Dieu !
Œil de mon cœur,
Ta beauté me sera-t-elle cachée ?


27 novembre.

C’est un triste patio, tout décoré de stucs et de peintures aux ors vieillis. Mais les murailles oppressent l’étroite cour, elles semblent étrangler le ciel, dont un carré se dessine au-dessus des arcades. Une terne lueur glisse le long des parois humides, les salles s’emplissent d’ombre et les reflets de leurs brocarts y meurent, exténués.

Il fait gris et froid chez Mouley Abdallah ; mon cœur est serré d’angoisse par la mélancolie des choses, tandis que j’attends Lella Meryem.

Elle arrive, éblouissante de jeunesse, de parure et de beauté. On dirait que l’air s’échauffe tout à coup, que la lumière vibre, plus ardente, qu’une nuée d’oiseaux s’est abattue auprès de moi.

Elle gazouille, elle rit, elle s’agite. Elle me pose mille questions et ne me laisse pas le temps d’y répondre. Elle proteste de son affection, me prodigue les flatteries et les compliments, remercie le Seigneur de m’avoir envoyée vers elle… Je n’ai pu encore placer une parole… C’est une folle petite mésange qui s’enivre de son babillage. Et je m’étonne qu’un tel entrain, qu’une exubérance aussi joyeuse puissent s’ébattre en pareille cage !… Même en de plus riants décors, je ne connus jamais que des Musulmanes nonchalantes et graves, inconsciemment accablées par leur destin.

Mais Lella Meryem ne ressemble à aucune autre.

On ne perçoit d’abord que l’ensorcellement de ses yeux, noirs, immenses, allongés de kohol ; des yeux au regard affolant sous l’arc sombre des sourcils. Ils pétillent et s’éteignent, ils s’alanguissent et se raniment, tour à tour candides, sensuels, étonnés ou provocants. Ils sont toute la lumière et toutes les ténèbres, étincelants comme des joyaux, et plus mystérieux que l’onde au fond des puits. Ils éclipsent les autres grâces dont Allah combla Lella Meryem.

Car sa bouche est une fleur d’églantier prête à s’ouvrir ; ses dents, les boutons de l’oranger ; sa peau, un pétale délicat ; son petit nez frémissant, un faucon posé au milieu d’un parterre.

En vérité, Mouley Abdallah ne trouverait nulle part une femme aussi séduisante, et ses promesses me semblent à présent moins extraordinaires.

Lella Meryem prépare le thé, tout en continuant à bavarder. Ses gestes sont harmonieux, d’un charme rare ; les petites mains rougies au henné manient gracieusement les ustensiles d’argent et chacun de ses mouvements révèle la souplesse de son corps, malgré l’ampleur des vêtements. Elle porte un caftan rose et une tfina[17] de gaze citron pâle, qu’une ceinture brodée d’or plisse à la taille en reflets chatoyants. La sebenia[18] violette, bien tendue sur les demmouges[19], encadre son visage comme une ancienne coiffure égyptienne. Un seul bijou brille au milieu de son front, plaque d’or rehaussée de rubis et de diamants, en dessous de laquelle se balance un minuscule croissant, dont la larme d’émeraude atteint l’extrémité des sourcils.

— Je t’attendais depuis tant de jours ! s’exclame-t-elle. Les négresses m’avaient rapporté que tu habites chez Mouley Hassan, père de mon époux… Combien grande mon impatience de te connaître !… Je ne vis aucune Nazaréenne avant toi… Tu me plais ! Promets-moi de revenir souvent… Je ne reçois jamais personne, comprends-tu… Mouley Abdallah ne me permet même pas de monter à la terrasse… Tu es la joie qu’Allah m’envoie ! Ne me fais pas languir trop longtemps en ton absence.

Je promis tout ce qu’elle voulut. Et j’ai quitté la triste maison, stupéfaite, ensorcelée, ravie, les yeux éblouis de soleil, et la tête pleine de chansons.


30 novembre.

Mouley Hassan nous a trouvé une demeure voisine de la sienne. Le vizir qui l’édifia mourut il y a quelques années, et les exactions du moqaddem[20] des notaires, et du cadi, ont abouti au morcellement de ses biens.

Parce qu’un tuteur fut déshonnête, nous vivrons au milieu des splendeurs que le vizir Hafidh conçut pour la joie de ses yeux, et celle de ses descendants… Étendus sur des sofas, nous déchiffrerons les inscriptions désabusées qui se déroulent parmi les dentelles en stuc.

Dieu seul est grand !
Lui seul persiste !
La seule paix durable.
C’est à Lui que nous retournerons.

Les plafonds de cèdre, ciselés, peints et dorés, les lourdes portes, les mosaïques aux miroitantes étoiles, les vitraux enchâssés en des alvéoles de stuc, dispensant un jour plus mystérieux, les salles immenses et les boudoirs de sultanes, précieux, étincelants et secrets, rivalisent de somptuosité avec le palais voisin. Et l’on dit que le menzeh, d’où l’on embrasse un si prestigieux panorama depuis les chaînes du Zerhoun jusqu’aux cimes lointaines de l’Atlas, ne fut élevé, par le vizir, que pour masquer la vue à la maison du Chérif, qu’il jalousait.

Une lutte sournoise divisa ces deux hommes, d’orgueil égal, qui n’osèrent s’attaquer de face ; chacun prétendant surpasser l’autre en magnificence.

Outre l’intérêt qu’il nous porte, Mouley Hassan, dont les démarches parvinrent à nous obtenir cette demeure, n’est pas sans jouir de la pensée que toutes ces merveilles auront été réalisées par son rival pour la joie de Nazaréens… Et, sans doute, est-ce à ce mobile inavoué que nous devrons de vivre en un tel cadre de beauté.

Tandis que le vizir Hafidh se réjouissait avec ses hôtes, dans les salles supérieures, ouvertes par cinq arcades devant « le monde entier » — le vallon, les collines, les montagnes bleues, du matin, et roses, du crépuscule, — les femmes végétaient en ces longues pièces luxueuses et sombres qui donnent sur le riadh.

Mélancolie charmante du jardin revenu à l’état sauvage !

Allées de mosaïque jonchées de feuilles mortes ; vasque de marbre, verdâtre et branlante, dont l’eau ruisselle avec un bruit de sanglot ; tonnelle de passiflores, jamais émondée, que soutiennent des bois tournés et vermoulus ; enchevêtrement des rosiers, des lianes et des bananiers aux larges palmes ; oranges mûrissantes, dans le vert cru des feuillages ; petits pavillons précieusement peints, lavés par toutes les pluies ; et les fleurs des églantiers, pâles, décolorées, d’être nées à l’ombre de murailles vétustes et trop hautes…

En ces mois d’automne, le soleil ne dore plus que le faîte des arbres et le jardin frissonne, humide et morose dans la lumière glauque de ses bosquets.

Quelques lézards sinuent, rapides, à la poursuite d’un insecte ; des merles sautillent à travers les branches d’un vieux poirier ; les guêpes tournoient en bourdonnant, qui ont fait leur ruche entre les stalactites dorées des arcades. Il semble que l’on réveille une demeure enchantée, où les araignées tissaient paisiblement leurs toiles sur les ciselures merveilleuses, depuis que la mort emporta le « Maître des choses » en la Clémence d’Allah.


2 décembre.

— Balek ! Balek ![21] crie le mokhazni qui m’accompagne, en me frayant un passage au milieu de la foule.

Je cherche vainement à modérer son ardeur, à lui faire comprendre que les souks appartiennent à tous, que je dois supporter comme un autre leur encombrement matinal. Kaddour ne peut admettre que la femme du hakem[22] soit arrêtée dans sa marche, et, malgré mes objurgations, il continue à écarter les gens par des : Balek ! de plus en plus retentissants.

Kaddour est un grand diable, maigre, nerveux, tout d’un jet, attaché spécialement au service de mon mari. Les yeux pétillent dans sa face presque noire ; une petite barbe frisotte sur ses joues osseuses ; le nez s’étale avec satisfaction ; les lèvres, épaisses et violacées, grimacent d’un large rire en découvrant les dents très blanches. Un mélange de sauvagerie et d’intelligence anime son visage expressif ; ses djellaba négligées bâillent sur le caftan, et son turban semble toujours sortir de quelque bagarre. Mais Kaddour porte fièrement le burnous bleu des mokhaznis et son allure a quelque chose de noble.

Il marche d’un pas souple et bondissant, tel un sloughi. Monté, il évoque les guerriers du Sahara. Les piétons s’écartent en hâte devant les ruades et les écarts de son cheval qu’il éperonne sans cesse, pour l’orgueil de le dompter tandis qu’il se cabre.

Kaddour est pénétré de ses mérites : il sait tout, il comprend tout.

En vérité, débrouillard, vif et malin, il a trouvé moyen de nous procurer les plus invraisemblables objets, d’installer notre demeure aux escaliers étroits, de passer les meubles par les terrasses, et de nous carotter[23] sur les achats. Il se révèle serviteur précieux et pittoresque, d’un dévouement à toute épreuve. Kaddour paraît déjà nous aimer et s’apprête à nous exploiter discrètement, comme il convient vis-à-vis de bons maîtres qui ont du bien, et pour lesquels on donnerait au besoin sa vie.

Nous quittons les souks où les esclaves, les bourgeois aux blanches draperies, les femmes du peuple emmitouflées dans leurs haïks, se pressent autour des échoppes. Les petits ânes, chargés de légumes, trottinent dans la cohue qui s’ouvre et se referme avec une inlassable patience. Parfois un notable, campé sur une mule, passe imperturbable et digne.

Les ruelles s’engourdissent alentour dans la tiédeur du soleil, plus calmes, plus solitaires par le contraste de leur bruyant voisinage…

— Veux-tu entrer chez moi ? C’est ici, me dit le mokhazni en désignant une impasse.

Avant que j’aie le temps de lui répondre, il a bondi jusqu’à une porte, à laquelle il heurte en proférant des « ouvre ! » impérieux.

La femme se dissimule derrière le battant qu’elle entrebâille, et elle prononce les formules de bienvenue. Puis elle nous précède jusqu’au patio, modeste et délabré, sur lequel donnent deux pièces tout en longueur. Mais les carreaux rougeâtres reluisent, bien lavés ; aucun linge, aucun ustensile ne traîne, les matelas très durs sont garnis de coussins, et une bouillotte fume dans un coin sur un canoun de terre.

Accroupi près de la porte, Kaddour prépare le thé avec autant de grâce et de soin que Mouley Hassan.

Ce n’est plus notre mokhazni, mais un Arabe dont je suis l’hôte.

Astucieux, il avait prévu ma visite et a su m’attirer dans son quartier. Zeineb porte un caftan neuf et une tfina fraîchement blanchie.

— C’est la fille d’un notaire, m’apprend Kaddour avec satisfaction ; du reste, moi-même je suis Chérif !

Qui n’est pas Chérif à Meknès ?

La jeune femme verse l’eau chaude sans omettre de me congratuler selon les règles. Elle a de beaux yeux, dont la nuance grise étonne, et un visage régulier. C’est une vraie citadine à la peau blanche, aux allures langoureuses ; mais des éclairs traversent parfois ses prunelles, sous l’ombre des cils palpitants…

Elle me présente sa sœur Mina, une grande fille timide et pâle, à l’air niais ; puis elle m’apporte de l’eau de rose et un mouchoir brodé qu’elle tient à m’offrir.

Une humble allégresse anime le petit patio : des canaris gazouillent en leurs cages, quelques plantes égayent des poteries grossières, et le soleil glisse de beaux rayons dorés jusqu’à la margelle d’un puits ouvrant son œil presque au ras du sol, dans un vétuste encadrement de mosaïques.


5 décembre.

Les vêtements des Marocaines ne sont point, comme les nôtres, de coupe compliquée. La tchamir, le caftan et la tfina — tuniques superposées, en forme de kimonos, — ne diffèrent que par le tissu, et se taillent sur un même modèle.

Le tchamir est de percale blanche ; le caftan, de drap, de satin ou de brocart aux couleurs vives ; la tfina, toujours transparente, en simple mousseline ou en gaze d’impalpable soie.

Une ceinture, brodée d’or, retient les plis autour de la taille ; une cordelière relève l’ampleur des manches. Les pieds, teints de henné, chaussent négligemment des cherbil en velours, où s’enlacent les broderies à l’éclat métallique.

Les cheveux se dissimulent sous la sebenia, large foulard de soie, parfois couronnée d’un turban.

Ce sont bien les vêtements lourds, embarrassants et vagues, convenant à ces éternelles recluses qui, d’une allure toujours très lasse, évoluent entre les divans… Les fillettes et les aïeules portent des robes identiques. Seulement les matrones adoptent des nuances plus sévères, et, puisque leur temps de plaire est passé, elles se gardent des tissus aux dessins fantaisistes qui font le bonheur des jeunes femmes.

Dès qu’une batiste nouvelle, un satin jusqu’alors inconnu, sont mis en vente à la kissaria[24] toutes les Musulmanes de Meknès se sentent ravagées d’un même désir.

Aussitôt les unes se montrent plus caressantes, pour enjôler leurs époux ; les autres sacrifient le gain d’un travail de broderie ; celle-ci confie à la vieille Juive — habituelle et complaisante messagère, — une sebenia dont elle veut se défaire ; celle-là, moins scrupuleuse, dérobe, sur les provisions domestiques, un peu d’orge, de farine ou d’huile, qu’elle revendra clandestinement…

Ainsi, la batiste nouvelle, le satin inconnu suscitent, à travers la cité, mille ruses, mille travaux et mille baisers… Et soudain, toutes les belles — riches citadines et petites bourgeoises — s’en trouvent uniformément parées. Il faut être une bien pauvre femme, dénuée d’argent, de grâce et d’astuce, pour ne point revêtir l’attrayante nouveauté.

Or, comme les modes ne varient point, ou si peu, toutes les Musulmanes, en l’Empire Fortuné, — de Marrakech à Taza, de l’enfance à la sénilité — se ressemblent étrangement, quant à la toilette, et les très anciennes sultanes, au temps de Mouley Ismaïl, portaient sans doute, avec le même air d’accablement, des caftans aux larges manches et de volumineux turbans.

Encore, y a-t-il, pour chacune, des traditions et des règles qui restreignent, dans les couleurs, la liberté de leur fantaisie : le « bleu geai », le vert, le noir, le « raisin sec » ne conviennent qu’aux blanches, à celles dont la chair est de lait et que le poète compare volontiers à des lunes.

Les peaux ambrées se font valoir par des roses, des « pois chiches », des « radis » et des « soleils couchants ».

Les négresses attisent leurs brûlants attraits avec la violence des rouges et des jaunes qu’exaspèrent leurs faces de nuit.

Nulle n’oserait essayer les nuances interdites à son teint par l’expérience des générations et des générations.

Lella Meryem s’indigna fort de ce beau caftan orange, dont les ramages d’argent sinuaient, à travers les plis, en éclairs acides et en arabesques délicatement grises, et que je voulais m’acheter pour des noces.

— Ô ma sœur ! tu n’y songes pas ! Les gens se moqueraient de toi en disant : « La femme du hakem ne sait pas mieux s’habiller qu’une bédouine… » À toi qu’Allah combla de ses grâces et fit plus blanche qu’un réal d’argent, il faut les teintes sombres ou tendres.

Elle me choisit un brocart jasmin salok, qui est d’un violet presque groseille, un autre vert émeraude fleuri d’or et un troisième où des bouquets multicolores s’épanouissent dans les ténèbres du satin.

Aujourd’hui, j’ai trouvé Lella Meryem assombrie d’une préoccupation… Elle tenait à la main un morceau de tulle blanc couvert de légères guirlandes brodées.

— Vois, me dit-elle, ce madnous (persil) qui vient d’arriver à la kissaria. Vois combien joli sur mon caftan « cœur de rose » ! J’en voudrais avoir une tfina. Et cette chienne de Friha qui s’est fâchée parce que je n’ai pas voulu lui donner plus de trois réaux d’une sebenia qu’elle m’apportait !… Voici un demi-mois qu’elle ne revient plus ici !… Oh mon malheur ! Qui donc fera mes achats désormais, si cette Juive de péché se détourne de moi ! Puisse-t-elle être rôtie dans la fournaise ! On m’a dit que Lella et Kebira, Lella Maléka, Lella Zohor et tant d’autres ont déjà leur « persil », alors que moi je n’en n’ai pas !

Le joli visage de la Cherifa se contracte d’une enfantine petite moue… J’ai pitié de son extrême détresse, et propose d’aller faire l’achat de ce « persil » passionnément désiré.

La kissaria, le marché aux étoffes, n’est pas loin. Elle forme plusieurs rues couvertes, le long desquelles s’alignent des échoppes qui sont grandes comme des placards. Graves et blancs, enturbannés de mousseline, les marchands se tiennent accroupis dans leurs boutiques minuscules, au milieu des cotonnades, des draps et des soieries. Ils ont des gestes harmonieux en touchant les étoffes, de longs doigts pâles où brille une seule bague, des airs exquis et distingués. Ils me saluent avec déférence, une main appuyée sur le cœur et le regard doucement souriant. Je m’arrête devant Si Mohammed el Fasi ; il étale aussitôt, pour que je m’asseye, un morceau de drap rose, sur les mosaïques du degré qui donne accès à son échoppe. Après mille salutations et politesses raffinées, il me montre les différents « persils » aux guirlandes bleues, mauves ou jaunes, dont les élégantes de Meknès veulent toutes avoir des tfinat…

Alentour, des femmes berbères discutent âprement pour quelques coudées de cotonnade. Des Juives, des esclaves, des Marocaines, enveloppées de leurs haïks, se livrent à d’interminables marchandages, sans que les placides négociants se départent de leur indifférence.

Toutes ces échoppes si jolies, si gaies avec leurs boiseries peintes, leurs volets précieusement décorés, évoquent une suite de petites chapelles, devant lesquelles de blanches nonnes font leurs dévotions…

Combien de belles, qui ne connaîtront jamais ce souk où les boutiques regorgent des étoffes dont elles rêvent, attendent, derrière les murs, le retour de leurs messagères !…

Alors, je me hâte à travers les ruelles ensoleillées, car je rapporte un trésor : le « persil » de Lella Meryem.


7 décembre.

Yasmine et Kenza, les petites adoptées que nous avions laissées à Rabat, arrivent avec notre serviteur le Hadj Messaoud, très ahuries par ce long voyage qu’il leur fallut faire pour nous rejoindre.

Misérables fillettes du Sous que leur destin conduisit chez des Nazaréens, elles y ont pris l’âme de Marocaines habituées au luxe des villes. Oubliant les gourbis de terre et les tentes en poils de chèvre, elles évoluent sans étonnement dans notre nouvelle et somptueuse demeure.

— Celle de Rabat était mieux, déclarent elles. Par les fenêtres on apercevait toute la ville française !… Ici, on ne voit que les maisons du pays…

— Mais il y a des mosaïques et des stucs ciselés.

— Qu’ai-je à faire de ces choses à nous ? riposte Yasmine.

Pourtant, la terrasse les ravit, car elles pourront y bavarder, au crépuscule, avec des voisines.

— Ô ma mère ! sais-tu comment ces femmes portent la tfina ?… Étrange est leur coutume !

Non, certes, je n’avais pas remarqué ce détail…

Il y a quelques heures à peine que Yasmine et Kenza sont arrivées, et déjà elles retroussent élégamment leurs tuniques, selon la mode de Meknès !


8 décembre.

Des babillages au-dessus de la ville, lorsque le soleil déclinant magnifie les plus humbles choses…

Les vieux remparts rougissent ainsi que des braises ; les minarets étincellent par mille reflets de leurs faïences ; les hirondelles, qui tournoient à la poursuite des moucherons, semblent des oiseaux d’or évoluant dans l’impalpable et changeante fantaisie du ciel.

Pépiements, disputes, bavardages, cris de femmes et d’oiseaux…

L’ombre de Meknès s’allonge, toute verte, sur le coteau voisin et l’envahit… Le dôme d’un petit marabout, ardent comme une orange au milieu des feuillages, n’est plus, soudain, qu’une coupole laiteuse, d’un bleu délicat. La lumière trop vive s’est atténuée, les montagnes s’enveloppent de brumes chatoyantes et pâles… seuls, les caftans des Marocaines jettent encore une note dure dans l’apaisement du crépuscule. Ils s’agitent sur toutes les terrasses. Ils sont rouges, violets, jaunes ou verts, excessivement. Leurs larges manches flottent au rythme convenu d’un langage par signes. Ainsi les femmes communiquent, de très loin, avec d’autres qu’elles n’approcheront jamais.

À cette heure, elles dominent la ville, interdisant aux hommes l’accès des terrasses. Elles surgissent au-dessus des demeures, où elles attendirent impatiemment l’instant de détente et de presque liberté, dans l’étendue que balaye le vent… Mais il est des recluses, plus recluses que les autres, les très nobles, les très gardées, qui ne connaîtront jamais les vastes horizons, ni les chaînes du Zerhoun sinuant derrière la ville, ni les voisines bavardes et curieuses… Et les Cherifat sentent leur cœur plus pesant lorsque l’ombre envahit les demeures. Elles songent à celles qui s’ébattent là-haut : les esclaves, les fillettes, les femmes de petite naissance…

Combien leur sort est enviable ! Quelques-unes se livrent aux escalades les plus hardies pour rejoindre des amies. Elles se montrent une étoffe, échangent des sucreries et des nouvelles. Rien ne saurait égaler la saveur d’une histoire scandaleuse !

Mais elles restent indifférentes à la magie du soir.

Une adolescente, ma voisine de terrasse, se tient à l’écart des groupes, toujours pensive.

Un obsédant souci contracte sa bouche aux lèvres charnues. Elle a le visage rond, les joues fermes et brunes, un nez légèrement épaté, des yeux plus noirs que les raisins du Zerhoun. Lella Oum Keltoum n’est pas belle, mais elle possède d’immenses richesses.

Son père, Sidi M’hammed Lifrani, mourut il y a quelques années. C’était un cousin de Mouley Hassan. Il ne laissa qu’une fille, héritière de sa fortune, ma sauvage petite voisine.

Je la salue :

— Il n’y a pas de mal sur toi ?

— Il n’y a pas de mal, répond-elle sans un sourire.

Le silence nous sépare de nouveau, comme chaque soir, car je n’ai pas su encore apprivoiser la taciturne. Lella Oum Keltoum détourne la tête et son regard s’en va très loin, dans le vague du ciel… Les esclaves bavardent et rient, accoutumées sans doute à cette étrange mélancolie. Une grosse négresse, flamboyante de fard, promène ses airs repus en des vêtements trop somptueux. Ses formes, d’une plénitude abusive, roulent et tanguent à chacun de ses pas. Une aimable grimace épanouit, en mon honneur, sa face de brute, tandis qu’elle s’approche de la terrasse.

— Comment vas-tu ?

— Avec le bien… Quel est ton état ?

— Grâce à Dieu !

— Qui es-tu ?

— La « maîtresse des choses » en cette demeure, répond-elle, non sans une vaniteuse complaisance.

— Je croyais que Sidi M’hammed Lifrani, — Dieu le garde en sa Miséricorde ! — n’avait laissé aucune épouse ?

— Certes ! mais moi, j’ai enfanté de lui Lella Oum Keltoum.

— Ah ! c’est ta fille… Elle semble malade, la pauvre !

— Oui, sa tête est folle… Aucun toubib ne connaît de remède à ce mal, ricane la négresse en s’éloignant.

La fillette, qui épiait notre entretien, me jette un regard malveillant. Qu’ai-je fait pour m’attirer sa rancune ?

Je voudrais l’apaiser, mais elle a disparu tout à coup, comme une chevrette effarouchée.

La cité crépusculaire se vide.

La nuit bleuit doucement, noyant d’ombre les choses éteintes. La vallée devient un fleuve ténébreux, les montagnes ne sont plus que d’onduleuses silhouettes. Un grand silence plane sur la ville.

Tous les oiseaux ont regagné leurs nids, et toutes les femmes, leurs demeures.


10 décembre.

Lella Meryem incline aux confidences. Par elle j’apprends les petits secrets des harems, ceux que les autres ne diront pas, malgré leur amitié.

— Tu es plus que ma sœur, déclare-t-elle, j’ai mesuré ton entendement.

— Pourquoi, lui ai-je demandé, n’habitez-vous pas, selon la coutume, chez le père de ton mari ? Là, tu te plairais auprès de Lella Fatima Zohra, là des jardins où te promener, des fontaines toujours murmurantes…

— Sans doute, me répondit-elle, mais là se trouve Mouley Hassan…

Son regard compléta les paroles, et je devinai : Mouley Abdallah, homme de sens, voulut soustraire sa charmante gazelle aux coups d’un chasseur endurci.

Certes, ce serait un grand péché devant Allah, que de jeter les yeux sur l’épouse de son fils ! Mais Mouley Hassan ne sait pas refréner ses désirs, et, peut-être, croit-il à des droits d’exception, pour un personnage tel que lui…

Qui blâmerait la prudence de Mouley Abdallah, possesseur d’une perle si rare, à l’éclat merveilleux ?

— Ô Puissant ! que de négresses, que de vierges ! s’exclame la petite Cherifa. Mouley Hassan se rend à Fès chaque fois qu’arrive un convoi d’esclaves et il en ramène les plus belles… Lella Fatima Zohra montre bien de la patience ! Et que ferait-elle, la pauvre ? Mouley Hassan l’a rejetée comme un vieux caftan… Sais-tu, continue-t-elle, les yeux brillants, que, malgré sa barbe blanche, il veut encore épouser une jeune fille !

— Un jour, Lella Fatima Zohra m’en a parlé, mais j’ignore même le nom de celle qu’il choisit.

— C’est Lella Oum Keltoum, ta voisine de terrasse, tu dois la connaître ?

Lella Oum Keltoum ! La sombre fillette que ne peuvent distraire les splendeurs du couchant ni la réunion des femmes bavardes…

Pourquoi le Chérif la convoite-t-il ainsi ? Elle n’est pas même jolie… Il ne manque pas à Meknès de vierges plus attirantes.

— Oui, me répond Lella Meryem, mais il ne saurait trouver, dans tout le pays, une héritière aussi fortunée. Or, Mouley Hassan aime les réaux d’argent autant que les jouvencelles, et il veut épouser Lella Oum Keltoum bien qu’elle se refuse obstinément à ce mariage.

— Depuis quand, ô ma sœur, les vierges sont-elles consultées sur le choix de leur époux ? Voici des années que je vis parmi les Musulmanes, et, de ma vie, je n’entendis parler de ceci.

— Ô judicieuse ! telle est en effet notre coutume, et les adolescentes sont mariées par leur père ou leur tuteur, sans avoir jamais vu celui qu’elles épousent… Alors comment donneraient-elles leur avis, et qui songerait à le leur demander !… Par Allah, ce serait inouï, et bien malséant ! Mais, pour ce qui est de Lella Oum Keltoum, les choses sont différentes.

» C’est une étrange histoire entre les histoires :

» Son père, Sidi M’hammed Lifrani — Dieu l’ait en sa Miséricorde, — était un cousin de Mouley Hassan. Il a laissé d’immenses richesses. Combien de vergers, de terres, d’oliveraies, de silos pleins de blé, de pressoirs d’huile ! Et des moutons, des négresses, des sacs de douros empilés dans les chambres !… Quand il mourut, à défaut d’héritier mâle, une partie de ses biens retournèrent au Makhzen, et Lella Oum Keltoum, son unique enfant, eut le reste. C’était encore la moitié du pays.

» Or, il y avait eu, du temps de son père, une rivalité entre les deux cousins : Mouley Hassan détestait Sidi M’hammed Lifrani, plus riche et plus puissant que lui… On dit qu’il essaya, par des cadeaux au grand vizir, de remplacer son cousin qui était Khalifa du Sultan. Il n’y parvint pas. Plus tard, une réconciliation étant intervenue, Mouley Hassan prétendit, pour l’assurer, faire un contrat de noces avec Lella Oum Keltoum. Elle perdait à peine ses petites dents !

» Sidi M’hammed chérissait sa fille, la seule enfant qu’Allah lui eût conservée. Il refusa de la donner à son cousin, disant que ce serait un péché de marier, à un homme déjà vieux, une fillette à peine oublieuse de la mamelle. Mais à partir de ce moment, il eut peur… Quand il sentit ployer ses os, il fit venir les notaires, et arrangea toutes ses affaires.

» Et voici pour Lella Oum Keltoum : il déclara dans son testament, par une formule très sacrée, qu’elle désignerait elle-même son époux, fût-il chrétien, fût-il juif, — hachek[25] ! — pourvu qu’il se convertît à l’Islam. Et que son consentement devrait être donné par elle devant notaires, et inscrit dans un acte, pour que son mariage pût être célébré.

» Le Cadi fut très scandalisé d’une pareille volonté, si contraire à nos usages. Mais la clause était valable, inscrite dans un testament conforme à la loi, et Sidi M’hammed y avait également inséré, par prudence, un legs important au Cadi. En sorte qu’il ne pouvait annuler ce testament sans se léser lui-même.

— Alors, que peut faire Mouley Hassan ? Lella Oum Keltoum n’a qu’à choisir un époux de son gré.

— C’est justement ce qu’avait voulu son père, mais le meilleur cheval, quand il est mort, ne saurait porter un caillou… Mouley Hassan chercha, tout d’abord, à faire annuler le testament. Le Cadi s’y refusa. Il voulut ensuite ramener Lella Oum Keltoum à Meknès. Elle était restée à Fès comme au temps de son père, et elle échappait mieux, ainsi, aux desseins du Chérif.

» Le tuteur, un homme juste et craignant Dieu, essaya de s’opposer à ce retour ; il connaissait les convoitises de Mouley Hassan. Alors celui-ci demanda sa révocation. Certes, il dut payer beaucoup, car il l’obtint. Un autre tuteur fut nommé, et commencèrent les tourments de Lella Oum Keltoum. Elle vit entourée d’ennemis. Sa mère, Marzaka, est la plus mauvaise ; une esclave ne saurait avoir qu’un cœur d’esclave. Mouley Hassan acheta sa complicité par des cadeaux. C’est Marzaka elle-même qui a traîné sa fille à Meknès, malgré sa résistance.

— Et si Lella Oum Keltoum désignait un autre homme !

— Elle l’a voulu. Par défi, elle prétendait épouser un nègre affranchi. Mouley Hassan interdit aux notaires d’aller recevoir sa déclaration, et Marzaka battit sa fille jusqu’à ce que la peau s’attachât aux cordes… Quant au nègre, on ignore ce qu’il devint, et les gens disent en parlant de lui :

— « Qu’Allah l’ait en sa miséricorde ! » comme pour un mort…

— S’il plaît à Dieu ! m’écriai-je, Lella Oum Keltoum finira par l’emporter sur tous ces perfides !

— Qui le sait ! Nul n’échappe à son destin. Tu connais l’histoire de ce marchand trop prudent : pour éviter les voleurs, il coucha dans un fondouk. Or la terrasse était vieille et s’écroula sur lui… Sa mort était écrite cette nuit-là.

— Ne crains-tu pas, si Mouley Hassan parvient à épouser Lella Oum Keltoum, qu’il ne se venge de ses refus ?

— Allah !… Tu ne connais pas les hommes ! Il se réjouira d’elle parce qu’elle est jeune, et de ses biens, puisqu’elle est riche. Et sa résistance, qui l’irrite à présent, il la jugera tout à fait excellente, quand elle sera sa femme. Une vierge pudique et bien gardée ne saurait agir autrement à l’égard de l’homme qu’elle doit épouser, même si le mariage la réjouit secrètement. Certes Lella Oum Keltoum hait Mouley Hassan à la limite de la haine, car il fut cause de tous ses maux. Mais il a bien trop d’orgueil pour le croire…

Lella Meryem se tait, lasse d’avoir si longtemps parlé d’une même chose… et soudain, l’esprit occupé d’un sujet tout aussi passionnant, elle s’écrie :

— Ô ma sœur !… le brocart que Lella Maléka portait, dit-on, aux noces de sa nièce, le connais-tu ?… sais-tu où l’on en peut avoir ?… Pour moi, on l’a cherché en vain à toutes les boutiques de la Kissaria… Dans ma pensée, elle l’aura fait venir de Fès.


20 décembre.

Trois fumeurs de kif rêvent au coin de la place devant l’échoppe du kaouadji[26].

Le jour s’achève, triste et sombre : quelques feuilles d’un vert flétri jonchent le sol. Elles ne savent pas mourir en beauté. L’automne est une apothéose pour notre vieux monde, le suprême éclat des choses finissantes, plus exquises d’être à l’agonie. L’Afrique ne connaît que l’ivresse ardente du soleil ; dès qu’il disparaît, elle s’abandonne, lamentable.

Mais les fumeurs échappent à la mélancolie des saisons : un chardonneret chante au-dessus de leurs têtes, dans une cage suspendue à l’auvent de la boutique ; un pot de basilic, placé devant leurs yeux, arrondit sa boule verte, et le kif s’évapore lentement, fumée bleuâtre, au bout des longues pipes ciselées et peintes.

Ils ont ainsi toutes les chansons, toute la verdure et tout le soleil…

Ce sont deux jeunes hommes et un vieillard. Leurs yeux vagues larmoient, perdus dans le mystère d’une extase ; ils ne bougent pas, respirent à peine. Leurs visages doux et béats s’alanguissent en une même torpeur voluptueuse.

Le vieillard murmure des paroles sans lien, d’une étrange voix chantante et suave :

— Viens, Lella !…
… ô ma gazelle !
… mon petit œil !
… mon petit foie !
… Viens, ô ma dame ! ma chérifa !…
… viens !

Le jour s’éteint.

Les fumeurs de kif continuent à contempler le vide.

Mollement, un mûrier trempe ses branches dans la nuit, et ses feuilles tombent silencieuses, comme à la surface d’un étang.


3 janvier 1916.

Les demeures mystérieuses n’ont plus de secret pour moi, je connais leurs splendeurs et leurs trésors si bien cachés. Je sais les noms, les coutumes et les grâces de celles autour de qui furent élevées les hautes murailles. Je m’initie aux intrigues et aux drames de leur existence :

Lella Maléka et Lella Zohra co-épouses de Sidi Mhammed El Ouazzani, se consolent, avec leurs esclaves, des privations imposées par un vieux mari… Une haine farouche divise au contraire toutes les femmes et toutes les négresses du voluptueux Si Larbi El Mekki, car il leur distribue ses faveurs inégalement, sans souci du châtiment qui l’attend au jour de la Rétribution[27].

Austère et calme, la demeure du notaire Si Thami n’abrite qu’un touchant bonheur familial. Une vieille servante aide aux soins des enfants que Zohor met au monde avec une inlassable fécondité.

Le palais du marchand Ben Melih contemple mille et une orgies. Les libertins de la ville s’y donnent rendez-vous. Chacun sait qu’on y est aussi facilement accueilli que dans les bouges de Sidi Nojjar. Les riches débauchées n’ont pas même les exigences des courtisanes. Seule une frénésie de vice, de plaisir et de curiosité les pousse à des aventures qui n’ont rien de très périlleux, car le maître, impuissant à réprimer les désordres de son harem, se résout à les ignorer… Pourtant, il y a quelques jours, on l’entendit crier, du haut de sa mule, à un forgeron :

— Eh ! le maalem Berrouaïl ! Fais-moi, pour ma terrasse, une serrure dont les ruses du Malin ne pourront triompher !

Les gens riaient sous le capuchon de leurs burnous et se demandaient entre eux :

— Qu’a-t-il pu se passer chez Si Ben Melih pour qu’il s’en émeuve ainsi ?

C’est que, le matin même, il avait été appelé par le Pacha afin de reprendre trois fugitives : sa sœur, sa fille et une favorite, ramassées ivres mortes durant la nuit !… Et la publicité de ce scandale dépassait la résignation du marchand.

Lella Lbatoul, la femme de Si Ahmed Jebli le fortuné, dirige sa maison avec intelligence et sévérité.

— Les esclaves doivent être surveillées de près, dit-elle, si l’on n’y prenait garde, elles mangeraient jusqu’aux pierres du logis.

Les heures, pour elle, ne passent point inemployées. Du sofa où elle se tient accroupie, elle commande toute une armée de négresses : les unes, auprès de la fontaine, s’activent à savonner du linge : les autres épluchent des légumes ou cuisent les aliments. Chacune a sa besogne qui varie de semaine en semaine. Il y a la « maîtresse de la vaisselle », la « maîtresse du chiffon », la « maîtresse du thé », la « maîtresse des vêtements ». Une vieille esclave de confiance, la « maîtresse des placards », assume la responsabilité des clés et des provisions.

On dirait une ruche bourdonnante, où les ouvrières s’absorbent en leur travail. Malgré son apparente oisiveté, la « maîtresse des choses », Lella Lbatoul, en est la reine, l’organe essentiel, sans qui rien ne subsisterait.

De ces Musulmanes si diverses, nulle n’atteint la sagesse de Lella Fatima Zohra, ni l’attrait de cette exquise petite écervelée, mon amie Lella Meryem.

Elle est un enchantement pour les yeux, un parfum à l’odorat, une harmonie ensorceleuse. Elle est inutile, frivole et superflue, car elle n’est que beauté.

Avant de me connaître, Lella Meryem se mourait d’ennui sans le savoir. Les journées sont longues à passer, et si semblables, si monotones malgré la gaieté qu’elle dépense !

Elle se lève tard, s’étire, bavarde avec ses négresses, savoure longuement la harira[28].

Puis elle se pare, grave cérémonie compliquée. Une petite esclave apporte les coffrets, les parfums, les vêtements, les sebenias et les turbans pliés en des linges aux broderies multicolores.

Lella Meryem se plaît à varier chaque jour la nuance de ses caftans de drap et de ses tfinat transparentes. Sur un caftan « radis », elle fait chatoyer les plis d’une mousseline vert printemps. Elle éteint l’ardeur d’un « soleil couchant » par un nuage de gaze blanche. Elle marie tendrement les roses et les bleus pâles. Lella Meryem est jolie en toutes ses fantaisies, tel le rayon de soleil qui embellit ce qu’il touche. Mais elle se plaint de ne pouvoir, assez souvent, revêtir les lourds brocarts ramagés d’or et les joyaux réservés aux fêtes.

— Mes coffres en sont remplis, dit-elle, avec fierté, je puis encore assister à bien des noces sans jamais remettre la même toilette. Mon père — que Dieu le garde en sa miséricorde ! — n’avait pas rétréci avec moi !… Mouley Abdallah non plus, ajoute-t-elle. Regarde ces bracelets qu’il m’a rapportés de Fès.

Elle me passe les massifs bijoux d’or ciselé, selon le goût moderne, de ceux que l’on apprécie à leur poids. Même les sultanes du Dar Maghzen envieraient ces parures qui émeuvent à peine Lella Meryem.

On lui a tant dit qu’elle était la plus belle lune d’entre toutes les lunes ! qu’aucune étoile ne saurait briller auprès d’elle… Mouley Abdallah s’affole en la contemplant. Elle se laisse adorer sans étonnement et sans ivresse. Tout de Lella Meryem est léger, superficiel, gracieux et charmant. Son petit cœur d’oiseau ne saurait contenir une passion, Elle n’a pas plus de vices que d’amour.

Ô précieuse !

Ô chanson !

Ô petite brise parfumée !

Du bout de son doigt, enroulé de batiste, elle étale du rouge sur ses joues, attentive à faire une tache bien ronde aux bords atténués. Elle avive le pétale ardent de sa lèvre supérieure, tandis que l’autre lèvre, assombrie de souak, semble tomber d’un pavot noir.

À l’aide d’un bâtonnet enduit de kohol, qu’elle glisse entre les cils, elle agrandit ses splendides yeux de houri, ses yeux aux mille lueurs, ses yeux où l’on perçoit une âme ardente et merveilleuse… qui n’existe pas.

Il ne lui reste plus qu’à tracer avec une longue aiguille de bois, trempée dans la gomme de liak, un minutieux dessin, compliqué comme une broderie de Fès, qui s’épanouit au milieu du front.

Lorsqu’elle a décidé entre les sebenias de soie aux couleurs éclatantes, réajusté ses grands anneaux d’oreilles et sa ferronnière en diamants, Lella Meryem s’immobilise, un instant.

La grande occupation de sa journée s’achève, et maintenant, tant d’heures encore à remplir !…

Lella Meryem se désintéresse des esclaves et des travaux domestiques. Dada, la nourrice de Mouley Abdallah, s’y entend, grâce à Dieu, beaucoup mieux qu’elle. La couture et la broderie sont, pour sa vivacité, de trop calmes distractions. Les visiteuses viennent bien rarement, à son gré, lui apporter les nouvelles des autres harems.

Ô Prophète ! que les heures sont lentes !

Lella Meryem monte aux salles du premier étage, s’accroupit sur les divans, bâille, puis redescend. Elle envoie une esclave chez Lella Fatima Zohra, et une autre dans sa famille. Au retour des négresses, elle commente indéfiniment de très petits incidents.

Le repas arrive enfin. Il se prolonge, il prend une importance extrême dans la monotonie du temps.

Les plats ont été portés d’abord au Chérif et à ses hôtes habituels. Une épouse ne leur connaît jamais que cet air ravagé, cet écartèlement des viandes dont il manque les meilleurs morceaux.

Lella Meryem déjeune toute seule, nulle femme de sa maison ne pouvant prétendre à l’honneur de manger avec la très noble petite Chérifa. Elle picore, de-ci, de-là, pour s’amuser, sans réel appétit. Après elle, les mets seront servis, par ordre hiérarchique, aux divers groupes de parentes pauvres, de servantes et d’esclaves qui composent son entourage. Et il ne reste guère que des os nageant dans un peu de sauce, lorsqu’ils parviennent au petit cercle vorace des trois négrillons et de la jeune Saïda.

La journée se dévide sans hâte, tel un écheveau pesant. Lella Meryem prend le thé, bavarde, rit et s’ennuie. De vagues rumeurs arrivent à elle, à travers les murs. Qu’est-ce que cela ?… Elle dépêche à la porte Miloud le petit nègre.

Il ne revient plus… elle s’impatiente. Une esclave va le rechercher… Ce n’était rien, une querelle de gens… Mais ce pécheur de Miloud en a profité pour s’amuser avec les négrillons voisins.

Miloud est fouetté.

Après cela, on ne sait plus que faire…

Et voici l’heure troublante où le soleil empourpre le haut des murs, où de toutes les maisons de Meknès, les femmes grimpent aux terrasses et se réunissent au-dessus de la ville, dans l’enchantement du moghreb…

Lella Meryem reste seule en son logis enténébré, car la jalousie prudente de Mouley Abdallah lui interdit l’accès des terrasses.

Il faut que je vienne à cette heure, pour distraire son esprit de l’obsédante envie, de l’unique chose qu’elle désire et n’obtiendra jamais : prendre part aux bavardages qui s’échangent d’une demeure à l’autre, et montrer aux voisines, à toutes les voisines, proches et lointaines, à celles dont elle ignore même les noms, leur montrer qu’elle est belle, chérie et comblée.

Et que ses parures se renouvellent comme les jours, présents d’Allah…


10 janvier.

Ma voisine de terrasse — la farouche, l’inquiète, la chevrette noire et soupçonneuse — ne s’enfuit plus à mon approche. Lella Meryem dut lui faire savoir que je serais une alliée.

Parce que les tourments sont trop lourds à supporter dans l’isolement, parce que sa mère et les autres femmes du logis la trahiront pour quelques réaux, c’est à moi l’étrangère, la Nazaréenne, que Lella Oum Keltoum découvre sa détresse… Un soir, elle osa m’appeler, et, depuis lors, au moghreb, comme toutes les Marocaines et tous les oiseaux babillards, perchée sur le mur qui sépare nos terrasses, elle bavarde inlassablement.

Mais, à mesure que le crépuscule assombrit le monde, Lella Oum Keltoum sent épaissir les ténèbres de son cœur et noircir la fatalité.

Étrange enfant, mauvaise, irascible, sans beauté ni grâce, et cependant attachante en sa révolte désespérée. Elle lutte, elle se cabre, elle brave sa mère, son tuteur, les notaires et le Cadi, tous vendus au Chérif pour la livrer comme une proie. Elle crie sous les coups, a des ruses puériles, répond à la violence par de fausses promesses, mais jamais ses lèvres ne prononcent l’acceptation solennelle qu’imposa la prudence du père. L’entêtement de cette fillette l’emporte sur le superbe Mouley Hassan et déjoue ses profonds desseins.

Lella Oum Keltoum exècre sa mère, ses négresses et les parentes de son entourage. Elle les maudit, par derrière, d’effroyables malédictions.

— Puissent les punaises rouges te dévorer tout entière.

— Puisse ta langue enfler dans ta bouche et t’étouffer.

— Puisse ton ventre se couvrir de lèpre !

— La cécité dans tes yeux, s’il plaît à Dieu !

Elle affirme son autorité sur les esclaves comme une enfant rageuse, leur jette ses babouches au visage, les humilie et les frappe haineusement.

Lella Oum Keltoum éprouve une joie mauvaise en me contant les tourments qu’elle leur inflige. Ses yeux de chatte, vifs et perçants, luisent de cruauté…

Chaque jour cependant approche le terme de son malheur. Qui saurait modifier les arrêts d’Allah ?

— Pourquoi, lui dis-je, refuses-tu d’épouser Mouley Hassan. Il est riche, noble et grand parmi les grands !… Combien de vergers, de terres et de belles demeures il possède ! Il te donnerait beaucoup de présents.

— Il est vieux, réplique-t-elle d’une voix irritée, il a trois femmes, et moi je veux mon cousin Mouley El Fadil…

— Quoi, ce jouvenceau qui étudie à la mosquée ?

— Oui ! sa barbe est encore toute petite… nous avons joué ensemble quand nous étions enfants. C’est lui que je préfère.

— Sais-tu seulement s’il te veut pour épouse ?

— Par Allah ! qui donc refuserait mes biens ? riposte la fillette en se rengorgeant. Mais Mouley Hassan est puissant et le fils de mon oncle a peur… Moi, je ne crains personne, ajoute-t-elle avec un rire acide.

Sa brusque expansion s’arrête, son regard s’éteint… et j’aperçois sa mère, la grosse négresse mielleuse, qui s’approche, tout épanouie d’affabilité. Ses hanches trop lourdes la font osciller de droite et de gauche, tel un kemkoum[29] de hammam. Elle exhale un parfum de roses et d’huile rance.

Nous échangeons d’innombrables politesses et nos sourires les plus suaves.

— Puisses-tu, ajoute enfin Marzaka la négresse, raisonner un peu cette folle ! Je n’ignore pas ton entendement et les gens louent ta prudence.

— Il ne saurait y avoir meilleurs conseils que ceux d’une mère, répondis-je, afin de ne point éveiller sa méfiance. Les jeunes ont tout avantage à consulter leurs devanciers.

Je craignis, un instant, de m’attirer, par ces paroles, la rancune de Lella Oum Keltoum. Mais, habituée aux ruses, elle sut deviner la mienne, car elle insista pour que je vinsse, le lendemain, sur l’invitation que m’en faisait la négresse.

Bien que nos demeures soient mitoyennes, il me fallut faire un long détour afin d’arriver chez mes voisines. Leur porte se terre au fond d’une impasse, à laquelle on n’accède que par un dédale de ruelles sombres et ruinées.

Le palais de Sidi M’hammed Lifrani se dégrade aussi lamentablement que les masures d’alentour. De longues crevasses, d’où s’échappent des herbes et des résédas sauvages, lézardent ses murailles ; les pluies ont raviné sa façade. La somptuosité du patio, pavé de marbres noirs et blancs, proteste contre l’incurie des habitantes. Une lèpre jaunâtre ronge les ciselures des stucs ; les colonnes s’effritent ; les mosaïques, arrachées aux murs, y ont laissé de petits trous poussiéreux ; les précieuses peintures et les ors des boiseries meurent sous les infiltrations de l’hiver. Dans les salles négligées traînent de vulgaires ustensiles ; les esclaves roulent le couscous et allument des canoun sur les tapis… Les sofas n’ont pas même la décence de leur misère ; de larges déchirures bâillent à travers leurs brocarts où les arabesques d’or n’ont laissé que des traces jaunâtres. Les taches de bougie maculent toutes les étoffes. Des mousselines, salies et trouées, protègent de flasques coussins, dont les esclaves ont dérobé la laine.

Lella Oum Keltoum, à qui toutes choses appartiennent, n’est encore qu’une faible petite fille. Par l’appui de Mouley Hassan et la complaisance du tuteur légal, Marzaka, la négresse, règne seule en cette demeure. Elle domine toutes les femmes et ne sait les diriger.

Après la mort de Sidi M’hammed Lifrani, son premier soin fut de vendre les esclaves, ses compagnes, dont la peau trop claire assombrissait la sienne. Ce ne sont plus, à présent, que faces de nuit où luisent des yeux et des dents.

Le teint bronzé de Lella Oum Keltoum y gagne un éclat imprévu. Au milieu de cet étonnant entourage, elle semble vraiment une souveraine. Pauvre petite sultane ployée sous la tyrannie maternelle et plus esclave que ses esclaves !

Ses révoltes augmentent le malaise qui plane en ce logis. On y sent des intrigues, des convoitises, des haines.

Nous échangeons de vagues politesses, tout en buvant du thé. Marzaka, assise auprès de moi sur le sofa, épuise les compliments. Lella Oum Keltoum garde un silence maussade et son visage devient plus dur lorsque sa mère l’en réprimande. Chacune m’épie, les paroles se font rares.

… De la rue, à travers les murs, parvient une mélopée dont le sens m’échappe. Mais les femmes ont reconnu cet appel, car toutes, sans plus se soucier de ma présence, elles se précipitent vers le vestibule.

Seule, Lella Oum Keltoum reste avec moi. Son visage aussitôt se détend :

— Ô chérie, me dit-elle, tu rafraîchis mon cœur. En te voyant, j’oublie mes peines si cuisantes… Ce matin, on voulait chercher les notaires pour entendre mon consentement. J’ai dit « Non ! » et l’esclave m’a battue.

— Quelle esclave osa frapper Lella Oum Keltoum ?

— Ma mère, ce charbon, cette truie !

Le retour des femmes interrompt l’enfant. Deux bédouines les accompagnent, sordides et belles en leurs haillons drapés. La plus jeune, une superbe créature au profil rigide, couverte de tatouages, svelte et musclée, étend sur le sol du sable divinatoire…

L’excitation est extrême parmi les négresses ; toutes interrogent à la fois. Lella Oum Keltoum réclame, avec insistance, des prédictions !

— Ô Allah ! dit la devineresse, tout est noir autour de moi, je ne distingue rien… Apportez quelque chose de blanc, afin de m’éclairer…

Mazarka lui glisse une piécette d’argent, qu’elle saisit avidement. Sa vision devient plus nette :

— « Lella Oum Keltoum, reprend-elle d’une voix chantante, tu m’es envoyée par le Seigneur et son Prophète. Sur lui, la bénédiction et le salut !
En toi, je vois le désir d’une chose qui ne fut pas écrite au livre de ta destinée.
Laisse-la !
En une chose proche sera pour toi le bien.
Cet homme est celui qui t’apportera la félicité.
Il t’aime. Et toi, tu dis un jour « oui » et l’autre « non ».
Il faut te conformer aux desseins du Puissant.
Contente-toi de peu, en attendant qu’il te donne beaucoup.

Car alors, — s’il plaît à Dieu ! — rosira ton visage, et jaunira celui de tes ennemis. »

La fillette écoute avec émotion. Elle ne songe point que sa mère et les esclaves ont reçu les sorcières dans le vestibule… Elle ne s’étonne pas de la précision de son horoscope et de l’obscurité de tous les autres.

« Il t’est venu un gros pain, dont tu mangeras ainsi que les tiens, disent les bédouines à Mazarka.
Celui qui goûtera ce pain se réjouira.
Les autres pleureront. »

Et à moi :

« Tu tiens entre tes mains ta destinée comme un oiseau captif.
Une parole a été prononcée,
Une autre suivra,
Ce qui doit s’accomplir
Bientôt s’accomplira. »

Chacune découvre ce qui lui plaît dans le jargon des devineresses, et, bien que les femmes aient influencé l’oracle d’Oum Keltoum, il leur semble qu’il se passe là quelque chose de grave, de religieux, d’évident. Leurs cervelles primitives accueillent l’extraordinaire avec simplicité. Ces bédouines en haillons, dont on excite le verbe par des piécettes, savent, à n’en point douter, tous les secrets du temps.

13 janvier.

Rêve écroulé d’un grand prince, cité trop vaste et déchue, Meknès somnole dans l’engourdissement de l’Islam.

Seules, désormais, les cigognes hantent les palais de Mouley Ismaïl[30]. Parmi les ruines, des rosiers escaladent les citronniers, les grenadiers, les orangers, et mêlent leurs fleurs aux fruits éclatants que nul ne cueille.

Les cimetières sont des jardins où l’on s’assemble, sous les micocouliers aux lourdes ramures, pour contempler, à l’heure du moghreb, l’horizon des montagnes lointaines derrière les tombes.

J’aime en Meknès les contrastes de gloire et d’agonie.

Quelques bourricots, silhouettes minuscules et brunes, traversent l’immense place el Hedim. Des autruches à demi sauvages règnent sur l’Aguedal, destiné au déploiement des armées chérifiennes. Les rues enchevêtrent leur labyrinthe, coupé de soleil et d’ombre, des gamins, échappés à la Médersa, troublent parfois leur quiétude… Un grave Chérif, dont les passants baisent dévotement le burnous, frôle la poussière de ses draperies… Des femmes voilées heurtent à un seuil, s’engouffrent silencieuses et gauches, par la porte entr’ouverte. Un notable trottine sur sa mule, suivi d’esclaves noirs et luisants. Les muezzins jettent leurs invocations du haut des minarets… et la vie s’écoule monotone, calme, heureuse, facile, à l’ombre des treilles et des vieux murs.

Pourtant, chaque année, vers cette époque du Mouloud, Meknès sort de sa léthargie pour devenir la plus frénétique cité de l’Islam.

Depuis deux jours, ses fils, frappés d’une subite et sanguinaire folie, se sont mués en Aïssaouas aux regards hallucinés, aux cris rauques, aux trépidations épileptiques.

De tout le pays accourent, par bandes, les membres de la Confrérie : maigres Sahariens, élancés, vigoureux et bruns ; habitants des rivages et des villes, dont la démence passagère secoue la nonchalance ; pâtres, cultivateurs, guerriers ; Berbères aux vêtements grossiers et aux traits rudes ; Algériens et même Tunisiens, que la longueur du trajet ne détourna pas du pèlerinage au tombeau de leur très saint patron, Sidi ben Aïssa.

Mais les lettrés jugent et déplorent leurs pratiques, si contraires aux enseignements de Notre Seigneur Mohammed, Envoyé d’Allah.

Certes, Sidi ben Aïssa fut un homme sage, ennemi du désordre. Il n’avait pas prévu les excès auxquels ses disciples se livreraient en son nom, et s’en fût assurément fort affligé. Il prêchait la prière et le renoncement devant Allah, qui surpassent tous les biens de ce monde.

Le sultan qui régnait alors imprimait sur Meknès le sceau de sa gloire. Il voulait en faire une cité colossale et splendide, rivale des plus célèbres capitales de l’Europe. Des milliers de captifs chrétiens, d’esclaves noirs venus du Soudan, de prisonniers assujettis pendant les combats, construisaient, sans relâche, des remparts et des palais. Les plus habiles artisans, recrutés jusqu’aux confins de l’Empire Fortuné, mettaient leur art au service du souverain, pour en exécuter les orgueilleuses conceptions. Une effervescence, un excès d’activité, bouillonnaient dans toute la ville.

Sidi ben Aïssa voyait avec tristesse que les « serviteurs d’Allah », oubliant leurs premiers devoirs, s’employaient uniquement à l’exaltation du puissant despote. Et comme, par la grâce du Seigneur, il était fort riche, il se prit à parcourir les souks, chaque matin, à l’heure où se recrutent les ouvriers, afin d’embaucher, à un prix supérieur, tous ceux qui désiraient du travail. Puis, il les mettait en prière jusqu’au moghreb, et les rétribuait suivant ses promesses.

Ainsi, les chantiers se vidèrent peu à peu, à la fureur du Sultan. Pourtant il n’osa faire mourir son pieux concurrent, et se contenta de le chasser.

Sidi ben Aïssa, s’éloignant de la ville, suivi de quelques fidèles, passa près de la demeure de Sidi Saïd, également réputé pour sa sainteté, et dit :

— Celui qui n’a pas de feu en emprunte au voisin.

À ces paroles, Sidi Saïd saisit une outre vide, souffla dedans avec force et, par un prodige d’Allah, Lui seul est tout-puissant, le ventre du Sultan se mit à gonfler démesurément, en même temps que l’outre…

Le souverain, affolé, implora son pardon. Il ne l’obtint qu’en rappelant l’exilé à Meknès et en s’humiliant devant Dieu.

Mais les disciples de Sidi ben Aïssa, frappés par le miracle, voulurent abandonner leur maître pour se ranger sous la direction de Sidi Saïd.

— Qu’avez-vous à faire de mes conseils ? leur demanda celui-ci, votre cheikh est complet.

Et il les renvoya, persuadés, auprès de lui.

C’est ainsi que Sidi ben Aïssa fut surnommé le « Cheikh el Kamel » (le cheikh complet), et que sa mémoire demeura jointe à celle de Sidi Saïd, en une même vénération.

Après la mort de Sidi ben Aïssa, ses disciples donnèrent les marques d’une excessive douleur.

Depuis lors, ils se réunissent chaque année à Meknès, pour le Mouloud, emplissant la ville de leurs chants, de leurs musiques et de leurs danses.

Ceci nous fut conté, un jour, par le cadi, tandis que nous traversions le pittoresque cimetière où le Saint repose.

À travers les aloès, les hautes herbes et les oliviers aux troncs difformes, on aperçoit le marabout de Sidi Saïd, émergeant d’un bosquet.

Svelte, et nettement profilé sur l’horizon, un palmier solitaire le domine.

— Les hommes, avait ajouté mélancoliquement notre compagnon, ne sont que des hommes, les jours ne sont que des jours, les époques ne sont que des époques, et l’Univers est au Vainqueur.


15 janvier.

La folie des Aïssaouas envahit toute la ville et la possède jusqu’aux moelles.

Il n’est plus d’impasses paisibles, de petites places désertes et solitaires à l’ombre des mûriers, de quartiers silencieux.

Nuit et jour, les bandes d’Aïssaouas parcourent les ruelles, vibrantes de leurs clameurs. Les esclaves et les femmes du peuple, penchées au bord des terrasses, y répondent par des yous-yous perçants, tandis que les autres, celles qui sont éternellement recluses derrière les murs, frémissent d’angoisse et de plaisir à la pensée des choses qu’elles ne voient pas.

Des légendes se répètent avec un petit frisson : celle de l’Aïssaoui que l’on enchaîne chaque année, au moment de la fête, depuis que, hors de lui, au retour d’une procession, il dévora son propre enfant…

Celle des Juifs qui furent happés et dépecés comme de simples moutons…

Celle des Sehim, si terribles en leur délire sacré, que l’entrée de la ville leur est interdite…

Mes amies supputent gravement le nombre de pèlerins accourus « du monde entier », des Chleuh descendus de la montagne, des agneaux égorgés et des babouches vendues aux étrangers.

Lella Meryem se passionne aux récits de ses esclaves ; une lueur de volupté trouble ses yeux enchanteurs, pour le massacre d’un mouton…

Toute la maisonnée de Lella Oum Keltoum trépide sur la terrasse. J’ai vu ma petite voisine, oubliant ses tourments et ses haines, s’agiter en cadence avec des airs d’exaltation, tandis que la grosse Marzaka, secouée d’une crise hystérique, se débattait, entre les mains des négresses, afin de se précipiter dans l’espace, au passage des Aïssaouas.

Ils sont nus, ils sont hagards, ils sont horribles… Leurs mouvements et leurs cris ont l’implacable continuité de la démence.

Du haut des terrasses, on leur jette une chèvre ou un mouton sur lequel ils se ruent, en une dégoûtante et sauvage curée.

Des mains frénétiques écartèlent la victime, arrachent les entrailles, les morceaux de chair pantelante, la toison maculée… Grisés par le sang dont ils sont couverts, les Aïssaouas poussent des rugissements de plus en plus effroyables. Leurs yeux se dilatent au fond des orbites, leurs doigts crispés semblent munis de griffes, leurs gestes se font terriblement menaçants.

Ce ne sont plus des hommes, mais des fauves : des lions, des loups, des panthères, des sangliers, suivant le rôle qui leur fut assigné dans la Confrérie.

Quelques-uns tombent raides, soudainement épuisés ; d’autres se tordent, l’écume aux lèvres, en de hideuses convulsions… Puis les chefs, à coups de matraque, chassent la troupe hurlante qui s’éloigne, bannières au vent, et se dirige vers le lieu d’un nouveau carnage.

Appuyées au rebord de ma terrasse, Yasmine et Kenza regardent, avec passion, avec béatitude. Yasmine en folie, les yeux convulsés, secoue frénétiquement sa tête et crie :

— Allah ! Allah ! Allah !

18 janvier.

Les hurlements et la fureur mystique hantent les jours et les nuits. Nous vivons dans un cauchemar où s’agitent des êtres éperdus…

L’excitation a grandi toute la semaine à travers les maisons et les rues. Elle atteint son paroxysme aujourd’hui, fête du Mouloud, sur le passage de l’interminable et fanatique procession, qui se déroule, jusqu’au crépuscule, entre le marabout de Sidi Ben Aïssa et celui de Sidi Saïd.

Les groupes succèdent aux groupes, animés d’une même démence, clamant inlassablement le nom d’Allah. Des femmes berbères secouent, d’un mouvement spasmodique, leurs chevelures sauvages, véritables crinières de lionnes en fureur.

Des hommes au torse nu, au visage bestial, s’avancent, les bras enlacés, se prêtant un mutuel appui, comme s’ils étaient ivres. Quelques-uns agitent leurs draperies sanglantes, d’autres se brûlent avec des torches, se défoncent la tête à coups de hache, s’enfoncent dans la chair de longues épines, sans interrompre le rythme implacable qui les possède.

Le soleil tape sur les crânes en ébullition, arrache des scintillements aux bijoux, aux poignards et aux harnachements, flamboie sur les étendards éclatants, embrase tout un peuple d’énergumènes.

Les hurlements se mêlent aux sons exaspérés des flûtes et des tambours, aux hennissements des chevaux montés par les chefs, aux clameurs de la foule, aux cris aigus des Marocaines…

Cette contagieuse folie gagne les spectateurs, qui s’écrasent sur tous les remparts et toutes les terrasses ; des femmes, prises de mouvements convulsifs, tentent d’échapper aux compagnes qui les retiennent, pour se jeter du haut des murs…

Une angoisse m’étreint au milieu de cette immense hallucination. Il semble qu’un délire secoue la ville tout entière d’une fantastique et furieuse frénésie…

19 janvier.

Ce matin, dès l’aube, le pèlerinage s’est disloqué. Les étrangers s’empressent de regagner, par étapes, leurs villes lointaines ; les Chleuh s’enfoncent dans la montagne ; les Meknass retournent à leurs occupations.

Un « lion » farouche a repris ses pinceaux pour tracer d’étranges bouquets symétriques sur les boiseries d’une mosquée. Je retrouve un «  sanglier » placidement accroupi au milieu de son échoppe. L’Aïssaoui à face de brute, barbouillée de sang, dont le souvenir hante comme un cauchemar, est redevenu un digne bourgeois aux digestions lentes, aux gestes rares et solennels.

Les femmes emprisonnées retombent dans l’apathie morne de leurs journées. Lella Oum Keltoum et Marzaka, rapproché es par une commune démence, un instant, se jettent des regards plus noirs et des paroles plus amères…

Le trottinement des ânes, le son frêle d’un gumbri[31], les mélopées du muezzin ébranlent, seuls, les échos des ruelles apaisées.

Les traces sanglantes, peu à peu, s’effaceront sous la poussière…

La paix et le recueillement ont retrouvé leurs droits dans la caduque cité aux murailles croulantes.

20 janvier.

Des jardins entre les grands murs… Ils ont cette grâce maladive et touchante des Musulmanes prisonnières. Trop de mosaïques, trop de fontaines, trop de marbres et trop de splendeurs.

Inconsciente nostalgie de l’espace…

Les fleurs s’étiolent à l’ombre des orangers ; les fruits mûrissent avec peine ; un jet d’eau s’élance au-dessus de la vasque, d’un effort désespéré pour échapper à l’oppressante angoisse du jardin. Mais le ciel est loin, très haut, par-dessus les vieilles murailles que le regard ne franchit point. Et la plainte de l’eau raconte une éternelle déception…

Elles prennent le thé sous les arcades, lentement, à petites gorgées, et elles disent de vaines paroles insignifiantes, sans penser à rien. Elles ont mis leurs caftans de brocart, leurs sebenias multicolores et leurs turbans les plus volumineux. Mais elles sont de trop noble caste pour monter aux terrasses et les voisines n’envieront pas ces parures.

Un merle sautille dans les branches en les contemplant de son petit œil jaune et rond qui s’étonne. Pourquoi ces lourdes soieries ramagées d’or, ces fards, ces bijoux somptueux, puisque nul ne doit les contempler que le maître, toujours le même, un vieillard détaché des choses de ce monde !… Le saint homme est parti dès l’aube, à la mosquée, faire ses dévotions.

Elles étalent les plis de leurs caftans et s’immobilisent, les mains, rougies au henné, rigidement posées sur leurs genoux. Elles se sentent belles ; — c’est la fête. Elles en ont parlé depuis bien des jours et l’attendaient avec impatience.

Mais les heures sont lentes à passer… Elles ne s’ennuient pas ; elles ne savent pas ce que c’est que l’ennui. Leur vie n’est qu’un immense ennui…

Un repas très copieux appesantit leur esprit ; elles ne bougent plus, le regard vague et doucement bestial.

Enveloppée de son haïk, une esclave pénètre dans le jardin ; elle s’avance vers les belles recluses, leur baise l’épaule avec componction et s’accroupit à quelque distance. Elle donne des nouvelles de sa maîtresse, une parente, et présente ses vœux pour la fête. Les politesses s’échangent, traditionnelles, à voix indifférentes et lasses. Puis la messagère rajuste ses voiles et s’en va.

Un chardonneret, de sa cage peinte et dorée, lance d’étourdissantes roulades inutiles ; le jet d’eau redouble vainement ses efforts ; les fleurs haussent leurs calices vers le soleil qui lèche à peine les hautes parois.

Elles restent toujours impassibles, aucun sourire n’illumine leurs visages aux longs yeux peints, mais une secrète joie agite leurs cœurs, car Mabrouka la négresse les a vues, et elle pourra dire :

— Pour le Mouloud, Lella Zohra portait un caftan neuf en brocart jaune, à six réaux la coudée, et Lella Maléka avait une « sebenia de balance[32] » qui lui tombait jusqu’à la taille !

4 février.

El Mâati, le mokhazni, envoie sa fille passer la journée avec Yasmine et Kenza. Sans doute dans l’espoir qu’apitoyés par le dénuement de Rabha, nous donnerons de l’argent ou des vêtements. La petite grelotte, un mince caftan plaqué sur son corps d’oiseau. Des traces de coups, longues et bleuâtres, rayent ses jambes et ses reins.

— Qui t’a fait cela ?

— Mon père. Il m’a battue l’autre jour, répond-elle.

Rabha n’a pas peur de nous. Elle aimerait à demeurer ici, comme ces petites filles bien habillées, qui mangent à leur contentement et boivent du thé très sucré. Leurs maîtres sont généreux, ils ne ménagent rien !

S’il plaît à Dieu nous l’élèverons, elle aussi, dans notre maison.

Toute confiante, Rabha me raconte son histoire :

— Tu sais, ma mère était du Sous. Elle fut répudiée et partit. Mon père prit une autre femme, une veuve qui avait une fille. Celle qui n’a plus sa mère s’écrie : « Je suis orpheline ! » Arrive une belle-mère, elle pleure des larmes de sang… El Mâati n’est pas méchant, mais, quand il se met en colère, il ne mesure pas les coups. On le craint ! L’autre jour, la fille de cette femme a cassé la théière. Mon père rentre : « Qui l’a brisée ? » dit-il.

» Elle répondit : « C’est Rabha. »

» J’étais innocente, mais la femme dit aussi : « C’est Rabha », et j’ai mangé du bâton… Je me tus et cherchai en ma tête. Ce matin, quand mon père revint, je lui appris : « Écoute, ces femmes se moquent de toi ! En ton absence, elles font venir des hommes et se réjouissent avec eux. Il en reste toujours un, à la porte, pour signaler ton retour, c’est pourquoi tu ne les surprends jamais. » À ces mots, l’œil de mon père devint rouge. Il a battu la femme et la fille jusqu’à ce que son bras fût fatigué… Alors, j’ai dit : « C’est bien ! Vous m’aviez fait battre pour une faute que je n’avais pas commise, je vous ai fait battre pour ce que vous n’aviez pas fait. » Mon père a ri extrêmement !…

— Mais ces femmes, ô pauvrette, ne pensais-tu pas à leur rancune ?

— Qu’importe ! Maintenant elles me craignent, et, si je reste ici, qu’ai-je à faire avec elles ?

Rabha jubile encore de sa ruse !… C’est une toute petite fille, frêle et douce, qui paraît six ans à peine.

6 février.

Rabha gazouille tout le jour, de sa petite voix grêle. Ses chansons se répètent indéfiniment, sur un obsédant mode plaintif, et ne signifient pas grand’chose :

Ô huile d’argan !
Ô huile !
Ô notre huile à nous !
Ô notre huile bénie !
Ô huile d’argan !
Ô huile !

Durant des heures, nous l’entendrons vanter les mérites de l’huile, puisqu’elle a commencé sur ce thème. Demain, elle célébrera le Prophète avec la même constance.


10 février.

Vrais joyaux des Mille et Une Nuits, les bijoux des Marocaines sont lourds et somptueux. Ils s’harmonisent avec les soieries trop magnifiques, les fards trop violents, les parfums trop enivrants, les demeures trop luxueuses.

Ils éclipsent la beauté des femmes, ils éblouissent, Ils accablent… Les khelkhall, qui s’entrechoquent au moindre pas, pèsent aux fines chevilles qu’ils enserrent. Les anneaux meurtrissent et déforment les oreilles, malgré la chaînette qui les soutient sur la tête. Les énormes pierreries jettent un éclat dont la brutalité blesse et déconcerte.

Dans les demeures en fête, il y a des femmes vêtues de brocarts et plus étincelantes que des idoles.

Des bracelets d’or ciselé chargent leurs bras ; des rangs de perles fines encerclent leurs cous bruns ; les cabochons précieux font d’étranges saillies sur leurs bagues ; les ferronnières enrichies de diamants brillent au milieu des fronts, sous l’échafaudage compliqué des turbans rehaussés de broderies et de plumes. Quelques-unes portent de hauts diadèmes où les pierreries jettent des lueurs vertes et rouges parmi les entrelacs du métal. D’autres ont la tête ceinte d’un souple bandeau en perles, d’où tombent les longs glands en rubis. Les nattes noires, encadrant le visage, sont piquées d’agates et d’améthystes. Des émeraudes scintillent sur les boucles de ceinture, délicatement ouvrées.

Étincelante d’or et de gemmes précieuses, la Marocaine tout entière est un joyau, dont on ne perçoit que le resplendissement.

Sur l’ordre de Lella Fatima Zohra, les esclaves ont apporté ses coffrets. La vieille Cherifa, en femme de traditions, résiste aux nouvelles coutumes. Ce ne sont point des boîtes européennes, vulgaires et prétentieuses, selon le goût d’aujourd’hui, mais d’anciennes cassettes peintes, rehaussées de clous aux dessins réguliers, incrustées d’ivoire ou de nacre.

Elle en tire d’invraisemblables bijoux : des colliers en grosses perles de filigrane, d’où pendent trois rosaces d’or, constellées de pierreries ; des plaques précieuses et lourdes, d’une allure toute byzantine ; des émaux rutilants comme des flammes figées ; des boucles d’oreilles dont le chaton d’émeraude se ferme d’un petit couvercle en or perforé, afin qu’on y puisse enclore les parfums qui tomberont goutte à goutte sur les épaules…

Est-ce croyable ? Tant de parures, et si merveilleuses, à une vieille femme, dédaignée de son époux, et qui ne les porte jamais !… Un trésor où la perfection du travail rivalise avec la valeur des pierres.

Lella Fatima Zohra me fait constater leur splendeur désuète.

— Ce sont, ô ma fille, de très vieilles choses, passées de mode. Elles appartinrent à la sultane Aïcha Mbarka, aïeule de Mouley Hassan. J’en fus parée moi-même dans ma jeunesse, et s’il plaît à Dieu, je t’en prêterai lorsque tu iras à des fêtes, car certains de ces colliers restent encore appréciables…

» Regarde ces perles, continua-t-elle en s’animant, ne dirait-on pas des gouttes de lune ? Et ces bagues, excellemment ciselées, réjouissantes à l’infini !… Ce bandeau, que brodent ces émeraudes plus transparentes et vertes que les ailes de sauterelles, me couronnait au jour de mes noces… Et ces bracelets me furent donnés en présent par Mouley Hassan, alors que j’étais son unique épouse.

La voix de la vieille cherifa s’est insensiblement altérée.

Émoi des souvenirs évoqués, des années où elle fut jeune et peut-être charmante ?…

Regret d’un amour qu’elle aurait éprouvé pour l’inconstant mari ?…

Ou, plus simplement, volupté des bijoux, toujours palpitante au cœur des femmes ?…

Lella Fatima Zohra resserre les cassettes et les bijoux merveilleux.

Son visage n’a point changé.

Il garde son secret sous une constante et sereine expression d’apathie.

1er mars.

Étrange isolement des harems, si bien à l’écart que les tragiques convulsions du monde n’y parviennent même pas en échos assourdis… Des milliers de petites vies se déroulent derrière les murs, paisibles, insouciantes et monotones, affairées à de petites choses, assombries de petits soucis, éclairées de petites joies, sans percevoir le râle formidable des peuples…

Douce ignorance, quiétude parfaite de la pensée, tandis que nous haletons d’horreur et d’angoisse dans le même temps, nous qui ne voyons pas davantage, mais qui savons !…


2 mars.

Une avenue descend de la ville vers les remparts, large et d’un aspect inhabituel. Les murs d’une mosquée s’élèvent à droite, un palmier les dépasse qui semble regarder dans la rue. De l’autre côté s’alignent les échoppes où travaillent des Juifs : bijoutiers, fabricants de lanternes et de babouches, tisseurs de galons, marchands d’épices. Tout au bout, une porte s’ouvre sur le Mellah, le lieu salé. C’est là que, jadis, les Juifs, désignés aux besognes nauséabondes, tannaient les peaux de bêtes et les salaient. Lorsqu’un Sultan revenait d’une expédition, il leur envoyait aussi les têtes des rebelles, pour être préparées dans la saumure. Ensuite elles étaient fichées le long des enceintes afin de marquer les exploits du souverain, tout en médusant ses ennemis d’un grand effroi… Cuites et recuites au soleil d’été, puis lamentables sous les pluies diluviennes, elles restaient des mois à fixer le bled, de leurs yeux morts, vidés par les rapaces.

Aujourd’hui les remparts n’arborent plus de sinistres trophées, et la vie s’écoule en besognes familières dans la cité d’Israël, petite ville bleue, d’un caractère spécial et inaltéré, enclose à côté de la grande Meknès musulmane.

Mouchi Soutrit prétend y avoir découvert un ancien tapis de Rabat. Il nous entraîne à travers les ruelles aux murs badigeonnés d’outremer. Quelques Juifs nous suivent, dégingandés et blêmes dans leurs vêtements noirs. Ils ont de longs nez tristes, des barbes frisottantes et d’admirables yeux aux regards sournois.

La marmaille grouille ; des femmes se penchent aux fenêtres ; trois aveugles déambulent, l’un derrière l’autre, en se tenant par les épaules. Le premier s’agrippe à la queue d’un âne qui conduit ainsi le trio.

Nous pénétrons avec notre guide en une pauvre maison où flotte un parfum d’égout. Des femmes accroupies confectionnent les passementeries dont les Musulmans ornent leurs caftans. Les ustensiles les plus divers traînent autour d’elles ; un marmot piaille sur son petit pot ; des guirlandes d’oignons et de piments sèchent, accrochées aux murs. Une fillette gît dans un coin, chétive et pâle, si pâle qu’on dirait une moribonde. Des essaims de mouches voltigent et la tourmentent. Ses yeux en sont cernés comme d’un kohol répugnant. Personne ne s’occupe d’elle, mais une tasse ébréchée, pleine de liquide, a été mise à portée de sa main.

— Elle est bien malade ! disons-nous.

— Ce n’est rien, répond une femme, elle a enfanté il y a quelques jours…

Mon mari marchande le tapis, un vieux Rabat, aux points serrés, d’une harmonieuse décoration. Il est beaucoup plus grand que la chambre, et il faut le déployer dans la cour.

Depuis des années, explique la Juive, le Musulman, qui l’a mis en gage chez mon père, ne paye plus les intérêts ; nous voulons vendre ce tapis.

— Combien en demandes-tu ?

— Cinquante réaux.

— C’est trop ! Fais un prix raisonnable.

— Par l’Éternel ! il nous garantissait de cette somme.

Une discussion s’engage. Obséquieuse, mais tenace, la Juive ne veut pas lâcher un réal… Après bien des pourparlers, un arrangement se conclut pourtant.

Dehors, nous retrouvons notre escorte qui s’est beaucoup augmentée. Un gros homme ventripotent, ceint d’une écharpe en soie bariolée, nous sollicite : « Ferons-nous au rabbin l’honneur de visiter sa maison ? »

À notre réponse condescendante, Tôbi ben Kiram se redresse. Il nous entraîne à travers les ruelles les plus encombrées ; je le soupçonne de vouloir exhiber sa bonne fortune à toute la Communauté. On se bouscule dans le souk, des gens font la queue devant les étaux de bouchers qui s’ornent de poumons rosâtres et mous. Une fade odeur de sang se mêle aux relents d’ordures dont on est poursuivi ; des trognons de choux, des légumes écrasés gisent à terre ; les individus exhalent une senteur caractéristique. Des vieilles promènent leurs jupes couvertes de broderies, et leurs châles d’un vert malsain ; de malingres fillettes, aux cheveux embroussaillés, plient sous le poids des couffes trop remplies ; des adolescents, des vieillards coiffés du traditionnel foulard jaune, des femmes chargées de marmots morveux, se poussent et se dépassent…

Il n’y a pas ici de ces quartiers paisibles qui s’endorment dans le soleil. Une population trop dense étouffe entre les murs dont elle ne saurait déborder. Et, bien que les maisons soient construites en hauteur, avec plusieurs étages, la place manque. Des familles s’entassent et végètent dans les logis trop étroits. Celui de notre hôte, un des plus riches du Mellah, s’offre le luxe d’un assez large patio. Il est très propre et clair, à cause des fenêtres qui donnent au dehors. La chambre longue où l’on nous reçoit, s’orne, comme une pièce arabe, de sofas et de coussins. Des tentures de mousseline flottent devant la porte ; des chandeliers en cuivre étincelant, des plats de Chine, des verroteries et des fleurs sous globe, s’alignent, au-dessus de boiseries peintes. Le thé est élégamment disposé sur une table, à la mode européenne.

Le rabbin nous présente sa femme, une pâle Juive aux yeux bleus, dont les cheveux apparaissent en bandeaux châtains qu’enserre la sebenia, Elle semble jeune encore, malgré sa corpulence, Il y a vingt-cinq ans que ses noces furent célébrées, alors qu’elle atteignait sa septième année… Son visage garde certain charme de douceur, mais la silhouette accuse des rotondités excessives, on dirait trois courges posées l’une sur l’autre. Un rang d’émeraudes brutes et de perles s’enfouit dans les replis du cou gras ; des bracelets d’or très massifs encerclent ses poignets.

Une fillette, vêtue à l’européenne, aide sa mère à servir le thé, les confitures de tomates, les pâtisseries, les meringues blanches et crémeuses. Isthir s’acquitte de sa tâche avec une aisance pudique de très bon goût. Elle parle un français sans accent, car elle fréquente l’école et prépare son certificat d’études.

— Ma fille a treize ans, dit le rabbin, elle se mariera bientôt. Nos coutumes ont bien changé depuis quelques années. De mon temps, les fillettes ne dépassaient pas huit ans avant que soient célébrées leurs noces. Aujourd’hui, on les laisse grandir chez leurs parents.

Le fiancé est ce jeune Israélite en bottes et veston, très francisé, assis sur une chaise, alors que nous sommes tous accroupis selon les anciennes mœurs.

Après le mariage, le couple compte aller en France faire du commerce.

— Cela ne vous ennuie-t-il pas de quitter Meknès ? demandé-je à la fillette.

— Oh ! non, madame, je serai contente de voyager.

Dans dix ans, ils feront, à Paris, un ménage très sortable ; leurs enfants flirteront dans les salons et suivront des conférences à la Sorbonne.

Trop longtemps et durement opprimés, les Juifs marocains s’élancent à présent vers la liberté. Malgré l’abjection d’une race pourrie par tous les vices, les débauches, l’ivrognerie, les mariages précoces et consanguins, la plus basse des servitudes, ils ont gardé l’intelligence et les qualités essentielles de leur peuple. Ils nous apparaissent très voisins, tellement aptes à s’assimiler nos habitudes, notre civilisation !

Ces Juives fades et blondes nous ressemblent. Ces garçonnets anémiques, aux visages effilés, qui, le samedi, délaissent les traditionnelles djellabas de cotonnade noire et se promènent très fiers de leurs costumes marins, auront vite fait de dépouiller à jamais toute orientale apparence, pour se muer en hommes d’action dans nos capitales.

Le Mellah crève de toute part, et, ne pouvant s’épandre à son gré sur le bled musulman, il déborde en Europe.

Pourquoi les Juifs regretteraient-ils un pays où ils furent des esclaves, des parias, des maudits ? Il n’y a pas longtemps encore, que tous les égouts de la ville déversaient en leur quartier des flots immondes, et que les Musulmans y faisaient jeter leurs ordures… Interdiction absolue de s’en débarrasser ! Lorsque l’amoncellement devenait trop ignoble, que les odeurs empuantissaient les rues à l’excès, une délégation d’Israélites s’en allait solliciter le pacha, humblement, et obtenait, contre une forte somme, la permission de nettoyer…

Leur existence n’était qu’une perpétuelle terreur. Toutes les révoltes, quelle qu’en fût la cause, aboutissaient à un pillage du Mellah. Car on les savait riches, malgré leur servitude, et les Juives ont une douce peau blanche…

Ils furent épargnés une seule fois, en 1911, lors de la dernière incursion berbère. Le cheikh de la kasbah voisine de Berrima, un vieux coupeur de routes, avait une réputation de bravoure. Les notables israélites vinrent se mettre sous sa protection en immolant devant lui deux taureaux. Cheikh Ahmed ne pouvait se dispenser de les défendre. Il le fit avec tant de vaillance que le Mellah et Berrima furent les seuls quartiers préservés.

Je contemple nos hôtes : ceux du passé qui gardent encore le calot noir et la lugubre djellaba ; qui connurent les plus humiliantes interdictions : défense de monter à cheval ou à mule, de revêtir des étoffes de couleur, de chausser des babouches, de passer devant une mosquée autrement qu’à quatre pattes, comme des chiens. Puis mes regards se reportent sur ceux du présent, les fiancés qui préparent l’avenir. Isthir est une belle fille vigoureuse ; elle aspire à s’échapper vers une plus large destinée. Malgré son aspect débile, Haroun rumine de vastes projets. Il doit être persévérant, intelligent et débrouillard, comme tous ceux de sa race ; il a sans doute en lui l’envergure d’un négociant ou d’un banquier. Une certaine gêne les paralyse encore tous les deux, tels ces derniers relents qui s’attardent au Mellah, malgré les travaux d’assainissement. Mais leurs manières ont déjà perdu presque toute servilité. Demain ils relèveront la tête.

Les vieux gardent une attitude obséquieuse, une tendance à s’aplatir devant le hakem.

Isthir et Haroun me semblent déjà plus près de nous que de leurs parents.


12 mars.

Deux paons se promènent dans un beau jardin.

Nonchalants et fiers, ils s’en vont à petits pas étudiés, comme ceux d’une belle. Et le bout de leur queue balaye le sol qui reluit, fraîchement lavé.

Des profonds parterres, les arbres et les fleurs jaillissent, pleins de sève. Jamais émondés, livrés à leur fantaisie et mêlés de plantes sauvages, ils croissent au hasard dans leur rigide encadrement de mosaïques. Par caprice ornemental, plutôt que pour séparer le jardin du reste de la cour, Si Ahmed Jebli le fit entourer de balustrades en bois tournés et peints, à travers lesquelles s’évadent quelques branches.

Une touffe de bananiers agonise en un enchevêtrement de palmes jaunes que le vent froisse ; un poirier, tendrement fleuri, abrite leur déclin de son triomphant renouveau ; des oranges éclairent la sombre masse de leurs arbres ; d’invisibles violettes exhalent leur odeur.

Allégresse des fleurs dans la lumière et dans l’azur !… des rameaux très blancs, balancés par la brise, qui papillonnent sur le ciel !… des boiseries multicolores, des treillages, des petits pavillons aux couleurs vives, des superbes oiseaux dont la somptuosité s’unit si parfaitement à celle du décor, et qui réussissent, — comme ce palais, — à faire de la beauté avec de trop insolentes splendeurs !

Savent-ils, ces paons, qu’ils sont bleus, au paroxysme du bleu, du même bleu que les balustrades extrêmement bleues, et que l’incroyable bleu profond du ciel ? Ont-ils conscience de leur harmonie, en ce beau jardin artificiel et passionné, lorsqu’ils vont boire aux bassins cerclés de mosaïques et qu’ils font la roue, sous les arcades, auprès des portes où miroitent autant d’ors et de rayonnantes magnificences que les leurs ?

Savent-elles, ces belles recluses, chargées de bijoux et de soieries, accroupies dans l’ombre des salles, savent-elles, ces négresses qui circulent, portant à bras tendus les corbeilles de fruits ou les plateaux de cuivre, l’accord qu’elles forment avec toutes choses de leur demeure ?

Et celui qui voulut cet ensemble, qui mit ces femmes et ces oiseaux dans le jardin, qui allia le désordre des parterres à la précieuse recherche des boiseries et des vasques, Si Ahmed Jebli, sait-il quel chef-d’œuvre il réalisa ?

Non, sans doute… Les Mauresques, les paons, les esclaves, les fontaines et les fleurs ne raisonnent point.

Ni le riche marchand aux conceptions d’artiste, ni ses frères musulmans qui, sans cesse, créent de la beauté, qui sont eux-mêmes de la beauté.

Mais d’instinct, et d’autant plus intensément, ils en vivent.


20 mars.

C’était au grand soir des noces, dans une des plus riches familles de Meknès.

La mariée, accroupie sur une haute estrade dressée au milieu du patio, présidait, comme une sultane, la cour de ses femmes en vêtements somptueux. Quatre d’entre elles portaient l’izar, luxe suprême, draperie de gaze formant une sorte de péplum impondérable et chatoyant, qui amortit l’éclat du caftan de brocart.

Aussi les avait-on installées sur des sièges élevés, garnis de coussins. Elles s’y tenaient très raides, recueillies et scintillantes, toutes pénétrées de leur importance ; car la parure devient en cette occasion une chose grave, d’un caractère rituel, presque religieux. Et les autres invitées, simplement accroupies sur les sofas, ne s’étonnaient pas de ce que les plus belles fussent mises ainsi en évidence, puisque telle est la coutume.

Des passantes, attirées par la fête, occupaient, anonymes, enveloppées de leurs haïks, un autre coin du patio. Elles contemplaient la mariée, fantôme voilé d’or et de pourpre ; les fillettes portant des cierges ; les invitées aux atours merveilleux, et surtout les quatre idoles immobiles.

Deux d’entre elles voilaient leurs caftans sombres d’un izar en mousseline jaune. La troisième, une négresse fort noire, l’air bestial et satisfait, avait un izar blanc sur un caftan rose à ramages. La quatrième, la plus splendide, était revêtue d’un caftan émeraude, broché d’or, et d’un izar géranium. Sa volumineuse coiffure ceinte de bandeaux d’or se couronnait d’un turban de plumes. Une ferronnière de diamants brillait au milieu de son front, d’énormes anneaux d’oreilles enrichis d’émeraudes, des colliers de perles et de pierreries aux longues pendeloques, la paraient d’une manière somptueusement barbare, et, hiératique, elle pensait :

— Oh ! que cette coiffure me fait mal !… Je voudrais tant remuer un peu… Cette fête a un caractère étonnant ! Voilà bien les Mille et Une Nuits !… Ces vêtements m’écrasent, je n’en peux plus… il faut cependant rester jusqu’au bout.

Pendant ce temps, la neggafa[33], aux pieds du fantôme doré de la mariée, faisait la présentation des cadeaux :

Allah !… psalmodiait-elle d’une voix chantante,

Allait soit avec ma maîtresse, ma bénédiction !
Allah soit avec Lella Fathma
Qui a jeté ce caftan broché
En faveur de la mariée.
Et que cela lui soit rendu avec le bien !
S’il plaît à Dieu !

Allah soit avec ma maîtresse, ma bénédiction !
Allah soit avec la haute influence !
Allah soit avec la femme du hakem
Qui a jeté ces bracelets
En faveur de la mariée.
Et que cela lui soit rendu avec le bien !
S’il plaît à Dieu !

Tous les regards se tournaient, un moment, vers l’idole impassible que j’étais…

Depuis trois jours, je suivais les cérémonies de ces noces et j’avais varié mes toilettes, selon l’usage, en graduant savamment leur splendeur.

Lella Fatima Zohra me parait chaque fois de ses nobles mains. Elle m’avait même prêté quelques-uns de ses lourds et inestimables joyaux pour ajouter aux miens.

— Car, me disait-elle, du moment que tu revêts nos costumes pour les fêtes, il convient que tu sois la plus belle, afin que les critiques t’épargnent. On te regardera plus qu’une autre, ô ma fille ! Sache qu’aucun détail de ta toilette ne passera inaperçu. Mais, grâce à Dieu ! ton époux ne « rétrécit » pas avec toi !… Tes parures, neuves et superbes, sont bien dignes de la femme du gouverneur… Laisse-moi cependant te mettre ces anneaux d’oreilles, que le Chérif m’apporta récemment de Fès. Les tiens, encore que les pierres en soient estimables, sont très anciens, passés de mode… Les invitées en riraient.

Lella Fatima Zohra est la sagesse même. Elle connaît le cœur des femmes.

Le premier jour j’avais un caftan de satin « raisin sec » et une tfina de mousseline blanche ; le second jour, un caftan de brocart noir à grands ramages multicolores ; et le troisième jour, j’étais devenue cette idole éblouissante, drapée de gaze géranium.

Du fard avivait mes joues trop pâles, des dessins bruns et minutieux s’élevaient entre mes sourcils à la courbe rectifiée ; mes yeux s’allongeaient de kohol. Mon visage apparaissait minuscule au milieu des joyaux, sous l’enroulement soyeux du turban.

Parfois j’apercevais dans un miroir, accroché au-dessus d’un sofa, cette étrange sultane empanachée. Je doutais que ce pût être moi !… Mais je me sentais ainsi mieux adaptée au cadre, à la fête et à la foule brillante des noces.

Yasmine et Kenza s’enorgueillissent de mon faste, elles s’en trouvent rehaussées à leurs propres yeux.

— Tu étais la plus salée de toute l’assemblée ! déclare Kenza. Tu avais une démarche plus noble que les autres, on eût dit une femme du Dar Makzen[34]… Je ne regardais que toi ; et, te voyant si belle, mon cœur dansait !


23 mars.

Un petit terrah[35], portant ses pains au four, s’attarde à bavarder devant une porte. Je dérange son aventure, car c’est justement là que je me rends, et une tête ronde, noire, crépue, disparaît à l’instant où je m’engage dans l’impasse. Au fond du vestibule, je retrouve Minéta, la petite négresse bavarde et coquette. Elle me sourit de toutes ses dents et de ses yeux d’émail mauve.

Ce n’était que moi !… elle se rassure. J’ai, dans les harems, la réputation d’être discrète. Minéta ne craint pas que je la dénonce, elle regagne la porte avec une tranquille impudeur.

Lella Lbatoul buvait le thé, entourée de femmes. Elle m’accueillit par des reproches :

— Qu’est-ce que cette absence ? Tu oublies tes amies pour les abandonner ainsi ? Nous ne t’avons point vue depuis combien de jours ?

— Pardonne-moi, lui dis-je, j’étais invitée aux noces de Lella Henia, fille d’El Ouriki, j’y ai passé toute la semaine.

— Ah ! s’écrie une inconnue, esclave en visite dans la maison, c’est toi la femme du hakem ! Que tu es heureuse d’avoir un tel époux !… Il ne te ménage pas les parures. On m’a répété qu’à ce mariage tu portais un caftan de brocart vert et un izar splendide qui valait au moins trois réaux la coudée.

J’ai gagné beaucoup dans l’estime des Musulmanes, depuis que je rivalise de luxe avec elles. Lella Lbatoul me regarde encore plus amicalement. Il faut que je lui décrive mes toilettes successives dans leurs moindres détails.

— Habille-toi ainsi, pour venir me voir.

— Ô ma sœur ! Quand je revêts vos costumes, je ne circule, comme vous, que la nuit, et pour une fête.

— C’est juste, approuve-t-elle, tu connais nos coutumes… Pourtant j’aurais eu un extrême plaisir à t’admirer.

— Lorsque vous célébrerez des noces dans cette maison.

— Mais nous n’avons ici personne à marier, pas la moindre jouvencelle.

— J’attendrai donc que Si Ahmed te donne une co-épouse, dis-je en riant.

— Tais-toi ! mauvaise ! s’écrie la jeune femme, ou bien je vais souhaiter que le hakem te répudie.

Nous continuâmes ainsi à nous taquiner, tout en croquant des pâtisseries.

— Où est Minéta ! demanda tout à coup Lella Lbatoul, voici plus d’une heure que je ne l’ai vue…

Les esclaves se taisaient, aucune n’ayant aperçu la négrillonne ou ne voulant la trahir.

— Restez ici, vous autres ! Et sur toi la bénédiction d’Allah, ô ma mère Fatima ! reprit la « maîtresse des choses » en s’adressant à une vieille femme. Va donc, je te prie, dans le vestibule et sur la terrasse. Je gage que cette fille de péché est encore à bavarder avec les passants. Par le serment ! Ô Prophète ! elle sera corrigée…

La vieille ne tarda pas à revenir, suivie de Minéta, très penaude.

— Tu as dit vrai ! Elle s’amusait avec le terrah, cette calamité !

Lella Lbatoul fît un signe, une esclave apporta une baguette et la lui donna. Je tentai d’intervenir.

— À cause de ma visite, pardonne-lui encore aujourd’hui !

— Demande-moi ce que tu voudras, mais pas cela, ô chérie ! J’ai juré par le Prophète !…

Elle tendit sa baguette à la coupable, d’un geste impératif.

Alors la fillette releva ses caftans, les fixa soigneusement dans sa ceinture, laissant ainsi ses jambes et ses cuisses à nu, jusqu’au bas de son petit ventre noir. Puis elle prit la baguette et se mit à s’en fouetter elle-même, à coups cinglants, tandis que ses yeux s’emplissaient de larmes. Des lignes blêmes commencèrent à rayer sa peau. Lella Lbatoul, impassible, la surveillait.

— Comment se fait-il qu’elle frappe si fort ? murmuré-je.

— C’est qu’elle sait bien que, si elle ne frappait pas comme il convient, deux esclaves s’empareraient d’elle aussitôt et lui infligeraient, de leurs mains, un châtiment plus cuisant.

Quelques gouttes de sang glissaient le long des cuisses, et la négrillonne pleurait à gros sanglots, la bouche crispée, tout en continuant à se fustiger, consciencieusement, sans faiblesse, pour l’amour du petit terrah.


28 mars.

Vers le soir, à l’heure où s’embrasent les vieux remparts, il est doux et paisible d’aller rêver, boire du thé, parler un peu et contempler en silence, dans l’arsa de Mouley el Kebir, chef de la famille impériale.

Il faut suivre, pour s’y rendre, un chemin désert, impressionnant, solennel au milieu des ruines.

Mais ce ne sont point des ruines habituelles, des ruines de demeures humaines, ces murailles si démesurées, si épaisses, au bas desquelles on se sent infimes, écrasés, tels des insectes ; ces voûtes immenses, ces arcades, ces salles larges comme des places publiques… Elles n’ont plus de plafond, plus de carrelage ; les arbres forment des vergers très riants entre les murs où des cigognes bâtissent leurs nids.

Parfois on distingue encore une inscription rongée par le temps, un fragment de stucs ciselés, quelques carreaux d’un ton précieux. Et cela rappelle que, jadis, ces lieux furent habités, somptueux et clos, que les sofas et les tapis s’étalaient à la place des herbes sauvages, que l’eau riait au fond des bassins et qu’une vie intense anima cette désolation.

Dans ce palais, beaucoup plus vaste que la ville, Mouley Ismall rêva d’amener Mademoiselle de Gonti, la fille de La Vallière et de Louis XIV, dont une ambassade alla, pour lui, vainement solliciter la main.

Et certes elle se fut trouvée bien exilée, bien en peine, la pauvre princesse, en cette demeure de géants, au milieu d’une cour étrange et barbare, près d’un époux plus magnifique mais plus sanguinaire qu’aucun despote oriental !

Il répandait autour de lui l’épouvante. Il aimait tuer et fit périr, dit la légende, vingt mille personnes de sa propre main. Ses courtisans ne l’abordaient que prosternés, rampants, vêtus comme des esclaves et les pieds nus, avec la crainte au fond du cœur. Car on se sentait toujours guetté par la mort en sa présence… Même ses femmes les plus chères furent suppliciées. Il leur faisait couper les seins, ébouillanter le corps pour la moindre faute. Il en eut plus de six cents dans son harem, et elles lui donnèrent mille enfants, sans compter les filles…

Mouley el Kebir nous raconte tout cela de sa douce voix tranquille, et parfois il rit en relatant quelque cruauté de son formidable ancêtre, — lui qui aime les oiseaux et les fleurs, et qui compose des poésies subtiles à la louange du Prophète.

L’arsa s’épanouit, tout heureuse, pleine de couleurs, de parfums et de chants, au milieu des ruines qui virent tant de drames. Les lys, les giroflées, les soucis ardents, les roses, les glaïeuls, se mêlent en un désordre charmant, malgré les tentatives du nègre jardinier pour diriger leur exubérance. Les orangers, à bout de forces, laissent plier leurs branches sous des fruits plus éclatants que les fleurs ; mais leurs feuilles luisent, vivaces et charnues et de petits boutons suaves entrouvrent déjà leurs corolles à côté des oranges très mûres. Quelques cyprès pointent vers le ciel ; des tonnelles de jasmin et de vigne étendent sur le sol une ombre douce, et l’eau sinue, avec un glissement fluide et lisse de couleuvre, à travers la verdure.

Par delà les croulantes murailles, le minaret de Lella Aouda, tout émaillé de faïence, découpe sa sveltesse sur le ciel.

Mouley El Kebir disserte d’une voix égale, dont le timbre ne s’altère et ne se hausse jamais. Ses draperies superposent leurs teintes en une mourante recherche : le caftan de drap « cœur de pierre » apparaît sous la djellaba couleur « sucre » et le selham, fauve et pâle comme le ventre d’une tourterelle. Les mousselines les plus fines, tissées à Fès, enveloppent son visage intelligent, d’une extrême distinction, qu’éclairent de petits yeux bridés, étroits, amenuisés par le sourire jusqu’à n’être plus que des fentes brillantes remontant un peu vers les tempes. Il est accroupi d’une étrange façon : une jambe pliée et relevée, dont il tient le pied à hauteur de l’épaule, en une attitude de miniature persane.

Le négrillon Mbarek, toujours sautillant, apporte des parfums. Les fumées du santal mêlent leur odeur d’aromates à celle, plus fraîche et plus pure, des fleurs, que le vent dissémine.

Le ciel rosit… un enchantement paisible enveloppe toutes choses et nous sépare du monde réel. Il n’y a plus de ville, plus de foule. Il n’y a plus rien que ce palais mystérieux, cet immense parterre multicolore éclos au milieu de tant de ruines… et la vie s’évapore, précieuse, bleuâtre, avec les fumées du brûle-parfums…

Mbarek s’agite et me lance des regards furibonds. Il n’ose parler, mais sa mimique, ses grimaces de ouistiti dont la bouche atteint les oreilles, ses yeux qui tournent, blancs et ronds, sous les paupières écarquillées, sa mèche secouée d’indignation au sommet du crâne, doivent me faire comprendre l’indécence de ma rêverie, car on m’attend dans la maison…

Je me lève… ; aussitôt, mû par un ressort, le négrillon cabriole et s’élance d’une patte sur l’autre. Il atteint la petite porte, celle que les hommes ne doivent point franchir, la bouscule, se précipite à travers le vestibule, pirouette et roule jusqu’à l’extrémité du patio.

De suprêmes rayons irisent encore les arcades au-dessus desquelles s’élèvent, gigantesques et délabrées, les murailles de Mouley Ismaïl. Cette demeure toute neuve, spacieuse, miroitante de mosaïques, est une surprise inattendue égale à celle du jardin… Des canards barbotent autour de la vasque ; un dindon pontifie parmi les poules ; des chats bondissent et filent ; le perroquet s’agite dans sa cage en criant :

— Quel est ton état ?… Marzaka !… Marzaka !…

Un bambin, mal affermi sur ses jambes, traîne au bout d’une ficelle un lapin rétif ; les ramiers rentrent en hâte dans tous les trous des vieux murs, tandis que les cigognes s’abattent lourdement au sommet des ruines où elles ont tressé leurs nids depuis d’innombrables années.

D’imposantes négresses circulent, portant à bras tendus des plateaux d’argent, des corbeilles pleines d’oranges ou de piments, des cuivres étincelants. Les esclaves, les vieilles femmes, vaquent aux occupations les plus diverses, dans le grouillement des négrillons et des volailles, qu’elles écartent, indistinctement, d’une taloche ou d’un coup de reins. Précieuse, exquise, mais insolente de dédain, une fillette du Chérif promène ses airs de princesse… Toutes, elles portent les hautes ceintures de Fès, rigides, chamarrées d’or et de soie, et les volumineux turbans réservés aux femmes de la maison impériale.

Et, sur un sofa, impassible au milieu de cette agitation, grave, hiératique, éblouissante en ses vêtements couleur de flammes,

Celle dont je ne parlerai point, car il convient de respecter son mystère ;

Ma très chère, ma très admirée ;

La pure, la noble, la haute influence ;

Petite-fille, nièce et cousine de sultans…

9 avril.

Des cris furieux et des gémissements troublent la quiétude où s’alanguissait le quartier.

Par Mouley Ahmed ! ils sortent de la maison de Kaddour, notre mokhazni, et je reconnais son timbre altéré de rage, auquel se mêle, stridente et aigre, la voix de Zeïneb.

Leur porte n’est point fermée, j’entre sans bruit dans le vestibule d’où j’aperçois le patio. Ils ne m’ont point vue, car je reste dans l’ombre, et ils ne contemplent que leur colère.

L’homme est debout, frémissant, superbe, des lueurs féroces éclairant ses yeux. Une envie de tuer le torture… Toute son instinctive sauvagerie contracte son visage. Il ne fait pas un geste, mais ses mains crispées étreignent le burnous bleu…

La femme tourne autour de lui comme une bête mauvaise. Elle siffle, elle se moque, elle injurie ; elle provoque les coups prêts à tomber. Sa lèvre inférieure, qu’elle mord, saigne, et un mince filet rouge coule sur son menton.

— Ô gens ! comme il me traite !

— Elle parle ! cette fille de chien !

— Le chien, c’est toi !

— Ô la plus vile des peaux de mouton sur qui tous les hommes se sont étendus !

— Moi, moi ! qui t’ai rendu honorable !

— Tu n’étais qu’une vaurienne, tu tournais parmi les jeunes gens.

— Ô mon malheur ! Moi qui étais une vierge bien gardée ! qui lui ai donné la considération ! Il demandait l’aumône, ou « qui veut m’embaucher ? » C’est moi qui l’ai fait sortir, avec un selham et des caftans propres, devant les gens !

— Ô fille de l’âne, cet autre ! Si tu m’as fait des vêtements, c’est moi qui les ai payés ! et tu m’as dérobé du fil et des galons !… où est allé mon salaire ? Ce que je reçois je te le donne.

— Oui, tu vas le porter aux courtisanes de Sidi Nojjar, et tu me laisses en haillons !

— Toi pécheresse ! tu me voles. Tu as envoyé à ta mère ! C’est de moi que tu habilles tes parents. C’est de moi que tu fais tes bracelets. Même la farine, en mon absence, tu m’en soustrais pour la revendre !… Va chercher ce chien qui est ton oncle pour que je m’arrange avec lui.

— Qu’il maudisse le tien ! Je suffis seule à ma défense. Une poule n’a pas peur de toi ! Chapon !

À cette injure trop cinglante l’homme tressaille, il pousse une sorte de rauque hurlement et saisit Zeïneb par les cheveux d’où la sebenia glisse. De son bras maigre et musclé, de son poing nerveux, il frappe au hasard, sur le nez, sur les joues, sur les seins.

Zeïneb se tord en criant, elle se dresse, telle une vipère, crache au visage de son époux, y trace des sillons sanglants avec ses ongles… Couple tragiquement mêlé qui roule sur le sol…

Kaddour tape comme une brute, aveuglé de colère. Il ne m’entend ni ne me voit… J’essaye de les séparer. Alors seulement, il s’aperçoit de ma présence. Et soudain, rendu à lui-même, il se relève, s’immobilise, correct, les pieds joints au garde à vous, et fait le salut militaire !…

Zeïneb, gémissante, reste affalée. J’avise Mina qui pleure dans un coin :

— Soigne ta sœur ! Et toi, dis-je à Kaddour, viens avec moi.

Nous sortons. Kaddour me suit, penaud, sans prononcer une parole ; son turban, plus désordonné que de coutume, penche vers l’oreille, son visage saigne.

— Honte à toi ! lui dis-je enfin, de battre ainsi ta femme ! Qu’avait-elle fait ?

— Elle bavardait avec les voisines malgré ma défense. Lorsque je suis rentré, rien n’était cuit, et elle m’accueillit par des paroles amères. Mina s’est jointe à elle. Ces femmes se liguent contre moi, je m’en débarrasserai… Je vais aller trouver le cadi pour répudier Zeïneb.

11 avril.

Kaddour erre dans la maison, les sourcils contractés d’un tourment persistant. Il ne rit plus, il ne bondit plus, il se traîne… Yasmine et Kenza ne parviennent pas à le distraire. Il reste sombre et va s’accroupir sous les arcades. Son grand corps maigre ne forme plus qu’un petit tas lamentable.

Il a reconduit Zeïneb et Mina chez leur mère.

Le premier jour, Kaddour éprouvait un joyeux sentiment de délivrance dans sa demeure apaisée. Maintenant il la trouve bien vide, et les saucisses de mouton achetées au souk, les beignets que l’on mange seul sont loin de valoir les plats savoureux préparés par Zeïneb… Même les courtisanes de Sidi Nojjar perdent beaucoup d’attrait, lorsqu’on n’a plus le repos d’une épouse légitime.

Kaddour croyait convoler avec telle fille ou telle veuve du quartier ; il s’en réjouissait fort, dans l’excitation de sa colère. Cela lui semble aujourd’hui peu plaisant de dépenser tout l’argent de la dot[36] et des noces, pour se procurer une femme qui ne vaudra pas mieux que les autres.

— Car leurs ruses sont inouïes ! Allah les a créées pour notre épreuve !… J’en ai eu cinq, me dit-il. Je n’avais pas quatorze ans, lorsque mon père me donna la première, malgré mes pleurs. Je me suis sauvé le soir même, sans approcher la jeune fille. La seconde est morte, un an après notre mariage. La troisième m’a volé, je la répudiai. Je surpris la quatrième avec un homme… Zeïneb est la cinquième. Quelle démonne ! Sa langue ne sait point se contenir… Mais je ne puis rien dire quant à sa conduite. Elle a de l’entendement et son père était notaire.

Kaddour commence à regretter une si belle alliance.


12 avril.

Le printemps se réveille tout à coup, trop longtemps engourdi par les pluies tardives. Le soleil surgit, brûlant, et l’air vibre devant les montagnes, les terrasses, couvertes d’une étrange végétation, semblent les jardins suspendus de quelque cité asiatique.

Les fleurs ensevelissent le bled. Il y a des champs de soucis oranges, ardents comme un ciel d’été à l’heure du moghreb, et d’autres, dont les liserons bleu pâle étendent une eau paisible, que le vent moire de légers frissons.

Au sortir de Bab Berdaine, le vallon boisé se creuse, se déroule, s’étale voluptueusement entre les collines. Les vignes, enlacées aux grands micocouliers, les arbres fruitiers, les peupliers qui fusent, sveltes et verts, tels les minarets au-dessus de la ville, mettent la fraîcheur de leurs jeunes feuillages parmi les masses rousses des grenadiers bourgeonnants, celles des oliviers gris et des aloès très bleus aux pointes aiguës.

Puis les montagnes s’étagent, imposantes, estompées de brume, sur divers plans, et les plus lointaines s’évanouissent, presque transparentes dans l’atmosphère.

Une végétation sauvage, follement exubérante, envahit le cimetière, effaçant les sentiers et les tombes. Seuls les dômes de quelques marabouts émergent au-dessus de la verdure, dorés par les derniers rayons.

Moments d’un calme divin dans la splendeur. Éloignement de tout… À quelle époque, en quel lieu vivons-nous ?…

Il ne faut plus penser, plus savoir… mais se faire une âme simple comme celle de ces Marocains accroupis le long du chemin, qui viennent, chaque soir, contempler silencieusement l’ineffable beauté des choses, qu’ils sentent et ne raisonnent point…

13 avril.

Des coups légers à la porte…

Un Marocain sans doute, car les Nazaréens n’ont point cette discrétion de bon aloi et font, du heurtoir, un affligeant usage.

— Qui est là ? crie Rabha.

Une fois ce devoir accompli, elle continue à broder son mouchoir.

Les coups résonnent à nouveau, délicatement, sans impatience.

— Qui est là ? reprend la fillette.

Elle laisse à regret son ouvrage et traverse le patio à pas lents. Chemin faisant, elle aperçoit une rose dans les feuilles, s’en empare, la pique dans ses cheveux, derrière son oreille qu’orne déjà le grand anneau d’argent aux tremblantes pendeloques.

De petits coups lui rappellent l’attente résignée du visiteur.

— Qui est là ? demande-t-elle encore, afin de lui donner de l’espoir.

— Ton prochain en Allah, répond une voix derrière la porte.

Après un long conciliabule, Rabha arrive, l’air sérieux et m’informe :

— C’est une esclave de Marzaka, notre voisine. Elle te dit d’aller chez sa maîtresse.

— Réponds-lui que j’y passerai demain, s’il plaît à Dieu !

Au bout de quelques minutes, Rabha revient, la mine de plus en plus mystérieuse :

— Elle demande que tu viennes tout de suite.

— Allons ! fais-la monter.

La messagère est une vieille, extrêmement noire et borgne, que Marzaka charge de ses commissions importantes.

— Le salut ! Ô Lella !

J’écourte les compliments.

— Tu porteras à ta maîtresse mon salut le plus excellent… qu’y a-t-il ? Pas de mal, s’il plaît à Dieu ?

— Il n’y a rien d’autre que le bien… Lella Marzaka te prie de venir maintenant.

— Pourquoi ?

— Pour voir Lella Oum Keltoum, répond la négresse, avec un certain embarras.

Je n’insiste pas… Accroupie dans un coin, Rabha écoute, attentive ; Yasmine et Kenza sont entrées, sans pudeur, pour surprendre notre entretien ; Kaddour rôde à travers la galerie, et je présume que Hadj Messaoud, au fond de sa cuisine, est déjà, comme les autres, informé d’un événement que j’ignore toujours…

Un silence insolite régnait chez mes voisines, Lella Oum Keltoum reste invisible ; les esclaves, muettes et en attente, prennent des allures solennelles, Marzaka doit faire effort pour ne point omettre les formules de bienvenue. Elle renvoie ses négresses et s’affale, dramatique, sur le sofa…

— Chose étonnante ! Cette fille me tue !… En vérité sa tête est folle !… Hier soir elle avait accepté le mariage avec Mouley Hassan. J’envoyai aussitôt prévenir le Cadi. Or, ce matin, quand elle sut que les notaires devaient venir, elle a fait serment de répondre « Non » à toutes leurs demandes. Honte sur nous ! Honte sur la maison !

Marzaka se frotte les joues, elle essuie des larmes qui ne coulent pas, et se pâme, réellement bouleversée. J’aurais pitié de sa ridicule détresse, si je ne savais, par Lella Meryem, ce qui rend cette mère si favorable à Mouley Hassan : des bracelets de cheville déjà reçus, lourds et de bon argent, et le collier promis pour les noces, où les émeraudes et les rubis dépassent la grosseur d’un pois chiche. Son âme vile ne peut résister à l’appât d’un pareil présent. Vendre son enfant au Chérif, qu’elle respecte et qu’elle craint, lui paraît tout naturel.

— Que veux-tu de moi, et que puis-je en cette affaire ?

Marzaka sanglote presque, elle m’embrasse l’épaule ;

— Je suis réfugiée en toi ! Ô Lella ! Seule tu sais raisonner la tête de ma fille. Parle-lui !… Dis-lui de ressaisir son entendement. Elle a promis hier… Je suis réfugiée en toi ! reprend-elle, suivant la formule consacrée qui lie.

Il me répugne d’être mêlée à ces intrigues, mais je ne puis décemment refuser de voir Lella Oum Keltoum, surtout après l’invocation de la négresse.

— Qu’elle vienne donc, et laisse-nous seules avec Allah.

Marzaka se lève pesamment. Sa croupe, tendue de brocart, semble un coussin bien gonflé qui se détache du sofa.

Elle traverse la cour en se dandinant et pénètre dans une autre pièce, où elle adjure sa fille de m’écouter, d’être raisonnable.

Lella Oum Keltoum arrive enfin, l’air soucieux, fait clore la lourde porte et, déridée tout à coup, s’assied dans l’ombre auprès de moi. Nous parlons à voix basse, devinant bien qu’on nous épie.

— C’est ma mère qui t’a fait venir ? Cette esclave, engendrée d’esclaves… Sache qu’hier elle m’a battue, bien que je sois sa maîtresse. Et c’est pourquoi j’ai dû promettre d’accepter le mariage. Mais, de ma vie, je ne répondrai « Oui » devant les notaires. J’aimerais mieux couper ma langue entre mes dents !… Contre cela, elle ne peut rien, la chienne !… Plus tard, quand je serai la plus forte, et que j’aurai épousé Mouley El Fadil, c’est moi qui la battrai, qui la ferai manger par les rats, s’il plaît à Dieu !…

— Écoute, lui dis-je, ta mère s’est réfugiée en moi, il faut bien que je te parle : tu n’ignores pas que Mouley El Fadil n’osera jamais te demander, et, d’ailleurs, il se réjouit avec des femmes, des prostituées, hachek[37]. C’est par toi-même que je l’appris… Alors, pourquoi refuses-tu Mouley Hassan qui est le plus noble et le plus riche du pays ?

La petite s’écarte de moi, soudain méfiante. Puis elle se rapproche en riant, et m’embrasse.

— Ta tête pense une chose, et ta bouche en prononce une autre… Que m’importe le fils de l’oncle ? On me le donnerait, je ne le prendrais pas !… Il est misérable auprès de Mouley Hassan. Celui-là seul est digne de moi. Mais je ne l’épouserai jamais. Il me veut et je ne le veux pas… Ma mère, il l’a payée. Moi je ne suis pas comme elle, fille d’un esclave noir, Mouley Hassan ne peut pas m’acheter.

Lella Oum Keltoum frémit en lançant très haut ces paroles. Elle a oublié toute prudence, et les négresses, tapies avec Marzaka derrière notre porte, et les sournoises vengeances cruelles.

Une fierté la transfigure. Malgré le sang maternel, Lella Oum Keltoum est bien de la race des Chorfa Ifraniïne. Elle a leur orgueil magnifique, cet orgueil qui donne à Mouley Hassan tant de prestige, en dépit de ses vices et de son intelligence médiocre.

On a heurté à la porte tandis que nous causions. Ce sont les notaires. Une esclave les précède à travers le patio.

Les dignes hommes ! Si blancs ! si pudiques, dans l’enveloppement de leurs mousselines ! l’air compassé, religieux et solennel qui convient ; les pas feutrés, la démarche grave, les gestes onctueux et lents… Ô notaires incorruptibles ! Gardiens des actes, dépositaires des serments les plus sacrés !

Derrière toutes les portes, toutes les grilles, toutes les balustrades, toutes les fentes des boiseries, des femmes curieuses les contemplent avec émotion.

Ils s’accroupissent, impénétrables, sur les sofas de la grande salle où on les a conduits. Puis les négresses les enferment soigneusement, verrouillent les volets et la porte, et Marzaka fait venir sa fille dans le patio.

Lella Oum Keltoum s’y rend, sans résistance, elle s’approche tout contre la porte qui la sépare des notaires. Sa silhouette se détache sur les rayonnantes décorations peintes et ciselées dans le cèdre, son petit visage brun reste souriant… Peut-être éprouve-t-elle une volupté en parlant à ces hommes qu’elle ne voit point…

— Tu es bien Lella Oum Keltoum, fille de Sidi M’hammed Lifrani ? Que Dieu le prenne en sa Miséricorde !…

— Oui, mes seigneurs.

— Nous sommes venus, suivant la clause insérée dans le testament de Sidi M’hammed ton père (Qu’Allah lui donne le repos !) pour entendre de toi, si tu consens à épouser, avec dot, selon la loi coranique, Mouley Hassan ton parent.

— Non ! Non !…

Lella Oum Keltoum a presque crié ces mots, par défi à sa mère. Son visage reprend l’air opiniâtre et mauvais qui lui est ordinaire. La petite chèvre se bute en un farouche entêtement.

Dans la salle close, les notaires doivent être consternés. Ils craignent la rancune de Mouley Hassan et la risée des gens. C’est la troisième fois qu’ils se dérangent inutilement pour cette fillette. Pareil refus, si contraire aux habitudes, — on les a fait venir afin d’enregistrer une adhésion, — leur paraît un scandale.

Après quelques moments de silence, l’un d’eux reprend, d’une voix persuasive :

— C’est notre devoir, Lella Oum Keltoum, de bien préciser nos questions pour éviter toute erreur. Nous te demandons si tu acceptes d’être la femme de Mouley Hassan en légitimes noces ?

— J’avais compris, et je dis : « Non. »

— Qu’Allah t’accorde son assistance !

Lella Oum Keltoum retourne, de son allure dédaigneuse, vers la salle où je l’attends.

Les notaires s’en vont. Ils dissimulent leur dépit sous une austérité de circonstance.

À travers la maison, les esclaves commentent la scène avec animation.

Et j’aperçois Marzaka, effondrée sur le divan, comme un coussin à moitié vidé de sa laine. Elle secoue la tête et gémit.

— As-tu vu cette autre !… la pécheresse… Ô mon malheur !… Ô mon malheur !… Elle m’a tuée !…


15 avril.

Curieuse sensation nocturne : je me rends à des noces chez le nakib des Chorfa Alaouïine[38], notre grand ami, Mouley el Kebir.

De nouveau, Lella Fatima Zohra m’a transformée en idole. Et je suis partie, enveloppée de voiles blancs, laissant à peine deviner mes yeux. Le capuchon de ma djellaba est retenu sur ma tête par une grosse cordelière d’or et de soie ; mon burnous de fin cachemire blanc flotte au vent du soir, il découvre parfois mes cherbils brodées d’argent, dans les massifs étriers niellés. Kaddour conduit ma mule par la bride ; un petit esclave de Mouley Hassan nous précède avec une énorme lanterne. Yasmine et Kenza, emmitouflées dans leurs haïks, ferment le cortège… Quelques passants rasent les murs, indifférents, silhouettes furtives qu’engloutit aussitôt la nuit. Pourtant, place El Hedim, nous croisons des Européens, un groupe d’officiers. Ils se retournent, me contemplent, échangent leurs réflexions… Cet équipage, mon costume, dénoncent une femme de qualité.

— Tiens ! une sultane en balade !

— Je donnerais quelque chose pour connaître la belle.

— C’est bizarre, l’attrait de ces femmes invisibles !…

Je passe, imperturbable et droite, dédaigneuse des vulgaires piétons. J’ai pris un peu de l’âme musulmane en revêtant ces draperies ; je rougirais d’être aperçue par un homme et, lorsque le vent indiscret écarte mon burnous, je le ramène avec précaution, voilant mes étriers et mes mains.

Pourtant, j’ai bien gardé mon âme à moi, car je jouis du pittoresque de mon cortège et de ce qu’il s’adapte si bien au site.

Nous franchissons Bab Mansour, plus énorme, plus impressionnante encore dans la fantasmagorie lunaire. Les rayons glissent le long des mosaïques aux reflets verts, qui luisent, telle une eau attirante et glacée dont les gouffres d’ombre cernent les rives… Puis le chemin s’engage entre les murs croulants des vieux palais. Dédale au sortir duquel la demeure en fête, pleine de femmes parées et de cierges, apparaît plus éblouissante.

Beauté des étoffes, des bijoux, des guirlandes de fleurs, des ors et des parfums ! Beauté d’Orient que je sens intensément et dont je fais partie !…


20 avril.

Des notaires causent dans une petite mesria[39]. Ils sont pareillement ennuagés de mousselines très blanches, d’une extrême finesse. Leurs turbans s’enroulent en plis réguliers, leurs djellabas impeccables s’ornent d’une simple ganse. Ils semblent plus immaculés que les autres.

Si Abd el Kader grasseye, selon la coutume de Fès. Ses joues molles retombent avec onction ; ses yeux laissent filtrer des regards atténués sous les paupières lourdes ; tout son être est imprégné de mansuétude.

Malgré l’apparence joviale d’une face rubiconde, ornée aux tempes de petites mèches frisées, Si Thami n’est pas moins patelin personnage. Il arrondit ses gestes, ne parle qu’à voix grave et lente, tel un azzab lisant le Koran à la mosquée. Le moindre propos l’effarouche, il ne se permet que d’insipides plaisanteries pieuses, dont il rit lui-même, d’un rire discret, tout enroué de pudeur.

Hadj Bou Médiane somnole dans une perpétuelle apathie. Il est plus savant, dit-on, que les autres ; c’est pour cela qu’il se tait… Parfois cependant son visage noir s’éveille, et une voix sort, étrangement fluette, de l’énorme corps affalé au milieu des draperies. Chacun écoute avec déférence l’avis du « lettré ». Puis la discussion se ranime et Hadj Bou Médiane retombe en sa torpeur.

Il s’agit, sujet passionnant entre tous et jamais épuisé depuis des siècles, de savoir s’il est permis d’écrire le Koran avec une encre dans laquelle une souris est tombée.

— Cela se peut, prétend Si Abd el Kader, si la souris n’est point morte, mais c’est péché si elle s’est noyée.

— Pourtant, objecte mon mari, la souris, même vivante, est un être impur qui suffit à corrompre l’encre…

— Il est permis, déclare Si Thami, de faire ses ablutions avec l’eau dont un chien a bu. Or, comme la souris, le chien est un animal impur et l’on ne saurait employer l’eau dans laquelle son cadavre aurait séjourné…

Lentes et paisibles s’écoulent les heures en la mesria proprette. Des nattes de jonc couvrent les murs et le sol ; les manuscrits s’entassent auprès d’un encrier en poterie tout hérissé de calames. Les notaires sont accroupis sur leurs petits tapis de feutre rouge, dont ils ne se séparent jamais, afin de pouvoir faire les prières rituelles en quelque lieu qu’ils soient. Ils sirotent le thé à la menthe, ou boivent une gorgée d’eau dans une coupe de verre qu’ils se passent… et ils discutent, avec une béate satisfaction, sur des questions absurdes pour lesquelles ils font étalage de science et de raisonnement.

Je vais saluer Zohor, la femme de notre hôte Si Thami. Elle est toujours installée au rez-de-chaussée, dans une longue chambre qui donne sur le patio. Des cotonnades à ramages garnissent les sofas. Les coussins s’arrondissent ou s’allongent sous leurs housses de mousseline. Ils ne sont point de soie, mais de toile brodée à chaque extrémité en teintes monochromes. Aucun luxe n’apparaît dans la maison ; tout y est simple, convenable et propre. Une vieille esclave aide aux soins du ménage ; elle éleva Si Thami et le vénère. À présent les enfants du maître l’appellent Dada.

Zohor fait, pour m’accueillir, un grand effort d’amabilité, car elle est naturellement indolente. Sa vie glisse, insipide et monotone, comme l’huile qui coule sans bruit. Après les premières formules de politesse, nous nous taisons… Elle ne s’intéresse à rien de moi, ni de personne ; elle parle peu, ne monte pas aux terrasses et ne s’impatiente jamais. C’est l’épouse admirable.

Son mari la traite avec une douceur hautaine empreinte de mépris.

Nous nous taisons… cela ne fait rien, il n’est pas nécessaire de parler quand on n’a rien à dire. Il suffit d’être là pour honorer l’amie et jouir de sa présence. Zohor allaite son dernier né avec une sereine bestialité. De temps à autre elle répète, indifférente :

— Il n’y a pas de mal sur toi ?

… Quel est ton état ?

Et puis nous nous taisons encore…

La nuit tombe, les notaires se séparent sans avoir terminé la discussion… chacun s’en va, son petit tapis rouge bien plié sous un bras. La ruelle silencieuse s’émeut à peine de leurs pas discrets.


23 avril.

Quatorze plats coiffés de leurs couvercles coniques, en paille tressée ou en poterie, s’alignent devant la salle où le tajer Ben Melih a réuni ses hôtes.

Il se plaît, quand il reçoit, à étaler une excessive magnificence.

Nous ne sommes que cinq, et les esclaves ont disposé auprès de nous une dizaine de mrechs d’argent, lourdement ciselés, pleins d’eau de rose ; des brûle-parfums dont les effluves estompent la pièce d’une buée bleuâtre ; des plateaux chargés de tasses et de verres ; des buires en cristal contenant les sirops variés ; des coupes débordantes de pâtisseries.

Tout est splendide, abondant et riche… trop riche. Ce n’est point la seigneuriale opulence de Mouley Hassan, mais un luxe neuf, indiscret, qui dénonce la très récente fortune du marchand. La demeure rutile insolemment de ses couleurs et de ses ors, que le temps n’a point encore atténués ; les brocarts des tentures et les mosaïques étincellent à l’envi ; les piles de coussins menacent les précieuses stalactites du plafond ; les tapis, selon le goût d’à présent, ont été tissés en Angleterre, sur de fantaisistes modèles asiatiques. Un piano à queue voisine avec un phonographe, et le tajer Ben Melih aime à raconter qu’il le fit venir à grands frais, alors qu’aucune route n’était tracée, à travers le bled. Il fallut quatre chameaux pour transporter la lourde caisse, et quatre autres suivaient afin de les relayer… Les seize cents réaux[40] que coûta cet instrument procurent au marchand le plaisir vaniteux de relater son odyssée, tout en tapant avec un doigt, au hasard, sur les notes désaccordées.

De la coupole dorée, qui s’arrondit au centre de la salle, descend un lustre aux scintillantes pendeloques, et des glaces appliquées le long des parois prolongent et répètent la splendeur trop fastueuse des choses.

Le tajer Ben Melih est un personnage rubicond, aux mains grasses. Un très gros diamant brille à son annulaire, bien que le Coran interdise aux hommes les bijoux d’or et les pierreries. Des mousselines superposées calment l’éclat de son caftan géranium, dont le bord heurte des chaussettes d’un vert pistache, fort irritant. Car le marchand, dans ses voyages, prit quelques habitudes d’Europe. Ses commensaux, qui fréquentent aussi Manchester et Marseille, Si Abd el Kerim à la figure chafouine, et le noir Si Aïssa Zerhouni, affectent certain mépris pour les Marocains à l’entendement étroit. Leurs critiques ne ménagent ni les lettrés, ni les Chorfa, ni les Sultans ; elles s’exercent même très volontiers à leurs dépens.

— En l’an 1330[41], nous raconte Si Abd el Kerim, Fès fut assiégée pendant trois mois par les Berbères qui pillaient les douars environnants et répandaient l’épouvante. Notre maître Mouley Hafidh dut se résoudre à appeler les Français à son secours. Mais, lorsque leurs troupes approchèrent de la ville, le Sultan eut une hésitation. Il réunit tous les savants pour prendre leurs conseils et décider avec eux s’il convenait de laisser l’armée du général Moinier pénétrer dans la sainte cité de Mouley Idriss… Le Sultan, qui était lui-même un lettré, se plaisait aux controverses ; comme toujours en pareil cas, l’entretien dévia ; et il discutait interminablement avec les savants sur le sexe de la fourmi qui, selon les Écritures, adressa la parole à Salomon, — les uns prétendant que c’était une fourmi-mâle, et les autres une fourmi-femelle, — tandis que les Français entraient à Fès, sans rencontrer de résistance… Allah est le plus savant !

À ces paroles, Si Ben Melih fut pris d’un tel rire qu’il faillit pâmer, tandis que Si Aïssa Zerhouni se convulsait de plaisir.

— Certes ! s’écria le marchand, après qu’il se fut calmé, cette histoire est fort divertissante, mais je puis vous citer un trait, plus curieux encore, de nos mœurs arriérées : Mouley Ahmed et Mouley Mahmoud, petits-fils du Sultan Mouley Abd er Rahman, héritèrent en commun de la demeure paternelle. Aucun d’eux ne voulut se désister de son droit, moyennant une redevance à l’autre. Or, selon la coutume des Chorfa Alaouiïne, un frère ne saurait voir les femmes de son frère, et leurs épouses et concubines demeurant ensemble dans cette maison, ils se trouvent ainsi proscrits de leur propre logis. Ils ne peuvent dépasser les petites mesrias attenantes qu’ils habitent. En sorte que, s’ils veulent parler à une épouse ou une favorite, et faire avec elle ce qu’ils ont à faire, il leur faut l’envoyer quérir par une esclave, qui la remmène une fois l’entretien terminé…

Nous accueillîmes ce récit par des exclamations et des compliments. Et nous nous dilations intérieurement, en songeant que, si l’on en venait aux anecdotes de harem, il y aurait fort à rire avec celles qui circulent sur la maison de notre hôte… Ainsi nous devisions en l’attente du repas.

Pendant ce temps, les esclaves avaient encore aligné quelques plats devant nous, et Mahjouba la négresse passait l’aiguière aux ablutions.

On servit d’abord la pastilla, sorte de galette croustillante, feuilletée, toute farcie de pigeonneaux, saupoudrée de cannelle et de sucre. Puis un agneau rôti dont le ventre recelait un succulent couscous. Ensuite vinrent d’innombrables poulets diversement assaisonnés ; des tajines de mouton aux olives, aux jeunes courgettes, aux fonds d’artichauts, au fenouil, aux fèves tendres et vertes, aux aubergines, aux pommes précoces, à tout ce que le Seigneur fit pousser d’excellent à travers le bled et les jardins. Entre les plats, des hors-d’œuvre couvraient la mida pour exciter nos appétits ; mais, malgré l’extrême acidité des citrons au vinaigre, des piments rouges et des poivrons confits, nous regardâmes défiler les derniers mets d’un œil morne et sans désir.

Et nous répondions avec accablement aux insistances de Si Ben Melih :

— Pardonne-nous !… Grâce à Dieu, nous sommes rassasiés ! Certes ! Tu n’as pas restreint avec nous !…

— Si je n’ai pas restreint, proteste le marchand, c’est dans la restriction, car, pour honorer des hôtes tels que vous, il ne devrait plus rester en ville un poulet ni un seul mouton !… Au moins, goûtez encore à ce méchoui.

Mais le méchoui au cumin ne saurait nous tenter, pas plus que les charia[42] », — les petits cheveux, — que les femmes ont roulés patiemment, un à un, entre leurs doigts ; ni les beignets bourrés de crème, de viandes ou d’amandes pilées ; ni les beraouat à la frangipane ; ni les confitures de limons, de tomates et de fleurs d’oranger.

La verve des convives s’est éteinte ; ils ne songent plus à médire de leurs compatriotes.

Affalés sur les sofas, nous nous taisons, l’esprit lourd et la pensée vague. Les pâtisseries, que les esclaves passent en même temps que le thé, nous font presque horreur ; le moindre geste nous semble épuisant…

Pourtant je me lève et je suis Mahjouba la négresse, afin d’aller dans le harem où l’on m’attend. J’accomplis cette visite sans joie, par simple bienséance, car les femmes du tajer Ben Melih ne méritent pas seulement leur réputation de dévergondage. Ce sont les plus communes, les plus grossières créatures que j’aie rencontrées ; leurs conversations feraient rougir un eunuque !

Elles m’entourent, me tripotent, m’examinent, tâtent mes vêtements, évaluent mes bijoux, s’enquièrent du prix de tout ce que je porte, soulèvent mes jupes, me posent des questions malséantes, rient de mes moindres paroles avec des airs sournois et vicieux, m’indiquent d’invraisemblables remèdes…

J’ai peine à me défendre entre leurs mains curieuses et leurs langues déchaînées. Yakout, la favorite, s’est emparée de ma bague, qu’elle prétend échanger contre un vulgaire anneau dont elle fait miroiter devant moi, la pierre.

Elles sont toutes couvertes de joyaux et de brocarts rutilants ; elles exhalent des parfums violents et leurs visages si fardés ont des expressions plus équivoques encore que ceux des cheikhat de Fès. Où donc le tajer Ben Melih a-t-il été recruter son harem ? Les esclaves rivalisent avec leurs maîtresses d’inconduite et de propos obscènes.

Une jeune fille très brune, aux épaisses lèvres violettes et sensuelles dans la face ronde, se glisse près de moi et murmure une plaisanterie, que je feins n’avoir pas entendue.

Elle ne connaît pas la honte ! C’est Halima, la fille aînée du marchand, l’immariable jouvencelle. Qui voudrait épouser celle que tous les hommes du pays ont approchée ? Ses scandaleuses aventures ne se racontent qu’après avoir dit : « Hachek ! » (Sauf ton respect !)

Elle a dépassé les limites du célibat. Sachant trop bien qu’aucun Meknasi ne consentirait à devenir son gendre, Si Ben Melih fit pressentir un caïd du Zerhoun, en lui offrant, avec la fille, des troupeaux de moutons, des oliveraies et des sacs de réaux. Malgré l’appât, le montagnard déclina, lui aussi, l’opulente alliance.

Il eût peut-être passé sur la réputation de Halima, mais il craignit de corrompre à jamais son harem, en y introduisant une femme sortie de celui du marchand. Par une fatalité, la vierge la plus pudique et la mieux gardée devient une fille de péché dès qu’elle pénètre chez Si Ben Melih ! Et les répudiations, la bâtonnade, les châtiments variés, pas plus que les verrous, ne sauraient empêcher les débordements de toutes ces perverses.

Las de surveiller, de sévir et de frapper en vain, Si Ben Melih se résigne à ne plus voir, à ne plus entendre,… il voyage. Sans doute, n’a-t-il d’espérance qu’en les compagnes dont, au paradis, le Rétributeur dédommagera ses infortunes terrestres :

« De bonnes et belles femmes,
Des femmes vierges aux grands yeux noirs, bien enfermées dans des pavillons,
Et que jamais homme ni génie n’a touchées[43]… »

… Je me sens fort mal à l’aise au milieu de ces effrontées. J’ai tenté de prendre congé, mais je suis enlacée dans un réseau de protestations et de mains familières.

Deux visiteuses, emmitouflées dans leurs haïks, détournent heureusement l’attention. Elles quittent leurs babouches au seuil de la salle et nous saluent.

La première écarte ses draperies de laine, et fait glisser, au bas du menton, les linges dont elle avait masqué son visage. C’est une vieille aux dents cariées, aux petits yeux larmoyants entre les rides, fort déplaisante en vérité !… Elle me considère sans bienveillance et va s’accroupir à l’autre bout de la pièce, entraînant Khaddouje et Saadia, les co-épouses. Sa compagne, effacée, discrète, toujours voilée, se place derrière elle et ne prononce pas une parole, désintéressée, semble-t-il, de l’entretien.

Le vide, subitement, s’est fait autour de moi. Les femmes, les favorites, les esclaves, les grandes et les petites filles, enveloppent la vieille à figure d’entremetteuse, attentives, les regards brillants, un sourire suspect au corn des lèvres. Elles discutent à voix basse avec animation.

Personne, maintenant, ne s’occupe de moi. Je suis toute seule dans mon coin, sur le sofa déserté. Même, il me semble sentir une gêne causée par ma présence, un désir d’en être débarrassées…

Je me lève et prononce, par politesse, quelques formules de départ, auxquelles on répond à peine.

Mais, dans le mouvement que j’ai fait en me rapprochant du groupe, j’aperçois le pied de la silencieuse et pudique forme voilée, qui se recule un peu plus dans l’ombre.

Et c’est un large pied, robuste, aux phalanges embroussaillées de poils !…


27 avril.

Dès le matin, le soleil pénètre à travers les fentes des volets et ces quelques rayons suffisent à ranimer tous les ors, toutes les couleurs, toutes les harmonies, assoupis dans l’ombre. Mais la splendeur des boiseries peintes me trouve indifférente, en ces jours de printemps étincelant et passionné.

Il y a trop d’azur dehors et trop d’allégresse pour rester enfermée, même en un palais. Les arbres du riadh étouffent entre les murs, mes amies musulmanes souffrent d’un malaise qu’elles ne raisonnent point… Elles voient un ciel plus bleu dans l’encadrement des tuiles, au-dessus de leurs patios, elles respirent un air plus vibrant. Le vent leur apporte l’âme forte, amère et saine des fleurs sauvages, et les lourds parfums des orangers et des rosiers. Les petits rapaces roux se disputent et piaillent sur leurs terrasses ; les tendres ramiers s’attardent en caresses.

Que devinent-elles de cette griserie épandue sur la terre, de cette nature en délire qu’elles ne connaîtront jamais ?

Lella Meryem soupire et me confie ses rêves :

— Si Mouley Abdallah voulait me conduire dans cette arsa qu’il possède au bord de l’oued !… Tu viendrais avec moi ! Nous y passerions quelques jours, car il y a un petit pavillon. C’est chose permise d’emmener sa femme en un jardin, lorsqu’il est bien clos…

Rares ! oh ! si rares ! Lella Meryem, les citadines qui se sont étendues sous les figuiers à l’ombre épaisse, qui ont connu le goût des feuilles fraîches et des petites fleurs écloses dans les herbes !

Parfois, là nuit, furtivement, mystérieusement, s’ébranle en caravane le harem de quelque bourgeois, de quelque riche marchand… Mais une cherifa ne saurait s’échapper des murailles qui l’enserrent, même sous la protection des ténèbres et des voiles. Ma folle petite amie sait fort bien que ses désirs ne peuvent pas, ne doivent pas être satisfaits ; qu’elle ne connaîtra du printemps que sa caresse énervante et tiède, et cette oppression délicieuse, dont tout son être est troublé…

Pourtant, chaque année, à cette époque, elle se leurre de vains projets. Elle imagine des séjours dans les jardins qu’elle conçoit comme ceux du Paradis, décrits par le Livre :

« Couverts de verdure, où jaillissent les sources,
Là des fruits, des palmiers et des grenadiers,
Des sièges élevés au-dessus du sol.
Des coupes préparées,
Des coussins disposés par rangées,
Des tapis étendus… »

Et Lella Meryem répète, tel un refrain :

— Si Mouley Abdallah voulait me conduire dans son arsa, au bord de l’oued !

Ainsi, toutes les prisonnières se sentent tourmentées par l’attrait des choses impossibles.

Celles qui vivent en un froid patio, miroitant de mosaïques, envient le bonheur des autres, maîtresses d’un riadh où l’on peut cueillir des oranges et surveiller l’éclosion des feuilles.

Mais ces privilégiées ne jouissent point non plus d’un cœur apaisé. Elles rêvent aux vergers dont on ne voit pas les murs, aux tapis étalés dans l’herbe. Là se borne leur ambition ; le bled immense les effraye ; l’idée d’une promenade n’effleure même pas leur esprit. Inhabitués au mouvement, leurs membres n’en supporteraient pas la fatigue. Et je sais que les femmes du tajer Ben Melih, qui partirent cette nuit pour l’arsa où le maître les emmène parfois, ne changeront rien à leurs habitudes. Elles n’iront point se perdre dans les sentiers, ni s’ébattre à travers la verdure. Elles ne quitteront guère les sofas disposés sous les arbres, et, tout le jour, accroupies, presque immobiles, elles boiront d’innombrables tasses de thé, comme à la ville.

Le printemps éveille des instincts plus vagabonds au cœur des hommes. Dès que le soleil tiédit les rues encore luisantes de pluie, on les voit s’acheminer vers la campagne. Les lettrés, blancs et soignés, s’en vont à petits pas, tenant leur inséparable tapis de prière. Les artisans, les jeunes bourgeois, les étudiants, seuls ou par bandes joyeuses, envahissent les vergers. Chacun balance au bout, de son bras la cage de jonc où voltige un canari. Les pépiements enivrés dans les branches ne leur suffisent pas ; il faut, pour compléter leur extase, les roulades et les vocalises d’un virtuose.

Parfois aussi, l’un d’eux, plus sentimental, gratte les cordes d’un gumbri, et les grêles notes sautillantes se mêlent aux cris des insectes.

Escortés de leurs esclaves, des notables, à mules, gagnent les arsas plus lointaines où ils festoieront jusqu’au moghreb.

Cet exode de toute la ville suscite en moi la nostalgie des grands espaces illimités. Le riadh m’apparaît plus étroit, plus écrasé par ses murailles, et d’une somptueuse mélancolie. Les fleurs y poussent en des parterres trop réguliers, elles se heurtent aux mosaïques des allées, elles s’étiolent loin du soleil. Comme les Musulmanes, elles souffrent d’être belles et recluses, et de ne pouvoir s’épanouir dans le printemps.


29 avril.

Les esclaves s’affairent tandis que, installées sur des sofas, nous, les privilégiées du destin, attendons patientes et oisives.

Malgré nos caftans de satin et nos tfinat de mousseline neuve, ce n’est point une fête de noces qui nous assemble, mais la réjouissance intime à laquelle nous fûmes conviées par Lella Fatima Zohra.

Mouley Hassan lui a fait construire, au fond de son riadh, le superbe hammam, pavé de marbres et de faïences, que nous inaugurons aujourd’hui.

Comme les sultans, ses ancêtres, le Chérif a le goût de bâtir et ne recule devant aucune somptuosité. Ce présent, offert à l’épouse délaissée, veut, peut-être, lui faire mieux accepter la quatrième union qu’il prépare.

Lella Fatima Zohra ne songeait point, en sa résignation, à combattre son involontaire et malheureuse petite rivale… Mais la splendide générosité de son époux comble ses désirs les plus intenses et la relève aux yeux des gens. Qui donc oserait plaindre une femme possédant un pareil hammam en sa demeure ?

Une coupole s’élève au-dessus de la salle de repos où nous sommes réunies, et ses bois peints et dorés s’éclairent étrangement par une vingtaine de petites ouvertures, dont les lumières symétriques participent à la décoration. Des mosaïques, d’une extrême finesse, montent aux murs, rejoignant les stucs ciselés. Une fontaine ruisselle en sa précieuse niche de marbre blanc. Le tintement des eaux enchante notre silence.

Lella Meryem, aujourd’hui, reste immobile et muette. Marzaka, trop parée, affecte des allures rigides ; Lella Oum Keltoum garde ses airs maussades… Malgré les projets du Chérif, Lella Fatima Zohra, la très sage, a sans doute jugé nécessaire d’inviter sa jeune parente, pour éviter les commentaires et ne point déplaire à l’époux…

Le temps s’écoule comme les eaux inutiles de la fontaine. Le temps n’est ici d’aucun prix. Chose monotone, vide et superflue. On apprend, en pays d’Islam, à attendre, sans rien faire, durant des heures, à « patienter ».

Une négresse, enfin, sort des chambres de chauffe.

— Tout est prêt, dit-elle ; le sol est si brûlant qu’on n’ose y mettre le pied.

Sa face bestiale s’épanouit. Plus un hammam est chaud, plus il est confortable. Cela dénonce qu’on n’a pas épargné le bois.

Nous abandonnons lentement les sofas. Dès la première porte, une moiteur nous enveloppe. Dans la salle suivante règne la chaleur. Mes compagnes, aidées par leurs esclaves, quittent leurs vêtements sans la moindre gêne. Elles sont trop naturelles pour connaître d’autre pudeur que celle de l’instinct, devant l’homme.

La pudeur naquit aux pays froids, elle fond à la chaleur, comme la neige. Et, dans cette pièce, il fait terriblement chaud !

Les négresses ont, en hâte, rejeté leurs caftans. Toutes les femmes sont nues. Elles s’engouffrent par une troisième porte dans l’étuve, troupeau de brebis blanches encadrées de brebis noires.

Un brouillard dense et brûlant atténue encore la lumière parcimonieuse qui filtre des voûtes. Les formes confuses semblent s’agiter dans un rêve. Lella Meryem devient une blancheur imprécise et charmante ; Lella Fatima Zohra s’effondre sur le sol comme un tas de linge ; une esclave blanche, favorite du Chérif, surgit, sculpturale, à travers la buée… Les autres femmes, bronzées ou noires, ont disparu, happées, anéanties, absorbées par les ténèbres.

Des groupes se forment suivant les préséances. Lella Fatima Zohra me fait asseoir, auprès d’elle et de Lella Meryem, sur les dalles chaudes. Un peu plus loin, Marzaka et Lella Oum Keltoum se sont installées avec d’autres parentes. Les petits clans de négresses restent invisibles au fond de l’ombre.

Des enfants s’amusent et barbotent, bébés gras et potelés, roulant avec béatitude dans l’eau ruisselante, fillettes grêles, petits garçons qui garderont plus tard, en leur souvenir, la vision de ces femmes — qu’ils ne reverront plus… De jeunes esclaves circulent, belles comme des bronzes antiques, les membres fermes, les seins arrondis, les reins polis et luisants. Ce sont là ces mêmes négresses aux faces de singe et aux rires niais !…

Elles plongent dans l’eau bouillante d’un bassin les énormes cruches de cuivre, les kemkoum dont le fond est rond et qui oscillent sur leur base, et elles aspergent leurs maîtresses avec des gestes parfaits. Une esclave de Lella Fatima Zohra frotte le dos de la matrone. Son buste se courbe et s’élève, dans l’harmonie du mouvement ; son corps ruisselle de sueur et la lumière diffuse, qui tombe de la voûte, y accroche quelques reflets.

Mes yeux, habitués à cette ombre, distinguent à présent les rotondités noires de Marzaka, les chairs flasques, les seins ballottants de quelques vieilles, et, tout à coup, m’apparaît Lella Oum Keltoum, souple, juvénile, attirante en sa gracilité de bel animal sauvage. Ses cheveux défaits et crépus s’ébouriffent comme une crinière ; ses jambes sveltes, ses bras fuselés s’étirent voluptueusement, tandis que son esclave la masse, la lave et la parfume.

Lella Oum Keltoum n’est plus la fillette à la mine maussade, laide et sans charme, parée de sa seule révolte. C’est un fruit vert, plein de sève, déjà gonflé par le printemps, dont la saveur acide peut exciter la convoitise de Mouley Hassan.

Mes yeux se sont tournés instinctivement vers Lella Fatima Zohra.

Impassible, la vieille Cherifa regardait, elle aussi, le corps brun de l’adolescente…


1er mai.

… « Or, continua le mohtasseb[44], Si Abd el Hamid excitant la jalousie des gens par son orgueil et sa rapacité, ses ennemis voulurent le perdre. Comme il était gardien des trésors impériaux, voici ce qu’ils imaginèrent :

» Un jour que Si Abd el Hamid se présentait au Makhzen[45], quelqu’un fit remarquer une toile d’araignée sur sa djellaba. Chacun, aussitôt, cria au scandale, car, disait-on, il fallait qu’il eût pénétré dans le lieu préposé à sa garde, avec de malhonnêtes intentions, pour en avoir rapporté cette toile d’araignée…

» … Et, par la permission d’Allah, notre maître, ce petit détail entraîna la disgrâce d’un puissant… »

Nous étions à cette heure savoureuse qui suit un repas d’amis. Certes, délectable ce repas, mais non de ceux dont l’abondance empêche l’allégement de l’esprit. Nos convives, rassasiés et satisfaits, se plaisaient aux anecdotes, tout en parfumant leurs vêtements d’effluves et d’eaux odorantes.

Tandis que le mohtasseb terminait son récit, au milieu d’une discrète approbation, j’entrevis une forme blanche glissant en hâte sous les arcades… Nos hôtes, par bienséance, avaient baissé les yeux, afin de ne point apercevoir cette chose indécente et prohibée, une femme.

Yasmine entre aussitôt et, selon les convenances, me chuchote à l’oreille.

— Viens parler à Zeïneb.

— Dis-lui de patienter, je suis avec des gens.

Mais il paraît qu’il y a urgence, car Yasmine me presse de la suivre.

La femme de Kaddour s’est réfugiée dans une pièce voisine, pour ne pas être vue par les hommes. Sa pudeur ne va point jusqu’à modérer l’éclat de sa voix… Je subis, sans y rien comprendre, des invocations et des pleurs.

Zeïneb garde son haïk, tout en écartant de son visage les linges trempés de larmes… Le désespoir et la colère alternent sur sa face.

— Ô ma petite mère ! Ô Lella ! Je suis réfugiée en toi !… Je veux retourner dans ma famille. Dis au hakem d’obliger Kaddour à me rendre mon acte de mariage !… Ô mon malheur ! Comment supporter un homme tel que lui ? Il me dénude aux yeux de tous !

— Allons ! explique-toi ?… Quelle est cette histoire ?

— Depuis l’hiver il m’a promis un caftan « courge » et je suis lasse de l’attendre !… Vois, le mien est en lambeaux ! Les pauvresses de Mouley Abdallah auraient honte d’en porter un semblable !

Elle rejette son haïk pour me montrer un caftan déteint, effiloché, béant par maintes déchirures, en vérité fort minable.

— Prends espoir. Nous sommes le premier du mois, Kaddour doit toucher sa paye aujourd’hui.

— Ce matin, il l’a reçue. Aussitôt, j’ai réclamé ce caftan et il me répond qu’il n’a plus rien !…

— Comment ! Tout son argent dépensé en quelques heures ?

— Il dit qu’il a réglé ses dettes… Je le connais ! Ses dettes, il ne les paye jamais, ou lorsque les gens veulent l’emmener devant le pacha… Par ma tête ! je suis sûre qu’il a mangé cet argent à acheter des oiseaux. Depuis qu’il a vu dix cages chez l’Amin el Mostafad, il a perdu son entendement. La maison est pleine de canaris. Puisse Allah les rendre muets ! Avant de me nourrir, il leur donne du millet. Ces canaris m’ont tuée !…

Je m’efforce de calmer Zeïneb, et lui dissimule que, ce matin même, Kaddour me fit admirer une superbe cage, aux treillis en piquants de porc-épic, ornés de perles multicolores. Il y sautillait un canari, obstinément silencieux, malgré les compliments, les objurgations et les injures dont, tour à tour, l’accablait son maître.

— Si tu l’entendais à l’aube ! me dit Kaddour. Il fait plus de bruit que le veilleur du Ramadan avec sa trompette ! Que sont auprès de lui les canaris de l’Amin ?… Je l’ai eu pour vingt-cinq réaux[46] ; il serait bon marché à quarante.

Kaddour, évidemment, n’a même pas songé à ses promesses, — comment peut-on préférer un caftan à un canari ? ni qu’il leur faudrait vivre ce mois-ci.

— Va-t’en avec le bien ? dis-je à Zeïneb. Je parlerai à ton mari. Peut-être a-t-il encore de quoi te payer ce caftan courge.

Puis, je fais chercher Kaddour.

— Qu’ai-je entendu de toi, avec ce canari ?

— Ah ! tu sais déjà !… Ce Zerhouni, un voleur ! Je le citerai devant le Pacha ; un fils d’adultère, un trompeur !… M’avoir vendu vingt-cinq réaux une femelle qui ne sait même pas dire cui-cui !…

— Ce n’est pas cela qui m’occupe, mais le caftan de ta femme.

— Ô Allah ! qu’elle est pressée !… Certes elle l’aura, sans aucun doute. À présent je n’ai plus rien… Je lui achèterai son caftan dès que ce Zerhouni m’aura rendu l’argent qu’il m’a volé. Je saurai bien où trouver ce coupeur de routes. Salah, le porteur d’eau, connaît son cousin. J’irai le chercher à Fès s’il le faut !… Vingt-cinq réaux un canari femelle !

— Fort bien ! mais Zeïneb réclame son acte de mariage.

Kaddour sursaute. Malgré les canaris, Zeïneb lui est chère.

— Aï ! Comment ferai-je !… Personne, assurément, ne voudra me prêter… Je suis sous ta protection et celle d’Allah, Donne-moi dix réaux, je te les rendrai dans un mois.

Je sais ce que l’on risque à prendre Kaddour pour débiteur, mais son enfantillage et son embarras me touchent.

Dès qu’il tient l’argent, Kaddour retrouve toute sa gaîté. Que lui importe le mois suivant et, après tant d’autres, cette nouvelle dette qu’il ne payera jamais.

Pourvu qu’il achète le caftan et ne se laisse pas tenter par un chardonneret !…

Je suis passée chez lui, tout à l’heure, pour m’en assurer.

Cette fois le ménage est en paix. Grâce à Dieu ! les dix réaux ont eu cet heureux effet.

— Zeîneb, montre-moi ton beau caftan « courge ».

Elle rit.

— Je ne l’ai pas acheté. Qu’ai-je à faire d’un caftan ? Le mien durera, s’il plaît à Dieu, jusqu’à la fête prochaine… Regarde ces bracelets. Combien ils sont lourds ! Le Juif les vend quarante réaux, je lui en ai versé dix et il patientera pour le reste.


2 mai.

Aujourd’hui, chez le notaire Si Thami, j’ai trouvé l’apathique Zohor toute rouge et secouée de fièvre.

Elle est étendue sur un matelas, au fond de la chambre. Des couvertures l’enveloppent, recouvrant même sa tête. Il en sort parfois un gémissement étouffé… Depuis trois jours elle n’a plus son entendement.

Aussi la vieille Dada prend-elle soin de tenir la pièce close et sans air. Deux cierges de cire, brûlant dans les chandeliers, donnent à cette nuit factice une allure mortuaire.

Quelques femmes, des parentes, causent à voix basse, tout en faisant griller des saucisses de mouton sur un canoun. Elles n’interrompent leurs commérages que pour s’approcher de Zohor et elles la fatiguent de paroles compatissantes… puis elles retournent à leur cuisine et à leurs histoires…

Elles ont préconisé d’inutiles remèdes, Allah seul donne le soulagement ! Une patte de hérisson, suspendue parmi les amulettes au caftan de la malade, n’empêche pas la fièvre de monter.

— Pourquoi n’appelez-vous pas la toubiba ? demandé-je.

— Ce qui est écrit est écrit, répond l’esclave. Nul n’arrêtera le destin qui doit s’accomplir.

— Sans doute, mais Dieu permet qu’on s’adresse à ceux qui savent.

— Nos vieilles savent, elles aussi.

— Comment sauraient-elles, puisqu’elles n’ont pas étudié ?

— Certaines choses ne s’apprennent point dans les livres… Écoute : « C’était à l’époque ancienne, des vieilles voulurent prendre le diable…

» — Que ferons-nous, dirent-elles, pour l’attirer ?…

» Elles amenèrent dix femmes qui s’égratignèrent, et vint le diable.

» — Qu’avez-vous ?

» — Le diable est mort !

» — Par ma tête ! je suis le diable !

» — Tu mens.

» — En vérité !

» — Entre dans cette amphore et nous te croirons.

» — Allons ! dit le diable. Il entre, et elles ferment vite l’amphore.

» — Laissez-moi sortir ! criait-il en s’agitant. Mais elles rient :

» — Nous tenons le diable ! Nous tenons le diable !

» — Lâchez-moi ! Filles de brigands ! Chiennes ! Chamelles !

» — Ô Allah ! nous ne te libérerons pas !

» — Puissiez-vous être rôties ! Prostituées !

» — Toi ! le borgne ! Possesseur d’un seul cheveu !

» — Que les boutons sortent de votre chair ! Que les rats vous dévorent !

» — Visage noir ! tu ne nous effrayes plus !

» — Ô mes filles ! Délivrez-moi et je vous rendrai le bien.

» — Comment ferais-tu le bien, toi, Père du Mal ?

» — Je vous montrerai quelque chose pour que vous l’emportiez sur les hommes.

» Elles consentirent et il leur enseigna la sorcellerie. C’est depuis ce jour que les vieilles connaissent les maléfices et le secret de guérir les maux. »

Les femmes qui ont écouté l’histoire hochent la tête, approbatives.

— Il faut, dit la plus âgée, enfumer les vêtements de Zohor avec des araignées sèches et du cumin.

L’esclave apporte un brûle-parfums rempli de braises et les ingrédients nécessaires. Une âcre fumée se répand en la pièce.

La malade gémit doucement.


3 mai.

Je retourne voir la pauvre Zohor. Elle est plus mal ce matin. Allah dispose de nous !

Une odeur de fumée, de saucisses et de fièvre, flotte en la chambre. Les parentes sont parties, mais le notaire, accroupi sur le matelas auprès de sa femme, la contemple avec angoisse.

Il me salue, me complimente, sans omettre une seule formule ; puis il retourne au chevet de la malade.

— Zohor !… Zohor !… répète-t-il d’une voix changée d’émotion.

Je l’avais toujours vu si hautain et froid avec elle !… D’un geste affectueux il serre sa main et il essuie son front où la sueur ruisselle.

Un cierge crépite et s’éteint tout à coup… La petite vie jaunâtre de celui qui reste, semble palpiter avec peine en l’atmosphère trop lourde. Si Thami murmure des choses dont je ne perçois que la douceur.

Le cœur serré, je me retire, et, tout le jour, comme une hantise, j’entends la voix si tendre du pauvre homme, implorant l’épouse qui ne répond plus…


4 mai.

Zohor est entrée dans la Miséricorde d’Allah.

Elle passa douce et terne en ce monde, et ne lui témoigna que de l’indifférence. Elle tenait peu de place et faisait peu de bruit.

Pourtant ses parentes assemblées poussent de grands cris pour déplorer sa mort. On s’étonne que la discrète Zohor provoque une si bruyante douleur. Les exclamations s’élèvent parmi les sanglots :

— Ô ma maîtresse ! ô mon pain ! gémit l’esclave.

— Ô ma mère, tu m’abandonnes ! s’écrie une fillette avec conviction.

— Ô ma sœur, pourquoi me laisses-tu ?

— Quelle souffrance tu causes à mon cœur !

— Qui t’a détournée de nous, ô chérie ?

— Montre-moi le chasseur, celui qui donne la mort.

— Ô joie de la maison, où t’es-tu enfuie ?

… Puis elles se taisent, car les matrones sont arrivées et l’on doit faire à la morte sa dernière toilette.

Lorsqu’elle est parfumée, lavée, habillée de vêtements blancs n’ayant ni ganses ni boutons, on l’enferme dans un cercueil. Les hommes retournent à la terre enveloppés d’un simple linceul, mais les femmes sont recluses jusque dans la mort.

La vieille Dada s’affaire aux préparatifs, elle en oublie de pleurer… Pourtant elle aimait cette douce maîtresse indolente. Qui ne la chérissait la pauvre ! la colombe dont le cœur était blanc ?

Lorsque les amis de Si Thami, les notaires bénins et compassés, les parents et les voisins, s’ébranlent en cortège après avoir récité le Coran, de longs cris désespérés fusent à travers les portes closes, derrière lesquelles les femmes épiaient la cérémonie. L’esclave se griffe le visage comme une Berbère… Zohor s’en va au milieu des lamentations.

— Ô ma sœur !

— Ô ma mère !

— Ô la meilleure des voisines !

Son caftan radis lamé d’argent, celui-là même que je lui vis aux noces de Ghita, recouvre le cercueil. Il promène une note gaie dans l’ombre des ruelles étroites. Parfois un rayon de soleil frôle les plis du satin et projette de beaux reflets roses sur les murailles rapprochées.

Je ne me suis pas mêlée à l’escorte, où les femmes n’ont que faire, et je la vois disparaître au détour d’une rue.

… Un chat saute entre deux terrasses d’un bond nerveux et tendu ; un petit terrah passe en riant, sa planchette bien garnie des pains qu’il porte au four ; la vie continue… Que faisait Zohor dans la vie ?… Pourtant je reste là, oppressée par cette chose si poignante et si simple : l’effacement d’une existence.

— Pourquoi t’attrister ? me dit Larfaoui qui m’avait aperçue, sortant de la maison mortuaire. Allah seul est durable ! La morte, elle ne souffre plus, et il nous reste encore, à nous, la joie et la beauté.


12 mai.

Vainement je cherchais la tombe de Zohor, au milieu des herbes sauvages, des grandes ombellifères aux tiges aqueuses, des cactus bleus, épais et gonflés d’eau par les dernières pluies…

La terre s’étire, féline et lascive-sous le soleil ; une buée légère s’évapore, frissonnante comme une volupté.

On m’avait dit :

— C’est la troisième pierre, à droite du chemin, près d’un olivier tordu.

Mais les tombes et les sentiers disparaissent sous la verdure, et tous les oliviers ont des troncs difformes, figés dans les convulsions d’une douleur sans fin… Seuls, leurs feuillages gris semblent endeuillés parmi le tendre éclat des fleurs et des jeunes pousses. Le cimetière rit. Il est accueillant et gai. Des pêchers, des pommiers, des abricotiers dévalent, masses roses et blanches, aussi pimpants que des bouquets. Leur douce odeur se mêle au parfum plus amer des anthémyses qui tendent, en offrande, leurs corolles vers la lumière. Aucune mélancolie ne se dégage des cimetières musulmans, mais une paisible assurance : le retour joyeux et simple des êtres à la nature…

Trois jeunes hommes rêvent à l’ombre d’un micocoulier. Ils ont suspendu, dans ses branches, une cage de jonc où sautille un canari. L’oiseau lance d’abord une timide roulade. Puis il s’arrête, incertain, et repart… un rayon de soleil frôle ses barreaux ; il le célèbre, et chante, et s’étourdit de pépiements enivrés. Sa petite âme d’harmonie exhale toute l’ardente allégresse du printemps…

Un sourire alanguit le visage des adolescents. Pendant des heures ils resteront à jouir, à écouter l’oiseau.

J’ai oublié que je suis au cimetière… un cortège de femmes passe, d’où l’on m’appelle. Parentes, amies et pleureuses qui se rendent au tombeau de la pauvre Zohor. Il était là, tout près de moi, endormi dans la verdure, pierre anonyme et sans ornements. Pourtant j’aurais pu le deviner, car les herbes, alentour, ont été récemment piétinées et ne se redressent qu’à demi, l’air brisé.

Chaque matin durant ces trois jours, les hommes et les femmes sont venus, tour à tour, réciter ici les versets du Coran.

Aujourd’hui des chanteuses funèbres accompagnent les parentes, pour les dernières lamentations. Elles étendent un drap blanc sur la tombe, et l’ornent de guirlandes. Les étoiles du jasmin, les boutons de rose à peine entr’ouverts, les mimosas, les giroflées délicates répandent leurs parfums les plus grisants.

Le canari s’exalte de lui-même, ses roulades emplissent le cimetière. Ce n’est plus la voix de cette petite boule de plumes, soyeuse et gonflée, mais la cantilène triomphante de la vie qui domine les chants mortuaires.

Allah ! ô Allah ! Il n’y a d’autre Dieu qu’Allah !
psalmodient les pleureuses.

« Allah ! Ô Allah ! Ô notre maître !
Il n’y a que Toi ! Ô notre maître !

Au nom d’Allah et par Allah ! Ô Puissant !
Notre Seigneur, c’est Lui, l’Unique !
Et sur Mohammed, Ô Prophète !
Bénédiction et salut !

Ô Allah ! nous témoignons par les Saints,
Par ceux à la barbe blanche,
Par ceux à la barbe naissante.
Dieu nous en a gratifiés en ce bas monde
Et dans le séjour le dernier.
Par eux, nous témoignons, Ô Allah !

Hélas ! m’a fait pleurer la douleur du tombeau,
M’a pénétré le froid de ses murs !
Tous, nous passerons le destin de la mort,
Laissant nos biens à la joie des héritiers…
Allah ! Allah ! ô notre maître !
Il n’y a que Toi ! ô notre maître !

Les femmes s’en vont… elles ne se réuniront plus désormais que le vendredi, sur la tombe de Zohor.

Puis leurs visites s’espaceront, et le souvenir s’effacera dans les cœurs, ainsi que la pierre sous les herbes.

C’est le grand isolement qui commence, l’isolement infini, où sombrent tous les êtres…

Mais des jeunes hommes, au printemps, suspendront toujours leurs cages parmi les branches, et les oiseaux continueront à célébrer, au-dessus des tombes, l’éternelle victoire de la vie.


17 mai.

Il y avait eu des coups de heurtoir à la porte et toute une agitation dont je ne m’étais point inquiétée. Le moindre événement suscite toujours de nombreux commentaires. Et voici que les trois petites filles font irruption dans ma chambre avec une femme qui se précipite en répétant la formule consacrée :

— Je me réfugie en toi ! Je me réfugie en toi !

Je n’ai pas su assez vite me défendre de son approche. Elle embrasse mes mains, mes épaules, le bas de ma jupe…

Allons ! je suis prise… il me faudra, d’honneur, intervenir dans son cas. Il serait inadmissible que la femme du hakem se refusât aux devoirs sacrés de la protection… Sans doute !… mais c’est à moi que l’on recourt le plus volontiers, et il me faut constamment être sur mes gardes, pour échapper aux baisers solliciteurs… Yasmine et Kenza savent pourtant qu’elles ne doivent introduire personne sans mon autorisation…

Cependant la femme s’est dévoilée et je comprends leur émoi, en reconnaissant Mina au sourire niais et aux dents si longues.

Mina ne rit pas aujourd’hui, elle pleure. Elle raconte une interminable histoire compliquée, sans aucun intérêt, que j’écoute distraitement, ayant aussitôt compris qu’il s’agit d’une brouille entre Kaddour et Zeïneb.

Or, je sais Kaddour léger, prodigue, infidèle et coléreux. Je n’ignore pas non plus le caractère fantasque de sa femme, ni sa jalousie, sa nonchalance, sa coquetterie et ses paroles plus acides que les olives confites durant des années dans le jus de citron… Et, s’ils se chamaillent sans cesse, ils ne manquent jamais de se réconcilier, car ils s’exècrent en s’adorant et ne sauraient se passer l’un de l’autre.

Kaddour a, sans doute, battu Zeïneb. Elle, certainement, a mérité la correction… Qu’ai-je à faire en tout ceci ? Mais une phrase de Mina me surprend… Ô Allah ! est-ce croyable ?… Zeïneb serait au Moristane ? Zeïneb la citadine bien élevée, enfermée avec les voleuses, les filles publiques et les fous !

Quelle faute a-t-elle commise pour s’attirer pareil châtiment, pour affoler son époux au point de lui faire oublier toute décence conjugale ?

À travers les discours de Mina, je démêle le motif de la dispute : une revendeuse ayant apporté un collier d’occasion, Zeïneb fut prise d’une irrésistible envie de le posséder, et Kaddour, toujours sans le sou, le lui refusa.

— Soit, dis-je à Mina. Et ensuite, que s’est-il passé ? Ta sœur est fort amère, quant à la langue. Elle ne ménage point les injures. Ou bien, a-t-elle griffé son mari ?

— Par Mouley Yakpub ! il faut lui pardonner… sa tête était troublée, elle ne savait plus ce qu’elle faisait…

— Quoi encore ? qu’a-t-elle fait ?

— C’est le démon qui l’inspira…

La jeune fille reconnaît les torts de Zeïneb et s’obstine à les déplorer, sans m’en donner l’explication.

J’appelle Kaddour qui rôde autour de ma chambre. Il a son air misérable des lendemains de querelle ; son teint paraît plus noir, ses yeux grésillants se sont éteints et, lorsque je prononce :

— Zeïneb est au Moristane ! Zeïneb, la fille d’un notaire !

Il s’effondre, bouleversé par les remords.

— Nous nous étions disputés pour ce bijou, et, comme je ne voulais pas le lui acheter, elle a lâché mon plus beau canari. Un canari qui m’a coûté dix-huit réaux.

À cette pensée, la colère ranime Kaddour un moment. Je répète :

— Pour ton oiseau, tu as mis au Moristane la fille d’un notaire !

La réalité l’accable de nouveau.

— Allons la chercher, lui dis-je.

Aussitôt il est debout, impatient, joyeux. Il ne désirait que cela. Il bouscule les gens ; il lance des « Balek ! », étourdissants. Néanmoins, l’approche du Moristane calme sa vivacité.

— J’ai peur qu’elle ne veuille plus revenir chez moi, avoue-t-il.

Et, au moment où je franchis la porte, il murmure précipitamment :

— Dis-lui que j’achèterai ce collier avec ma prochaine paye.

Dans le vestibule, accroupi sur une peau de mouton, je trouve un vieillard, Si Bouchta, gardien du lieu, qui égrène son chapelet.

— Je voudrais voir Zeïneb, épouse de Kaddour le mokhazni. Est-ce possible ?

Le vieillard s’exclame : tout n’est-il pas permis à la femme du hakem ? Ma présence sera, pour la maison, une bénédiction. Bienvenue ! Bienvenue !

Il met la main sur son cœur, s’incline, multiplie les compliments et m’introduit dans le patio.

C’est une cour comme une autre, délabrée, mal entretenue, mais qui n’a rien de particulièrement sinistre. Des cotonnades grisâtres, des loques déteintes et sans âge, flottent devant quelques portes.

L’épouse du gardien, toute petite, toute ratatinée, toute cassée, m’introduit dans une chambre pleine de femmes aux visages nus, parmi lesquelles Zeïneb, enveloppée de son haïk, garde une allure de pudique bienséance.

— Tu viens de la part de Kaddour ? interrogea-t-elle d’une voix implorante, soumise, altérée par cette ardente tendresse que les brutalités de son époux réveillent toujours en elle.

— Kaddour t’attend…

Je n’ai pas besoin d’évoquer le collier ; Zeïneb est déjà dans la cour, pressée de rejoindre le cruel amoureux qui règle avec Si Bouchta les formalités de son départ.

Toutes les prisonnières se sont agrippées à mes vêtements.

— Ô femme du hakem ! Ô femme du hakem !… Écoute-moi… Je suis innocente,… Je voudrais sortir d’ici… Intercède pour moi…

La vieille Halima les fait taire.

— Celles-ci ne méritent pas que tu t’occupes d’elles, dit la gardienne, en me désignant d’équivoques créatures fardées, dont les vêtements mi-européens, mi-indigènes et les bijoux clinquants, proclament le métier. Elles ont dévalisé un tirailleur ivre qu’elles avaient attiré chez elles… Cette autre a fait scandale à Sidi Nojjar. Toi, Ghita, raconte ce qui t’est advenu, par la volonté d’Allah notre Maître.

La femme interpellée s’approche de moi. Elle est toute jeune, gentille, malgré son expression fadasse, et des marques de petite vérole.

— Il m’a battue, dit-elle en retroussant ses caftans, très haut, sur ses cuisses rayées de lignes bleues, jaunes, rouges, où quelques plaies suppurent.

— Qui t’a battue ?

— Mon mari.

— Pourquoi ?

— … Malgré moi… les voies illicites… Ensuite il s’est plaint au cadi qui m’a mise ici. Ô femme du hakem, ne m’abandonne pas. Je veux être répudiée, je veux retourner chez mes parents.

Elle pleure. Elle a l’air d’une fillette bien sage et toute contrite d’une faute qu’elle n’a pas commise.

Derrière moi, une voix flûtée supplie avec insistance. Je me retourne. Une gamine, de huit ou neuf ans, couvre mes mains de baisers. Elle est mince, chétive, ébouriffée, petit animal inquiétant aux regards déjà vicieux. Elle raconte effrontément une histoire où je démêle qu’elle s’est sauvée de chez ses parents.

— Viens voir les fous, me dit Halima, qui ne tient peut-être pas à ce que je m’attarde chez les prisonnières.

C’est vrai, je l’avais oublié, il y a des fous dans cette maison, et je n’entends ni cris, ni rires de démence… et puis, quelle espèce de fous cela peut-il être, que suffit à garder ce couple falot ?

La vieille s’arrête devant une porte fermée par un sac en lambeaux. Elle me pousse dans la chambre au fond de laquelle un homme est étendu sur des chiffons. Une chaîne en fer part de la muraille et vient s’attacher au cou du malheureux en un solide carcan. L’homme peut, tout au plus, faire quelques pas, vite rappelé au mur par sa chaîne. Celui-ci, du reste, ne se lève même pas de sa couchette. C’est un nègre, jeune encore, à l’épaisse toison, à la barbe ravageante. Il est pâle, oh ! si pâle !… En vérité, ce nègre est livide !… Toute vie semble retirée de son corps et ne subsiste plus que dans sa barbe trop touffue et dans le regard lucide, calme, dont il me fixe.

— Quel est ton état ?

— Il n’y a pas de mal sur toi ?

Nous échangeons les formules de politesse, tout naturellement, comme des gens qui se rencontrent dans la rue. Ce nègre est fort bien élevé, il connaît les règles du savoir-vivre. Se peut-il qu’il soit fou ?… Il répond à mes questions avec la plus grande netteté.

— Il y a cinq ans que je suis entré ici… J’étais vigoureux alors, je marchais sur mes pieds. À présent ils ne peuvent plus me porter.

Il désigne ses pauvres jambes, maigres, enkylosées, des jambes mortes… À quoi bon cette chaîne ? Il ne saurait se sauver…

— Non, il n’est pas fou, me dit Si Bouchta, il est tranquille, obéissant, il ne réclame jamais… Autrefois, quand on nous l’amena, il avait des visions, il parlait la nuit. Maintenant il dort bien.

Mon esprit se déconcerte devant ce nègre impassible, qui ne me prie même pas d’intercéder pour son sort, comme s’il le jugeait irrévocable.

— A-t-il des parents ?

— Sa mère vient le voir chaque jour et lui apporte à manger.

— Que Dieu la conserve !

Je n’ose lui donner quelque espoir, lui dire que j’essayerai de faire intervenir le hakem, le médecin… À quoi bon troubler cette résignation, si j’échoue…

Dans la pièce voisine, sombre, humide, d’où s’exhalent d’âcres odeurs, une forme est affalée, que je distingue à peine.

La vieille soulève une loque, découvre un visage aux cheveux noirs, épars, aux yeux grands ouverts, au teint blême, beauté de folle, terrifiante, malsaine, dont on reste obsédé. Cette femme gît immobile, ne bronche même pas lorsque Si Bouchta promène une bougie tout près de sa face où luit un regard tragique et vague.

— Voici des années, Allah les a comptées ! qu’elle ne se lève plus, ni ne prononce une parole… dit le vieillard.

La chaîne pend le long du mur, à peine relevée pour enserrer le col d’une créature inerte…

Des pestilences me chassent ; l’angoisse étreint mon cœur. Cette folle, vraiment folle, est-elle plus troublante que le nègre raisonnable en sa cellule d’aliéné ?

Je suis les gardiens, fiers de leur maison, à travers un corridor grossièrement pavé, le long duquel s’ouvrent des réduits, sans portes, comme une écurie. Au fond de ces pièces, déjà sombres, s’enfoncent des antres, des cachots, où l’atmosphère s’alourdit. Et j’aperçois, à la lueur de la chandelle que tient Si Bouchta, des êtres hirsutes, hâves, défaillants, cadavres qui remuent encore, larves agonisant dans les ténèbres.

Certains se dressent à notre approche, font quelques pas, tendent leurs chaînes. La plupart, indifférents, restent pelotonnés dans leur coin.

Il y en a qui tiennent des discours sensés, jusqu’à ce qu’une phrase les arrête, qu’ils répètent indéfiniment, tandis que leurs regards vacillent.

Il y a ce gros bouffi dont les yeux brillent et clignotent entre la fente des paupières, et qui rit, et qui m’appelle avec des paroles obscènes, à l’effarement de mes guides.

Et puis un vieillard squelettique, agenouillé vers l’orient, qui tire sur sa chaîne pour se prosterner comme il convient, et marmonne des prières sans fin.

Et cette vieille aux chairs grises, aux mèches grises, aux loques grises, écroulée, puante, telle un tas d’ordures…

Pas un cri, pas un bond.

Leurs voix sont atones ; ils n’ont plus la force de crier. Leurs membres se glacent, ils se meuvent à peine écrasés sous les fers. Leurs vies s’éteignent, ils s’anéantissent lentement, implacablement, dans le tombeau.

Ah ! je comprends comment un couple de vieillards suffit à garder les fous du Moristane.

Non, je ne veux plus rien voir, je ne peux plus endurer l’horreur macabre de ces lieux… Des fous furieux seraient moins atroces que ces misérables, abrutis par leur destin…

Ici tout est ténèbre, silence et mort… De l’autre côté de ces murs, il y a la rue tiède, les souks, les passants, et ce couple, Kaddour et Zeïneb, qui se presse, amoureux, vers la petite maison pleine de canaris…


19 mai.

J’ai rencontré Si Ahmed Jebli, le riche marchand d’étoffes, le rassasié, le généreux. Il me dit d’un air d’allégresse :

— Allah t’a mise sur mon chemin, j’allais à ta recherche. Ma maison est dans la joie depuis la guérison de Si Abd el Aziz. Elle te prie de venir ce soir, car je donne une nuit de Gnaoua[47], pour satisfaire au vœu dont je me liai, lorsque mon fils fut atteint par la petite vérole.

— Sur ma tête et mes yeux ! répondis-je.

C’est pourquoi, mystérieuse, voilée, je me rendis à mule chez Si Ahmed Jebli, dès que les ténèbres eurent enveloppé le monde.

J’avais revêtu un caftan de satin abricot et une tfina de légère mousseline jaune. Je ne portais qu’un seul bijou au milieu du front. L’élégante discrétion de ma toilette obtint les compliments de toutes ces dames. Elles aussi avaient soigné leurs parures, qui n’atteignaient point cependant la somptueuse magnificence réservée aux noces. Ce n’étaient que soieries et gazes, sourires sur les lèvres et contentement des cœurs. Nous nous assemblâmes dans une mesria du premier étage, d’où nous pouvions fort bien voir la fête sans être aperçues, car les invités du maître occupaient, au rez-de-chaussée, une longue salle située en dessous de la nôtre, et nous n’approchions des fenêtres grillées qu’avec la protection de nos haïks.

Le patio de Si Ahmed se prolonge en un jardin, par-devant lequel il forme une large place mosaïquée. Là étaient réunis les visages de bitume, si nombreux qu’ils ressemblaient aux sauterelles abattues sur un champ. Ils faisaient deux groupes distincts, celui des hommes et celui des femmes. De grandes torches fumeuses, fichées dans le sol, les éclairaient de reflets rougeâtres, et des cierges s’alignaient sur les tapis, dans les hauts chandeliers.

Après avoir bu et mangé jusqu’au rassasiement, les nègres préludent en sourdine. Mes compagnes regardent, attentives et recueillies. Ce n’est point pour elles un simple divertissement, mais un acte religieux dont elles comprennent encore le sens magique.

— Tous les puits sont-ils fermés ? demande à une petite esclave le chef de la confrérie ?

Minéta contrôle avec conscience les pesants couvercles de marbre, car, si par inadvertance un seul restait entr’ouvert, l’armée des djinns ferait irruption et, calamité ! s’emparerait de tous les Gnaoua.

— Va boucher les conduits de la chambre aux ablutions, ordonne Lella Lbatoul.

On ne saurait avoir trop de prudence envers ces démons, toujours prêts à s’élancer sur les humains.

Les musiciens commencent à s’exciter, leurs chants deviennent plus rauques, les joueurs de gumbri grattent leurs instruments avec une rage grandissante, et la cadence des crotales secoue furieusement la nuit. Un à un, les danseurs se lèvent, encensent leurs vêtements et leurs corps et viennent exécuter quelques pas devant l’orchestre.

Hypnotisée, une négresse de la maison, qui passait au milieu du patio, s’est arrêtée. Elle dépose son plateau de cuivre et s’avance vers les Gnaoua. Selon les rites, elle parfume ses caftans et s’apprête à danser. Puis, saisie d’une pudeur subite, elle s’enfuit. Mais on la ramène et peu à peu Fatima se prend au rythme de la musique. Des réminiscences lointaines s’emparent de son être, elle danse… droite, presque sur place, en un dandinement exaspéré. Ses hanches roulent, ses épaules tressaillent, ses seins frémissent, une stupide béatitude alanguit son visage.

Les esclaves et les femmes, qui d’abord avaient ri, l’encouragent de leurs stridents yous-yous.

Fatima danse éperdue, les yeux hagards, la croupe bondissante. Elle oublie les murs, les assistants, l’esclavage. Elle est dans son pays, en Guinée, un soir d’ivresse…

Les musiciens se démènent avec des expressions de souffrance voluptueuse. Délices et torture ! Cruelle jouissance de la musique !… Reflets mauves sur les fronts en sueur… Éclairs blancs des dents et des yeux à travers les faces de nuit, et cette femme hallucinée qui danse…

Soudain l’effrayant vacarme s’apaise en un chant religieux ;

Ô Dieu ! Ô Dieu ! Ô Prophète de Dieu.
Le salut sur Toi, ô Mohammed ! ô Prophète de Dieu !
Par Allah ! nous prions sur Toi ! ô Prophète de Dieu !

Les esclaves entraînent Fatima, épuisée. Sept ou huit danseurs lui succèdent.

La barbare cadence a surgi des psaumes, comme un chat bondissant hors de l’ombre. Les nègres rejettent burnous et djellabas, ils restent vêtus d’une tunique sur l’ampleur des culottes bouffantes. Des voiles dont il s’enveloppent, blancs, noirs, bleus, verts, selon les djinns évoqués, se déploient, cinglent l’air et s’enroulent semblables à des couleuvres. Les gestes s’accentuent, les jambes sèches et sans mollets se détendent avec une brusque souplesse, les bras se projettent en avant par saccades, les visages prennent des airs d’hypnose et de bestiale félicité.

Et toujours le claquement formidable des crotales !

… Du groupe des femmes, une masse énorme s’est détachée, un amas de draperies rampant sur les mosaïques, la maallema, la prêtresse !

Elle arrive en poussant des gémissements, jusqu’au groupe des danseurs, vautrée, frémissante, face contre terre. Sa tête s’agite convulsivement au ras du sol. Elle semble implorer l’orchestre, elle souffre d’un mal torturant. Le djinn s’empare d’elle…

En hâte, on la dépouille de sa djellaba, on encense ses vêtements, ses pieds et ses mains, on cherche à la maintenir tandis qu’elle se tord. Tout à coup, avec un hurlement, elle se dresse et se met à danser.

Une étonnante flexibilité ploie son corps épais, le mouvementé de tressaillements, torsions d’épaules, déhanchements. Autour d’elle, les danseurs s’excitent, les musiciens hors d’eux-mêmes expriment une poignante douleur. Cela dure longtemps ainsi, toujours plus vite, toujours plus fort…

Et subitement, le paroxysme de cette frénésie sombre dans le psaume calme et grave, l’imploration religieuse :

Ô Dieu ! Ô Dieu ! Ô Prophète de Dieu !
Le Salut sur Toi, ô Mohammed ! ô Prophète de Dieu !
Par Allah ! nous prions sur Toi ! ô Prophète de Dieu !

… Au milieu du cercle, on dépose une coupe remplie d’eau. Un Gnaoui s’agenouille devant elle, il gémit, il supplie, il tend les bras vers la coupe, il la conjure. Puis il la saisit avec respect, l’élève des deux mains vers le ciel et la pose enfin sur sa tête, sans ralentir ses mouvements.

Il se lève et commence à évoluer tout autour du patio, avec des ondulations de reins et d’épaules, une extase de brute. Les autres le suivent, plus nerveux, leurs pieds frappent le sol, leurs trémoussements s’exaspèrent jusqu’au délire. Et, de nouveau, je me sens étourdie par cet excès de bruit et d’agitation, sans pouvoir mesurer ce qu’en dure le temps.

… Mais la mélopée vient assourdir le dernier éclat des instruments. Et c’est une surprise toujours nouvelle que ce psaume dont la sereine beauté domine et dissipe le cauchemar des nègres déchaînés.

… La femme a repris ses contorsions de reptile. Une autre s’avance, rampante, et d’autres serpentent à leur suite. On dirait des spectres surgis des tombeaux, des larves enfantées par le sol. Leurs sanglots ont des accents désespérés et leur démence gagne tous les danseurs. Une épouvante plane sur l’assemblée.

Les sorcières se sont enveloppées de voiles rouges.

Et rouges sont les suaires des Gnaoua !

Et rouges les reflets des torches !

Et rouges les visages et les cœurs !

— Ô Allah ! murmure Lella Lbatoul, Sidi Hamou est arrivé ! Sidi Hamou ! père des flammes et du sang, le djinn redoutable, gardien des lieux brûlants !

Mes compagnes frémissent, troublées par l’évocation.

Le choc des crotales, les chants sauvages, les hurlements, atteignent la limite de l’intensité. Les fantômes ardents se démènent autour des sorcières, tout le jardin trépide.

L’énorme prêtresse frénétique se renverse d’avant en arrière, à droite, à gauche. Sa masse n’est plus qu’un mouvement désordonné. Son voile a glissé, la sebenia se détache… ronde et crépue sa tête roule sur ses épaules comme une boule.

Han ! Han ! la sorcière bondit ?
Han ! Han ! Elle se convulse extrêmement !
Han ! Han ! Han !

Tout à coup, d’un suprême élan, elle s’abat raide en arrière, et on l’emporte pâmée, tandis que l’infernale cohorte accélère sa danse en un vertigineux tourbillon.

Les voiles rouges embrasent la nuit.
Et rouges sont les suaires des Gnaoua !
Et rouges les reflets des torches !
Et rouges les visages et les cœurs !
C’est rouge sur rouge ! et rouge ! et rouge !

Les arbres frémissent, les murs s’ébranlent… Une hallucination flamboyante danse devant mes yeux.

Les Gnaoua sont partis… Il y a eu le silence et l’immobilité… Les choses reprennent leur air normal. Le patio vide miroite sous la lune. Étonnement du calme reconquis…

La nuit, paisible et bleue, criblée d’étoiles, s’étend doucement au-dessus du jardin. Un vent léger fait bruisser les palmes des bananiers ; on perçoit le bruit du jet d’eau…

Un oiseau jette un petit cri peureux dans le recueillement nocturne…


10 juin.

Derrière combien de remparts se cache l’arsa de Mouley Hassan où nous sommes attendus ?… Souvent, le Chérif nous en vanta l’agrément, les eaux abondantes, les treilles dont les raisins ont un goût savoureux et rare.

Nous avons franchi la première enceinte de la ville, et nos mules trottent sur une sorte de chemin élevé, plate-forme d’une gigantesque muraille qui s’en va très loin, à travers le bled, protégeant d’immenses étendues arides et désertes. Le nègre, qui courait derrière nos montures, nous fait enfin tourner sur la droite, et nous pénétrons dans une de ces casbahs qui entourent les palais en ruines.

Fruste petit village, aux masures couvertes de chaume, rappelant celles de France, malgré les haies de cactus. Tout y est paysan et familier. Des poules errent à travers les chemins, des enfants presque nus se roulent dans la poussière, et les femmes, de fière allure en leurs haillons drapés, s’en vont, le visage libre, selon la coutume des bédouines.

Au-dessus des murettes en terre, on aperçoit le sommet des arbres, dont la luxuriance s’exagère par le contraste des environs secs et roussis. Toutes les arsas ont des portes en misérables planches mal équarries. Celle de Mouley Hassan ne diffère pas des autres. Après une longue attente, un gardien claudicant se décide à nous l’ouvrir.

Surprise toujours nouvelle des choses qui se dissimulent derrière la pauvreté des murs !

Un immense jardin s’épanouit, embaume et flambe, de toutes ses roses, de toutes les fleurs de ses grenadiers et de ses jasmins. Il semblerait à l’abandon, si la fraîcheur des feuillages et l’âpre parfum des menthes n’y révélaient la présence de l’eau. Sous les arbres fruitiers poussent des fèves, des courges, des tomates, des pastèques et des plantes aromatiques pour le thé.

Mais ces cultures n’ont point l’ennuyeuse symétrie des nôtres. Elles s’enchevêtrent sans ordre visible, se mêlent, au hasard, de géraniums et de rosiers fleuris, forment des masses de feuillage où se complaît le regard. Malgré leur utilité, apparaît simplement leur charme.

D’étroites allées en maçonnerie se croisent à angles brusques, surélevées au-dessus du sol. Une longue tonnelle de roseaux, couverte par les vignes, offre un chemin d’ombre verte jusqu’au pavillon où le Chérif nous attend.

Mouley Hassan arrive à notre rencontre, digne et lent, afin de satisfaire à l’hospitalité, sans toutefois marquer un empressement qu’il ne témoigne à personne. Sa haute stature s’enveloppe d’admirables mousselines, sous lesquelles joue le rose vif du caftan. Sa barbe, aussi blanche que ses lainages, encadre son visage majestueux. Négligemment il manœuvre un chasse-mouches, fait de souples crins réunis en une poignée de cuir.

Il goûte nos compliments avec une complaisance hautaine, célèbre lui-même l’excellence et la fécondité de ce jardin que nul n’égale, tout en affirmant qu’il en possède bien d’autres, plus merveilleux encore.

On accède au pavillon par quelques degrés de mosaïques, raffinement inattendu en ce champêtre décor, aussi bien que le tout petit paysage apprêté devant la salle, et qui borne la vue : un berceau de jasmin jaune protégeant une vasque… L’eau qui monte vers les feuillages, et s’égoutte dans un bassin précieux…

Jet d’eau ! Contentement d e l’esprit, amusé par ses caprices… Repos des yeux qui ne se lassent pas de sa fraîcheur, après la fatigue ardente et poussiéreuse de la route… Miracle de l’eau, venue de la montagne, pour sourdre en ce marbre poli, et retomber en mille gouttelettes… Symbole de jouissance parfaite, aux brûlants pays de l’Islam.

— Ce pavillon fut construit, dit le Chérif, par le sultan Mouley Abd er Rahman, pour sa favorite, une Circassienne de grande beauté, dont il eut ma mère, Lella Aïcha Mbarka. Ses ancêtres et lui-même recevaient, des ambassadeurs, certaines choses d’Europe qu’il se plut à y réunir. Rien n’y fut changé depuis lors.

Fascinés par le jet d’eau et son décor charmant, nous n’avions pas regardé la salle.

Où sommes-nous ?… en quel pays et en quel temps ?… À part les sofas, tous ces meubles nous sont familiers. Nous les avons connus chez les très vieilles gens de notre enfance et dans les musées, car ils sont touchants, admirables ou ridicules… Les retrouver ici !… dans une casbah du Maroc, non point comme des objets de curiosité, mais ornant une pièce vivante, où l’on vient rêver, boire du thé, dormir !…

Des horloges Empire s’alignent le long d’un mur ; un petit guéridon supporte un service de Saxe dépareillé ; un vieux secrétaire enroule symétriquement les veines de ses admirables bois aux tons chauds. Les étagères soutiennent des vases vieillots, des fleurs sous globe ; une potiche de Sèvres, laide et bleue ; des coupes en argent, ornées de guirlandes.

En face des horloges, deux fauteuils Louis XVI sont adossés à la muraille. Ils attendent… Qui ?… des marquis, des ambassadeurs ?… Les Marocains n’ont point coutume de s’asseoir, ils préfèrent les sofas où s’accroupir.

Ces pauvres fauteuils, inutiles, servirent peut-être à des mariées, aux jours de leurs noces… Personne, à présent, n’oserait s’y poser, ils ont l’air trop vieux, trop fragiles. Leurs soies, presque décolorées, se fendent en maintes déchirures, leurs ors sont ternis, et leurs bois vermoulus.

Au centre de la salle s’érige, sur une console dorée, le plus beau jouet à musique dont puissent jamais s’égayer les longs ennuis d’une sultane. Mouley Hassan remonte la vieille mécanique. Il en sort une petite ritournelle chevrotante et surannée, une voix amortie qui semble traverser les âges pour parvenir jusqu’à nous. Et l’harmonie en est exquise, touchante et douce comme une aïeule. Elle nous enveloppe de très anciens rêves, de sensations lointaines, imprécises, et qui font mal, tendrement, délicatement…

Tout vit à nouveau sous le globe de verre qui protège un petit paysage d’autrefois : une frégate, gréée à l’ancienne, toutes voiles dehors, se balance au milieu des flots. Elle aborde un paysage exotique, mal connu, quelque part, là-bas, dans « les Îles !… »

Une source de cristal coule, en tournoyant, et tombe d’un rocher au sommet duquel s’épanouit un arbre. À travers les branches, sautillent et volettent des oiseaux de paradis. Ils sifflent, remuent la tête, ouvrent leurs becs effilés, font des grâces, agitent leurs ailes bleues, vertes et mordorées dont le temps n’a point amorti l’éclat métallique.

Devant cet étonnant paysage, ce navire soulevé par les vagues, quels rêves dut faire la sultane recluse, qui ne connaissait que les palais aux grands murs et ce jardin si bien clos ?

La boîte à musique finit d’égrener son émouvante chanson, les dernières notes meurent, imperceptibles ; la petite voix, un instant réveillée, rentre dans le passé… Mouley Hassan se campe devant la porte, aux côtés de laquelle deux niches semblables sont creusées. L’une est vide, l’autre garnie d’une pendule, en bronze admirablement ciselé, qui porte la marque d’un horloger de Londres, et la date 1793, Mais c’est la place vide que contemple le Chérif, et il rit d’orgueil satisfait.

— J’ai connu, en cet endroit, nous dit-il, une autre pendule, sœur de celle que vous voyez ici. Elles avaient été offertes à Mouley Sliman par un ambassadeur d’Angleterre. Et toutes deux marchaient si exactement ensemble, que leur carillon semblait unique… Mon cousin, ce Sidi M’hammed Lifrani qui fut khalifa du sultan, prétendit avoir des droits sur l’héritage de Lella Aïcha Mbarka. Il revenait à moi seul, et comprenait de grands biens. Le cadi ne manqua point d’en juger selon l’évidence. Alors, tandis que j’étais à Marrakech, Sidi M’hammed fît enlever une des pendules, par vengeance, et il jura que je ne la reverrais jamais. À mon retour, on me dit qu’elle était cassée. Je n’en crus rien, tous mes esclaves furent battus jusqu’à ce que l’un d’eux m’eût raconté la chose…

» À cette époque, Sidi M’hammed était plus puissant que moi. Que pouvais-je faire ? Je me tus.

» Or, ajouta le Chérif en riant, mon cousin est mort. Ses biens revinrent à la fille qu’il avait enfantée avec la négresse Marzaka… Tu vas souvent la voir… L’aurais-tu remarquée, cette pendule ?

J’affirmai, très sincèrement, qu’il y avait beaucoup d’horloges et de pendules chez mes voisines, mais qu’aucune d’entre elles ne valait celle-ci par la perfection du travail ni l’ancienneté.

— Qu’importe ! reprit Mouley Hassan. Je verrai bientôt par moi-même, car, s’il plaît à Dieu, j’épouserai la fille de mon cousin dans quelques mois… Quand tu reviendras dans ce pavillon, tu y trouveras les deux pendules.

Il dit cela nonchalamment, comme une chose toute naturelle et certaine, mais sur laquelle il est bienséant de ne point s’attarder, et, agitant son chasse-mouches avec impatience, il se mit à invectiver contre les esclaves :

— Aicheta !… Mbilika !… ô pécheresses, qu’attendez-vous ?… Apportez les rafraîchissements et les pâtisseries !… Je veux, continua-t-il en se tournant vers nous, que vous jugiez cette eau de violettes… En dehors de ma maison, nul ne sait la préparer… Voici des fruits confits dans un sirop de miel à la rose, et des pâtes d’amandes parfumées au safran, à la cannelle, à la menthe. Ma grand’mère en tint la recette d’une esclave turque fort habile… Sans doute n’avez-vous jamais goûté ces gâteaux si délicieux ? J’en fais venir spécialement les pistaches par des pèlerins… Ils n’ont pas leurs pareils en délicatesse…


24 juin.

Dès l’aube, le rabbin Tôbi Ben Kiram me fait chercher pour le mariage de sa fille.

Au contraire des nocturnes noces musulmanes, celles des Juifs sont très matinales.

Le Mellah s’éveille dans la fraîche lumière ; les étaux de bouchers encore fermés, les rues désertes, lui donnent un air plus avenant. Un vent pur balaye tous ses miasmes.

Des femmes entrent, en même temps que moi, chez la fiancée. Très affairées, elles ont cette allure grave, importante, qu’il convient de prendre en pareil cas. Mais leurs vêtements négligés, des vêtements de tous les jours, m’étonnent. Sans doute ce n’est pas la mode ici de faire toilette pour un mariage, alors que chaque samedi on exhibe des jupes de velours et d’extraordinaires châles bariolés !…

Isthir vient me dire bonjour, et cela me surprend aussi de la voir agir et circuler sans embarras le jour même de ses noces, car je suis habituée à la hiératique impassibilité des mariées musulmanes…

Oh l’appelle dans une chambre pour l’habiller. Vingt mains s’emparent aussitôt d’elle : les mains grasses, molles et moites de ses parentes ; les mains décharnées, aux gestes crochus, des vieilles qui encombrent la pièce. On la tourne, on la retourne, on la peigne, on la farde. Les femmes discutent autour d’elle sur les détails de sa parure ; les petites Juives se pressent pour l’apercevoir ; elles ouvrent d’immenses yeux attentifs, et, peut-être, songent-elles à l’instant où elles-mêmes seront des mariées !…

Jour suprême ! Jour d’orgueil et de joie secrètement attendu par toutes les jeunes filles !

Isthir n’en semble pas goûter le charme sans mélange. Huit mégères, dont les mentons provoquent les nez, s’attaquent à sa chevelure. Chacune tire sur une mèche, et tresse une natte si raide, si serrée, que la peau du front doit en être mieux tendue… La pauvre mariée a un air de martyre ; elle ne bouge pas, ne proteste pas, mais de grosses larmes roulent sur ses joues. Les vieilles impitoyables continuent leur travail, tout en chantant avec des voix éteintes, presque sans timbre. Les louanges de l’aroussa prennent, dans leurs gosiers, des accents de funèbre complainte.

Le supplice s’achève enfin ! Isthir est embellie d’une sorte de frange, curieusement nattée au ras des sourcils, et de huit petites queues qui se retroussent. On lui passe des lingeries toutes raides et neuves : la chemise, le pantalon, une guimpe, un jupon, de coupe française, avec beaucoup de dentelles, de volants, de rubans roses et bleus très agressifs. La tête d’Isthir surgit, insolite, de ce luxe vulgaire. Mais les dessous galamment européens, disparaissent bientôt dans l’ampleur d’un caftan de brocart, blanc à ramages multicolores, et d’une tfina de soie transparente.

Cela devient tout à fait arabe, tandis que le visage de la mariée se judaïse de plus en plus. Des plaques de carmin, rehaussées de points blancs, s’étalent au milieu de ses joues ; ses lèvres peintes laissent couler jusqu’au menton des ornements écarlates ; ses cheveux sont coiffés d’une petite tiare très disgracieuse d’où tombe un voile en mousseline. Il ne reste plus qu’à poser le fistoul[48].

Une discussion s’engage entre la mère et la tante d’Isthir. L’une tient un fistoul de soie citron liseré d’or, l’autre un fistoul de soie pistache liseré d’argent, et chacune veut imposer son choix. La dispute s’envenime, devient aigre et tout à coup se termine par la victoire du fistoul vert, dont l’aroussa est aussitôt parée. Alors on apporte les bijoux : les colliers de perles, la main d’or préservatrice du mauvais œil, les bracelets, les bagues aux pierreries voyantes, les boucles d’oreilles en émeraudes, que l’on me prie de poser moi-même le long du visage.

La mariée est prête.

Elle trône sur une estrade au-dessus de l’assistance. Elle a pris enfin l’attitude solennelle convenant à une aroussa. Je ne puis plus l’identifier à la fillette qui, ce printemps, me servit le thé avec des allures de petite Française. Cette ridicule poupée, haute en couleur, ces vieilles dont les seins pendent et ballottent dans l’échancrure du boléro d’or fané ; ces rondes matrones en robes de cotonnade, me semblent aujourd’hui très étrangères, d’une autre espèce humaine inapparentée à la nôtre…

Pourtant Isthir porte des jupons et des chemises ornés de dentelles. Quand elle partira pour la France, une couturière l’affublera d’un costume tailleur. Mais aujourd’hui, elle revêt les caftans des Musulmanes…

Race étonnamment souple et tenace que la sienne ! Si prompte à s’adapter et qui, pourtant, à travers les pays et les siècles, sous toutes les civilisations et tous les costumes, conserve son essence : l’opiniâtre, l’indestructible, l’inaltérable âme juive.

Des violons grincent dans la cour, une fade odeur écœurante s’épand, à mesure que le patio se remplit d’invités. Ils ont gardé leurs lévites habituelles, noires, maculées de taches, et leurs foulards graisseux. Seul, le rabbin Tôbi exhibe une superbe redingote en drap blanc.

Le jeune Haroun traverse la foule au milieu d’une rumeur sympathique et vient se placer devant l’aroussa. Il a renoncé, en ce jour, au veston, aux bottes, au chapeau mou et aux cravates rutilantes, pour revêtir un costume soutaché, gris tourterelle, que recouvre une ample draperie de soie. Au sommet de son crâne bien pommadé, s’élève un étrange petit cube noir, retenu par des courroies… Comique et pénétré, Haroun baisse modestement les yeux, comme un figurant de théâtre.

Les rabbins chantent des litanies sur un air très religieux qui ressemble aux nôtres ; l’un d’eux psalmodie en hébreu une interminable prière, puis l’époux passe au doigt de sa femme un anneau d’or en disant :

— Au nom de la Loi de Moïse, tu m’es consacrée.

Tout cela aurait une certaine grandeur, si, dans l’assistance, on ne faisait déjà circuler du rhum. Un vieux Juif à cheveux gris, adossé à la muraille, fixe l’espace d’un air extatique, Moïse écoutant l’Éternel, mais, au passage du verre, il se précipite sur la liqueur, qu’il avale d’une seule lampée…

On descend la mariée de son estrade, et toutes les femmes s’empressent à lui frotter les lèvres avec un morceau de sucre.

— Afin, me dit-on, qu’elle soit toujours douce et plaisante à son époux.

Isthir garde les yeux clos, on se bouscule et on l’écrase, une petite larme perle au bord de ses paupières, de furtives grimaces contractent son visage quand certaines invitées lui meurtrissent la bouche avec trop d’ardeur. Des Juifs s’emparent de son auteuil, et l’emportent hors du logis, hissé sur la tête de l’un d’eux.

La mariée s’en va dominant la foule, le cortège noir des hommes qui, seuls, l’accompagnent au domicile conjugal.

Dans la rue il fait clair, et chaud. Le soleil se rit des brocarts éclatants et de l’entourage sordide. On dirait un mannequin de mardi gras promené dans les bas-faubourgs.

Devant chaque maison, des Juives attendent, les mains pleines de sucre qu’elles frottent sur les vêtements d’Isthir. Elles offrent aussi du lait, symbole d’abondance et de pureté. La mariée n’y touche pas, mais ses suivants se garderaient de manquer pareille aubaine. Ils vident au passage tous les verres. Celui dans lequel Isthir trempe ses lèvres, en arrivant chez l’époux, est aussitôt brisé à ses pieds.

Le rabbin Tôbi s’approche alors de sa fille. Il la prend dans ses bras et la porte, au fond de la chambre nuptiale, sur le grand lit voilé de dentelles, où elle doit attendre jusqu’au moghreb, tandis que les invités festoieront.

Déjà, les tables sont prêtes, on se verse à la ronde d’abondantes rasades de mahia[49].

Ce soir, chacun s’en ira fort ivre, et l’époux s’approchera d’Isthir en titubant.


26 juin.

Accablement d’une nuit chaude… insomnie !

Inquiet, mal éveillé, l’esprit erre dans les ténèbres. L’oreille attentive écoute… elle néglige les sons familiers qui tissent la trame de la nuit, tintement monotone de l’eau, chants répercutés des coqs, pour capter d’imperceptibles bruits.

À force d’épier, elle saisit : des souris grignotent,… la brise halète contre les vitres,… un insecte grimpe au mur et retombe,… les moustiques bourdonnent.

Une chatte miaule, amoureuse. Soudain, sa plainte atroce, longue, stridente, fait palpiter le silence d’une souffrance aiguë qui s’apaise en ronronnements.

Ah !… on marche au-dessus de nous… Folie !… on croit toujours entendre des pas dans la nuit… A-t-on parlé ?… L’ombre vibre doucement. Tous les sens énervés cherchent à percevoir… Ce n’est rien… Mais voici qu’un son réel et lourd nous dresse en sursaut.

Nous courons à la terrasse : trois silhouettes se détachent sur le bleu sombre du ciel,… ce sont des femmes. L’une d’elles gémit affalée, ses compagnes essayent de la relever. En nous voyant elles font un geste d’effroi, puis elles se précipitent vers nous, suppliantes, et baisent nos pieds.

— Ô mon seigneur le hakem ! Ô Lella ! pardonne-nous ! … Par votre vie, nous ne voulions pas le mal !

— Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici à cette heure ?

Elles ne répondent pas, elles implorent… mes yeux distinguent des visages connus.

— Saadia ! Khaddouje ?

Les femmes du tajer Ben Melih ! Je comprends et ne puis m’empêcher de rire… cette autre qui se plaint est Yakout, l’esclave favorite…

— Es-tu blessée ?

— Ô mon malheur ! Ô calamité ! Je suis tombée en sautant ce mur, mon pied s’est brisé, je ne puis plus marcher… Ô Prophète… Qu’allons-nous devenir ? Le maître nous tuera !

— Mais non ! il tient à son bien. Vous lui avez joué tant d’autres tours et vous êtes toujours en vie…

— Ô seigneur !… Par la tête de ma mère, je le jure, nos cœurs sont blancs ! Nous allions seulement rendre visite à une amie.

— Elle a une petite barbe, votre amie, et elle porte un turban ?

— Ô Lella ! tu es avisée… Nous ne te cacherons rien, mais ne nous fais pas honte devant le hakem.

J’accède à cette pudeur imprévue. Du reste mon mari, dès que j’ai reconnu les aventureuses, s’est éloigné discrètement. Je l’appelle à notre aide. Il s’agit de sauver ces femmes, tout en ménageant, pour une fois, l’honneur du marchand. Kaddour, que l’on a fait chercher, les reconduira par le chemin des terrasses. Mais les fugitives, tout à coup, ont pris une excessive réserve : elles me conjurent de ne pas les abandonner ainsi, seules, avec un homme !

Nous partons en silence, tels des rôdeurs nocturnes. Il faut grimper, redescendre, escalader les petites murettes. Des échelles, des cordes à linge nous prêtent parfois leur appui. Yakout entrave notre marche, nous la portons presque et elle se mord les lèvres pour contenir ses cris.

Souvent nous nous arrêtons au-dessus d’une demeure, haletants, oppressés par la crainte d’avoir fait quelque bruit.

Y a-t-il des gens qui écoutent dans la nuit ?… Tout dort… Les patios creusent des puits mystérieux ; la ville m’apparaît comme en un cauchemar où l’on bute au milieu des obstacles, où l’on va sans fin, le cœur étreint d’angoisse.

Louange à Dieu ! Voici la demeure de Si Ben Melih. Une porte entr’ouverte sur l’escalier engloutit les trois femmes. Ce n’est point l’heure des remerciements. La nuit devient plus grise. Hâtons-nous !… Un muezzin jette au-dessus de Meknès la plainte religieuse du Feger ; de tous les minarets, aussitôt, s’envolent les prières annonçant l’aube.

Le ciel s’empourpre, la chaîne du Zerhoun apparaît en silhouette onduleuse, les choses perdent leur aspect bizarre et redeviennent normales. Pour une fois, la magie du décor me laisse insensible. Que dirait-on d’apercevoir la femme du hakem et son mokhazni sur la terrasse des voisins !

Mais Allah nous avait écrit la sécurité ! Délivrés de Yakout, notre retour s’accomplit plus vite et sans peine. Nul ne nous a vus.

Seul, un ramier, au bord de son nid, nous contemple d’un œil étonné…



1er juillet.

Toutes les femmes ce soir montent aux terrasses ; un recueillement insolite plane au-dessus de leur assemblée… Elles ne bavardent point ni ne s’attardent en escalades pour rejoindre les voisines. Droites et graves, tournées vers l’Occident, elles inspectent le ciel où vacille un dernier reflet. Elles ne savent point qu’il est mauve, d’une nuance incertaine et délicieuse faite de tous les roses du couchant fondus en l’azur du jour, mais seulement qu’il y doit paraître le signe des temps attendus.

Tout à coup une rumeur s’élève de la ville ; les discordants hautbois ont déchiré le crépuscule et dominent la cantilène des muezzins… Les femmes y répondent par des yous-yous suraigus ; les enfants courent en criant l’heureuse nouvelle, les passants se la confirment d’un air ravi : la première lime du Ramadan est apparue !

Quelle joie ! Tous les cœurs sont en liesse, excités par la perspective des jours inhabituels, qui ne seront point comme les autres jours, qui rompront le cours monotone de la vie ! Pourtant ce seront des jours si cruels et trop longs en cette saison d’été, où, depuis la naissance de l’aube jusqu’à l’agonie dorée du moghreb, toutes les abstinences mortifieront les serviteurs d’Allah : abstinence de nourriture, de boisson, de tabac, abstinence d’amour… Mais ils débutent par une fête.

Chacun s’affaire pour le premier repas nocturne, et, bien qu’il fût prévu depuis longtemps et même préparé, la foule se presse autour des marchands. Une odeur de friture domine tous les relents des souks, les saucisses rissolent, les beignets s’entassent ; les petites lampes à huile, allumées au fond des échoppes, révèlent l’amoncellement des victuailles. De bons bourgeois, dignes et blancs, promènent les melons et les figues précoces qu’ils viennent d’acheter.

Voici les nuits sans sommeil, les souffrances du jeûne, l’épuisement, la soif torturante… Nul n’y songe,

La brûlante harira fume dans toutes les demeures.

Gloire à Dieu ! Monseigneur Ramadan est arrivé !

12 juillet.

Ce ne sont, que gens las et dolents, mines creuses, regards ternes, ou brillants de fièvre, dans les visages émaciés. Les bons bourgeois replets ont perdu leur air jovial en même temps que leurs joues. Ils somnolent tout le jour au hasard des sofas et se réveillent très grognons, la bouche mauvaise et sèche. Ils se montrent tyranniques, exigeants, emportés. Les esclaves travaillent à contre-cœur avec des gestes mous ; les femmes redoublent de jalousie… Les ménages se désunissent, les meilleurs amis se brouillent ; partout on entend des disputes et des criailleries. La moindre chose irrite les nerfs trop tendus et prend la proportion d’un drame ; jamais on ne vit tant de plaideurs aux audiences du pacha. Pour un morceau de viande, pour un fruit écrasé, pour un mot, des hommes s’empoignent férocement, une lueur de meurtre au fond des yeux. Les voix s’éraillent en injures gutturales :

— Qu’Il maudisse ton père, ô fils d’esclave !

— Ô fils du fainéant cet autre !

— Qu’il maudisse ton père et ta tribu !

— Ô fils du vagabond !

— N’as-tu pas honte, ô le plus vil des hommes, qui fais des actions de femmes !

— Pourquoi rougirais-je ? Je vaux mieux que toi. Les gens me connaissent et la tribu témoignera.

— Qui es-tu ? Homme vivant au crochet des femmes ! Serviteur de p… ! qui rassemble les babouches de tes maîtresses !

— Ô Dieu ! Écoute-le ! Lui qui a prostitué sa mère à un Juif !

— Fils de brigand !

— Fils de voleur ! Fils de coupeur de routes !…

… L’éclair d’un poignard zigzague dans l’air, un peu de sang macule un burnous. Les cris sont devenus de rauques hurlements, une mêlée générale met aux prises tous les passants.

Qu’y a-t-il ?… Pourquoi cette tragique querelle ?

C’est que El Ghali, le forgeron, a pris un peu d’eau à la cruche de son voisin pour en arroser un pot de basilic…

La troupe des énergumènes s’éloigne en vociférant. Et le Pacha va faire donner cent coups de bâton à tous les combattants qui n’auront pas glissé quelques douros entre les doigts de ses mokhaznis…

La rue retombe dans sa torpeur silencieuse et chaude.

J’entre chez Si Larbi el Mekki à qui je dois remettre un message.

Le soleil flambe sur les mosaïques de la cour, l’ombre des arcades descend à peine, toute courte et cassée, au bas de la muraille. Derrière les tentares de mousseline, les femmes dorment dans le désordre des pièces ; nulle ne m’appelle au passage. Meftouha la négresse me précède toute gémissante :

— Ô mon malheur ! Que je suis lasse par ce temps ! Monseigneur Ramadan me tue !

Elle ne songe même pas à me poser les mille aimables et vaines questions d’usage, auxquelles j’aurais répondu par mille autres questions, également aimables et non moins vaines. Pourtant, au moment de m’introduire chez son maître, elle interrompt ses plaintes pour me dire d’un air mystérieux :

— Ce matin, l’intendant de Si Larbi a ramené de Fès une nouvelle esclave…

— En vérité ! Comment est-elle ?

Meftouha grimace sans répondre, elle entr’ouvre la lourde porte de cèdre.

Mes yeux éblouis ne perçoivent rien tout d’abord, en la salle somptueuse et fraîche, refermée sur l’ombre comme un coffret.

Si Larbi et quelques amis gisent affalés parmi les coussins. Hadj Hafidh ronfle avec conviction, les autres s’étirent et bâillent. À travers la croisée ils surveillent les progrès de l’ombre qui, insensiblement, allonge ses arcades sur le sol.

— Encore cinq heures jusqu’au moghreh !

La conversation languit. Ils se taquinent entre eux avec des plaisanteries toujours répétées.

— Si Mohammed ! Tu sembles altéré. Veux-tu prendre une tasse de thé ou du sirop de grenades ?…

— Allah te bénisse ! Je n’ai besoin de rien.

— Que cherches-tu ?… Ta tabatière ?… Voici la mienne.

Si Larbi, à demi soulevé de ses coussins, tend au vieillard la petite boîte de corne pleine d’odorante neffa.

Si Mohammed détourne la tête, mais ses narines palpitent et, instinctivement, il esquisse le geste du priseur…

Tentation ! Suprême et trop douloureuse tentation !

Puis, une interminable discussion use le temps, sur le point de savoir s’il reste encore quinze ou seize jours de jeûne… Les pénibles heures passent plus lentes chez les riches oisifs, prostrés dans leur fatigue, que pour les pauvres diables contraints au travail quotidien.

D’un suprême effort Si Larbi se lève, afin de me reconduire. En traversant le patio, il me désigne la nouvelle esclave, une négresse toute jeune, ferme et luisante comme un beau marbre. L’œil du maître brille et s’éteint aussitôt…

… C’est Ramadan ! Quatre heures encore jusqu’au moghreb !

8 août.

Jour de lamentations, jour de deuil.

Les Juifs pleurent la chute de Jérusalem, où ils étaient rois, heureux et fiers…

Simouel Atia, le bijoutier, me presse de le suivre dans sa petite ville aux murailles bleues. Il me promet le spectacle d’un peuple désespéré.

— Depuis hier, me dit-il, nos demeures ont été dépouillées de leurs tapis, car un sol nu convient à ceux qui gémissent dans la douleur…

Aussitôt franchie la porte du Mellah, nous tombons en pleine cohue. On se pousse, on s’écrase, on se dispute. Il y a des cris, des rires, un familier tintement de monnaie ; les gamins blêmes se faufilent entre les groupes, chacun tient un jouet ou un gâteau. La foule se fait plus dense autour des marchands accroupis à terre, derrière leurs étalages. Ils vendent des courges, des melons, des pastèques ouvertes à la chair juteuse, des concombres tortillés et raides. D’autres ont un petit bazar européen, où les femmes trouvent des colliers en perles dorées, des miroirs, des peignes, des savons au musc. Mais il y a surtout des confiseries splendidement garnies : les meringues s’empilent, savoureuses et légères, à côté des sucreries écarlates, des gâteaux d’amandes, des biscuits, des dragées aux vives couleurs, des pâtes qui s’étirent comme les guimauves de nos foires, et où s’engluent les mouches gourmandes.

Les garçons teigneux, les fillettes aux longs visages, ouvrent d’envie leurs yeux, à la vue de tant de choses excellentes, et ils hésitent dans leur choix, en tendant au marchand des liards crasseux. Ils pourraient acheter des cacahouètes, des noix, des joujoux… Un vieux Juif, au nez purulent, souffle en de petites amphores pleines d’eau, afin d’en tirer des roulades et des pépiements de rossignol… Pour un guirch[50] les enfants émerveillés soufflent après l’ignoble vieux, dans ces jouets qu’il leur vend…

Une joyeuse animation épanouit le Mellah… Est-ce donc ainsi que les Juifs déplorent la perte de Sion, le jour maudit où leur peuple fut dispersé à travers le monde et y devint la plus lamentable des races ?…

— Oh ! me dit Simouel, ceci est seulement la fête des petits. Nous autres ne faisons provision de gâteaux que pour la nuit, car nous sommes dans le jeûne à présent…

Des synagogues entrouvertes s’échappe une confuse rumeur. Les hommes accroupis sur les nattes et balançant leurs bustes d’avant en arrière, chantent avec des airs vraiment attentifs. Mais d’autres circulent et causent à haute voix de choses très profanes.

Je me souviens de cette synagogue tunisienne, tout illuminée pour les Pâques, où les femmes faisaient cuire leur dîner à côté des gens en prières, tandis qu’un gosse se traînait au ras du sol, bien campé sur son petit pot.

Pour avoir pénétré chez les Juifs africains, on comprend mieux le geste de Jésus chassant les marchands du temple…

Des femmes reviennent du cimetière, uniformément enveloppées de châles blancs qui remplacent aujourd’hui les châles aux couleurs acides. Elles om une démarche grave et je pense enfin trouver auprès des morts un émouvant désespoir.

Les tombes, en forme de sarcophages, étincellent au soleil comme des mottes de neige. Petite cité soigneusement passée à la chaux, toute propre, toute radieuse.

Un peu plus loin, d’antiques pierres grises s’effritent dans les broussailles, ainsi que de vieux ossements.

Ce sont les sépulcres des anciens Juifs de Meknès, dont on ignore même les noms… Au jour de la désolation, ils récitaient, eux aussi, des psaumes dans les synagogues et achetaient des bonbons… mais leur vie s’écoula pleine de terreur sous un ciel inhospitalier. Nul ne vient plus gémir sur leur tombe… Les pleureuses se réunissent à côté dans le pimpant cimetière nouveau.

Je m’approche d’un petit groupe d’où montent des cris.

Oh ! ces vieilles ! ces effrayantes vieilles sans âge, aux chairs flasques ou desséchées, véritables sorcières réunies pour des incantations ! Leurs yeux, d’eau trouble et jaunâtre, clignotent au fond des orbites, leurs bouches ouvrent des trous sombres que hérisse une seule dent cariée… Elles portent des boléros d’or terni, des satins sans reflets… étranges costumes surannés dont les bleus, les verts et les roses achèvent de s’éteindre sous la crasse.

Toutes, avec leurs bras décharnés et leurs mains crochues, elles font les gestes du désespoir, griffant leurs faces de spectres… mais leurs doigts n’approchent point des joues, car elles ont soin de laisser une bonne distance entre leurs ongles et leurs visages. Elles répondent aux stances de la chanteuse principale par des aboiements scandés qui voudraient être lugubres.

Jérusalem ! ô mon malheur ! splendide était son état.
Aujourd’hui, croulante, croulée, sont tombés tous ses remparts.
Jérusalem ! ô mon malheur ! ô la belle des cités !
Aujourd’hui, croulante, croulée, on y fait paître les veaux !
Jérusalem ! ô mon malheur ! là des palais et des hammams.
Aujourd’hui, croulante, croulée, on y fait paître des ânes.
Jérusalem ! ô mon malheur ! Jadis abondances et festins,
Dressez les tables, apportez les grands plats !
Aujourd’hui, croulante, croule, famine et malédiction !

— Ha wou ! wou ! wou ! hurlent les pleureuses en griffant le vide.

Jérusalem ! ô mon malheur ! splendide était son état,
Aujourd’hui, croulante, croulée, sont morts tous ses jeunes guerriers.
Le sang de Zakaria, l’ont jeté à la mer qui bouillonne,
A juré Hanna qu’elle ne revêtirait plus ses caftans.
On tua ses fils, sur ses genoux, comme des agneaux.
N’allumez pas les flambeaux, dans les ténèbres,
Pleurez et gémissez jusqu’à ce que s’achève la nuit !
A juré Hanna la malheureuse, que ne finira jamais son deuil[51] !
Pour elle sont morts ses enfants d’un seul coup !

— Ha wou ! wou ! wou !

Le rythme se précipite, les gémissements se font plus aigus et les mains s’abattent dans l’air en gestes exaspérés. Quelques pleureuses, entraînées par la cadence, effleurent même leurs vieilles joues que rien ne saurait rougir.

— Ha wou ! wou ! wou !

Le cimetière résonne d’aboiements… là-bas, au-dessus des étalages de bonbons et de la foule joyeuse, le vent apporte parfois les derniers échos des voix qui déplorent la perte de Jérusalem :

— Ha wou ! wou ! wou !


9 août.

Elles sont accroupies sur les divans, éblouissantes et graves. Elles portent des caftans de brocart, des tfinat en impalpables gazes nuancées comme des arcs-en-ciel, des colliers aux tremblantes pendeloques, des anneaux d’oreilles alourdis de pierreries, des ferronnières endiamantées.

Une robe en soie « safran » irrite le satin vert émeraude qui l’avoisine, un « soleil du soir » se pâme auprès d’un « bleu geai » et tous les roses, tous les jaunes, tous les oranges se provoquent en de muets combats exaspérés.

Les visages mats, bruns et noirs restent calmes dans la mêlée ardente des couleurs, les paupières battent lentement sur les longs yeux aux sombres pupilles… Elles ne bougent pas, ne parlent pas, figées en leurs splendeurs, investies de cette dignité des parures et de la fête.

On dirait une assemblée de poupées.

La plus âgée n’atteint pas onze ans, les plus jeunes ont passé deux ou trois Ramadans… Très dignes, elles boivent le thé en des verres bleus, rouges et dorés ; parfois elles battent des mains pour accompagner les chants des musiciennes improvisées. Celles-ci, tapant sur leurs tarijas, et secouant leurs tambourins, se démènent avec des airs tendus, crispés, enamourés, de vraies cheikhat. Et leurs voix pointues s’efforcent d’être rauques :

Ô dame ! ô ma maîtresse ! ô dame ! ô mignonne !
Rien n’arrive qui ne soit écrit.
Ô censeur, pardonne !
Les amants sauront m’excuser…


Aujourd’hui j’ai vu ma gazelle,
Mon cœur l’est embrasé.
Je lui parlai d’un clin d’œil :
« Viens, ô belle, sur mon sein ! ».

Je suis las de pleurer
Et ne cesse de pleurer.
Je suis las de souffrir
Et ne cesse de souffrir.

Je ne puis avaler aucun mets,
Je ne puis goûter le sommeil ;
Mon amour est accablant.
Je succombe sous le fardeau.

Verse le remède, ô dame !
Il faut me soigner
Avec les feuilles du caroubier
Et les baisers de ma belle.

Les bougies brûlent dans le chandelier
Aux branches écartées,
L’amoureux se réjouit,
Étendu près de l’amoureuse.

Elle est plus étincelante
Que les flambeaux allumés.
Elle est plus brûlante
Que la flamme des cierges !

Qu’ils me blâment, ô dame !
Ô Dame ! qu’ils m’inculpent !
L’amour trouble mon esprit
Et j’invoque la mort !

Enivrée par la musique, une fillette se lève et se met à danser. En cadence, les pieds teints au henné frappent le tapis, sans bouger presque de place ; les khelkhalls d’argent s’entrechoquent, les petites hanches ondulent et le puéril visage impassible, chargé d’or, garde les yeux levés vers le ciel en une extase…

La danseuse peut bien avoir quatre ans.

Une autre vient la rejoindre, une négrillonne du même âge, dont les cheveux crépus s’ébouriffent au sommet du crâne comme un panache. Puis les deux petites s’avancent, le corps tendu en offrande, elles s’inclinent devant moi d’une brusque génuflexion. Je leur colle au milieu du front une piécette d’argent et elles reprennent leurs danses.

La maallema Feddoul, très fière d’offrir une si brillante fête à ses élèves, me les désigne :

— Saadia, fille d’un notaire,… cette autre, fille d’un marchand « rassasié »… Lella Zeïneb, qui dansait, est née du Chérif Mouley Zidan…

Je connais déjà les petites brodeuses. J’aime à les voir, aux heures de travail, accroupies autour de leur maîtresse, la tête penchée, l’air attentif. Avec leurs simples vêtements de laine et de mousseline, leurs nattes bizarrement tressées, elles n’ont point ces déroutantes allures de dames qu’elles affectent à présent.

Les plus jeunes tracent, d’une aiguille maladroite, des dessins zigzagants, sur des chiffons très sales… qui furent blancs. Les aînées pénètrent le secret des anciens ornements compliqués et réguliers, pour lesquels on ne s’aide d’aucun dessin.

Et l’on fait une belle fête quand l’une d’elles termine son canevas, où tous les vieux points de Meknès pressent leurs arabesques aux chaudes couleurs.

Mais c’est avec de plus hautes préoccupations qu’elles s’assemblent aujourd’hui : ces fillettes se réjouissent et se parent afin de célébrer « la saignée d’été ».

Voici le barbier, un tout jeune garçon, car un homme ne saurait pénétrer en ce harem. Il s’installe auprès de la fontaine où l’eau tinte. Une fillette vient s’accroupir devant lui, elle tend le bras.

Du bout de son rasoir, l’apprenti barbier y trace des losanges et des dessins,… des filets rouges sillonnent la peau ambrée, s’entre-croisent et se mêlent. L’enfant a bientôt les bras tout ensanglantés.

Lorsque cela coule trop fort, brouillant le travail, l’apprenti barbier verse un peu d’eau.

Le visage de la petite ne reflète aucune émotion.

— Non, me répond-elle, ça ne fait pas bien mal, ça pique seulement.

Une autre fillette lui succède, puis une autre… et vingt-deux fois, le barbier écorche harmonieusement les bras, maigres ou potelés, de toutes couleurs.

La maallema surveille l’opération, désigne les petites à tour de rôle. Elles arrivent sans crainte, fières de se soumettre à la coutume. Lella Zeïneb, la danseuse en miniature, tend ses bras de bébé qui font encore de petits bourrelets gras aux poignets.

Une flaque pourpre s’étale près de la fontaine, un grand silence recueilli plane… Toutes, elles ont conscience d’accomplir un rite, dont elles ignorent le sens, mais qui les hausse à la dignité de femmes. Et l’on ne sait plus très bien quelle mentalité peuvent avoir ces précoces fillettes si sérieuses, aux vêtements, aux bijoux, aux gestes identiques à ceux de leurs mères. Elles s’étudient à exagérer la ressemblance ; leurs visages reflètent les mêmes sentiments.

Une jeune femme trace des ornements au carmin sur les bras dont le sang a cessé de couler. On attend le départ du barbier pour reprendre les chants et les réjouissances qui dureront jusqu’à la nuit.

Étrange amusement de petites filles que cette fête sanglante !

Il me semble saisir, en leurs prunelles enfantines, d’incompréhensibles lueurs inquiétantes, des lueurs assoupies qui flamberont plus tard…

Ô poupées ! trop splendides et trop graves !


25 août.

Accablée, trébuchante|trébuchante, je suis Kaddour à la distance respectueuse qui convient… Car, aujourd’hui, Kaddour est un Marocain, accompagné de cet être méprisable, qu’il ne regarde même pas, une femme du peuple.

Ainsi que les riches Musulmanes, — pour me rendre aux fêtes, la nuit, mystérieusement, — j’ai pris l’habitude des fins cachemires, des djellabas légères, des mules aux très confortables selles cramoisies et aux larges étriers d’argent. En sorte que, — transformée en femme de bien petite condition, circulant sans honte au milieu du jour, — j’étouffe dans l’enveloppement pesant et chaud d’un haïk en laine rude.

Je vois à peine clair pour me diriger, par l’étroite fente des linges qui s’enroulent à mon visage ; mes babouches déformées butent contre les cailloux… les poulets que je tiens gauchement, à travers l’étoffe des draperies, augmentent encore mon malaise. Ils s’agitent, battent des ailes… ils vont s’échapper. Kaddour, indifférent, continue son chemin.

Découragée, je maudis Lella Oum Keltoum qui eut l’idée fâcheuse de m’envoyer ainsi porter son offrande au marabout Mouley Ahmed, afin de s’en attirer la bénédiction.

Le saint homme siège cependant à petite distance de ma demeure, et, n’étaient ces voiles encombrants et ces poulets, je me réjouirais de l’aventure qui me permettra de l’approcher. Mouley Ahmed a, sur tant d’autres faiseurs de miracles, l’avantage d’être encore vivant, ce qui ne laisse pas que d’être appréciable, même pour un marabout. Mais peut-être ne songe-t-il pas à cette propre baraka[52]. Il ne semble point qu’il ait jamais été capable de raisonnement, et c’est bien pour cela qu’il est saint !

Il y a longtemps qu’il vint à Meknès, sans y provoquer la moindre émotion. Il était pauvre, loqueteux et faible d’esprit. Le mouvement et le travail lui répugnant à l’extrême, il s’installa contre un mur et n’en bougea plus. Comme il proférait des paroles incohérentes, et supportait le froid, la pluie et le soleil sans en ressentir l’inconvénient, les gens se prirent à lui témoigner quelque respect. Une femme du quartier se dévoua bientôt à son service : elle peignait ses cheveux bouclés et sa barbe crasseuse, nettoyait le sol autour de lui, entretenait à ses côtés un petit canoun allumé.

Or un Marocain astucieux, ayant compris combien il serait profitable d’exploiter la baraka d’un saint, voulut joindre ses soins à ceux de la pieuse femme. Mais elle en prit ombrage. Il y eut des paroles cuisantes… et même des coups échangés, tandis que Mouley Ahmed ruminait en silence.

Et puis cela se termina très dignement, par un mariage entre le serviteur et la servante en dévotion du saint homme.

Le culte de Mouley Ahmed se répandit en même temps que le bruit de ses miracles, malgré la réprobation des lettrés et des hommes de religion. Les pèlerins affluèrent, les offrandes enrichirent le couple dévoué, et l’on construisit récemment un sanctuaire au-dessus du marabout. Comme il eût été malséant de déplacer un saint, même pour une œuvre aussi honorable, les artisans exécutèrent leur travail, avec déférence et précaution, tout autour de Mouley Ahmed, sans le bouger.

Mes poulets continuent à piailler et à se débattre… Lella Oum Keltoum eût bien dû trouver une offrande moins encombrante. Elle s’inquiéta seulement de choisir des coqs parfaitement noirs.

Au détour d’une ruelle déserte, Kaddour enfin se retourne et condescend à m’aider. Mais il me rend les exécrables volatiles dès que nous approchons du sanctuaire. Je m’empresse de les remettre au pieux serviteur de Mouley Ahmed, qui m’en débarrasse avec satisfaction. Ces poulets iront, évidemment, s’ébattre dans sa propre basse-cour.

Après quelques pourparlers entre Kaddour et lui, — je me tiens modestement à l’écart, toute pénétrée de mon indignité ; — il nous introduit auprès du marabout.

Des femmes, des malades encombrent déjà le sanctuaire. Il est étroit et plaisant. Tous les maîtres artisans de la ville y excellèrent en leurs travaux : les menuisiers ont sculpté la porte de cèdre, les peintres y mélangèrent harmonieusement les couleurs et les lignes, les mosaïstes pavèrent le sol d’étoiles enchevêtrées.

Des rayons verts, bleus et jaunes pénètrent à travers les vitraux enchâssés dans les stucs, ajoutant leur éclat à celui des tapis neufs, des coussins en brocart et des sofas recouverts d’étoffes voyantes.

Des cages de jonc, où roucoulent des tourterelles, se balancent devant l’entrée. Des cierges flambent dans les niches ; une odeur d’encens se mêle aux exhalaisons des pauvres pèlerins.

Mouley Ahmed est devenu un saint très somptueux. Lui-même, bien vêtu, propre, sa face rougeaude, aux yeux vagues, correctement entretenue par le barbier, il semble un riche bourgeois repu, plutôt qu’un marabout dont la sainteté consistait précisément à vivre crasseux et demi-nu, sous le soleil et sous la pluie…

Dévots et dévotes passent tour à tour devant Mouley Ahmed qui les regarde idiotement, et profère des sons absurdes.

Les dons s’entassent, les piécettes tombent à ses pieds, sans même qu’il s’en aperçoive. Mais le pieux serviteur a l’œil…

Une femme recueille, sur un linge, le filet de salive qui s’écoule entre les lèvres de Mouley Ahmed et s’en frotte religieusement le visage. Une autre, prosternée devant le marabout, marmotte des oraisons. Je préfère suivre cet exemple, et, lorsque arrive mon tour d’aborder le saint homme, je m’accroupis et m’incline, en murmurant, au nom de Lella Oum Keltoum, les paroles qu’elle me fit apprendre :

« Allah, Il n’y a d’autre Dieu que lui ! Le Vivant, L’Immuable !

» Ni l’assoupissement, ni le sommeil ne peuvent rien sur lui.

» Tout de la terre et des Cieux Lui appartient. »

» Qui peut intercéder auprès de Lui sans sa permission ?

» Les hommes n’embrassent de sa science que ce qu’Il a voulu leur apprendre. Il sait ce qui est devant et derrière eux.

» Son siège s’étend sur les deux et sur la terre, il n’a aucune peine à le garder.

» II est le Très-Haut, le Sublime[53].

» Ô Dieu, Ô Clément, Ô Protecteur ! par ta grâce et par l’intervention de ton serviteur Mouley Ahmed, délivre-moi de mes ennemis, de ceux qui veulent ma perte.

» Délivre-moi de l’esclave au cœur plus noir que le visage, et de ses entreprises. Que son foie éclate, que sa tête se trouble, que sa bouche rejette tous les aliments, si elle s’obstine en sa perfidie.

» Délivre-moi du vieillard I Délivre-moi du mariage avec lui et de son affliction ! Accable-le de ta colère ! Éloigne-le de ma demeure ! Que ses cheveux, ses dents, et les poils de sa barbe tombent ! Que sa virilité se glace, s’il cherche à s’emparer de moi contre ma volonté !

» Par Mouley Ahmed, le Vénéré !

» Ô Terrible, Ô Dangereux, Ô Vengeur. »

J’ai récité l’invocation sans en omettre une parole, je tiens à remplir consciencieusement le rôle accepté. En outre, cela me donne l’occasion d’observer Mouley Ahmed, entre la fente de mes voiles. Le saint homme reste impassible, il bave… Je n’obtiens pas un geste, pas même un grognement indiquant si ma requête est agréée.

Alors, le pieux serviteur qui m’assiste, — il a dévotement reçu les piécettes ajoutées aux poulets noirs, et certes, je suis une pèlerine à ménager ! — me dit avec conviction :

— Ô fortunée, sache que tes désirs seront exaucés, car Mouley Ahmed n’a pas cessé de prier pour toi, tout le temps de ton imploration…


27 août.

Montons aux terrasses ! La chaleur est trop écrasante, on se sent asphyxier en l’étuve des pièces. Là-haut, tout au moins, nous aurons de l’air, nous respirerons !…

Les montagnes découpent brutalement leurs silhouettes arides ; les troupeaux dévalent des collines jaunes et pelées ; une odeur poussiéreuse, desséchante et chaude arrive dans le vent qui passa sur tant de déserts et de rocs ardents… Il n’y a plus d’herbe, plus de verdure, plus de couleurs. Tout se confond en une seule teinte monotone, — la teinte du bled, — les arbres, les maisons, les moutons, les chameaux, les bédouins et le ciel, pareillement fauves, implacablement fauves !

Morne pays d’Afrique, plus immense en sa désolation d’été, plus grandiose et plus vrai que sous l’enchantement fleuri du printemps !

Âpre jouissance d’être enveloppée dans l’haleine brûlante du Chergui, de sentir ce goût de sable qui craque entre les dents. Volupté de la chaleur en un tel décor !

…L’horizon s’obscurcit, se fait plus dense et menaçant ; les figuiers, tordus sous la rafale, disparaissent avec le coteau ; les montagnes s’effacent, la ville n’existe plus. Un brouillard de poussière abolit le ciel et toutes choses de la terre ; des éclairs livides déchirent ces nuages desséchés qui ne donneront point d’eau… On suffoque… On croit mourir…

Il faut fuir dans l’ombre des pièces à l’atmosphère pesante… Fermez les fenêtres et les portes ! Obstruez toutes les issues !… Une épouvante trouble nos âmes.

Hantise du Coran aux stances prophétiques, inspirées sans doute un soir de chergui :


« Lorsque le ciel sera ployé,
Que les étoiles tomberont,
Que les montagnes deviendront des amas de sable dispersé.
Que les femelles de chameaux râleront abandonnées,
Que les bêtes sauvages se réuniront en troupes.
Lorsque la feuille du Livre sera déroulée ;
…Lorsque les brasiers de l’enfer brûleront avec fracas,
…Malheur en ce jour aux incrédules !
Allez au supplice que vous aviez traité de mensonge !
Allez dans l’ombre qui fourche en trois colonnes[54],
Qui n’ombrage pas et ne vous servira nullement pour garantir des flammes !
Malheur en ce jour aux incrédules !



5 septembre.

Des noces ont lieu chez nos voisins, les humbles gens dont la masure s’adosse à notre demeure. C’est à cet appui robuste et bien bâti qu’elle doit de ne pas s’ébouler tout entière.

De la rue, on ne distingue que les pans de murailles poussiéreuses, ébréchées, penchantes, un effondrement envahi par les herbes. Vestiges de logis abandonnés après un cataclysme, ou plutôt ruines très anciennes, ruines mortes, que le temps émiette chaque jour davantage… Pourtant des portes s’ouvrent dans ces murs, telles des crevasses, bouchées par quelques mauvaises planches, et plusieurs familles vivent au milieu de ces décombres, y prospèrent, s’y reproduisent, y meurent… Le soir, les femmes grimpent aux démolitions qu’elles appellent encore « les terrasses » ; elles se rejoignent pour causer, en escaladant avec précaution les plâtras amoncelés et les poutres douteuses.

Depuis quelques jours, le concert des instruments et des chants, les yous-yous stridents qui entrent en vrilles dans les oreilles, dénoncent la suprême fête de vie dans ce squelette de maison.

Mohammed le vannier épouse une jeune vierge noire, fille de Boujema, le chien de l’eau[55]. On la lui amena l’autre soir en grande pompe, et le tintamarre de ses noces trouble notre sommeil. Les musiciennes font rage, elles ont des voix nasillardes qui percent la nuit et le sourd ronflement des tambours. Elles irritent, elles impressionnent. On craint que les murs disloqués ne s’ébranlent définitivement à leur vacarme.

Peut-être est-ce tant de cris et de bruit en un si petit espace qui affecte fâcheusement l’époux…

Tout le quartier est en émoi ; mes petites filles ne cachent pas leurs inquiétudes. Rabha surtout se frappe d’une telle aventure ; elle me confie ses tourments avec un air sérieux de matrone et des hochements de tête qui en disent long :

— Ô mon malheur ! Encore vierge, la mariée, après trois jours !… Pourtant si Mohammed entre chaque soir dans le Ktaa[56], mais une sorcière lui a jeté l’œil !… Dieu sait quand on pourra sortir le siroual[57] !

Je conçois que les fillettes en perdent l’esprit. Les fêtes d’un mariage le leur troublent toujours un peu, et celui-là, si proche et palpitant, les met en effervescence. Elles passent leur temps à plat ventre, au bord de la terrasse, tâchant d’apercevoir, très en contre-bas, la petite cour où se déroulent les noces. Je leur permets aussi d’aller, vers le moghreb, prendre part aux réjouissances ; elles ne vivent plus que dans cette attente. Tout le jour elles se peignent, s’habillent, réclament leurs bijoux. Elles ont revêtu chaque fois des caftans différents et des tfinat variées. J’ai promis ce soir de les accompagner et les trois petits fantômes, consciencieusement drapés dans les haïks, s’agitent près de ma chambre avec une impatience non dissimulée.

Nous sortons. Les fillettes s’engouffrent sous la porte voisine, traversent un vague vestibule et disparaissent derrière une cotonnade flasque et déteinte qui ferme la partie réservée aux femmes. Je ne puis les y suivre, car le « maître des choses » s’avance vers moi et me prie d’honorer l’assemblée de ses parents et amis. Ils sont réunis dans une étroite chambre longue, humide et noire. La chaux des murs s’écaille, se boursoufle, marbrée de taches jaunâtres. Le haïti[58] de velours accuse la misère qu’il cherche à parer ; les durs matelas, rembourrés de chiffons ou de paille, arborent de très pompeuses couvertures, et des coussins aux brocarts déteints s’éliment sous leurs housses en mousseline.

Au bout de la pièce, une tenture ferme le ktaa, alcôve mystérieuse des noces, où l’on me fait signe de pénétrer.

Une température suffocante s’emprisonne derrière les rideaux et l’on y voit à peine à la lueur des cierges. Je distingue cependant un paquet d’étoffes, une forme immobile dont, un instant pour moi, une vieille soulève les voiles.

Je ne sais plus très bien s’il faut ajouter foi au sortilège, en contemplant cette mariée simiesque et luisante sous le fard, ou si, plutôt, Mohammed le vannier n’est point paralysé par une telle hideur !… Pauvre fille, à quoi songe-t-elle tout le jour, dans son coin sombre, en l’attente des nuits qui renouvellent sa déception ?… Sans doute elle se croit belle, puisqu’on l’a parée, revêtue de caftans multicolores, chargée de bijoux et de verroteries…

Les voiles retombent. Je félicite la vieille, comme il convient, sur sa vilaine petite mariée, et je forme des vœux pour son bonheur.

Hors du ktaa, il semble que l’on respire un peu, malgré l’encombrement de la chambre. On me désigne la place d’honneur sur le sofa, en face de la porte. J’aperçois la cour au sol inégal entre le délabrement des murailles chevelues d’herbes ; une vigne étend sa treille au-dessus de cette misère en fête.

Il me faut accepter le thé, qu’on me présente en un verre poisseux, autour duquel voltigent des guêpes, et j’ai grand’peine à échapper aux restes de couscous et aux carcasses de poulets, dont une douzaine de mains ont déjà retiré la chair et tripoté les os. Mais ils me sont offerts avec tant de bonne grâce, une si insinuante amabilité, que j’invente je ne sais quel prétexte pour excuser mon absence d’appétit… Et puis, au bout du patio, cette tenture décolorée, d’où sort un perpétuel bourdonnement et qui semble, par moments, gonflée de yous-yous et de cris, irrite ma curiosité. J’ai hâte de connaître les réjouissances féminines. Je n’ignore pas que la maison ne comporte qu’une seule chambre, celle-là même où se tiennent les hommes et où languit la noire mariée.

Une vieille esclave, louée ou prêtée pour les noces, en même temps que le haïti de velours, les tapis, les matelas, les coussins, le plateau et les tasses à thé, m’introduit dans le harem. C’est une sorte de réduit qui sert habituellement de cuisine et de « pièce aux ablutions »[59]. Les parois et le plafond, si bas qu’on ne peut se tenir debout sans courber la tête, sont noircis de fumée, luisants de crasse, et la bouche d’égout, ouverte dans un coin, répand des odeurs pestilentielles. Une dizaine de femmes s’écrasent dans ce taudis, vêtues de satins éclatants, l’air heureux et compassé qu’il sied d’affecter en la circonstance.

Les plus âgées restent accroupies sur des nattes qui couvrent la terre ; d’autres aident la « maîtresse des choses » à préparer le festin du soir. Les parfums de graisse, d’huile, d’aromates, de fleurs d’oranger, de chair humaine en moiteur et de fards, mêlés aux exhalaisons de l’endroit, composent la plus nauséabonde, la plus irrespirablement infecte des atmosphères. Mais personne n’en semble incommodé. J’aperçois mes trois petites filles radieuses, l’œil ardent, la mine un peu folle. Elles chantent en battant des mains. Et tout à coup, soulevées par l’enthousiasme général, elles s’unissent aux yous-yous qui, bien au delà du réduit misérable, dans toutes les demeures alentour, vont porter le trouble au cœur des femmes et réveiller l’émoi voluptueux des noces, des toilettes et des fêtes !


19 septembre.

Kenza tourmente une dent de lait prête à tomber… elle l’enlève enfin. Un filet de sang glisse entre ses lèvres.

— Prends un peu d’eau pour te laver, lui dis-je.

Kenza ne veut rien écouter. Il importe avant tout d’accomplir les rites. Elle grimpe à la terrasse et lance la dent vers le ciel, en suppliant, très grave :

— Œil du soleil, je te donne une dent d’ânillon, rends-moi une dent de gazelle !

Tout est bien ! Kenza se sent tranquille et satisfaite, car, pour l’avenir, elle vient d’assurer un peu de beauté à son visage.

28 septembre.

Presque chaque jour des cris montent jusqu’à moi, aigres ou douloureux.

Ils viennent de chez nos pauvres voisins et me révèlent que la vilaine et noire petite mariée n’a pas trouvé de bonheur auprès de Mohammed le vannier.

Après la si décevante attente des noces, le charme fut rompu.

Grâce à Dieu ! une vieille s’avisa de dénouer une sebenia devant le mari ensorcelé, tout en prononçant d’efficaces paroles magiques. Et, le soir même, on sortit le siroual.

Cependant Mohammed ne chérit pas son épouse d’un grand amour.

Certes, elle ne reçut aucune grâce d’Allah… puis elle est criarde et querelleuse… Enfin il est naturel de battre une femme sans déférence pour les gens d’âge, et qui se dispute perpétuellement avec sa belle-mère. Mohammed n’excède pas ses droits.

Moi, je songe que la petite mariée n’a peut-être pas quinze ans, et que sa belle-mère est une vieille, calamiteuse entre les plus calamiteuses des vieilles… or elle habite la masure et, sans répit, elle harcèle sa bru.

Il faut avoir pitié des épouses trop laides.

— Ô visage de porc-épic ! Ô celle qu’une mère ne doit pas regarder au moment où elle enfante ! crie la mégère.

— Qu’Allah vide ta maison ! puante ! répond une voie aiguë.

— Qu’il vide la tienne ! C’est toi qui es puante.

— Les gens verront… Voici ma planche à pain auprès de la tienne. Les gens jugeront.

— Pourquoi prendre ce soin ?… La rue donne les nouvelles. Tous les jours on te voit prendre haïk pour racoler des passants.

— Ô gens ! Venez témoigner !… Tu veux me rendre pécheresse devant mon mari !

— N’as-tu pas honte, toi qu’un homme a prise au milieu d’un fondouk ?

— Moi ! fille de bonne maison et bien apparentée !

— S’il plaît à Dieu ! mon fils te répudiera pour choisir une autre épouse.

— Mon tambour et ma trompette ! (Je ne t’écoute pas) !

Certes l’expression est peu séante vis-à-vis d’une belle-mère.

Un cri de chatte furieuse y répond… Je devine la bataille, aux injures, aux halètements décoléré, aux piaillements aigus qui s’entremêlent…

Soudain, un coup sourd, angoissant, terrible, — l’homme est rentré, — puis de tragiques hurlements.

La souffrance qui s’exhale sans révolte, sans paroles… rien que de la souffrance…

Un autre coup… un autre ! II va la tuer ?… La vieille vocifère et grince encore.

— Ô mon malheur ! ô mon malheur ! gémit la victime.

Des coups s’abattent… On dirait que le voisin fend du bois…

— Donnez-moi mon haïk ! sanglote la petite. Je veux retourner chez mon père ! Donnez-moi mon haïk !

Une masse pesante retombe, tandis que la vieille ricane…

— Donnez-moi mon haïk ! implore une faible voix brisée…

— Donnez-moi mon haïk !

Puis les plaintes agonisent et je n’entends plus rien…


30 septembre.

La chaleur sombre et se dilue dans la nuit. Apaisement, détente, volupté de l’ombre après une lumière trop cruelle !… Des parfums montent jusqu’à nous, tièdes bouffées de roses et de jasmins qui apportent, des vergers, une énervante langueur.

Une femme chante et sa voix, brisée comme un sanglot, semble l’haleine de la cité.

C’est un air obsédant et triste, indéfiniment répété, où vibre toute l’âme de l’Islam, sa passion, sa griserie, son indéfinissable mélancolie, et qui s’arrête soudain, en l’air, suspendu… dans une attente…

Des oliviers, au sommet de la colline, détachent leurs silhouettes sur un obscur et rouge flamboiement. Puis la lune s’élève, déformée, monstrueuse, plus écarlate qu’un coussin de cuir filali.

Une à une les terrasses surgissent des ténèbres, reflets étagés qui s’affirment et se précisent, nappes de lumière bleue, transparente et fluide, au-dessus des ombres dures, miroirs tournés vers le ciel.

Les rayons glissent entre les arcades du menzeh, et nous enveloppent.

Tout à coup, Kaddour impétueux dérange notre rêve.

— Ô Sidi ! Ô Lella !… Venez voir ce que j’ai trouvé.

Le son des paroles blesse le silence. Nous ne sommes point disposés à entendre ni à remuer.

— Par Allah ! le Clément ! le Miséricordieux ! il faut que vous descendiez.

Nous le suivons sans enthousiasme. La coupole perforée de sa lanterne projette, aux murs, des ombres géométriques. Il nous entraîne dans le vestibule, se penche, éclaire un petit tas grisâtre… Des chiffons ?… un burnous oublié ?… Ô Prophète ! c’est un enfant, un minuscule petit garçon, qui dormait sur les mosaïques. Il se retourne en poussant un grognement plaintif et continue son sommeil.

Kaddour le soulève avec précaution. Ce grand diable de sauvage a les gestes délicats d’une mère pour manier le bambin.

— Je l’ai aperçu lorsque j’allais fermer la porte. C’est le Seigneur qui l’envoie ! S’il est orphelin, nous l’adopterons, dit-il.

L’enfant se réveille enfin. Il nous fixe de ses grands yeux en velours noir, étonnés et puérils.

— Qui es-tu ? Comment t’appelles-tu ?

— Saïd ben Allal.

Il a une voix frêle comme un oiseau.

— Où est ton père ?

— Il est mort.

— Et ta mère ?

— Elle est morte.

Kaddour rayonne et rit de toutes ses dents. Sans doute, Allah prit en pitié notre maison vide. Il nous avait bien envoyé, d’aussi étrange façon, Yasmine, Kenza et Rahba, mais ce ne sont que des filles… Louange à Dieu ! Voici un « célibataire » pour réjouir notre existence.

Le « célibataire » paraît avoir trois ans, quatre tout au plus, malgré son air d’enfant triste qui serre le cœur.

Combien il est sale et maigre !

Ses haillons jaunâtres s’effilochent… Il se gratte… on dirait un petit singe cherchant ses poux. Certes Saïd en régente une colonie florissante !

N’approfondissons pas cette nuit… Kaddour lui lave cependant la figure et les mains.

A-t-il faim ? Assurément il meurt d’inanition, car il se précipite sur le lait et sur le couscous, et il nous faut modérer son appétit, malgré les regards passionnés dont il suit le plat.

— Depuis longtemps tu n’avais pas mangé ?

— Depuis deux jours.

Saïd n’a pas peur. Ces Nazaréens doivent être bons puisque leur voix est douce, et qu’ils l’ont bien restauré. Par bribes, nous reconstituons son histoire ! Saïd ne connut pas son père. Quant à sa mère, une pauvre femme, dit-il, Dieu la prit il y a quelques jours en sa Miséricorde. Alors Saïd partit, au hasard, à travers les rues. Des gens lui donnèrent quelquefois du pain ou de la soupe… il couchait dans les coins.

Pauvre petit perdu en l’existence, sans un parent, sans un être pour le secourir ! Comment se fait-il que les voisins, les gens du quartier n’aient pas eu pitié de cette infortune ?

Nous savons les Musulmans si généreux que la misère, ici, existe à peine. Il y a des pauvres dans l’Islam, des « meskine », il n’y a guère d’abandonnés en détresse.

Mais Saïd ne saurait nous répondre. Il dort à présent, pelotonné dans le burnous de Kaddour, comme un petit chat qui ronronne.


1er octobre.

Des éclats de rire partent de la terrasse, Rahba et Yasmine ont frotté, savonné, décrassé le « célibataire ». Et voici qu’il échappe à leurs mains, tout nu, et gambade au soleil avec ivresse.

C’est un pauvre petit corps au ventre ballonné, aux membres trop grêles. Mais la figure de ouistiti ne manque pas d’un charme touchant et drôle, avec son grand front proéminent, son minuscule nez qui s’étale, sa bouche malicieuse, et surtout ses yeux immenses, au sombre éclat, sous les cils très longs et retroussés.

Saïd prend fort bon air dans les vêtements neufs qu’il consent enfin à passer : une chemise, un caftan vert pomme, recouvert d’une belle mansouria en mousseline. Puis la djellaba de laine, dont le capuchon encadre de blanc sa petite tête brune.

Kaddour a rapporté tout cela du souk, ce matin, et il n’a pas oublié les amulettes : mains en argent, piécettes, coraux et cornalines qu’il s’agit de suspendre tout au long de la mèche si comi- quement tressée, sur la gauche, au sommet du crâne. Saïd est donc Aïssaoui ?

— En vérité ! répond-il avec orgueil, et il se met à danser en scandant rituellement le nom d’Allah.

Kaddour, et les petites filles très satisfaites contemplent Saïd. Il a l’air d’un « fils de hakem » dans ses beaux vêtements. On l’enverra étudier à la mosquée, pour qu’il nous fasse honneur.

— Je veux bien devenir un lettré, consent le bambin.


5 octobre.

Le long de l’Oued Bou Fekrane, la rivière aux tortues, nous cheminons avec Saïd et Kaddour. L’un se réjouit de trouver des grenades et des raisins dans le verger où nous le conduisons ; l’autre, de suspendre aux branches la cage qu’habite un nouveau canari.

Au début de notre promenade, Saïd gambadait devant nous comme un cabri. Mais, fatigué sans doute, il devient grave, presque boudeur. Il se fait traîner par Kaddour, puis s’arrête soudain, obstiné, refusant d’aller plus loin.

— J’ai peur, dit-il.

— De quoi donc as-tu peur ?

— J’ai peur des djinns…

Aucun raisonnement ne l’emporte sur cette affirmation. Tout à coup Saïd se sauve en hurlant.

— Allons ! dis-je à Kaddour, ramène-le à la maison. Cet enfant gâterait notre plaisir. Tant pis pour lui, il n’aura ni raisins, ni grenades.

Malgré sa gourmandise, Saïd ne proteste pas. Il s’éloigne avec Kaddour et l’inutile canari.

Des ânes, chargés de doum[60], encombrent le sentier, ils descendent vers l’étrange petite cité des potiers qui remplace les bourgades successivement détruites, alors que la ville ne s’accrochait pas à la colline et s’étalait dans la vallée. « En l’antiquité du temps, et le passé des âges », les premiers hommes se groupèrent en cet endroit, auprès des sources, et les grottes qui leur servaient d’abri subsistent encore, parmi les oliviers millénaires. Plus tard, lorsque les Roums[61] avancèrent dans le pays et construisirent Volubilis, un village berbère campait au bord de l’oued. Il fut remplacé par la florissante Meknès musulmane des premiers siècles de l’hégire, dont il ne reste que des murailles énormes et de cyclopéennes assises, enfouies au milieu des vergers.

« Là s’élevait un hammam, construit par Alfonso le converti. Et c’était un lieu de perdition pour les hommes et pour les femmes qui découvraient au bain leurs formes admirables.

» Par la permission d’Allah tout-puissant, la ruine est venue le détruire, afin que disparût la débauche et les plaisirs lascifs.

» L’eau et les piscines existent encore, mais nul ne vient s’y purifier.

» Les chauves-souris, les chouettes, y trouvent leur refuge et l’araignée a tapissé de ses toiles légères tous les recoins.

Tel est, en la vanité de ce monde, le sort de toute superbe construction qui ne fut point faite pour honorer Allah. »

Ainsi chantait, au viiie siècle de l’hégire, le poète Aboul Abbas Ahmed ben Saïd El Cefijisi, afin d’expliquer la ruine de la première Meknès.

Ce hammam légendaire exista-t-il vraiment ? Les gens en parlent encore, mais ils ne s’accordent pas sur sa place, et plusieurs vergers revendiquent le souvenir de cette demeure fatale qui entraîna le châtiment de tout un peuple.

En réalité, la ville, trop souvent détruite par les pillards, dut abandonner sa riche et facile vallée pour s’ériger en forteresse, au sommet de la colline.

Il ne reste plus, sur les bords de « l’oued aux tortues » que le peuple industrieux des potiers. Dans les cavernes des premiers âges, ils ont monté leurs tours, très semblables à ceux que leur léguèrent les Roums.

Du pied, ils frappent en cadence un lourd plateau de bois qui s’ébranle et fait tourner la glaise complaisante à leurs doigts. Ils ont conservé les formes d’autrefois, sans rien changer, et leurs amphores au fond pointu ont encore besoin du trépied. Avec de l’eau, de la terre et du feu, trois éléments du monde accordés par Allah, l’humble artisan devient réellement l’homme créateur. Il sait confectionner les beaux vases aux flancs sonores et les instruments nécessaires à la vie C’est lui qui façonna, brique par brique, toutes les demeures de Meknès.

En dehors des cavernes s’agitent les enfants et les femmes, que leur entendement étroit destine aux labeurs grossiers. À demi nues, sauvages et vigoureuses comme de simples femelles, ces femmes pétrissent la glaise avec leurs pieds, sans repos, sans pensée, absorbées par l’incessant travail monotone et dur. Leurs membres musclés sont beaux et leurs corps sont parfaits, malgré les faces bestiales qui repoussent.

Le tourneur auquel nous venons commander les hautes jarres à provisions, où l’on conserve l’huile et les grains, est un artisan chenu.

Complaisant, mais peu loquace, il travaille en silence devant nous, et tire, de son bloc de glaise, les plus surprenants objets.

— Il est le maître des maîtres, — nous dit un de ses compagnons, Allah le conserve et le dédommage ! C’est le père de Saïd, ce petit que vous avez chez vous.

— Comment, son père ?… Saïd nous a dit qu’il était mort avant sa naissance…

Le vieux tourneur se met à rire :

— Saïd vous a menti. Vous ne savez pas encore toute sa malice ! Que le Seigneur m’en décharge !… Si vous voulez le prendre, je vous le donne.

Nous nous taisons, stupéfaits… Cet homme qui, si naïvement, abandonne son enfant !… et puis l’étonnant mensonge de Saïd, la longue histoire combinée par un tout petit être…

— Écoute, ô hakem, continue le potier, Saïd ne vaut rien. Le diable lui parle et il l’écoute. J’ai voulu lui faire porter les briques, il les cassait toutes, par méchanceté. Alors je l’ai placé, comme les enfants de son âge, chez un tailleur de djellabas, pour dévider les fils. Saïd s’est sauvé de chez son maître, après avoir mis le trouble dans le quartier. Et, l’autre jour, il m’a quitté, en me volant deux réaux, à moi qui ne suis qu’un pauvre artisan !… Les gens m’ont dit qu’il était chez toi, je ne suis pas allé le chercher… je suis las, je suis vieux et j’avais peur qu’il n’eût déjà commis bien des méfaits dans ta maison… vous feriez mieux de ne pas le garder ! Par le Prophète ! ô seigneur hakem, je te supplie de ne pas faire retomber sur moi le mal qu’il vous causera !

Nous rassurons le père, très contents en somme de garder l’enfant auquel nous nous sentons attachés déjà. Comment ce gosse pourrait-il nous nuire ? Le bonhomme, trop rude, n’aura pas su redresser cette petite nature, mauvaise, mais bien drôle.

Dès notre retour, nous interrogeons Saïd.

— Qu’est cela ? Pourquoi nous as-tu dit que ton père était mort ?

— Allah l’ait en sa Miséricorde ! répond le gamin avec componction.

— Tu mens ! C’est Sellam le tourneur. Nous l’avons vu, tu le sais bien. C’est pourquoi tu n’as pas voulu venir avec nous chez les potiers.

— J’avais trop peur de lui, avoue Saïd. Il me battait, alors je me suis sauvé.

— Et ton maître, le tailleur de djellabas ?

— Il me battait aussi, affirme Saïd, l’air tellement innocent que nous le croyons presque, malgré ses premiers mensonges.

Et puis, qu’importe ?… Déjà nous n’avons plus d’illusions ! Nous voulons en avoir.


15 octobre.

Accroupi sur une natte, au milieu de ses pots remplis de couleur, Larfaoui Jenjoul, le maître Larfaoui, décore un coffre ciselé. Ses pinceaux en poils d’âne se hérissent comme de petits balais (c’est ainsi qu’il les nomme du reste), et l’on s’étonne qu’il trace des rinceaux si déliés, des courbes si parfaites, avec de tels instruments.

Larfaoui possède les belles traditions léguées par les anciens. Il en remontrerait même au célèbre Hammadi et à sa nièce Khdija Temtam, dont, un jour, il me conta l’histoire, Mais un peintre italien, — Allah le confonde ! — dérouta quelque peu les conceptions millénaires de notre décorateur, en travaillant jadis à ses côtés, dans le palais du Sultan Mouley Abdelaziz.

Larfaoui subit ainsi la fâcheuse influence européenne. Il arrive parfois que son caprice fasse éclore des bouquets aux airs penchés, aux fleurs presque naturelles, sur des fonds roses, bleu pâle, ou gris.

Grâce à Dieu ! Larfaoui réserve ces innovations pour les demeures des marchands enrichis, tel ce tager Ben Melih qui n’a point le goût des belles peintures symétriques où s’enchevêtrent les lignes.

Larfaoui sait que nous, Nazaréens, apprécions le vieux style. Même il a pour moi certaine considération, parce que j’en connais à présent la technique, et ne laisse passer aucun décor moderne sans le repérer aussitôt parmi les entrelacs, telle une vipère dans les branches.

J’aime à faire travailler Larfaoui chez moi, pour la jouissance de le voir peindre. Il ignore la mélancolie. Ses pensées ont la nuance joyeuse et changeante des couleurs qu’il manie. Il excelle à balancer les verts, les jaunes, les rouges et les bleus, à créer des rapprochements où le regard se plaît. C’est un maître ! Il en a le sentiment et l’orgueil. Nul peintre au monde ne saurait lui être comparé.

— Pourtant, il y a Mohammed Doukkali…

— Le Doukkali !… qu’est-ce que cela ? Mets son travail auprès du mien, on ne l’apercevra même pas.

— Et Temtam ?

— Tu plaisantes ! Quand il doit exécuter un ornement compliqué, je le lui dessine.

— Les peintres de Fès ?

— Ceux de Fès !… Les Sultans les avaient dans leur ombre, et ils me faisaient venir de Meknès pour décorer leurs palais…

— Soit, personne donc ne t’égale ni te dépasse ?

— Si, Allah ! Il a peint les Cherekrek[62] au plumage d’azur…

Un sourire d’enfantine vanité éclaire son intelligent visage noir, et, pour me convaincre pleinement, Larfaoui, du bout de son pinceau, décrit une série de lignes qui s’enlacent en un réseau inextricable, mais harmonieux.

Avec une affolante rapidité, le panneau est couvert, terminé. D’un vase gracile, s’élève l’étrange épanouissement symétrique et compliqué d’un bouquet.

Cela semble le travail de plusieurs jours, et Larfaoui l’a fait éclore en moins d’un quart d’heure.

Mais, à présent, il flâne, il gratte doucement ses minerais jaunes, casse à petits coups les œufs dont les coquilles jonchent les mosaïques, se complaît à une lente et minutieuse préparation. Puis il va boire à la fontaine, cueille une orange, considère le ciel que le crépuscule ne rosit pas encore, hélas !… et se réaccroupit sans enthousiasme devant le coffre commencé !

Larfaoui est un artiste, et je me sens pleine d’indulgence pour sa paresse. Parfois, il abandonne son travail durant plusieurs jours, car c’est « la fête du soleil ». Alors il s’en va, une cage à la main, dans une arsa fleurie. Étendu sous un arbre, il écoute l’oiseau, sirote une tasse de thé, respire le parfum des roses… Il jouit.

Après ces fugues, il ne manque pas de m’apporter un bouquet où un fruit, qu’il m’offre avec un large rire. Larfaoui me désarme et m’enchante. Saïd s’est installé auprès de lui et considère son œuvre. S’il plaît à Dieu ! Saïd lui aussi sera peintre, il perpétuera les traditions qui ont créé tant de merveilles.

— Quel est cet enfant ? demande Larfaoui.

— Un petit abandonné que nous élèverons.

— Allah vous récompense ! D’où vient-il ?

— C’est le fils de Sellam le potier.

— Ah ! fait Larfaoui, d’un air singulier. Va me chercher un verre d’eau, dit-il au bambin, et, dès que celui-ci disparaît, il ajoute :

— On ne t’a donc pas dit qu’il a deux sœurs, des prostituées, hachek ? (sauf ton respect).

— Je sais. Mais ce n’est pas la faute de l’enfant. Avec l’aide d’Allah nous en ferons un honnête et bon Musulman.

— Tu as connu El Hadi, le tisserand ?

— Oui… qu’a-t-il à faire en ceci ?

— Il est mort il y a deux mois.

— Dieu l’accueille en sa Clémence !

— Par le serment ! je vais te dire une chose vraie. El Hadi fréquentait ces chiennes, il leur avait prêté de l’argent. Vint l’échéance, elles lui dirent : « Donne-nous un délai. » Il l’accorda, et, pour l’en remercier, elles lui envoyèrent un couscous. Dès qu’il en eut mangé, son ventre lui fit mal, jusqu’à en mourir… Certes il fut empoisonné !

— Ô Puissant !… A-t-on prévenu la justice ?

— À quoi bon ? II était mort… Mais je te conseille, méfie-toi de l’enfant. En grandissant, le louveteau ne saurait devenir qu’un loup.

Saïd arrive à petits pas, tenant avec précaution le verre plein d’eau. Son visage s’arrondit déjà, la mèche d’Aïssaoui se balance drôlement au côté du crâne bien rasé… Non, nous ne le rejetterons pas au vice. Qu’Allah nous accorde son assistance !

6 novembre.

« L’Achoura vient. »… En cette attente, Meknès a pris son visage le plus riant ; toutes les préoccupations, toutes les querelles restent suspendues, rien ne pouvant égaler l’importance d’une fête qui se renouvelle, identique, chaque année.

Puissance des fêtes sur les enfants et les peuples simples qui leur ressemblent.

Nous ne savons plus en jouir comme eux. Qui nous rendra les liesses de jadis, pour Noël et pour Pâques ? Nos jours enfiévrés fuient d’une allure uniforme.

Mais ici, grâce à Dieu ! les fêtes gardent tout leur prestige. Saïd en parle abondamment. Il sait déjà prévoir le nombre de roues qui tourneront sur la place de Bab Berdaine.

— On dit, ô ma mère ; qu’il y en aura dix mille ! Combien plus que l’an dernier !…

Toujours, bien entendu, la fête qui vient surpassera les précédentes.

Depuis une semaine, Saïd a été presque sage. Il n’a point menti, ni volé, ni fait d’affreuses colères. Il mérite aujourd’hui de revêtir le selham de satin émeraude, dont le capuchon encadre sa face de ouistiti.

Les petites filles suivent, fières et gauches dans leurs caftans de drap neuf et leurs tfinat en mousseline raide. Mais on ne distingue de leurs splendeurs que de très estimables babouches, car elles se voilent pudiquement dans leurs haïks. Rabha, elle-même, a voulu enrouler son visage de linges qui écrasent son petit nez.

À mesure que nous approchons de la place, la foule se fait très dense et Kaddour a bien de la peine à nous frayer un passage. Foule éclatante, colorée, sans une tache d’étoffe sombre. Pas de femmes, ou presque, à part quelques hétaïres et des femmes berbères au profil sauvage, mais des tirailleurs, des artisans, de jeunes bourgeois, et surtout des enfants.

C’est la fête des petits. Il y en a de tous les âges, de toutes les tailles, importants et raides en leurs beaux habits. Ceux qui ne marchent pas encore sont portés sur les bras. Tous les crânes des garçons reluisent, fraîchement rasés ; une mèche se balance au sommet, à droite ou à gauche, selon la confrérie à laquelle on les a voués. Les selhams, de velours et de soie, miroitent au soleil. Les fillettes ont des nattes minuscules, enchevêtrées avec art et régularité, tout autour de la tête. Elles se parent de ferronnières, de lourds anneaux d’oreilles et de colliers prêtés par leurs mamans. La plupart circulent à visage découvert, le port du haïk n’étant de rigueur qu’au moment où l’enfant devient nubile, et alors les sorties se font très rares… Celles qui voulurent, ainsi que les nôtres, prendre des allures de dames, se trouvent fort embarrassées le leurs voiles, sur cette place où l’on s’amuse.

Les marchands de sucreries, très entourés, se tiennent derrière leurs frêles étalages qui attirent les guêpes. Ils vendent des bonbons roses et blancs, des nougats empoussiérés, des pains de millet au miel, des beignets, des grenades et de jolies arbouses écarlates et veloutées.

La foule s’agite dans un brouillard doré, poussière et soleil.

Un immense grincement domine le tumulte des voix, acide, exaspérant, grincement de bois et de ferraille, grincement des roues, à sièges suspendus, qui tournent en hauteur, au moyen d’un mécanisme ingénieusement simple. Ces roues, — il y en a une quinzaine, — sont le plus couru des divertissements, et les amateurs attendent, avec impatience, leur tour de monter dans les grinçantes machines. Mais ceux qui déjà y sont accroupis, ne se rassasient point d’un tel plaisir et paient guirch sur guirch pour le prolonger. Ils jouissent aussi de se trouver en mire à tous les yeux, ils rient très haut et s’efforcent de faire tourner leurs sièges sur eux-mêmes, sens dessus dessous, tandis que la roue continue à les emporter, de son propre mouvement.

Parmi les tirailleurs et les jeunes hommes, trois belles sont montées dans une roue, et, font sensation. Les voiles ne laissent apercevoir de leurs visages que les yeux peints, allongés jusqu’aux tempes, mais les djellabas, impudemment ouvertes, révèlent de clinquants colliers et l’éclat des étoffes, tandis que les jambes s’agitent, avec ostentation, chaque fois que le siège bascule.

— Par Allah ! s’écria Rabha. Regarde, ô ma mère, c’est Mouley El Fadil qui rit avec ces femmes ! Un chérif d’entre les chorfas !…

Je partage l’indignation de la petite. Il faut, en vérité, que Mouley El Fadil ait perdu la raison pour s’exposer avec des courtisanes, aux populaires réjouissances d’Achoura !…

Installé dans le quatrième siège de la roue, il semble s’amuser à l’extrême limite de l’amusement, bascule, pieds par-dessus tête, virevolte, lance aux belles de plaisantes apostrophes.

Dès ce soir, Lella Oum Keltoum sera certainement informée de ce scandale, et les colporteuses de nouvelles insisteront, avec perfidie, sur les ébats du « fils de son oncle ».

— Il est fou de cette Drissia, tu vois, la plus salée, celle au caftan « cardon »… Les hommes ne valent rien, formule Rabha en faisant une moue attristée.

Que ne m’eût-elle appris, la petite fille, si la « carroussa » n’était, à ce moment, passée près de nous. Rabha fut saisie d’un intense désir d’y prendre place. Haïk et mines de femme sont vite rejetés. Pour un sou, la voici logée dans la boîte, prison roulante qui bute, cahote et grince, où les enfants s’entassent jusqu’à l’étouffement. Un homme traîne, deux autres poussent et s’efforcent d’activer les roues qui ne marchent pas…

Pendant ce temps, Saïd savoure les joies d’un autre sport. Sur ce poteau, fiché dans le sol, des barres en croix tournent horizontalement. Au bout de chaque poutre, deux cordes soutiennent un siège fait de quatre planches peintes et parfois décorées de colonnettes. Si les enfants placés vis-à-vis sont d’un poids égal, et si les gamins chargés de tirer sur les cordes accomplissent leur tâche, le système s’ébranle. Entraînés par la force centrifuge, les sièges s’éloignent du poteau central, dans une envolée qui force l’entourage à s’écarter. Saïd ne veut plus quitter la passionnante machine, ses menottes s’agrippent aux cordes, son selham vert balaye l’assistance. Il est heureux !

Nous accédons à ses supplications et le confions à Kaddour qui s’amuse autant que lui. Les petites filles, déjà lasses, inhabituées aux sorties, ne demandent qu’à rentrer. Mais tout le reste du jour, elles ressassent, avec excitation, les plaisirs de la fête.

Vers le mohgreb, Kaddour est revenu, seul et la mine soucieuse. Il porte sur son bras le selham de satin vert.

— Où est Saïd ?

— C’est un vaurien, fils de vaurien !… Il s’est sauvé de moi, tandis que nous étions devant un marchand de bonbons. Voici des heures que je le cherche !… La foule était si compacte qu’une sauterelle, tombant sur la place, n’aurait pu se poser à terre…

Saïd n’est pas beaucoup plus gros qu’une sauterelle, mais le vert de son selham l’emporte, quant à l’éclat, sur celui de ces bestioles.

— Dans ma pensée, reprend Kaddour, il s’en est justement débarrassé afin que je ne puisse plus le reconnaître. Un homme me l’a remis tout piétiné. Un selham de satin !…

— As-tu été chez le Pacha ?…

— J’ai vu le Pacha, j’ai vu le Mohtasseb, j’ai vu le chef du quartier !… Il n’y a pas de lieu au monde où je ne sois allé. Maintenant j’ai lâché les crieurs publics, ils parcourent la ville. Écoute…

La voix sonore, au rythme connu, s’enfle et décroît, tout au long de la rue, derrière nos murs, mais elle ne proclame point la perte ordinaire d’une sacoche ou d’un âne :

Ô les gens de religion !
Ô les braves gens !
Un enfant a disparu !
Un garçon de trois ans.
Possesseur d’un petit caftan rose,
Celui qui peut donner de ses nouvelles
Fera le bien et recevra sa récompense.

Le crieur chante en courant, la voix s’éloigne :

Celui qui peut donner de ses nouvellesÔ les gens de religion !
Ô les braves gens…

Toute la ville va s’occuper du méchant gamin, et je ne doute point qu’on ne le ramène ici. Qui donc, sauf nous, voudrait garder Saïd ?…

Pourtant la nuit s’avançait lorsqu’un Mokhazni du Pacha, tenant l’enfant endormi dans ses bras, vint heurter à notre porte.

— Il était sous l’auvent de la grande mosquée. Une femme qui avait entendu le crieur est venue me prévenir.

— Sur elle et sur toi, la bénédiction d’Allah ! Voici des réaux que vous partagerez.

Saïd, posé à terre et mal réveillé, ouvre des yeux hagards.

Il parle, parle, d’une bizarre petite voix haletante :

— « Mes sœurs m’ont dit : « Prends-leur des gâteaux, il y en a chez eux… prends-leur du sucre que tu nous apporteras, et du petit argent si tu en trouves… » Il y avait des hommes et des femmes. Nous nous sommes bien réjouis, nous avons bu et nous avons mangé… nous avons parfumé nos vêtements… Mes sœurs, ce ne sont que des p… de Sidi Nojjar, mais elles m’ont donné des bonbons.

— Ô méchant ! pourquoi t’es-tu sauvé de Kaddour ? Tes sœurs étaient donc à la fête ? Nous t’avions défendu de les voir jamais, tu le sais bien.

L’enfant rit sans répondre, puis il entonne une chanson obscène, vacille et tombe accroupi sur les mosaïques. Son haleine, empestée de mahia[63], confirme ce que déjà nous avions deviné.

Saïd est ivre, épouvantablement !…


12 novembre.

Les vapeurs qui s’étendaient sur le ciel, comme le tfina de mousseline dont la transparence atténue l’éclat d’un caftan, se sont accumulées, cette nuit, et deviennent d’épaisses nuées menaçantes.

Elles accourent de l’ouest, se poursuivent, se bousculent, se confondent en un conflit tragique et muet. Plus haute et subitement hostile, la chaîne du Zerhoun barre l’horizon d’un rempart indigo foncé ; les ruines s’abandonnent, très grises ; il semble que la ville se soit écroulée davantage. En cette atmosphère de tristesse et d’hiver, ce n’est plus qu’un lamentable tas de décombres.

Quelques gouttes s’écrasent lentement dans la poussière en y traçant des étoiles… Leur rythme s’accentue, se précipite, et Meknès disparaît sous le voile rayé de la pluie.

Elle tombe ! Elle tombe ! impétueuse, irrésistible, dévastatrice. On dirait qu’elle veut se venger de son long exil. Elle tombe avec rage, avec féro- cité. Elle noie les demeures, transperce les murs, flagelle les arbres et les plantes. La rue tout entière est un torrent qui dégringole ; certains patios en contre-bas de la chaussée se remplissent d’eau, l’inondation gagne les chambres et en chasse les habitants… J’aperçois des voisines réfugiées sur la terrasse de leur pauvre masure. Elles sont trois, blotties les unes contre les autres, telles des oiseaux frileux, résistant mal au déluge et au vent qui les cingle. Kaddour apporte une échelle. Il doit opérer un véritable sauvetage pour les amener dans la cuisine où elles se sécheront.

Mais nous n’avons point le temps de nous apitoyer sur les malheurs d’autrui. Les petites filles, très excitées, nous signalent nos propres désastres. L’eau ruisselle dans le salon à travers la coupole précieusement ciselée… elle suinte le long des murs sous le haïti[64] de velours… elle envahit le vestibule… En hâte on déménage les pièces, on sauve les anciens tapis de Rabat, on décloue les tentures et les broderies.

C’est bien notre faute ! À cette époque nos terrasses devraient être refaites, nouvellement blanchies à la chaux, pour affronter la mauvaise saison. Mais la nonchalance des Musulmans nous a gagnés. Comme eux nous remettons de jour en jour les plus urgents travaux ; comme eux nous voilà surpris par ces pluies tardives, et, comme eux aussi, nous nous précipiterons, à la première éclaircie, chez les « blanchisseurs de terrasses » que toute la ville se disputera…

On en a vite assez de la pluie !…

Il fait froid, on grelotte dans ces immenses salles revêtues de mosaïques. Un vent glacial filtre sous les portes et les croisées mal jointes ; le riadh est transformé en un bassin au milieu duquel, imperturbable et fier, le jet d’eau, sans attrait, continue à s’élancer.

Privée de tous ses reflets, notre demeure prend un air lugubre de prison ; les ors, les faïences, les vitraux se sont éteints…

Il n’y a plus de soleil !… Toutes ces choses d’Orient ne vivent que de soleil. Elles n’ont été conçues que pour le soleil. Elles ne signifient rien sans soleil…

Sa première fureur apaisée, la pluie se fait régulière et monotone ; elle s’installe…

Les rues s’emplissent de boue. Il y a des flaques profondes où l’on s’enlise, des pentes que l’on ne saurait gravir sans glisser, des ruisseaux gluants épais et bruns…

Au pas de sa mule, un notable éclabousse les murs et les passants. Des négrillons barbotent avec ivresse, maculant leur peau de taches blanchâtres.

Les Marocains ont chaussé de hautes socques en bois qui pointent à l’avant du pied. Enveloppés de leur burnous de drap sombre, aux capuchons dressés, ils ressemblent à des gnomes. Eux aussi ont perdu tout leur charme de belles draperies et d’allures majestueuses. Mais ils ne s’abordent qu’avec des airs réjouis et ils se congratulent comme pour une fête :

— Quel est ton état par ce temps ? Allah le prolonge !

— Certes ! il promet l’abondance et la prospérité.

— L’orge, ainsi que le poisson, aime l’eau…

— Louange à Dieu qui nous accorde la pluie !

— Bénie soit-elle ! les récoltes seront heureuses…

Le jour oscille et s’abîme dans la nuit. Une nuit mate, épaisse, absolue… Aucune lueur ne descend du ciel, ces ténèbres n’ont pas d’étoiles. Seules, des lanternes errantes éclairent le sol de reflets en zigzag.


21 novembre.

Quelques paroles de Saïd.

Je ferme les boutons à pression de ma robe. L’enfant écoute attentivement leur petit bruit sec :

— Ils claquent, dit-il, comme des poux sous l’ongle.

Mon mari achève une épure. Saïd s’approche de lui et désigne le compas :

— Ô mon père ! voici donc l’instrument des Nazaréens pour saisir le mauvais œil ?

La pluie :

— Bénédiction ! s’écrie Saïd. Il pleut des prunes et des raisins.


30 novembre.

Deux Européennes sont entrées dans la demeure éblouissante où l’on célèbre les noces de Lella Khdija, fille d’un ancien vizir…

Elles ont un air à la fois hardi et apeuré, au milieu des Musulmanes dont elles ne comprennent ni le langage, ni les coutumes, et qu’elles méprisent avec curiosité… On nous avait prévenues, ce sont des étrangères de passage ; l’une, femme d’un officier, habite Casablanca ; l’autre vient de Paris et visite le Maroc. Elles avaient envie de connaître les fêtes d’un mariage et Si Mohammed ben Daoud, pressenti, n’a pu répondre que par une invitation.

Elles restent interdites dans le patio. Les esclaves s’agitent pour leur trouver des sièges et apportent enfin un vieux fauteuil et une chaise, qu’elles disposent à l’entrée de la salle, devant le divan où nous sommes accroupies.

La Parisienne arbore un impertinent face-à-main, son œil furète à droite, à gauche, dans tous les coins. On dirait qu’elles regardent une comédie, Elles échangent leurs impressions à voix haute, sûres de n’être point comprises. Je me rends compte que cette Parisienne est une femme de lettres faisant un « voyage d’études ». À tout propos elle dit :

— Tel détail est caractéristique, je le signalerai à mes lecteurs… Quel spectacle curieux ! Voilà un beau sujet d’article.

Sa compagne remarque surtout nos toilettes.

C’est le soir de la suprême cérémonie, le départ de la mariée pour la maison nuptiale. Aussi l’excitation, les parures, les chants atteignent-ils le paroxysme de l’intensité. Toutes les invitées resplendissent à l’envi.

Combien ces Européennes élégantes, certainement habituées au monde, apparaissent mesquines et ternes avec leurs costumes tailleurs, leurs bottes lacées, leurs chapeaux inesthétiques ! Gauches aussi, parmi les femmes, chargées de brocarts et de bijoux, aux mouvements lents et rituels… Le cadre trop somptueux ne convient point à leur frêle beauté. La moindre négresse a plus d’allure que ces jolies dames, qui auraient beaucoup de succès dans un salon.

Elles me considèrent à présent ; je continue à battre des mains au rythme de la musique, tout en chantant comme les autres :

— La paix, ô Lella !
La paix en notre demeure !

Elles ne me devinent pas. Elles ne peuvent pas me deviner sous le fard, le kohol et les parures… Cependant c’est vers moi que leurs regards convergent avec insistance… peut-être parce que je suis la plus éblouissante.

Lella Fatima-Zohra ne manque pas, chaque fois que je vais à des noces, de me prêter quelques-uns de ses extraordinaires joyaux. Des rangs d’émeraudes et de perles s’enroulent autour de mon turban, et les colliers de la sultane Aïcha Mbarka étincellent sur mon caftan noir broché d’or. Mais ce n’est pas seulement cette magnificence qui intrigue les jolies dames : mes yeux trop pâles, mes yeux bleus, ont une étrange douceur au milieu des sombres prunelles ardentes de mes amies…

Les chants ont cessé, nous reprenons nos attitudes d’idoles, échangeant à peine de rares paroles. Les Européennes quittent leurs chaises et viennent s’accroupir gauchement auprès de nous. Elles voudraient être aimables et répètent le seul mot qu’elles sachent :

— Mesiane ! Mesiane ! (joli).

Ainsi la conversation ne peut aller fort loin. Je doute que la femme de lettres pénètre beaucoup l’âme musulmane. Elle touche le brocart de ma robe :

— Mesiane ! dit-elle encore.

Une idée traverse mon esprit : je ne connais pas ces dames, je ne les reverrai jamais, nulle ne se doutera de la mystification.

— Comment trouvez-vous notre fête ? leur demandé-je ?

Elles me regardent, interloquées.

— Tu parles français ?

— Un peu.

— Très bien même, presque sans accent ! s’étonne la Parisienne. Où l’as-tu appris ?

— Ma grand’mère était Française.

— Ah ! c’est donc pour cela que tu as les yeux bleus !… Comment a-t-elle épousé un Musulman ?

— Je ne sais pas, dis-je, subitement hostile.

Elles comprennent qu’il ne faut point poser certaines questions. Pourtant le désir de m’interroger les tourmente, surtout la femme de lettres, ravie d’une si rare aubaine.

— Comme tu es belle ! reprend-elle en examinant mes parures. Ces bracelets d’or sont anciens ?

— Non ! m’écrié-je avec orgueil, ils sont tout neufs !

Les Européennes échangent de petits coups d’œil ironiques. La femme de lettre exulte. C’est tout juste si elle ne dit pas : « Je noterai cela pour mes lecteurs. »

Elle s’enquiert de mille détails saugrenus. Elle n’est pas bête cependant ; je la croirais même intelligente, mais si incompréhensive de tout ce qui n’est pas sa civilisation, ses habitudes, sa culture ! Elle est venue avec une idée toute faite sur les odalisques lascives, alanguies, fumant le narghileh, à moitié nues dans l’enroulement des gazes lamées d’or ou d’argent. Et aussi les désenchantées qui aspirent à la liberté et se meurent de ne pouvoir sortir ni fréquenter les hommes.

Elle rencontre ici des Musulmanes très graves, hiératiques, vêtues de lourdes soieries qui ne laissent même pas deviner la silhouette de leur corps, des femmes aux rigides allures de statues… Cela dérange sa conception, elle y tient et veut la retrouver. Toutes ses questions tendent vers ce but :

— Sais-tu danser ? me demande-t-elle. Y aura-t-il des danses aujourd’hui ?

— Chez nous les femmes ne dansent pas, seulement les fillettes ou les négresses.

— La danse du ventre ? la danse des poignards ?

— Non, elles ne connaissent pas ces danses à vous, mais les nôtres… Celle-ci, dis-je en désignant Kenza qui, justement, esquisse quelques mouvements harmonieux et lents, avec l’air inspiré, presque religieux d’une prêtresse.

— Et c’est tout ! interrogent les jolies dames fort déçues.

Je sais bien ce qu’elles attendaient : la figuration de l’amour, le drame de la volupté… Mais la danse ici n’est qu’un rite, le plus grave, le plus pudique des rites. La petite danseuse se rassied, une esclave lui succède, dont le visage noir s’ennoblit tandis que sa croupe ondule lentement sous le caftan…

Les chants ont pris un rythme de psaumes, ce sont les plaintes de la mariée songeant au départ :

Oh ! qu’y a-t-il en moi, ma mère !
Ô dame ! qu’y a-t-il en moi ?…
Elles sont parties, mes compagnes,
Elles ne m’ont point avisée !
Elles m’abandonnent, hélas !
Qu’y a-t-il en moi ?…

Bientôt, bientôt Dieu aura pitié de ma peine,
Je retrouverai tout ce qui m’a quittée.
Je ne me séparerai plus de toi, ma mère !
Ô beauté ! je ne partirai pas !
Même si je dois mourir, ô chef !
Même si l’on me charge de chaînes
Et que le collier en soit neuf !

Jeunes filles nous nous tenions au bord de la fontaine
Et l’on est venu me prendre parmi elles !
— Quelle est disaient-ils, la vierge au bandeau ?
Ils m’emmenèrent… quel trouble !
Qu’y a-t-il en moi, ô dame ?
Ô beauté ! Qu’y a-t-il en moi ?

Garde, ô Seigneur, les chérifat
Filles du Prophète, du Choisi !

Impassibles et silencieuses les femmes écoutent le chant nuptial, tandis que la petite mariée sanglote derrière les tentures du ktaa.

Mais la Parisienne ne sait pas se taire, et elle me presse de questions :

— Tu portes toujours des robes comme celle-ci ?

— Non, madame, c’est mon costume pour les noces.

— Dans ta maison, en temps habituel, que mets-tu ?

— J’ai un caftan de drap et une tfina de mousseline.

— L’été, lorsqu’il fait chaud, ou que tu attends ton mari, n’as-tu pas seulement des robes de gaze ?

— Certes non ! ce n’est pas notre coutume.

— Que fais-tu chez toi, tout le jour ?

— Je dirige mes esclaves, je m’occupe de mes enfants.

— Et tu ne t’ennuies jamais ?

— Pourquoi m’ennuierais-je ?

— Tu n’as pas envie de sortir, de voyager comme nous ?

— Si l’on voulait me faire sortir, je pleurerais pour rentrer, dis-je, répétant la réponse qu’une Musulmane me fit à moi-même, au temps où je ne comprenais pas encore.

— N’aimerais-tu pas voir les hommes, causer avec eux ?

— Quelle honte ! m’écrié-je convaincue.

La Parisienne est visiblement troublée ; je jouis de son désarroi. Elle croyait trouver des courtisanes et des rebelles en ces somptueuses barbares. Je lui laisse entrevoir des femmes très près d’elle, tout en étant si loin, très semblables, à part quelques différences de coutumes. — Des femmes adaptées à leur existence et qui n’en souffrent pas plus que nous, d’être clouées au sol, quand nous voyons passer des avions… Mais les apparences seules frappent son esprit ; elle a des étonnements excessifs pour les cérémonies de ces noces et ne fait pas de retour sur les nôtres. Elle n’en soupçonne point le sens profond. L’étrangeté du décor, le pittoresque de quelques détails suffisent à la dérouter…

Nos mariées, vêtues de blanc et couronnées d’oranger, qui s’avancent avec un traditionnel air pudique, sont pourtant les sœurs de cette aroussa « pleine de honte », chargée de bijoux et de voiles. L’étalage des cadeaux, accompagnés de la carte des donateurs, ne le cède en rien à leur présentation par la neggafa. La musique, les cierges, les parures, les festins forment le thème de nos fêtes aussi bien que de celle-ci… Vestiges des rites millénaires qui apparentent tous les humains et dont les symboles survivent incompris à travers les religions et les races. Ils m’apparaissent et m’émeuvent davantage au contact de ces curiosités superficielles.

Et soudain, j’ai la poignante impression d’être étrangère à toutes, dans cette fête. Si loin des Européennes qui ne peuvent comprendre les âmes vers lesquelles je me suis inclinée ! si loin ! plus loin encore des Marocaines que ne chercheront jamais à comprendre la mienne…

Cependant je sens mieux que, toutes, nous sommes des sœurs.

Il faut intimement connaître les Musulmanes pour ne plus voir en elles des créatures à part, mais de simples femmes animées des sentiments les plus naturels : des coquettes, des jalouses, des frivoles, des mères aussi, d’excellentes maîtresses de maison… Elles s’intéressent aux toilettes, aux histoires d’esclaves et d’amour. Cela me semble identique aux questions de chiffons, de domestiques et d’intrigues qui passionnent tant d’Européennes. Même l’ennui, l’inconscient ennui qui forme la trame de leurs existences monotones et recluses, n’est guère plus accablant que celui dont languissent nos petites bourgeoises, condamnées à vivre dans un fastidieux cercle restreint, hors duquel, si souvent, elles ne soupçonnent rien…

Je voudrais dire tout cela et tant d’autres choses à cette femme de lettres qui cherche à découvrir les Musulmanes. Mais je me tais, puisque aujourd’hui j’en suis une… Car jamais aucune d’entre elles n’analysa ses sentiments. Et c’est là surtout ce qui les différencie tellement de nos âmes occidentales, et forme tout le secret de leur paisible bonheur.


13 décembre.

Coucher de soleil vert et rose, au dehors des murs. Étrange atmosphère irréelle, voluptueuse et changeante, par la magie de ces deux couleurs qui se cherchent, s’opposent, s’exaspèrent puis doucement s’atténuent et se fondent en un crépuscule dont les cendres apaisent la dernière flambée du jour.

Le bled, où les jeunes orges étendent leurs prairies d’un vert acide, va rejoindre par de larges ondulations, vert-bleu, vert-mauve, vert-gris, les montagnes lointaines et proches à la fois, nettement découpées sur la transparence du ciel abricot.

Une route sinue, rose et dorée, à travers les champs d’où reviennent les troupeaux roux. Des milliers d’oiseaux les accompagnent, avec un grand tourbillonnement dans l’air calme, une palpitation d’ailes et de cris ; de ces ibis blancs, appelés « serviteurs des bœufs », qui vivent avec les bestiaux et les quittent seulement aux portes de la ville. Quelques minutes encore, ils tracent dans le ciel des méandres agités, tandis que la terre, à mes pieds, se bariole de leurs fugitives ombres vertes. Puis ils s’abattent sur un bosquet, et les arbres au sombre feuillage sont fleuris tout à coup, comme des magnolias, d’innombrables fleurs d’un rose laiteux.

Le cimetière de Sidi Ben Aissa dort à l’ombre des oliviers, très solitaire et paisible à cette heure. Mais, de l’autre-côté de ses murs, s’adossent accroupis, en petits tas de haillons dorés, des Arabes et des Chleuhs qui projettent leurs belles ombres vertes sur ces murs très roses, et, recueillis, écoutent les discours d’un charmeur de serpents.

Agile et svelte en sa courte tunique, l’homme évolue au milieu de son auditoire, ses yeux hallucinants fixent tour à tour chacun des spectateurs. Au sommet de son crâne rasé, s’épanouit la mèche des Aïssaouas que le soleil fait flamber comme du cuivre rouge. Un petit orchestre, accroupi dans la poussière, accompagne ses gestes et scande ses discours. Ce jongleur, parfois, a l’air d’un saint en extase, et les gens ne démêlent pas très bien s’ils assistent à des tours habiles et récréants, ou participent aux miracles que renouvelle, chaque jour, sur cette place, le charmeur de serpents. Car l’homme ne brave les reptiles et ne s’en joue que par la protection des saints dont il proclame la baraka.

Mouley Abdelkader ! Ô Mouley Abdelkader !
Allah lui a conféré ta grâce !
Quand un disciple rappelle, le maître accourt vers lui,
Il agite ses manches et vole comme l’oiseau.

Ris et sois joyeux ! Chasse de ton cœur le souci !
L’assurance de la richesse
Mouley Abdelkader te la donne.
Et quand il l’a donnée
Il ne revient pas sur sa parole,
Notre Seigneur Dieu s’en est porté garant.

Moi je suis tien, Ô illustre !
Je n’ai d’autre recours que toi,
Accorde-moi ta protection, ne tarde pas !
Mouley Abdelkader,
Ô Sauveur des patrons de vaisseaux !
Galope ! Il te suffit pour cela d’un roseau.
Moi je suis tien, Ô illustre !

Et les assistants supplient en chœur :

Ô Mouley Abdelkader !
Ô Sidi Ben Aïssa !
Protecteurs des gens en péril !
Ô ceux par qui l’on ne craint pas !

L’imploration, peu à peu, se fait plus pressante, les musiciens martèlent avec rage leurs tambourins. Soudain, les sons stridents d’une flûte percent les notes ronronnantes et graves, et deux serpents, lancés à toute volée d’on ne sait où, s’abattent au milieu du cercle. L’homme les saisit par l’extrémité de la queue. Au bout de ses bras, les serpents tombent, allongés et minces, presque inertes. L’un a le ventre rosâtre, du rose délicat d’un pétale, l’autre le ventre couleur d’absinthe. Après quelques moments, ils se raniment ; un frissonnement coule tout du long de leur peau, les têtes plates se redressent avec effort et se dardent l’une vers l’autre en agitant des langues aiguës. Ils se défient, s’abordent et s’enroulent étroitement. De cette corde vivante, l’homme cingle l’air au-dessus des gens effarés :

Enlève de ton âme la crainte,
Pourquoi t’effrayer ?
Celui qui tient la hache
A-t-il besoin de chercher la jointure ?
Il frappe où il veut,
Il possède l’acier puissant.
Moi, j’ai appelé la bénédiction de Mouley Abdelkader,
Moi, j’implore le secours de Sidi Ben Aïssa.

Tout en chantant, l’homme abandonne les reptiles enlacés et s’accroupit en face de cylindres en peau, sortes d’outres rigides, au col serré d’un lien.

Il plonge ses mains dans les profondeurs des outres et les retire pleines de serpents qu’il jette négligemment sur le sol : petits serpents luisants, lisses et blanchâtres, molles couleuvres aux écailles vert sombre, serpents épais, ronds et lourds, qui déroulent leurs anneaux avec pesanteur et semblent quitter à regret la retraite d’où ils sont extraits. Comment ces deux outres, d’apparence médiocre, pouvaient-elles recéler un tel nombre de serpents ?

Quelques-uns se sont éloignés du tas répugnant, et sinuent, dans la poussière, vers la foule qui se débande. Mais le jongleur les a vite rattrapés, et il les fixe par les bouts de leurs queues, serrés entre ses orteils. Ainsi maintenus, les serpents s’écartent sur le sol, en éventail aux branches inégales. Seul, le plus grand, que l’homme a jeté sur ses épaules, entoure son cou et pend, sans entraves, jusqu’au bas de sa tunique.

Parmi les petits serpents déployés à terre, le disciple des saints choisit le plus vif, le plus frétillant. Il le pince au milieu du corps, entre le pouce et l’index, et l’élève à la hauteur de son visage.

Le petit serpent nerveux s’est crispé, sa queue se tortille, d’un raide mouvement, sa tête fine se tend, gueule béante, vers le charmeur.

Va, marche au milieu des serpents !
Va ! Chasse dans la forêt, Ô toi qui crains !
Dans la forêt entre les oueds,
Sur la colline de Mzara
Où le fusil est braqué.
Si Ben Aïssa te protège,
Pour te trancher un seul poil
Mille coups ne suffiraient.

Hypnotisées mutuellement, les têtes se sont rapprochées, celle de l’homme et celle du reptile, les bouches se sont ouvertes, et, tandis que les yeux se fascinent, étincelants, la langue tendue de l’Aïssaoui disparaît dans la gueule du petit serpent. Ils restent là, fixés l’un à l’autre avec de pareils airs d’extase…

Ô Mouley Abdelkader !
Ô Sidi Ben Aïssa !
Protecteurs des gens en péril,
Ô ceux par qui l’on ne craint pas !

Les dernières lueurs du moghreb s’éteignent, les serpents verts ne forment plus qu’un tas noir aux pieds du charmeur, tous les roses du ciel et de la terre sont absorbés par la nuit.

Lorsque l’homme retira sa langue de la gueule du petit serpent, deux gouttes sombres tombèrent dans la poussière, sans qu’on en distinguât la rougeur sanglante.


24 décembre.

Discret, timide et si décent, le maître de Saïd m’aborde. Il parle bas, d’une voix enrouée, monotone, comme s’il dévidait quelque verset du Coran. L’enseignement sacré, qu’il distribue depuis trente ans à des générations de petits Marocains, n’a pas été sans l’affaisser un peu. Il n’entre jamais dans notre demeure qu’avec une secrète appréhension, car la vue du hakem paralyse sa langue, experte aux récitations pieuses. Il ne se plaît qu’au milieu des enfants dont il a gardé l’âme simple.

Quelles sont les nouvelles du lettré ? lui demandai-je. La fête fut-elle réussie ?

— Grâce à Dieu ! le Généreux ! le Bienveillant ! Nous nous sommes rassasiés de couscous et de poulets.

Le lettré est un homme pauvre, et les quelques sous versés toutes les semaines par ses élèves lui permettent à peine de subsister. Ce n’est qu’aux fêtes, où chaque enfant apporte sa part du festin, que le maître peut calmer la faim qui le tenaille sans répit.

Cependant le lettré se félicite d’un métier qui l’honore. Sa connaissance impeccable du Livre lui procure des joies innocentes. Il aime à dérouler l’interminable ruban des versets, selon les sept modes différents. Même, il est capable, nous révéla-t-il un jour avec fierté, d’en réciter plusieurs chapitres à l’envers, en commençant par le dernier mot.

— Comment est ton état, ô lettré ? Es-tu content de Saïd ?

— Allah ! Ô mon Maître ! soupire le pauvre homme. Il m’a tué !… De ma vie je n’ai connu un enfant pareil… Pardonne-moi, c’est pour cela que je suis venu.

— Tu as honoré notre maison !… Qu’a donc fait Saïd, ce fils de péché ?

— Par malice, il abîma sa planchette. Je lui ordonnai de descendre dans la cour afin de la blanchir, et, comme il s’obstinait à ne pas bouger…

Le lettré s’arrête et paraît fort gêné.

— Ô lettré ! il fallait le battre.

— Allah !… J’ai voulu lui donner quelques petits coups de baguette sur la plante des pieds, mais aussitôt, — hachek ! — il a fait voler son eau sur moi !… Puis il s’est roulé à terre en poussant des cris affreux, comme si on le sciait en deux.

— Où est-il à présent, ce vaurien ?

— J’ai fermé l’école avec ma clé, laissant les élèves sous la surveillance de mon fils, et je suis venu prévenir le hakem… Cet enfant l’emporte sur moi !

Pour un peu, le lettré se mettrait à pleurer ; ses mains tremblent… d’indignation peut-être… de crainte aussi. Évidemment il a peur que mon mari ne donne raison à l’exécrable Saïd. Je dois le rassurer, et partir moi-même avec lui afin que cette affaire se dénoue, sans plus d’atteinte à son prestige.

Nous avons choisi son école parce que les notables de la ville y envoient leurs enfants. Selon la coutume, elle dépend d’une mosquée, ainsi qu’un hammam où les fidèles se purifient, et la fontaine. Cette mosquée étant parmi les plus anciennes de Meknès, le hammam est noir de crasse, la fontaine a perdu toutes ses mosaïques, et les poutres sculptées, qui soutiennent l’école, fléchissent, près de s’effondrer. Mais, comme toujours en pays musulman, du milieu des ruines surgit une intense vie joyeuse. La vieille école s’emplit de la cadence ardente sur laquelle cinquante petites voix récitent le Coran. Dès la ruelle, j’en perçois les modulations, les coups de baguette scandant la mesure, et il me revient à l’esprit l’histoire de cette sultane qui faisait élever cent jeunes vierges à l’exercice perpétuel du Coran, « si bien que leur bourdonnement surpassait en douceur celui des abeilles, et que leurs paroles étaient plus savoureuses que le miel ».

Le lettré introduit, dans une serrure ingénieuse et primitive, sa clé en bois hérissée de clous.

Nous montons un lamentable escalier, étroit et raide, dont les générations ont fait sauter les mosaïques et usé les poutrelles.

Tranquillement accroupi près du seuil, au milieu de cinquante petites paires de babouches, Saïd se plaît à les mélanger, avec un air de malicieuse satisfaction. Mais, dès qu’il m’entend, le petit scélérat se met à pleurer et à pousser mille cris effrayants. À lui seul il couvre la voix de tous ses compagnons qui égrènent les pieux versets.

— Sellai Qlouba ! Sellai Qlouba ! vocifère-t-il.

— Que dis-tu, Saïd ?

— Sellai Qlouba est dans la rue ! J’ai peur de Sellai Qlouba ! Ô ma mère ! protège-moi ! Ô ma mère ! Je suis réfugié en toi ! sanglote le petit en se prosternant à mes pieds pour embrasser ma robe.

Le lettré m’explique, d’une humble voix effrayée, qu’un bruit s’est répandu depuis quelques jours : un homme, venu de loin, Sellal Qlouba, — l’arracheur de cœurs, — parcourt la ville avec un fusil et une sacoche où il enferme les entrailles de ses victimes… La voix du lettré s’éteint, de plus en plus basse. On dirait qu’il craint d’être entendu par Sellal Qlouba. L’effroi le paralyse autant que ses écoliers dont les visages se contractent depuis que la malice de Saïd réveilla leurs alarmes.

J’ai grand’peine à emmener l’enfant qui, par méchanceté, refuse de descendre l’escalier et se laisse à moitié rouler sur les marches disjointes.

Arrivé dans la rue, il change d’attitude. Nous devons traverser les souks, et il escompte déjà les pois chiches grillés qu’il pourra s’acheter si je lui donne un sou. La face comique de ouistiti s’exerce au sourire.

Mais nous passons devant le marchand de pois chiches sans nous arrêter.

— N’as-tu pas honte, ai-je répondu à sa demande, c’est du bâton que tu devrais manger !

— Je n’ai pas voulu descendre pour blanchir ma planchette, à cause de Sellal Qlouba, reprend-il. J’avais peur.

— Allons, Saïd ! II n’y a pas de Sellal Qlouba, tu le savais bien quand tu as crié tout à l’heure. Et, du reste, il ne faut craindre qu’Allah.

— Il ne faut craindre qu’Allah ! répète docilement la petite voix.

Il trottine auprès de moi, rasséréné, mais tout à coup je sens sa main trembler dans la mienne.

Une troupe de gamins remonte la rue avec des cris épouvantables.

— Sellal Qlouba ! hurlent-ils, Sellal Qlouba…

Les boutiquiers inquiets rabattent en hâte les volets de leurs échoppes ; les fillettes qui allaient à la fontaine, chargées de leur cruche, se sauvent en pleurant ; des femmes affolées s’empêtrent dans leurs haïks ; quelques hommes se précipitent vers la mosquée…

Dès qu’il est à la maison, Saïd, encore tout ému, terrorise les petites filles par ses descriptions.

— Il est plus grand qu’un minaret, il a un ventre comme une outre. Sa bouche ! ô mes sœurs ! sa bouche est semblable à Bab Mansour[65]. Vous pouvez demander à ma mère. Elle l’a vu.

Qui donc oserait nier l’existence d’un être qui met toute la ville en panique ?

Sellal Qlouba !

L’arracheur de cœurs !


3 janvier 1917.

Une suite d’événements palpitants a secoué l’indolence habituelle des jours, en la demeure de Si Larbi el Mekki.

Ce fût d’abord le mariage de Fathma, sa fille cadette, et, le soir même du départ pour la maison nuptiale, l’accouchement imprévu de sa tante Drissia. Elle était là, en grand costume, un éblouissant caftan jaune fleuri de bouquets multicolores, et elle prenait sa part des réjouissances, lorsque tout à coup elle poussa un cri, puis un autre, le visage crispé de souffrance… mais bientôt ce fut fini, deux jumeaux venaient de naître au son des instruments.

La fête ne fut interrompue que fort peu d’instants. Dès que l’accouchée eut été installée sur les matelas au fond de la salle, les yous-yous et les chants reprirent avec une nouvelle vigueur. Les invitées commentaient, sans se lasser, l’inattendu de cet incident et répétaient :

— Grâce à Dieu ! Quelle chose étonnante ! Elle n’a poussé que deux cris !

Le cortège nuptial étant parti, je quittai l’assemblée, malgré les instances pour me retenir, car on allait mettre le henné à cinq petits garçons, dont la circoncision aurait lieu le lendemain. — Si Larbi ayant sans doute estimé que les frais et l’embarras des noces serviraient ainsi à double fin. Il n’avait point prévu qu’Allah en ajouterait une troisième, et même une quatrième, car un des jumeaux mourut pendant la nuit, et son cercueil fut emporté dès l’aube, — bien avant que n’arrivât le siroual[66] de la mariée.

Je suis revenue ce matin. Les joueurs de hautbois et de tumbal s’exercent déjà devant la porte, les joues démesurément gonflées ou les baguettes rageuses. La maison bourdonne comme une ruche. Si Larbi piétine en son vestibule, impatient de diriger toutes choses, mais ne pouvant, à cause des invitées, pénétrer dans sa demeure.

Les négresses se bousculent à travers le patio, elles installent les sofas, versent des bols de fumante harira, préparent les plateaux à thé, les coupes pleines de henné, de sel et de cumin qui serviront tout à l’heure.

Les petits héros de la fête sortent un à un dans la cour, superbement vêtus. Leurs caftans de drap aux vives couleurs traînent à terre, — car ils n’ont pas de ceinture aujourd’hui. — Ils sont recouverts d’une courte tunique ramagée d’argent : des bandelettes blanches criblées de taches roses ceignent leurs fronts, et leurs burnous d’un vert aigre blessent les regards.

On les installe sur une estrade, autour de laquelle les femmes en toilette viennent s’accroupir. Il y a le fils aîné de Si Larbi, un grand garçon mince qui a peut-être douze ans, puis trois de ses cousins beaucoup plus jeunes, et enfin le minuscule négrillon Messaoud, enseveli dans l’ampleur de ses vêtements.

Il doit être bien étonné, le pauvre gosse, de se trouver ainsi paré ! Certes, il n’échappe à personne qu’il est un esclave, dont les caftans trop longs, le burnous défraîchi, furent prêtés pour la circonstance, alors que ses compagnons arborent fièrement leurs draperies neuves. Mais il domine l’assistance, il est assis sur des coussins, il n’a rien à faire et les femmes ont poussé des yous-yous à son apparition ! Ses yeux ronds s’écarquillent plus que d’habitude avec une naïve expression de stupeur.

À côte de lui, un bambin ne cesse de pleurer, affolé par la perspective de l’opération. Ses mains, agrippées à la robe de sa mère, la retiennent, près de lui, droite devant l’estrade, troublant ainsi l’ordonnance de la fête. Et le petit lève vers la jeune femme de pitoyables regards suppliants.

— Ô mon malheur ! gémit-il sans relâche. Ô mon malheur !

Les autres sont dignes, un peu émus sans doute au fond du cœur, mais ils s’étudient à rester impassibles et raides, ainsi qu’il convient. Quelques propos des invitées doivent parvenir jusqu’à eux et les troubler davantage. Car elles parlent sans aucune retenue de la prochaine cérémonie ; elles en décrivent complaisamment les détails aux tout petits, vautrés auprès d’elles, et dont ce sera le tour dans quelques années.

Ma voisine, qui étale un étourdissant caftan violet à fleurs géranium, fait même, avec deux doigts écartés en ciseaux, des gestes d’une trop explicite impudeur… Le bébé, vers qui elle se penche, n’en paraît point ému et continue à sucer son pouce en toute sérénité.

Le soleil descend peu à peu dans le patio, il ajoute aux toilettes un éclat superflu. Des roses faux heurtent les bleus trop vifs, les oranges, les jaunes ardents, les ramages d’or qui fulgurent en éclairs à travers les satins.

Et puis l’acidité agaçante des cinq petits burnous verts…

Mais les musiciennes, tapant à tour de bras sur les tambours de formes diverses, et chantant avec fureur, dominent le tumulte des gens, des voix et des couleurs.

… Drissia l’accouchée, halète sur des matelas, le visage rouge et les mains brûlantes.

Tout près d’elle des invitées, très splendides, causent avec une animation qui m’étonne. Je saisis le nom, cent fois répété depuis quelques jours, de Sellal Qlouba.

L’arracheur de cœurs, personne ne l’a vu, mais chacun le décrit et en propage l’épouvante.

« Les gens le disent. » Cela suffit. Des paniques se multiplient à travers la ville et les écoles demeurent désertes, car les mères n’osent plus laisser sortir leurs petits.

Lella Lbatoul, parente de Si Larbi, est ici. Je vais m’asseoir auprès d’elle et l’interroge :

— Ô docte et prudente ! toi qui ne prononces point de paroles au hasard, explique-moi cette étonnante histoire de Sellal Qlouba. Y crois-tu vraiment ?

— J’ai appris, me répond-elle, à me défier des choses qui passent de bouche en bouche, et sont racontées par les enfants ou les esclaves. Cependant il me semble qu’on ne parlerait pas ainsi de Sellal Qlouba s’il n’existait pas… Les gens disent que c’est un homme de la tribu des Mzadem[67], très loin, dans le sud, au delà de Marrakech. Or, par une malédiction d’Allah, tous ceux de cette tribu sont affligés d’un chancre qui leur ronge le nez. Et ce mal ne saurait guérir qu’au moyen d’un remède composé par un taleb[68], avec des cœurs arrachés aux petits enfants. C’est pourquoi Sellal Qlouba partit en chasse à travers le pays.

— Connais-tu, dans ton entourage » un seul enfant qui ait été sa victime ?

— Non, grâce à Dieu !… Aussi ne suis-je pas très assurée que Sellal Qlouba soit à Meknès. Cependant, par précaution, je n’ai point envoyé mon fils à la mosquée tous ces jours-ci…

Tandis que nous causions, un ordre est arrivé du vestibule, et l’excitation s’exagère. De robustes négresses se placent devant les jeunes garçons qu’elles chargent à califourchon sur leur dos. Le petit éploré jette des cris aigus et tend désespérément les mains vers sa mère :

— Je ne veux pas ! Oh ! je ne veux pas !… Laissez-moi…

On l’emporte de force avec les autres, dont le calme commence à se démentir.

Aussitôt les mamans sont conduites vers l’estrade et installées à leur tour parmi les coussins. Elles sont quatre, puisque, bien entendu, le négrillon n’a pas la sienne ici, mais seulement une mère très lointaine, en Mauritanie ou au Tchad, dans un des pays sauvages où l’on va voler des enfants afin de les vendre ensuite aux habitants civilisés des villes marocaines.

Personne donc n’occupe la place de Messaoud, personne, en songeant à lui, ne sent battre son cœur à trop grands coups. Les mamans semblent un peu émues. Heureusement elles ont à remplir des rites très absorbants : bien étaler les plis de leurs robes ; tenir leur pied droit dans un bassin de cuivre rempli d’eau, en y foulant le mors d’un cheval, dont les rênes, relevées d’une main, sont mordues entre les incisives ; et enfin se regarder, sans distraction, en un petit miroir que l’on a placé dans leur autre main.

Ces gestes compliqués ont pour but, prétendent les lettrés, de fixer leur attention de telle sorte qu’elles n’éprouvent pas un trop vif émoi durant la circoncision. Mais elles, les femmes, gardiennes des traditions, savent bien qu’elles accomplissent des rites très graves qui assureront le bonheur et la santé de leurs fils.

La mère du petit éploré y met une conscience admirable ; rigide, immobile, les sourcils contractés par l’effort, elle cligne à peine des yeux, absorbée en sa propre image. Les autres s’exécutent plus mollement et la neggafa les en réprimande :

— Ô honte ! dit-elle à l’une des étourdies, tu n’as pas mis de rouge sur tes joues et tu effleures à peine les rênes de tes lèvres pendant que l’on circoncit ton enfant ! Prends garde qu’Allah ne fasse retomber sur lui son mécontentement.

De l’autre patio, où sont réunis les hommes, on entend les sons aigres et sourds des instruments. Un petit esclave arrive en courant, il porte sur sa tête un plateau où l’on a déposé les caftans, les tuniques et les burnous vert acide. Aussitôt après reviennent les négresses chargées de leurs fardeaux. Ils ne sont plus enveloppés que d’un drap blanc, comme un suaire, et leurs têtes ballottent à droite et à gauche, affreusement contractées par la souffrance.

Ils crient ! Ils crient ! la bouche grande ouverte, les lèvres tordues. Ils hurlent ! mais on ne les entend pas, car les musiciennes hurlent plus fort qu’eux en maltraitant leurs tambourins et les yous-yous des invitées s’excitent à couvrir les voix douloureuses.

Les mamans maîtrisent avec peine leur émotion. Celle qui mordait si négligemment ses rênes pleure à présent de toutes ses larmes. On dépose les cinq petits sur un matelas et les négresses s’en vont, le dos de leurs vêtements tout ensanglanté… Ils crient, les pauvres circoncis ! Ils crient ! Ils lassent les chants et les yous-yous. Bientôt on distingue leurs gémissements. Chaque mère console son fils, l’embrasse, lui promet « que c’est fini, qu’on ne recommencera jamais ».

Le négrillon reste tout seul, mais lui, il ne pleure pas du tout. Peut-être comprend-il que ce serait inutile, qu’il n’y a personne pour le cajoler, ni l’apaiser… À quatre ou cinq ans, déjà, il doit avoir sa philosophie de l’existence… Un peu de sueur mouille ses tempes, une larme sèche au coin de ses yeux, il a l’air encore plus ébahi que tout à l’heure. Sa petite patte noire, crispée sur l’étoffe, l’écarte de la cuisante blessure. Il attend patiemment que se calme la souffrance et il regarde, sans mépris, ses compagnons, tous plus âgés que lui, qui savent si mal supporter leurs tourments. Ce sont les petits maîtres, les enfants riches et libres, ils ont des parents pour les gâter… Lui, Messaoud le négrillon, n’en est pas à sa pre mière expérience douloureuse ; depuis longtemps il sait accepter silencieusement tous les maux, car les cris ne servent à rien et importunent les gens. En sorte qu’aujourd’hui c’est lui le privilégié. Il souffre moins que les autres.

Le grand Sadik oublie toute espèce de dignité et secoue sa tête en sanglotant :

— Oh ! Oh ! Oh ! le barbier ! il m’a coupé !… Oh ! Oh ! le barbier !…

Et les autres, adoptant ce thème lamentable, hurlent en chœur :

— Oh ! le barbier !… Oh ! le barbier !…

Leurs cris montent, se dépassent, s’apaisent exténués, puis repartent avec une nouvelle frénésie. Les musiciennes redoublent leurs efforts ; les invitées bavardent et changent de toilette, les esclaves s’affairent à préparer le festin, dont treize plats déjà sont alignés dans la cour.

Et, au fond de la salle, Drissia l’accouchée agite ses bras en prononçant des paroles incohérentes, tandis que le bébé vagit comme un jeune cabri.


5 janvier.

Lorsque j’entrai dans le harem de Mouley El Kébir, deux Juives proposaient aux Chérifat des étoffes et des passementeries.

L’une était fort vieille, d’un âge indicible, avec un profil crochu, de petits yeux ternes perdus au fond des orbites, une bouche édentée aux lèvres minces, une flasque peau ridée pendillant sous le menton comme une barbiche de chèvre, et des poignets sillonnés de veines, ainsi que ces troncs d’arbres morts où s’incrustent les racines des lierres.

L’autre, toute jeune, jolie, potelée, rose et blanche. De larges yeux inexpressifs éclairaient son doux visage innocent.

Pourtant il y avait une ressemblance entre ces deux femmes et l’on devinait qu’un jour, plus tard, il sortirait une affreuse vieille pointue, de tant de grâce et de fraîcheur…

Elles se tenaient discrètement près de la porte, humbles, déférentes, avec des sourires craintifs. Et elles se prosternèrent, sur le seuil, en quittant leurs nobles clientes.

Le maître étant absent, des ordres furent donnés pour que s’éloignassent les serviteurs mâles, et nous allâmes dans l’arsa soigneusement close. Les Chérifat, nonchalantes, firent quelques pas dans les allées et, tout de suite lasses, s’affalèrent sur des sofas que les esclaves disposaient le long d’un mur. Je passai plusieurs heures avec elles.

Je partis vers le moghreb, et m’étonnai, au sortir du fantastique chemin entre les ruines, de retrouver les deux Juives blotties l’une contre l’autre, frissonnantes comme des poules durant un orage…

Elles se précipitent vers moi, baisent le bas de ma jupe, mon épaule, mes mains.

— Nous nous mettons sous ta protection ! Ne nous abandonne pas ! implorent-elles.

— Sans doute, mais qu’y a-t-il ?

— Écoute ! disent-elles avec un visage de terreur. Les Aissaouas !…

Au delà de Bab Mansour, je perçois, en effet, la rumeur caractéristique, le rythme précipité du nom d’Allah…

Les Juives continuent leurs jérémiades :

— Nous n’osons passer, et voici que le moghreb approche !… Ah ! Seigneur ! Les Aïssaouas nous tueront certainement… ils égorgent et dépècent les Juifs qu’ils rencontrent, c’est leur coutume… Azar Tobi rentra l’autre jour, échappé de leurs mains, avec un visage en sang, et des vêtements tout déchirés !… Qu’allons-nous devenir ? Prends nous sous ta garde ! Auprès de toi, sans doute, ils n’oseront nous toucher.

Des larmes brillent dans les petits yeux desséchés de la sorcière, elles ruissellent sur les joues roses de sa fille. J’arrive péniblement à me libérer de leurs bras et je traverse Bab Mansour entre les tremblantes Juives.

À l’autre extrémité de la place El Hédim, un groupe d’Aïssaouas se livre aux pieuses contorsions d’usage. Ils sont loin et fort préoccupés de leurs danses, ils ne nous aperçoivent même pas. Les femmes se rassurent et me remercient.

— Rentrez chez vous par les souks, leur dis-je, vous n’avez plus rien à craindre.

Mais, aussitôt le péril écarté, elles ont repris leurs préoccupations mercantiles.

— Non, me répond la vieille, nous n’allons point encore au Mellah, mais du côté de ta demeure, chez le Chérif Mouley Hassan, afin de proposer des tentures pour la chambre nuptiale qu’il prépare.


22 janvier.

Depuis hier, Saïd est malade, de sa maladie habituelle, une effroyable indigestion. Car Saïd, parmi tous ses défauts, ne « rétrécit » pas quant à la gourmandise, mais ses intestins délabrés ne peuvent supporter les choses bizarres dont il est si friand et qu’il parvient à se procurer malgré notre défense : halaoua[69] qu’un marchand déroule d’un bâton, figues de Barbarie, millet agglutiné dans de la mélasse, et, surtout, pois chiches secs et croquants.

Les petites amulettes d’argent, que nous avions suspendues à sa mèche d’Aïssaoui, ont disparu mystérieusement. Saïd prétend que des camarades les lui dérobèrent à l’école. Je croirais plutôt que Saïd les a vendues, ou échangées contre des gâteaux.

Mais voici bien des jours qu’il ne lui reste plus rien à monnayer, et je comprends mal comment il put acheter cette provision de beignets et de glands-doux rôtis que je viens de découvrir derrière son lit. À toutes mes questions, il répond par de nouveaux cris scandés de gémissements lamentables :

— Ô mon malheur ! ô ma petite mère… Mes os sont cassés !… Ô mon foie !… Mon cœur éclate !

— Tu es encore une fois retourné chez tes sœurs ! Ce sont elles qui t’ont donné ces beignets ?

— Ô ma mère ! Par le serment je ne les ai pas vues ! Je n’ai pas quitté la mosquée avant l’aser. Demande au lettré… Comment aurais-je été chez mes sœurs ?… Ô mon petit ventre. Qu’il me fait mal !

Saïd a toujours les accents de l’innocence. Je renonce à savoir et vais retrouver mon mari dans le salon. Kaddour l’avertit, justement, qu’un indigène attend à la porte.

— Qui est-ce ?

— Je ne le connais pas. Il dit qu’il veut te parler, à toi-même… Sur lui, pas de mal, ajoute le mokhazni pour exprimer que l’autre semble riche.

— Fais-le monter…

Kaddour accompagne un Marocain bien vêtu, à la figure blême et bouffie, au regard fuyant. Sans doute un marchand de Fès dont il a le type.

Il nous salue avec des formules obséquieuses que mon mari doit arrêter.

— Est-ce pour une affaire ? Pourquoi ne pas être venu me parler au bureau ?

Après des explications compliquées, le Marocain finit par solliciter un permis pour sortir du sucre. Il veut l’envoyer à Fès, où le bénéfice est plus fort, évidemment.

— Tu sais bien que chaque ville reçoit sa part de sucre. Si j’en laissais sortir, j’en priverais les gens d’ici.

— Ta parole est la plus grande, ô hakem !… Je te demande cinquante petits sacs, pas davantage. Il y en a tant d’autres à Meknès !

— Excuse-moi, c’est tout à fait impossible.

— Je me réfugie en ton enfant, ô hakem ! Je sais que Saïd est cher à ton cœur. Allah protège tes jours et les siens !… Quarante petits sacs seulement ?

— Assez de paroles. Je ne peux t’en laisser sortir même la moitié d’un.

Le gros marchand comprend que l’insistance est inutile. Cependant, il semble sur le point d’ajouter quelque chose… il hésite… puis se ressaisit et s’éloigne lentement.

Mais, après un instant, Kaddour revient.

— Qu’est-ce encore ?

— Cet homme, il demande l’argent.

— Comment l’argent ?… Quel argent ?

— Il dit : les cinq réaux qu’il a donnés hier au petit pour qu’il te parle de cette affaire.

… L’acquisition des beignets et des glands ne m’étonne plus, ni même la vénalité de Saïd qui trafique à présent de son influence !

Dès nos premières questions il se remet à pleurer pitoyablement ; des cris affreux couvrent nos reproches. Saïd paraît soumis à tous les tourments des djinns.

— Allons, Kaddour ! c’est clair. Le marchand a dit vrai. Rends-lui ses réaux, et conseille-lui de ne plus heurter à notre porte.

Saïd se tord et gémit. L’effroi contracte sa petite figure simiesque. Il est tout à fait affolé.

Le battre ?… À quoi cela servirait-il ? Aucune punition ne peut le corriger, il est mauvais jusqu’aux moelles… Et puis, aujourd’hui sa maladie n’est pas feinte. Demain il aura perdu le souvenir de sa faute.

Mon mari se contente de le menacer des plus épouvantables châtiments s’il reçoit, à nouveau, les cadeaux des gens.

— Ô mon père ! répète l’enfant tout contrit, obéissant à Dieu[70]… De ma vie je ne recommencerai !… Obéissant à Dieu ! Obéissant à Dieu !


6 février.

« C’est entre lys, cassies, roses, odeurs suaves,
Chansons, amis tendres, boissons et musiciennes
Que l’âme s’épanouit dans la joie[71]… »

La voix du chanteur, pleine et sonore, alanguit notre indolence.

Étendus sur les sofas gonflés de laine souple, nous possédons tout ce qui enchante l’être délicieusement : la félicité du repos, la quiétude, l’ivresse engourdissante des parfums, et ce riadh irréel, bleu, glacé de lune, qui s’étend devant la belle salle où nous sommes réunis.

Jouissons de l’heure et de ses plaisirs ! Comme les peintures du plafond, la musique enlace mille arabesques plaisantes sur un thème simple. L’esprit s’amuse à en suivre les détours un instant, puis, lassé par cet effort, s’abandonne à sa béatitude…

Des esclaves au corps parfait passent dans l’allée miroitante, derrière les rames des bananiers. Les paons se sont perchés très haut dans les branches. Au sommet du jet d’eau, dansent les reflets de lune… Le jardin, plein de senteurs, dort, étrangement verdi par la froide lumière. Bleuâtres et mauves comme des fleurs perverses, les roses défaillent sous les orangers.

Afin de mieux goûter ces délices nocturnes, Si Ahmed Jebli, notre hôte, a fait venir de Fès le chanteur célèbre, le maître El Fathi. Les amis de choix, rassemblés, lui savent gré de ces jouissances délicates, mais en témoignent discrètement. Mouley Hassan qui, parfois, a recours au riche marchand pour des emprunts, daignera, ce soir, honorer notre réunion…

Le Chérif se fait attendre longtemps… Un mouvement parmi les esclaves nous avertit de son arrivée. Majestueux et trop fier, il entre en saluant d’un signe de tête imperceptible, et, conduit par le maître de maison, il s’installe au milieu du divan, à la place d’honneur, juste devant la porte et le magique jardin sous la lune…

Il a le visage grave d’un prince observé par la foule.

Presque aussitôt, El Fathi prélude. Jusqu’alors il laissait aux autres musiciens le soin d’occuper l’assistance. Sa voix emplit la vaste salle. Une voix souple et savante, au timbre inattendu, très haute, gutturale et belle cependant. Il domine l’orchestre qui épie ses moindres gestes, il lui impose son rythme personnel et ses variations. D’une main il frappe impérieusement le divan pour marquer la cadence. Lorsque El Fathi finit un thème, les musiciens le reprennent en sourdine, avec des modulations imperceptibles. Les chants adoucis du chœur laissent mieux percevoir l’accompagnement du luth, et celui du rbab qui gémit comme une tourterelle.

À des motifs larges, de plain-chant, succèdent les phrases d’une mélancolie raffinée. La poésie désuète de leurs paroles accentue cette impression poignante dont nous étreint l’œuvre des civilisations très anciennes. À travers les chansons, l’amour s’exalte, rit et pleure, mais parfois aussi une plainte évoque les temps révolus :

« Ô mon regret pour ces jours passés
Dans les plaisirs, dans la joie,
Jours favorables et paisibles !

» Ô séparation des demeures de l’Andalousie,
Donne-moi du répit !

» Ô Allah ! par ta grâce et ton assistance,
Par ton Prophète bien-aimé,
Apaise ma douleur incessante !

» Ô séparation des demeures de l’Andalousie,
Donne-moi du répit ! »

Grenade !… Terre qu’Allah fit enchanteresse ! eaux murmurantes, vaste plaine aux horizons infinis, incendiés de soleil, et les blanches sierras glacées !… Divine Grenade où les Maures ajoutèrent de la beauté !

Ils savaient que les eaux doivent ruisseler des vasques et que les jardins pleins de cyprès, de jasmins et de roses, s’encadrent de buis symétriques. Ils savaient qu’aux sommets des plus merveilleuses collines, il faut des palais de marbre où l’on enferme les sultanes…

Qu’avons-nous fait de Grenade après eux ?

Qu’avons-nous su ?…

« Ô séparation des demeures de l’Andalousie
Donne-moi du répit ! »

Devant ce riadh frémissant de feuillages et d’esclaves, je sens la détresse de l’Alhambra, de ses cours désertes, mortes… Mais il ne sied pas d’attacher trop d’importance à la musique profane. Ces lamentations n’ont ému que moi, l’étrangère.

Nos compagnons, installés par petits groupes autour de la salle, écoutent, impassibles. Si Ahmed Jebli et deux ou trois de ses amis, originaires de Fès comme lui, et plus mélomanes que les Meknasis, battent la mesure de leur orteil.

Lorsque le chant se termine, sur une sorte d’invocation lancée par El Fathi, des négresses aux bras robustes apportent les plateaux, les aspersoirs, les brûle-parfums. Notre hôte dispose lui-même, sur les braises, des morceaux de bois odorant qu’il tire d’une cassette en argent.

Que la vie semble bien faite et suave en cette soirée ! Le thé à la citronnelle, les parfums, les chants, les belles draperies et les sofas moelleux contentent les sens, tandis qu’une musique raffinée, de paisibles entretien occupent l’esprit sans le lasser…

Lorsque Mouley Hassan parle, chacun l’écoute avec déférence. Il revient inlassablement à lui-même et aux siens.

— Certes, dit-il à mon mari, Mouley Ismaïl fut au Maroc l’unique sultan. Il se faisait appeler le diadème des princes… Plus de cent mille soldats nègres composaient ses armées ; d’innombrables ouvriers travaillaient à ses palais ou à des fortifications que des gens ont cru, depuis, être l’œuvre des djinns. Tous les pays berbères, contre lesquels les Français luttent à présent, lui étaient soumis. Et, pour les maintenir dans l'obéissance, il conçut dans sa vieillesse, après cinquante ans de règne, le projet de relier Meknès à Marrakech par des remparts ininterrompus.

« Les aveugles, disait-il, pourront se diriger à travers le pays, en suivant ces murs de leurs bâtons. » Il l’eût fait, si son destin n’avait été enfin écrit,

» Nous, les Ifraniin, poursuivit Mouley Hassan avec orgueil, sommes d’une autre lignée de Chorfa, plus proches du Prophète ; mais après deux siècles, en considération de Mouley Ismaïl, nous épousons encore ses descendantes. Le sang du grand sultan, que me transmirent ma mère et mes aïeules, était digne de s’allier à celui de mes ancêtres.

Nos compagnons, recueillis, approuvaient en hochant du turban. Et, comme les musiciens préludaient à nouveau sur les luths, Mouley Hassan se leva.

Sans doute, tenait-il à marquer ainsi qu’il était venu par condescendance, et non pour le plaisir de la musique.

— J’ai des esclaves, avait-il dit avec négligence, qui frappent du luth, du rbab, et du tambourin à la limite de la perfection ; et d’autres qui chantent tous nos vieux airs andalous ainsi que ceux du Caire, de Fès et d’Alger. Je n’épargnai rien pour leur éducation et les fis initier à Fès, dans l’art des instruments, par le maître Saouri…

Après son départ, les conversations devinrent plus familières. Les autres invités, riches négociants et possesseurs de cultures, se sentaient mieux entre eux.

— Mouley Hassan a omis de te parler du dernier sultan de Meknès, son cousin, nous dit aussitôt le tajer Ben Melih ; si Mouley Ismaïl a régné plus de cinquante ans, celui-là ne régna pas cinquante jours… Encore ne régnait-il que sur ses propres esclaves, car il n’osait quitter son palais. Il n’avait pas un soldat et le trésor était vide… Son vizir, Si Allal Doukkali, cet orgueilleux que tu connais, réunit une fois au Dar Maghzen tous les négociants de Meknès. Il leur fit part de cette détresse. Et nous, d’une seule voix, nous assurâmes ne pas avoir un liard pour donner à notre maître.

» Cependant je possédais mille sacs de sucre et ne pouvais les dissimuler comme des réaux. Or le sultan me pria de les lui prêter pour en faire de l’argent. Mon embarras fut extrême… J’acceptai, sous la condition que Si Allal garantirait la dette de son maître… Mais le vizir s’y refusa. Il n’avait pas plus confiance que moi-même, et je gardai mon sucre… Grâce à Dieu ! car, ayant appris que les Français approchaient de Meknès, le sultan s’empressa d’abdiquer quelques jours plus tard…

— Nous nous divertissons encore en songeant à cette aventure, reprit Si Ahmed Jebli ; mais certes nous n’avons pas à dire contre ce sultan, le pauvre !… Il ne fit de mal à personne et son cœur était blanc…

— Tel n’est pas celui d’un Chérif d’entre les Chorfa, dont on sait les histoires curieuses, insinua Si Larbi, et qui s’enrichit avec les dépouilles, non de ses ennemis, mais de ses épouses… Si le Coran excellent n’avait fixé à quatre le nombre de nos femmes, il posséderait tout l’Empire fortuné… Il portait son choix sur les plus riches orphelines, afin de les mieux spolier. Quand un tuteur résistait, il le faisait destituer en payant le Cadi… On raconte que ce Chérif admirable ne fut arrêté que par la résistance d’une petite fille…

À ces paroles, nos compagnons sourirent discrètement, mais leurs visages devinrent plus graves lorsque notre hôte déclara :

— Une petite fille ne saurait s’opposer longtemps aux desseins d’un puissant… Sachez que celui-ci offrit au Sultan des présents si splendides, que notre maître ordonna de célébrer le mariage sans tarder… Telle est l’histoire du Chérif et de l’adolescente rébarbative, bien plus surprenante, en vérité ! que toutes celles que nous entendîmes aujourd’hui.

Ainsi j’appris comment est fixée la destinée de Lella Oum Keltoum…

Les grands murs sans fenêtres, aux portes toujours closes, ne suffisent pas à garder leurs secrets. Et ces bourgeois si prudes, qui ne prononcent point le nom d’une femme, songeaient tous à la jouvencelle dont la fraîcheur et les richesses réjouiront les dernières années de Mouley Hassan, tandis qu’El Fathi, de sa voix suraiguë, détaillait les charmes d’une belle.

Ô sourire de la bien-aimée, aussi clair que la rose
Mouillée par la rosée matinale !
Ô son allure quand elle marche et se pavane !
Comme une branche vêtue de ses feuilles !
Ô sa bouche, rayon de miel parfumé !
Autour d’elle, tournoient les abeilles…


15 février.

— C’est un Juif, hachek ! me dit Yasminé.

Hachek : formule de pudique restriction, dont la nôtre, « sauf ton respect », ne rend pas le pittoresque.

Yasmine est une fillette bien élevée. Elle n’ignore pas qu’il convient d’ajouter « hachek ! » après avoir nommé les choses et les animaux les plus vils, du bitume, du charbon, un âne, un chien, un Juif…

Quelques-uns poussent la décence plus loin encore.

— Une femme ! hachek ! ne manque pas de dire notre correct serviteur Hadj Messaoud, même lorsqu’il, s’adresse à moi.

Donc c’est un Juif, sauf mon respect ! Que veut ce Juif ? Il se présente, humble et noirâtre, fouille en sa vieille sacoche et me tend une bague ancienne ornée de rubis.

— Elle est à toi, me dit-il.

Je repousse le bijou, indignée, mais non surprise, car il est habituel de vouloir corrompre la femme du hakem.

— Pardonne-moi, insiste le Juif, elle t’appartient. Tu l’as achetée, il y a un an, au fils du rabbin qui est mon neveu. Je l’ai reconnue quand on a voulu me la vendre et c’est pourquoi je te la rapporte.

J’examine la bague. Ce Juif a raison. Quel voleur avisé l’a donc soustraite à nos collections, sans que je m’en aperçoive ?

— Un enfant, tout petit, me dit le Juif. Il me l’a proposée pour un guirch[72]. Lorsque je l’interrogeai, il prit peur et se sauva. Mais je le reconnaîtrais bien.

Moi aussi ! Ce ne peut être que Saïd, le tourment de notre vie.

Je congédie le Juif avec des remerciements, car il refuse toute récompense et multiplie les protestations de reconnaissance et de dévouement.

— Que le Seigneur nous laisse le hakem, en fait de bénédiction ! ne cesse-t-il de répéter.

Maintenant il va falloir punir Saïd… Ah ! je suis lasse !… Cet enfant a le génie du mal !… L’autre jour il fit à Rabba des propositions indécentes… Hier il débonda la fontaine, inondant ainsi le patio.

Saïd est fouetté… Hurlant, rageur, il se précipite vers le salon :

— Ô mon malheur ! s’écrie Yasmine. Que va-t-il faire ?

C’est vrai. Saïd a la coutume de se venger quand on le punit, et il conçoit des vengeances ingénieusement détestables.

Je suis Yasmine, à sa recherche. Sur le seuil de la salle, nous nous arrêtons, horrifiées : au milieu de notre plus beau tapis, un vieux Rabat, velouté comme un tapis de Perse, Saïd vient de déposer… ce qu’il a déposé !… Hachek !


24 février.

— Avoue-le, Saïd, tu es retourné chez tes sœurs aujourd’hui.

— Ô ma mère, tue-moi si je les ai vues !

— Tu mens ! Kaddour vient de t’apercevoir sortant de chez elles.

— Par le Dieu Clément ! profère l’enfant, je n’ai pas même passé dans le vent de leur quartier !

— Et comment Kaddour t’y a-t-il reconnu ?

— Fais attention, ô ma mère, que Kaddour a pu se tromper. N’y a-t-il pas d’autres enfants de ma taille à Meknès ?

Saïd a le raisonnement subtil et prompt. Plus tard, s’il devenait un lettré, il excellerait aux discussions oiseuses et à la controverse.

— Prends garde surtout de ne point aller chez tes sœurs.

— Ô ma mère, ta parole est sur ma tête ! Comment irais-je puisque tu me l’as défendu ? Et puis, qu’ai-je à faire avec ces chiennes ? Se sont-elles souvenues de moi quand mon père m’a chassé ?

— Bien. Va jouer avec Rabha.

Saïd descend l’escalier en s’aidant de ses mains pour franchir les marches hautes. Il est encore si petit ! Puis il se dirige vers la cuisine.

À cette heure il n’y a peut-être personne, et Saïd, seul à la cuisine, c’est le prélude assuré d’une indigestion.

Je veux l’y chercher, Yasmine m’arrête un moment au passage, et, quand j’arrive, Saïd est déjà grimpé sur le fourneau, parmi les casseroles. Il examine leur contenu, tellement affairé qu’il ne m’entend pas. Du reste, j’ai marché sans bruit afin de le surprendre dans son vol. Mais, à mon étonnement, au lieu de pêcher un morceau, Saïd tire de sa petite sacoche un papier et, dans la marmite élue, jette une sorte de poudre.

— Que fais-tu là ? dis-je brusquement.

— Ô ma mère !… Avec ce temps froid, je me chauffais.

— Et cette poudre que tu as versée ? Qu’est-ce que cette poudre ?

Cette fois Saïd ne saurait nier, la moitié du paquet est encore dans sa main. Il se met à trembler, tandis qu’une crainte passe en mon esprit…

— Ô ma mère ! pardonne-moi. Je ne sais pas ce qu’est cette poudre… Mes sœurs me l’ont donnée ce matin. Elles m’ont promis des oranges si je la mettais, sans être vu, dans votre nourriture, là où il y aurait de la tomate… Ô ma mère, je ne croyais pas mal faire, pardonne-moi !

Pour la première fois, Saïd a dit la vérité, car elle lui paraît moins effrayante que le mensonge. Une angoisse me trouble tandis que les paroles de Larfaoui reviennent à ma mémoire… Il n’est pas besoin que Kaddour confirme ce que, déjà, j’ai deviné…

— Ô Puissant ! s’écrie-t-il après avoir examiné la poudre que je lui tends, c’est du rahj[73], ce maléfice que l’on vendait au souk avant l’arrivée des Français !… Par le Prophète ! est-ce possible ? Ce fils de péché voulait vous empoisonner !

Saïd a pris un air tellement candide que je ne sais même pas s’il comprend l’action que ses sœurs ont voulu lui faire commettre… Mais que ne commettrait-il pour une orange ?

Kaddour est devenu bien jaune, et ses yeux noircissent à la limite des ténèbres. Sans un mot, il saisit l’enfant et lui, toujours indulgent à ses fautes, tendrement habile à leur trouver des excuses, il se met à le battre avec rage.

Saïd pousse d’épouvantables rugissements. Kaddour a la main si dure !

— Ô mon père ! crie l’enfant, ô mon père, secours-moi !… Je veux retourner chez toi ! Viens me prendre, ô mon père !… Ils veulent me tuer ! ô mon père !

Je parviens, toute tremblante, à arrêter Kaddour qui frémit.

— C’en est assez ! Emmène-le à son père !… Et qu’on ne le revoie jamais !… Ses sœurs, tu les conduiras au pacha. S’il plaît à Dieu, elles expie ront leurs méfaits… Ne touche plus à ce démon. Que le potier se débrouille avec ce qu’il a engendré !

Kaddour s’éloigne, traînant Saïd en pleurs. La misérable petite chose qui était entrée dans notre vie s’en détache…

Délivrée de Saïd, que l’existence paraît donc savoureuse et facile !


8 mars.

Un petit tas rutile au soleil sous les arcades. Les caftans accroupis dépassent à peine une coudée au-dessus du sol. Le caftan jaune de Rabha se penche vers les caftans roses et bleus de Yasmine et de Kenza.

Je sais qu’il n’est pas question de poupées, les fillettes marocaines ne connaissent guère cette distraction, mais plutôt de quelque histoire colportée par les terrasses.

Des phrases, parvenues jusqu’à moi, attirent mon attention :

— Elle était vierge, déclare Kenza.

— Les gens le disent !… Son visage est rond et brillant comme la lune. Dada Fatouma l’a vue…

— Tous les hommes sont fils de péché, prononce Yasmine, avec une mine avertie.

— L’autre se dessèche et jaunit de teint.

— De qui parlez-vous, petites filles ? demandai-je.

— De Lella Meryem… Ô ma mère, l’ignores-tu ? Cette gazelle a une rivale dans sa demeure ! Mouley Hassan vient d’offrir à son fils une belle esclave blanche, et Mouley Abdallah est entré, chaque nuit, dans sa chambre…

— Chose surprenante, en vérité ! Qui te l’a rapportée ?

— Une négresse de Lella Oum Keltoum. Toute la ville à présent le sait… Les esclaves de Lella Meryem le racontèrent à des voisines.

— Mabrouka, passant près de chez Mouley Abdallah, questionna des gens… Dada Fatouma, qui allait faire une commission à Lella Meryem, aperçut la nouvelle esclave.

— Elle a coûté trois cents réaux. L’intendant de Mouley Hassan fut à Fès, l’acheter.

— Elle ne passa point dans la maison du Chérif, c’est pour cela qu’elle était vierge… affirme Rabha.

Malgré les détours que prit cette nouvelle pour me parvenir, je ne doute point qu’elle ne soit exacte. Mouley Hassan jugeait insensé l’engagement pris par son fils avec Lella Meryem.

— Il faut quatre femmes à l’homme, disait-il un jour à mon mari, de même qu’il faut quatre jambes au cheval. C’est pourquoi le Coran nous a fixé ce nombre.

Son libertinage a dû trouver fort plaisant de donner au mari trop fidèle une esclave aussi belle et blanche que l’épouse légitime.

J’ai négligé ma charmante amie depuis quelque temps. Ainsi, j’ignorais le malheur écrit sur son destin.

Les petites filles disent qu’elle se dessèche et jaunit… Mais que peut craindre Lella Meryem d’une autre femme, elle qui réunit toutes les séductions et les grâces ?… D’ailleurs elle n’a pas d’amour, ou si peu.

Je la trouve, en effet, riante et parée selon sa coutume. Le carmin de ses joues m’empêche de vérifier les allégations de Rabha quant à son teint. Son corps svelte est plus pliant qu’une branche de saule, mince et pendante. Ses yeux, ô ses yeux ensorceleurs, où l’on croit saisir les reflets du ciel !…

Elle se plaint de ma longue absence, m’offre le thé, rit, bavarde, caquetage vide et charmant de petit oiseau qui ne pense à rien qu’à chanter.

La sombre maison garde son habituelle et somptueuse mélancolie. Une esclave pile du cumin dans un mortier en cuivre, la cadence des coups accompagne notre insignifiant entretien. Des femmes sont assemblées, près de la fontaine, mais je n’y découvre pas d’inconnue. Le négrillon Miloud renifle et pleure derrière une colonne.

Il vole tout ce qu’il trouve, malgré les châtiments, explique Lella Meryem. Frappe l’esclave, ce pécheur, ton bras sera usé bien avant sa malice…

Nous disons encore de petites choses, sans intérêt, et je me lève pour partir. Alors, Lella Meryem me retient, et, son délicieux visage soudain bouleversé, — vraiment elle est jaune de teint ! la petite Cherifa m’interroge :

— Tu le sais ? Les gens te l’ont raconté ?

— Quoi donc ?

— Que Mouley Abdallah reçut de son père une esclave blanche.

Ses lèvres frémissent, son regard se noie, elle pleure…

— Que t’importe ?… Une esclave et c’est tout… Ton époux en a bien d’autres…

— Oui, mais ce sont des négresses. Celle-là est blanche.

— Elle l’est sans doute moins que toi.

— Tu vas voir, dit Lella Meryem, après avoir séché ses larmes. Qu’Aoud el Ouard apporte des parfums, commande-t-elle au négrillon.

Aoud el Ouard ! tige de rose, le joli nom ! bien fait pour cette adolescente au visage enchanteur, aux seins fermes et glorieux, aux yeux de nuit, aux hanches souveraines.

Elle entre, et, malgré qu’elle soit une esclave, elle a toute l’assurance et l’allure d’une maîtresse des choses.

N’est-ce point d’elle que le poète a dit :

Une pleine lune marche avec fierté
En se balançant comme un roseau.

— Cette maudite ! s’exclame Lella Meryem après son départ. Elle me regarde avec insolence, on dirait qu’elle est cherifa et non esclave, fille d’esclaves… Que ferai-je maintenant, je suis exilée de ma propre demeure… Je ne veux plus quitter ma chambre ; dès que je sors dans la cour, elle me nargue… Au lieu de la mettre avec les négresses (la plus noire vaut mieux qu’elle dix fois et plus !), Mouley Abdallah lui a donné la petite mesria[74] !

— Ta chambre est beaucoup plus belle.

— Assurément… Mais, si Mouley Abdallah monte à la mesria ?… Ô cette calamité !

— Par le Prophète ! Lella Meryem, ne crois pas que ton époux te préfère cette esclave.

— Tu penses ainsi. Tu ne connais pas les Musulmans. Les femmes sont comme les grains du chapelet entre les mains d’un Derkaoui… Ils passent de l’une à l’autre… J’ai supplié Mouley Abdallah de renvoyer cette affligeante, de la revendre tout de suite. Il n’a pas voulu… Il dit qu’il craint de déplaire à son père. C’est elle, la rusée, la fille de diable, qui l’enchaîne… Elle saura se faire frapper la dot[75]. Ô jour de malheur où cette Aoud el Ouard entra dans la maison !

Je voudrais consoler la pauvre petite épouse, lui dire… Mais nos paroles à nous, elle ne les comprendra pas… J’essaye cependant.

— S’il plaît à Dieu, Lella Meryem, ton mari te reviendra. Tu peux tâcher de le reprendre…

— Ô Puissant ! j’ai tout essayé… J’ai fait écrire sur une feuille de laurier : « Je lie tes yeux, ta bouche et ta force virile pour toute autre que moi. Ô serviteurs du grand nom, rendez ce qui est illégitime, plus amer à Mouley Abdallah que ne l’est cette feuille de laurier ! » Je l’ai cousue dans son caftan… et cela ne l’empêcha pas de retourner auprès d’Aoud el Ouard… On m’a dit, ajoute Lella Meryem, qu’une sorcière possède les secrets pour ranimer l’amour. Elle habite à Berrima[76]… Ô ma sœur ! je connais ton affection. Va pour moi chez cette sorcière !

Je ne m’attendais pas à cette demande et j’y réponds d’abord par des objections.

— Envoie plutôt une de tes négresses. La sorcière ne révélera rien à une Nazaréenne…

— Non, je t’en prie ! Mes négresses, je n’ai pas confiance, elles sont bêtes… Tu mettras un haïk, la sorcière ne se doutera de rien car tu sais toutes nos coutumes… Je suis réfugiée en toi ! ajoute Lella Meryem en m’embrassant.

L’imploration consacrée me lie… et puis, ne serait-ce point, que déjà l’aventure tente ma curiosité.

— Sur ma tête et sur mes yeux, ô délicieuse ! répondis-je à la Chérifa.


12 mars.

Une nuit bleue, limpide et tendre, une nuit où le sommeil devrait nous entraîner comme une barque glissant légèrement sur l’eau calme… Les patios éclairés, qui semaient la cité de reflets orange, redescendent peu à peu au fond de l’ombre.

— Allons ! me dit Kaddour, il est temps… Les braves gens sont tous rentrés…

Pour l’amour de Lella Meryem, je revêts encore une fois l’accablant haïk, et nous partons à travers les ruelles, si désertes et noires que je puis tenir mes voiles écartés, quitte à les ramener bien vite sur mon visage lorsque la petite lueur d’une lanterne dénonce, au loin, un passant attardé.

Après avoir franchi la porte de quartier, massive et grinçante, qu’un gardien ouvre devant nous et referme aussitôt, nous entrons dans Berrima.

Kaddour a préparé ma venue ; la sorcière nous attend. Elle croit que, sous ces voiles de laine rude, se cache une tremblante Cherifa, échappée cette nuit, par quelles ruses ! aux murailles qui l’emprisonnent. Aussi ne s’étonnera-t-elle pas de la rigueur avec laquelle je les tiens baissés, clos, masquant obstinément mes yeux.

Je distingue à peine la pièce où elle nous a introduits : une chaise longue, garnie de modestes sofas, tout à fait honnête et rassurante, qu’éclairent deux cierges, verts et jaunes, en de hauts chandeliers.

La sorcière est une lourde matrone à l’air équivoque. Souvent, dans les harems, j’en ai rencontré de ces vieilles, complaisantes et détestables, habiles à insinuer la tentation.

Elles présentent des étoffes, achètent aux recluses les vêtements et les bijoux dont elles veulent se défaire, colportent les nouvelles, indiquent des remèdes, et s’entremettent surtout dans les aventures où leur malice l’emporte sur la défiance des maris.

— Nous sommes venus, dit Kaddour, comme des malfaiteurs, avec l’épouvante…

— Ne craignez rien, répond la sorcière. Par le pouvoir de ceux qui m’obéissent, nul ne s’apercevra de votre absence.

Elle s’accroupit devant un brûle-parfums, y jette quelques grains de benjoin, et se met à égrener un chapelet.

— Nous désirons, reprend Kaddour, que tu fasses venir pour nous ceux que tu as promis d’appeler.

— Ah ! dit-elle avec lassitude. Aujourd’hui l’heure presse et je ne suis point disposée… Je prierai pour vous, cela suffît.

— Puisse Allah te le rendre, ô ma mère ! Certes la prière est excellente ! Mais nous voulons aussi que tu évoques le roi des djinns, afin d’apprendre ce qui nous importe… insiste Kaddour en faisant tomber sur le sol un réal d’argent.

La vieille s’approche de moi, pose ses mains sur ma tête. Son haleine forte m’incommode à travers le haïk :

— Au nom du Dieu Clément et Miséricordieux, implore-t-elle,
Qui n’a point enfanté et n’a point été enfanté,
Qui n’a point d’égal en qui que ce soit,
Qui connaît les secrets enfermés dans les mystères de son nom ?
Sur toi un rayon de sa lumière.
J’aperçois ton cœur refroidi et ton corps qui n’a plus d’attraits pour l’époux.
Celui qui s’éloigne de toi, fut enchaîné par le recours et le charme de Chenharouch le sultan[77].

Comme elle prononçait ce nom, la porte fut ébranlée d’un coup violent.

— Qui est là ? cria la vieille.

— Quelqu’un est venu, répondit une voix aiguë.

— Quelqu’un est venu,

Quelqu’un reviendra,

Et le destin s’ensuivra…

Au bout d’un instant, la sorcière ouvrit la porte. Il n’y avait personne ; la lune éclairait un pan ruiné de muraille, et projetait sur le sol bossué l’ombre d’une treille…

— Puisque le sort t’est fâcheux, dit la vieille, j’interviendrai.

Elle disparut au bout de la chambre, derrière une boiserie, et en rapporta un plateau gravé de signes bizarres, au milieu duquel fumait un canoun plein de braises. Tout autour, bien rangées en cercle, sept petites coupes contenant des poudres, des grains et des pâtes.

La vieille déplia un haïk écarlate dont elle s’enveloppa tout entière. Elle s’accroupit, attira le plateau magique sous ses voiles, et elle ne fut plus qu’une masse flamboyante, à travers laquelle s’échappait quelque fumée…

— Immobiles et silencieux, nous attendons… Les cierges crépitent, l’air s’alourdit de benjoin, une souris apparaît et file…

Est-ce un djinn ?

Tout à coup, des sons rauques, insensés et caverneux semblent gonfler la draperie rouge.

Lutte, halètements, protestations… auxquels, de temps à autre, se mêle une faible plainte…

Puis une voix s’élève, qui n’est pas celle de la sorcière, ni d’un être humain, une voix qui vient des profondeurs mystérieuses :

« J’en jure par le soleil et sa clarté !
Par la lune quand elle le suit de près.
Par le jour quand il le laisse apparaître dans tout son éclat,
Par le ciel et celui qui l’a bâti,
Par la terre et celui qui l’a étendue comme un tapis,
Par l’âme et celui qui l’a formée[78] ! »

J’en jure par cette invocation sublime et toujours exaucée.
Ô Mouley Idriss ! Il n’y a de Dieu que Dieu !
Ô Mouley Abd el Kader qui voles à travers l’espace !
Ô Mouley Thami, maître des lieux brûlants !
Écoute-moi, ô sultan rouge ! qui commandes les génies effrayants !
Ô Sidi Moussa, gardien des eaux !
Ô Sidi Mimoun er Rahmani, le Soudanais !
Ô Moulay Ibrahim, oiseau de la montagne !
Ô Sidi Said Derkaoui !
Ô Sidi Ahmed Derwich !
Ô les maîtres noirs de la forêt !
Ô les pèlerins, seigneurs des djinns !
Ô Lella Myrra, l’inspirée !
Ô Lella Aïcha la négresse !
Ô Lella Rkia, fille du rouge !
Ô Bousou, le marin !
Ô Sidi Larbi, le boucher !
Ô le serpent des pèlerins !
Ô toi qu’on ne peut nommer, souverain de l’épouvante[79].
Accourez avec les nuées et le vent, avec les éclairs et le tonnerre !
Ô vous qui avez la connaissance des choses secrètes !
Que je voie, de vos yeux, que votre langue parle en ma bouche !
Je vous conjure et vous adjure d’écarter tous les voiles,
De me pénétrer de la science que le Seigneur mit en vous.
Je vous conjure et vous adjure par Lui, Seul, Unique,
Hors duquel il n’y a pas d’autre Dieu !
L’Éternel, le Vainqueur, le Puissant,
Roi de tous les temps et de tous les mondes,
Celui qui mettra debout les os rongés par les siècles.

Celui à qui nul n’échappe, que nul ne peut atteindre et ne peut égaler !
Éclairez mon esprit. Je vous le demande et vous l’ordonne !
Sinon vous serez contraints au moyen des flammes et de l’ébullition,
Dont aucun pouvoir ne vous protégera !

« N’as-tu jamais entendu parler du Jour qui enveloppera tout ?
Du jour où les visages seront baissés,
Travaillant et accablés de fatigue,
Brûlés au feu ardent[80] ? »

Quiconque ne répond point à mon appel,
Dieu lui fera subir le châtiment
Par la vertu du grand nom, invoqué, craint et révéré.
Qu’il assure l’accomplissement de mes desseins !

La voix peu à peu s’est enflée, elle n’implore plus, elle commande, impérieuse, et menace.

Les draperies rouges frissonnent. Entre la vieille et les génies accourus, un combat s’engage dont nous ne distinguons que les soubresauts et les cris.

Rauques aboiements, clameurs de souffrance, d’épouvante et de mort… Une louve hurle dans la nuit… Ce vagissement misérable qui répond est le dernier râle de sa victime…

… Quand la sorcière écarta ses voiles, elle avait un visage congestionné, hagard et tout à fait terrifiant.

L’incantation semblait l’avoir épuisée, — on ne converse point en vain avec les démons. — Elle resta quelques moments inerte sur le sofa, puis se redressa, prit sept pincées de poudre dans les coupelles, en fit un petit paquet et me le tendit. Elle parlait avec effort, d’une voix naturelle mais toute dolente :

— Mets ceci dans l’eau de rose et enduis-en ton corps. Et ensuite tu jeûneras et tu réciteras la prière, au moghreb, prosternée sur une natte neuve, que ton ennemie n’a jamais foulée. Invoque trois fois Mouley Abd el Kader, l’oiseau blanc, et ne crains pas… Alors les choses qui te contristent cesseront, et ton époux retrouvera sa juste raison. La jeune fille disparaîtra de ses yeux, ainsi que le soleil derrière l’ombre, un jour d’éclipse. Elle sera pour lui comme si elle n’était pas, ou sans plus d’attrait qu’une chamelle pelée…

Cet oracle a complètement brisé la sorcière ; sa masse retombe sur le divan, son teint est jaune, ses joues bouffies et malsaines tremblotent… Pourtant elle retrouve quelque vigueur pour saisir le nouveau réal que lui tend Kaddour.

— Chose étonnante ! s’exclame-t-il aussitôt dehors. Ces vieilles ! Tout ce qu’elles font ! Tout ce qu’elles savent !… Quand les djinns sont entrés dans la chambre, j’ai vu danser des flammes rouges… Et cette voix ! tu l’as entendue !…

— Certes ! répondis-je, cette sorcière connaît les choses mystérieuses et j’accorde que les démons l’inspirent… Cependant, ô Kaddour ! explique-moi comment elle n’a point découvert que j’étais une Nazaréenne ?


14 mars.

La beauté bien cachée qui surpasse toutes les autres beautés, certes je la connais ! Et les fleurs de son teint, et les grenades parfumées de ses lèvres, et l’éclat de ses yeux fascinateurs… Pourquoi donc Lella Meryem, aujourd’hui, m’apparaît-elle plus éblouissante, d’un charme inattendu, étincelant, renouvelé, d’une gaîté sans égale ? Serait-ce déjà l’effet du sortilège que j’apporte ?

Dès les premiers mots elle m’arrête.

— Qu’Allah te rende le bien, ô ma sœur ! le remède, je n’en ai plus besoin, Aoud el Ouard est partie…

— Ô Seigneur ! la nouvelle bénie !… Qu’est-elle devenue ?

— Cette chienne ! Puisse le malheur l’accompagner ! Mouley Hassan l’a reprise.

— Louange à Dieu ! Comment se fait-il que le Chérif ait retiré le présent offert à son fils ?

— Qui le sait ? Peut-être avait-il entendu vanter son attrait… Il aura voulu s’en assurer… Cela n’importe guère ! dans quelques mois, elle ne sera plus qu’une esclave d’entre ses esclaves…

Lella Meryem triomphe avec insolence et naïveté… Je devine les petites ruses qu’elle mit en œuvre pour éloigner sa rivale, les louanges perfidement colportées sur Aoud El Ouard, afin d’éveiller la concupiscence du Chérif, la requête qu’elle-même fit parvenir à son beau-père…

Mouley Hassan, changeant et sensuel, regrettait sans doute de n’avoir pas cueilli cette tige de rose. II dut être facile à convaincre.

— Sais-tu, poursuit Lella Meryem, que les noces de Lella Oum Keltoum seront bientôt célébrées ?

— C’est une honte ! Elle n’a pas donné son consentement.

— Lella Oum Keltoum est folle, affirma Lella Meryem, ses refus font parler tous les gens.

— Ô mon étonnement de t’entendre ! Ne m’as-tu pas dit mille fois que Lella Oum Keltoum avait raison ?…

Cette contradiction n’émeut pas la Cherifa.

— Je t’ai dit cela, dans le temps ! À présent, il est clair qu’elle est folle. Puisque le Sultan a fait savoir au Cadi, par son chambellan, qu’il désire ce mariage, Lella Oum Keltoum n’a qu’à se soumettre. Les unions entre parents sont bénies d’Allah, à cause de leur ressemblance avec celle de Lella Fatima, fille du Prophète, et de son cousin, notre seigneur Ali. Les noces de Lella Oum Keltoum et de Mouley Hassan seront un bonheur dont il faut se réjouir.

— Ô chérie ! Ô celle dont la langue est experte ! répondis-je en souriant, Mouley Hassan t’a donc achetée toi aussi ?

Le petit visage de la Cherifa rosit, lumineux, ainsi que la lune surgissant à l’horizon.

— Seulement, ajoutai-je, il ne t’a rien donné. C’est toi qui lui rendis Aoud El Ouard…


27 mars.

Turbulent et leste, Kaddour remplit la maison de son agitation. Les petites filles, radieuses, se bousculent, tout affairées ; Hadj Messaoud piaffe devant ses fourneaux ; Saïda, la négresse, affuble son minuscule négrillon d’un superbe burnous émeraude.

Notre expédition émeut tout le quartier ; on entend dans la rue le braiement désespéré des bourricots et les querelles des âniers. Mohammed le vannier, accroupi sur le pas de sa porte, cesse de tresser des corbeilles pour observer notre cortège, et des têtes de voisines s’avancent furtivement au bord des terrasses… Après beaucoup de bruit, de cris, d’allées et venues, de faux départs et de retours imprévus, Kaddour ferme enfin nos portes avec les énormes clés qui grincent.

La caravane s’ébranle.

Certes ! elle est digne d’un hakem qui va fêter le soleil dans une arsa, et les gens ne manqueront point d’en approuver le déploiement fastueux.

Kaddour prend la tête, fier, important comme un chef d’armée, une cage en chaque main. Dans l’une gazouille un chardonneret, dans l’autre, un canari.

Ensuite viennent les ânes chargés de couffas d’où sortent les plus hétéroclites choses : le manche d’un gumbri, un coussin de cuir, un bout de tapis, une théière… Ahmed le négrillon, à califourchon sur un bât, ressemble, avec son burnous émeraude, à une grenouille écartelée. Rabha chevauche, très digne, le second bourricot.

Puis s’avancent les femmes, la troupe craintive, pudique, trébuchante des femmes qui s’empêtrent dans les plis de leurs voiles : Kenza, Yasmine, déjà lasses ; Saïda et son haik rayé de larges bandes écarlates ; Fathma la cheikka que nous n’eûmes garde d’oublier, car une partie de campagne s’agrémente toujours de musique et de chants.

Les hommes ferment la marche : Hadj Messaoud, tenant précieusement un pot plein de sauce qu’il n’a voulu confier à personne, et les trois porteurs nègres sur la tête desquels s’érigent, en équilibre, les plats gigantesques coiffés de cônes en paille.

Nous n’avons pas « rétréci » ! Kaddour en conçoit un juste orgueil.

Au sortir des remparts, le soleil, le bled déployé, la route fauve déjà poussiéreuse, éblouissent et accablent… Mais nous n’allons pas loin, seulement à la Guebbassia, qui appartint à un vizir, et s’incline dans la vallée. Le chemin descend entre les grands roseaux bruissants, émus par la moindre brise, et nous entrons dans l’arsa toute neuve, toute fraîche, toute pimpante, dont les jeunes feuillées ne font point d’ombre.

Elle tient à la fois du verger, du paradis terrestre et de la forêt vierge, avec ses arbres fruitiers roses et blancs, ses herbages épais, ses ruisselets, ses oliviers, ses rosiers grimpants épanouis au sommet des citronniers, ses vignes qui s’enlacent et retombent comme des lianes. Les sentiers disparaissent sous l’envahissement des plantes sauvages… La ville est très loin, inexistante. On ne voit que l’ondulation de la vallée, de vertes profondeurs mystérieuses, et parfois, entre les branches, la chaîne du Zerhoun toute bleue sur l’horizon.

Kaddour a choisi, pour notre installation, un bois de grenadiers au menu feuillage de corail. Il étend les tapis, les sofas, une multitude de coussins. Au-dessus de nous il suspend les cages et les oiseaux se mettent à vocaliser follement, éperdument, en un délire.

Un peu plus loin s’organise le campement de nos gens. Des nattes, des couvertures berbères et tous les accessoires sortis des couffas. Hadj Messaoud s’ingénie à allumer un feu, qu’il souffle au bout d’un long roseau ; les nègres s’agitent, apportent du bois mort. Kenza, Yasmine, Saïda, ont rejeté leurs haïks et folâtrent dans la verdure ; Fathma essaye sa voix.

Le déjeuner est un festin : des poulets aux citrons, des pigeons tendres et gras, des saucisses de mouton percées d’une brochette en fer forgé, un couscous impressionnant, dont tous nos appétits ne pourront venir à bout.

Les plats passent de nous à nos voisins, et c’est amusant de les voir manger, engouffrer avec un tel entrain !… leurs dents brillent comme celles des carnassiers, leurs mains huileuses, dégouttantes de sauces, ont des gestes crochus pour dépecer les volailles. Il n’en reste bientôt plus que les carcasses. Pourtant la montagne de couscous, quoique fort ébréchée, a raison de tous les assauts.

Ensuite chacun s’étend avec satisfaction et rend grâce à Dieu très bruyamment.

Kaddour prépare le thé.

Rien ne fut oublié, ni le plateau, ni les verres, ni même les mrechs niellés pour nous asperger d’eau de rose.

Il fait chaud, les grenadiers ménagent leur ombre, des moucherons voltigent dans le soleil, les cigales grincent très haut… Tout vibre ! l’air tiède, les feuillages, les impondérables remous de l’azur. Le parfum des orangers s’impose, plus oppressant, plus voluptueux.

Le printemps d’Afrique est une ivresse formidable. Il ne ressemble en rien à nos printemps délicats, gris et bleutés, dont l’haleine fraîche, les sourires mouillés font éclore des pervenches dans les mousses. Ici la nature expansive, affolée, se dilate. Les bourgeons éclatent subitement, gonflés de sève, pressés d’étaler leurs feuilles ; un bourdonnement sourd et brûlant monte des herbes ; les juments hennissent au passage des étalons ; les oiseaux s’accouplent avec fureur.

Le ciel, les arbres, les fleurs, ont des couleurs excessives, un éclat brutal qui déconcerte. La terre disparaît sous les orties, les ombelles plus hautes qu’un homme, les ronces traînantes et ces orchidées qui jaillissent du sol comme de monstrueuses fleurs du mal.

J’aperçois le ciel si bleu, à travers le papillotement d’un olivier, dont les petites feuilles se détachent en ombres grêles et en reflets d’argent. Le canari, exténué de roulades, ne pousse plus que de faibles cris. Saïda, la négresse, vautrée dans l’herbe, s’étire, telle une bête lascive ; ses bras musclés brillent en reflets violets, ses yeux luisent, à la fois languides et durs ; elle mâchonne de petites branches.

Saïda ne m’apparaît pas simiesque ainsi qu’à l’habitude. Elle est belle, d’une beauté sauvage, toute proche de cette ardente nature en liesse ; Soudain elle bondit et disparaît dans les lointains verts de l’arsa. On dirait la fuite d’un animal apeuré.

Fathma la cheikha continue ses chansons, mais sa voix s’adoucit et parfois se brise :

Ô nuit ! — gémit-elle, — ô nuit !
Combien es-tu longue, ô nuit !
À celui qui passe les heures
En l’attente de sa gazelle
Et veille la nuit en son entier !

Ô Belles ! ô chanteuses ! ô celles
Vers qui s’envole mon esprit !
Si vous êtes filles de Fès et nobles,
Je me réjouirai parmi vous.
Je ne vous quitterai pas.
Qu’est la vie sans amour ?…
La mort me convient mieux.

Ô jeune fille étendue, es-tu malade ?
T’a-t-on frappée, chère colombe ?…
Tes joues sont des pommes musquées,
Tes lèvres ont la pulpe juteuse
Des raisins roses du Zerhoun
Quand l’automne dore les vergers ;
La chair des pastèques est moins fraîche
Que la tienne où je veux mordre…

Ô nuit ! ô nuit ! Combien es-tu courte, ô nuit !
À celui qui passe les heures auprès de sa gazelle !
Enamouré il ne peut dormir.
Il avait espéré, tant de jours !

Le chant me berce… Une torpeur tombe du ciel avec le soleil qui s’égrène sur nous en mille taches d’or, mobiles et brûlantes. La voix de Fathma se mêle à toutes les voix amoureuses de la terre, des herbes et des branches ; je n’en distingue plus que l’harmonie…

Quand je m’éveille, le soleil décline vers l’occident, de longues ombres s’étendent sous les arbres. Fathma s’est tue, elle mange… Autour du couscous un cercle s’est reformé : Hadj Messaoud, Yasmine, Kenza, le petit Ahmed et les âniers. Quelques heures de digestion calmèrent la résistance de leurs estomacs. Certes ils auraient honte de revenir avec un seul grain de semoule ! Cependant Rabha déclare que « son ventre est plein. Louange à Dieu ! » et Saïda, la négresse, n’a pas reparu.

Kaddour n’est pas là non plus.

J’avais entendu les notes de son gumbri jusqu’au moment où le sommeil m’enveloppa… Kaddour ne s’attarde jamais en nonchalance, il lui faut du mouvement, de la vie… Rien d’étonnant à ce qu’il vagabonde à travers le verger… Pourtant cette double absence m’inquiète, et j’arrête Kenza qui veut aller à leur recherche. Il y a tant d’allégresse, tant de senteurs dans ce jardin, une telle provocation de la nature capiteuse !…

Saïda reparaît la première, l’air calme, les mains pleines de gros champignons blancs trouvés au bord de l’oued. Elle gronde le négrillon qui a taché son burnous, puis elle s’accroupit et se jette sur le couscous.

Le plat est nettoyé quand Kaddour revient, d’un tout autre côté ; il parle beaucoup, il nous donne mille détails sur les particularités de sa promenade. Malgré tout, je ne me sens pas convaincue… Et puis, cela paraît presque naturel, s’ils se sont aimés par un tel jour de printemps.

Saïda est jeune, vigoureuse et saine, libre aussi puisque ses deux maris la répudièrent. C’est une bonne et simple brute, toute d’instinct. Kaddour doit plaire aux femmes par sa violence, son impérieuse volonté… il ne s’embarrasse point de scrupules.

Maintenant ils cheminent avec notre petite caravane, apaisés, indifférents. Las surtout, comme les fillettes, Hadj Messaoud, la cheikha et le gosse au burnous émeraude, soudain épuisés après la grande excitation de l’arsa.

Les remparts se détachent sur un ciel rouge, et nous franchissons Bab Berdaine dans le tumulte des troupeaux, qui regagnent leurs étables à l’heure du moghreb.


31 mars.

Kaddour passe du rire à la fureur sans s’arrêter jamais aux états intermédiaires.

Hors de lui ce matin, il vocifère dans la cuisine. De ma chambre j’entends ses éclats, mais je ne perçois point les réponses du Hadj Messaoud, l’homme paisible.

— Oui ! oui ! J’ai répudié ma femme I Elle ne m’est plus rien ! Où se cache-t-elle, cette chienne fille du chien cet autre ?…

» Elle a quitté ma maison pendant que j’étais ici.

 
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— C’est vrai, je l’avais battue. Que pouvais-je faire ?… Ô Allah ! le croirais-tu ! Elle a mis ma sacoche en gage chez le marchand d’épices pour s’acheter du henné !

 
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— Je n’ai plus qu’à partir de la ville ! Les gens ont pu voir ma sacoche pendue chez ce marchand d’épices ! — Allah le confonde ! — Il l’avait accrochée a la face de sa boutique !… Honte sur moi !… Quand je suis passé, j’ai dit : Ha !

 
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» Je l’ai répudiée devant notaires. Elle ira chez son oncle voler tout ce qu’elle trouvera de sacoches !…

La chose paraît grave. J’appelle Kaddour. Il a sa figure sauvage des mauvais jours. Son nez frémit, sa petite barbe se hérisse et son regard a noirci…

— Qu’as-tu raconté au Hadj Messaoud ? Tu as répudié Zeïneb devant notaires ?

— Oui, c’est une voleuse sans vergogne, une impudente, une…

— Doucement ! Par combien de fois l’as-tu répudiée ?

— Deux fois, pas davantage. Les notaires m’ont demandé d’attendre un peu avant la troisième répudiation, mais je veux le faire tout de suite, et ce sera fini.

— Voyons, Kaddour ! à cause d’une sacoche, tu oublies tout son bien.

— Tout son bien ! Elle ne m’apporta que le malheur et la honte.

— Tu ne sais te passer d’elle, et tu connais votre loi musulmane : quand tu l’auras répudiée trois fois, tu ne pourras plus la reprendre que si elle a épousé, entre temps, un autre homme… Voudrais-tu la savoir dans la maison d’un autre ? Et que diraient les gens ?

À cette idée Kaddour est devenu très jaune de teint. Il fronce les sourcils, halette un peu.

— Pour ton visage ! finit-il par répondre, je vais chercher Zeïneb. C’est une fille de gens honorables. Elle s’est évidemment réfugiée chez sa mère… Il lui fallait du henné, car elle doit aller à des noces demain, et j’avais oublié de lui laisser de l’argent… Avant de prononcer la troisième répudiation, j’écouterai ce qu’elle dira de ma sacoche…

5 avril.

Pour échapper aux raisonnements, à l’anxiété, au vertige d’horreur où nous sommes entraînés, il faut de vastes paysages joyeux, et des spectacles apaisants.

Allons au cimetière oublier la mort, et toutes les choses tragiques de ce temps.

Le cimetière est un lieu plaisant où l’on peut s’étendre à l’ombre des oliviers, les yeux éblouis par l’azur du ciel et par le vert intense de la terre. Une vie bourdonnante monte des herbes et descend des branches ; les cigognes planent, très haut ; les moucherons tournoient en brouillard léger ; l’âpre odeur des soucis relève l’arome miellé des liserons et des mauves.

Il fait chaud, il fait clair, il fait calme… L’âme se détend, se mêle aux chansons, aux parfums, aux frémissements de l’air, tiède, à tout ce qui tourbillonne, impalpable et enivré dans le soleil.

Un ruisseau coule au milieu des roseaux où le vent chante ; de jeunes hommes, à demi nus, y lavent leur linge. Ils le piétinent avec des gestes de danseurs antiques. Leurs jambes s’agitent en cadence, et, soudain, s’allongent, horizontales, minces, le pied tendu, un moment arrêtées en l’air, comme s’ils faisaient exprès d’être beaux en leurs singulières attitudes rythmiques. Des vêtements sèchent autour d’eux, sur les plantes, étalant des nuances imprécises, exténuées par l’âge.

À quelques pas de moi, un adolescent, très absorbé, s’épouille.

— En as-tu trouvé beaucoup ?

— Une vingtaine seulement. Je n’enlève que les plus gros, ceux qui mordent trop fort… les poux ont été créés par Allah en même temps que l’homme… Qui n’en a pas ? Ils complètent le fils d’Adam.

— Sans doute, tu parles juste et d’expérience.

Le jeune garçon ne s’attarde pas à ce travail. Il est venu au cimetière pour jouir, pour fêter le soleil. Une cage, suspendue au-dessus de lui dans les branches, lance des roulades frénétiques. On ne voit pas l’oiseau, les barreaux de jonc ne semblent contenir qu’une harmonie, une exaltation qui s’évade.

Couché sur sa djellaba, une pipe de kif entre les lèvres, un verre de thé à portée de sa main, le regard bienheureux et vague, cet adolescent participe à l’universelle félicité d’un matin au printemps. Parfois, il s’arrache à sa béatitude pour vérifier quelques cordes tendues entre deux arbres, comme d’immenses fils de la Vierge.

— Ce sont, m’explique-t-il, des cordes pour mon gumbri[81]. Si elles sèchent vite, elles auront de beaux sons… Je suis Driss le boucher.

Complaisamment il soupèse un paquet blême et mou d’intestins encore frais. Il en attache les bouts à une branche et les dévide en s’éloignant, pour atteindre un micocoulier aux ramures basses.

Plus loin, un groupe de burnous, dont je n’aperçois que les capuchons émergeant des herbes, se penche au-dessus du sol en religieuses attitudes. Mais ce n’est point une tombe qu’ils entourent. Ils jouent aux échecs… et ils poussent les pions avec de subites inspirations, après avoir longuement médité chaque coup.

Quelques bourricots, chargés de bois, trottinent à la file dans le sentier, entre les plantes sauvages et hautes, qu’ils écartent sur leur passage, en frissonnant de la peau et des oreilles. L’ânier invective contre eux sans relâche.

— Allons ! Pécheurs ! Calamités ! Fils d’adultère ! Allons ! Pourceaux d’entre les pourceaux !

Parfois il arrête ses injures pour baiser la porte d’un marabout, marmotte quelque oraison, puis il rejoint ses ânons en courant et vociférant de plus belle.

Des femmes voilées psalmodient autour d’un tombeau, et leurs chants me rappellent que ce lieu n’est point une arsa, malgré les arbres, le sol couvert de fleurs, les cactus rigides et bleus et le bel horizon de montagnes mollement déployées, que ces frustes pierres éparses dans la verdure ne sont point les accidents d’un terrain rocailleux… Mais lorsque je passe, elles me saluent et rient et elles m’interrogent sur les noces de Rhadia où je fus l’autre semaine.

Ô croyants ! Vous avez raison. Il faut vivre sereinement, sans autre souci que les douces frivolités de l’existence. Il faut vivre sans réfléchir, sans prévoir. Il faut vivre d’une vie simple, paisible, familière — et se distraire et chanter, et jouir des bonnes choses — en regardant le ciel très bleu, en écoutant les oiseaux — avec insouciance, avec ivresse.

Le monde est un cimetière délicieux.


13 avril.

— La mariée pleure ! la mariée pleure !

Vierge pudique et bien gardée, dont aucun homme ne connaît le visage, ô petite gazelle farouche tremblant à l’approche du chasseur, combien tes larmes réjouiront l’époux !… Puisse Allah, qui les compte, te les rendre en félicités ! Puissent tes filles, au jour de leurs noces, verser autant de larmes que toi et t’honorer de leur douleur ainsi que tu honores ta mère !

Ô mariée, tes pleurs disent ta pureté parfaite.

Les invitées louangent entre elles cette « aroussa » dont l’affliction peut servir d’enseignement aux fillettes qui l’entourent. Et elles félicitent Marzaka d’avoir mis tant de honte au cœur de Lella Oum Keltoum, de l’avoir si bien élevée, si merveilleusement préparée au mariage, car jamais fiancée n’a répandu plus de larmes !

Nulle n’ignore sa résistance, ni la contrainte qui la brise, mais une jeune fille dont l’hymen est célébré avec un si surprenant éclat ne doit-elle pas s’en réjouir secrètement, mesurer l’envie élogieuse des gens, jouir en son cœur des récits émerveillés qui se répéteront de génération en génération ?

Le mariage enfin, qu’il convient d’atteindre dans la tristesse, n’est-il pas le but unique d’une Musulmane, l’inconnu qui vient briser tout à coup la monotonie du temps, le moment suprême d’orgueil et de joie ?

Depuis sept jours, tant de femmes, les plus riches, les plus nobles de la ville, n’ont eu d’yeux et d’attention que pour Lella Oum Keltoum. Toutes les parures se sont étalées autour d’elle ; tous les flambeaux se sont allumés ; tous les parfums se sont épandus ; toutes les chanteuses ont détaillé sa beauté, sa pudeur et son émoi ; toutes les fillettes, réunies dans le Ktaa, ont frémi de désir en la contemplant.

Soudain, à cause d’elle, la vie uniforme et lente est devenue un enchantement de plaisirs, de festins, de musique et de splendeurs.

Docile entre les mains de la neggafa, pliée par la tradition, Lella Oum Keltoum a pris l’attitude rituelle des jeunes épouses. Ses pieds ne touchent plus le sol, ses lèvres ne prononcent plus une parole, ses yeux ne s’ouvrent pas sur les somptuosités environnantes.

Maintes fois, elle fut exposée à l’admiration de l’assemblée, en des atours différents. Et chacune de ses toilettes était plus splendide que la précédente, et chacun de ses bijoux dépassait la richesse des autres, et chacune de ses larmes excitait davantage l’admiration et la louange…

Qui donc n’envierait Lella Oum Keltoum ?

Il faut avoir un cœur de Nazaréenne, sous les caftans de brocart, pour songer avec angoisse au destin qui s’accomplit, pour démêler la révolte et le désespoir à travers les pleurs traditionnels d’une mariée…

Dans le palais de Mouley Hassan où l’on se prépare à recevoir l’aroussa, la magnificence dépassera, dit-on, celle des fêtes qui se déroulent ici.

Lella Fatima-Zohra, très dignement retirée dans ses appartements, ne saurait y assister, mais elle a donné ses ordres et prévu toutes choses afin que les noces de Mouley Hassan soient dignes de leur maison.

Tout est prêt.

L’époux s’impatiente.

Amenez la mule harnachée de velours et d’argent !

Allumez les cierges aux mains des jouvenceaux !

Frappez les instruments !

Voici que la vierge paraît ! Autour d’elle, les danseurs bondissent, les tambourins s’agitent éperdus, les torches répandent leur lumière vacillante et dorée.

Et les gens, attardés dans la nuit, s’émerveillent au passage fantastique du cortège nuptial, tandis que, droite, rigide, sous ses voiles de pourpre et d’or, mystérieuse amazone éblouissante, la mariée pleure…


16 juin.

Au retour de Marrakech, où nous allâmes après les noces de Lella Oum Keltoum, Meknès m’apparaît plus intime, plus familière et plus aimable. Tous les visages nous sont connus et accueillants, toutes les portes nous sont ouvertes.

J’ai hâte de revoir mes amies abandonnées depuis deux mois, d’apprendre les petits événements très importante de leur existence, et surtout de savoir ce qu’il advint de la révoltée entre les mains du vieillard…

— Comment le jugerions-nous, m’a répondu Yasmine. Peut-on se fier aux propos des esclaves, mères du mensonge ? Et pour ce qui est de Lella Oum Keltoum, elle ne monte plus jamais à la terrasse, car elle est Chérifa, et son temps de fillette a passé. Aussi n’avons-nous point revu la couleur de son visage, bien qu’elle soit de nouveau notre voisine. Mouley Hassan l’a gardée chez lui pendant les premières semaines, puis il l’a réinstallée dans sa propre demeure et il y passe lui-même presque toutes les nuits… Hier soir, nous avons appris ton retour aux négresses, et certes Lella Oum Keltoum en doit être informée et t’attendre dans l’impatience.

J’avais cueilli, pour la petite épouse, toutes les roses de notre riadh. Cependant je parvins chez elle les mains vides, car chaque enfant, rencontré dans la rue, me priait gentiment de lui donner une fleur, et, lorsque j’atteignis la demeure de nos voisines, je fus sollicitée par une vieille mendiante accroupie dans la poussière. C’était une pauvre femme hideuse et décharnée ; des haillons cachaient à peine son corps, laissant apercevoir la peau flétrie, la misère des seins et les jambes osseuses. À mon approche, elle arrêta sa complainte :

— Ô Lella, me dit-elle, accorde-moi une petite rose !

Cette demande inattendue fut aussitôt exaucée, et la pauvresse, m’ayant couverte de bénédictions, plongea son visage de spectre dans les fleurs dont ses mains étaient pleines.

On n’entre plus chez Lella Oum Keltoum ainsi qu’autrefois. Un portier garde le seuil, soupçonneux et digne sur sa peau de mouton. Il ne laisse pénétrer les gens qu’à bon escient.

Dans l’ombre du vestibule, se cachant derrière les portes, il n’y a plus de curieuses négresses à épier les passants.

La demeure m’apparut toute différente et cent fois plus belle que je ne pensais, car, aussitôt après les noces, Mouley Hassan mit à la réparer les meilleurs artisans de la ville. En sorte que le palais de Sidi M’hammed Lifrani a retrouvé son ancienne splendeur.

Dans les salles, tous les sofas étaient neufs, bien rembourrés et chargés de coussins. Des haïtis, en velours éclatant, garnissaient les murailles, des tapis d’Angleterre couvraient les miroitantes mosaïques, et de grands miroirs, venus d’Europe, reflétaient la transformation des choses, au milieu de cadres très dorés.

Lella Oum Keltoum s’avance vers moi, le visage plein, avenant et reposé. Des caftans de drap alourdissent mollement ses gestes et lui donnent une imposante ampleur. La sebenia de soie, remplaçant la simple cotonnade planche permise aux vierges, laisse tomber de longues franges multicolores autour de ses joues peintes. Des anneaux d’or, enrichis d’énormes rubis, se balancent à ses petites oreilles brunes qu’ils déforment, et la ferronnière, qui brille au milieu de son front, est constellée de diamants, étincelants à faire jaunir d’envie toutes les sultanes.

Je ne l’ai point questionnée sur Mouley Hassan, et la petite épouse ne m’en a rien dit, mais il semble présent partout en cette demeure. Son nom est dans toutes les bouches, son selham, bien plié, reposait sur un matelas, et le nerf de bœuf, dont il use volontiers avec les esclaves, pendait à la muraille, à côté d’un chapelet et d’un poignard au fourreau d’argent.

Après les premiers compliments et les nouvelles de mon voyage, Lella Oum Keltoum m’entretint, très longuement, de terrains contestés que le Chérif veut acheter… Histoire étrange et bien compliquée pour une petite Musulmane… Cependant cela semble la passionner tout autant que les présents dont son époux la comble, les caftans d’une invraisemblable somptuosité qui emplissent tous ses coffres et les bijoux trop modernes, massifs et surchargés d’insolentes pierreries, qu’elle me fit évaluer avec orgueil.

Lella Oum Keltoum a pris l’assurance tranquille d’une maîtresse des choses. Les négresses y exécutent ses ordres avec empressement. Elles ne traînent plus, négligentes, à travers la demeure, et se tiennent debout, adossées aux portes, humbles et prêtes à servir, ou vaquent dans les cuisines à leurs besognes coutumières.

Elles s’apparentent déjà, par leurs airs repus, aux vigoureuses esclaves du Chérif ; leurs faces camuses et sournoises se sont épanouies ; des foutas neuves ceignent leurs fortes croupes.

Marzaka elle-même a repris tout naturellement la place qui convient. Lella Oum Keltoum la traite avec mansuétude et l’entente semble les unir parfaitement, sans aucune rancœur des querelles passées.

Opulente et nette en son caftan de drap géranium que tempère une tfina de mousseline blanche, la grosse négresse a renoncé aux brocarts fripés qu’elle arborait jadis, hors de propos. Elle se tient, selon la bienséance, un peu à l’écart sur le sofa, tandis que Lella Oum Keltoum siège avec moi au milieu du divan, place honorable d’où l’on aperçoit le patio.

Toujours mielleuse, prompte à l’adulation, Marzaka traite sa fille avec une flatteuse déférence.

Bénédiction[82] ! ô Lella ! répond-elle à ses moindres propos.

Devant nous, le soleil étincelle aux marbres luisants de la cour, à ses ors, à ses mosaïques à ses eaux ruisselant des vasques.

Et les reflets ardents éclairent d’heureux visages apaisés, dans l’ombre de la salle…

Ce n’est plus qu’abondance, plénitude, jouissance de l’être et satisfaction.

Alors, ce que je voulais dire, je ne l’ai point dit, et n’ai point demandé ce que je voulais demander.

Mais, en quittant Lella Oum Keltoum, je me suis écriée :

— En vérité ! la bénédiction d’Allah s’étend sur ta maison !

— Louange à Dieu ! répondit-elle avec conviction. Puisse-t-il nous garder la félicité qu’Il accorda !


17 juin.

Un nègre, portant sur sa tête un grand plateau de bois coiffé d’un cône en vannerie, est introduit dans notre riadh. Les petites filles, toujours curieuses, m’appellent avec insistance. Elles ont hâte de soulever le pittoresque couvercle et de réjouir leurs yeux par l’aspect des friandises dont se délecteront leurs palais.

Mes amies musulmanes m’ont habituée à ces cadeaux culinaires, accompagnés de souhaits, de salutations et souvent d’une pressante invite à les aller voir.

J’ai reconnu El Bachir, l’esclave de Lella Lbatoul. Il me remet un mouchoir plein de pétales de roses, et découvre le plateau afin que je contemple les fenouils confits dans du vinaigre et les délectables beignets au miel parsemés de sésame. Je m’apprête à le charger, pour sa maîtresse, des remerciements qui conviennent, mais son compliment, plus long que de coutume et d’une étrange teneur, m’arrête, interdite.

— Lella Lbatoul t’envoie son salut le plus tendre et le plus parfumé. Elle espère qu’il n’y a pour toi que prospérité et te fait savoir qu’elle s’ensauvage de ton absence depuis le long temps qu’elle ne t’a vue. En sorte qu’elle désire ardemment que tu viennes la distraire. Elle t’apprend aussi que sa petite fille, la chérie, Lella Aïcha, est entrée ce matin dans la miséricorde d’Allah, par suite de sa maladie, la rougeole, et que tous les autres enfants en sont atteints. Puisse le Seigneur les guérir ! Lella Lbatoul fît cueillir ces roses de ses rosiers et sortir des réserves ce fenouil et ces gâteaux que tu aimes, afin que ton odorat, ton goût et ton cœur soient excellemment dulcifiés… Et la petite Aïcha — qu’Allah miséricordieux la reçoive et l’agrée ! — fut enterrée à midi… Sur le hakem et sur toi, paix et bénédictions parfaites !…

Voilà ce que m’a dit l’esclave en m’offrant les fleurs, les hors-d’œuvre et les pâtisseries.

Je ne me suis pas étonnée, car je sais qu’il ne faut pas s’étonner des choses que l’on ne comprend point, ni surtout les juger.

Mais j’ai revu, dans ma pensée, la fillette accrochée aux caftans maternels et que Lella Lbatoul couvrait de baisers passionnés.

La petite Aïcha est morte !… C’était écrit ! Il ne reste plus que la résignation… Et, comme il ne sied point d’attrister une amie par une nouvelle de ce genre, Lella Lbatoul a songé, — auprès du petit cadavre qui ne réclamait plus aucun soin, — à m’envoyer les odorants pétales et les friandises, dont la délicatesse atténuerait, pour moi, l’ombre de ce malheur.


30 juin.

Douceur !… Quiétude !… Plaisant repos !…

La vie qui s’exprime en gestes harmonieux et lents sous les vêtements aux nobles plis… Siestes et rêveries prolongées dans l’ombre des salles où tout a été conçu pour la jouissance des yeux. Les rosaces des mosaïques rayonnent le long des parois, d’une infinie variété en leur apparente similitude ; les frises déroulent leurs dentelles de stuc, et, lorsque le regard atteint le plafond, il se perd délicieusement parmi les arabesques et les lignes qui se poursuivent, se rejoignent et s’enlacent avec une surprenante harmonie.

Esclaves ! accourez à l’appel du maître, sur vos pieds nus que ne sauraient meurtrir les tapis, les marbres, ni l’émail des carrelages.

Esclaves ! il y a des mouches importunes, agitez les mouchoirs de soie.

Ouvrez les portes si bien ciselées, qui semblent les gigantesques et précieux battants de tabernacles chrétiens, afin que l’air du soir rafraîchisse la salle et chasse les dernières fumées du santal dont s’embaumèrent les somnolences. Au delà des arcades, apparaît la cour pavée de faïences, que les reflets du ciel moirent d’une luisante eau bleue, et la vasque toute ruisselante où s’abreuvent des tourterelles.

Fraîcheur !… Délices !… Monotone et limpide chanson des jets d’eau !…

Esclaves ! apportez les plateaux d’argent chargés de tasses. Ils brillent entre vos mains noires comme le contraste d’une parure. Avancez en roulant vos hanches ! Que le samovar qui vous courbe fasse valoir vos lourdes splendeurs !

L’existence est chose facile et voluptueuse, ô négresses ! Sur vos destinées furent écrites la servitude et les besognes familières, mais aussi les plaisirs d’amour.

« Lequel des bienfaits de Dieu nierez-vous[83] ? »

Il a donné à ses croyants l’inestimable faveur d’une vie sans fièvres et sans heurts, sans l’agitation qui consume les peuples d’Occident, sans les raisonnements, et les recherches dont il torture leurs cerveaux, sans la tension exaspérée de leurs volontés vers des buts superflus.

Il a donné aux misérables tout l’or des soleils couchants à contempler chaque soir le long des remparts ; les repos à l’abri des treilles ; les récits des conteurs publics ; l’insouciante paresse de lézards. qui vivent d’une mouche entre deux torpeurs.

Il a donné à d’autres de petites échoppes pour somnoler parmi les babouches, les poteries, les écheveaux de soie ; les parties d’échecs au coin d’une place ; les ânillons trottinants que l’on chevauche sur les reins, tout au bout, presque à la naissance de la queue, tandis que les jambes trop longues effleurent la poussière.

Il a donné aux lettrés leurs blanches mousselines et leur air dévot, leur esprit subtil ; le charme des absurdes discussions théologiques ; les livres ornés de miniatures — trésors de poésie, de science et d’ingéniosité — les mosquées aux nattes fines où l’on accomplit soigneusement les rites prescrits pour les cinq prières.

Il a donné aux riches les belles demeures, les sofas, les innombrables coussins, les esclaves et les parfums ; les arsas verdoyantes où les branches fléchissent, accablées sous trop de fruits ; les divertissements de la musique et des festins ; les mules qui s’en vont d’un pas si tranquille, régulier et sûr, avec leurs selles très confortables, vêtues de drap rouge, et leurs larges étriers.

Il a donné aux femmes les terrasses et les voisines, les noces, les parures, les bavardages, les messagères, les revendeuses complaisantes et la distraction nocturne des hammams.

Il a donné aux morts des cimetières sans tristesse, à l’ombre des micocouliers, des cimetières où l’on s’efface très vite, en un même néant sous les fleurs…

« Lequel des bienfaits d’Allah nierez-vous ? »

Il a donné à tous un bien suprême : la paix.

Allures paisibles.

Esprits paisibles.

Bonheurs paisibles.

Cela que nous ignorons.

FIN

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

1915
1916
 145
 148
 149
1917
  1. Chérif. Descendant du Prophète.
  2. Maghzen, gouvernement du Sultan.
  3. Mida, petite table ronde et très basse.
  4. Sultan contemporain de Louis-Philippe.
  5. Dynastie des sultans actuels.
  6. Mets marocains dans la composition desquels entrent toujours des viandes.
  7. Habitants de Rabat.
  8. Jardin intérieur.
  9. Nom donné aux chrétiens.
  10. Titre qui devrait être réservé aux Cherifas, mais que, par politesse, on donne indifféremment à toutes les femmes, ainsi que, en France, « Madame » ou « Mademoiselle ».
  11. Vergers marocains.
  12. Expression très courante signifiant à peu près « être généreux sans rien ménager ».
  13. Le grand sultan contemporain de Louis XIV.
  14. Habitants de Meknés.
  15. Lieu « d’où l’on voit », sorte de belvédère.
  16. Petits fourneaux de terre.
  17. Robe de dessus transparente.
  18. Foulard de tête.
  19. Sorte de gros bourrelets encadrant la tête sur lesquels est appliqué le foulard de soie.
  20. Tuteur-gardien.
  21. Attention.
  22. Le dirigeant, le gouverneur.
  23. Le verbe « carotter » est passé dans la langue arabe et conjugué selon les règles.
  24. Marché aux étoffes.
  25. Sauf ton respect.
  26. Vendeur de café.
  27. Les Musulmans qui n’auront point fait à leurs épouses des parts égales, paraîtront devant Allah « avec des fesses inégales » (Commentaire du Coran).
  28. Sorte de soupe très épicée.
  29. Cruche ventrue en cuivre, dont le fond est arrondi et qui ne peut se tenir sans branler.
  30. Le grand sultan de Meknès contemporain de Louis XIV.
  31. Instrument à deux cordes.
  32. Les plus beaux foulards de tête sont ainsi nommés parce que, très lourds, ils s’achètent au poids.
  33. Maîtresse des cérémonies.
  34. De la maison impériale.
  35. Garçon qui porte les pains au four et les rapporte à domicile.
  36. La dot, en droit coranique, est versée par le mari.
  37. Formule équivalant à « sauf ton respect ».
  38. Chef de la famille impériale dans une ville.
  39. Pièce indépendante du reste de la maison, où le maître reçoit ses amis.
  40. 8 000 francs.
  41. L’an 1330 de l’hégire (1911 de l’ère chrétienne).
  42. Sorte de vermicelle.
  43. Coran.
  44. Prévôt des marchands.
  45. Cour du Sultan.
  46. 125 francs.
  47. Guinéens. Nègres originaires de Guinée qui forment une sorte de confrérie.
  48. Voile de soie tombant jusqu’aux reins et réservé aux Juives mariées.
  49. Eau-de-vie de figues.
  50. 0 fr. 25.
  51. Hanna avait sept enfants, qui furent tués sur ses genoux à la prise de Jérusalem.
  52. Bénédiction apportant la chance.
  53. Coran. Verset du trône.
  54. La fumée.
  55. L’indigène préposé aux canalisations.
  56. Alcôve formée par des draperies, où la mariée reste enfermée.
  57. Pantalon.
  58. Tenture murale.
  59. Water-closet.
  60. Feuilles des palmiers nains, qui servent à chauffer les fours.
  61. Romains.
  62. Le geai bleu ou chasseur d’Afrique.
  63. Eau-de-vie de figues.
  64. Tenture murale décorée en forme d’arcades.
  65. La plus monumentale porte du Maroc, à Meknès.
  66. Pantalon.
  67. Nom fantaisiste de tribu.
  68. Étudiant. Les « étudiants » s’adonnent souvent à la sorcellerie.
  69. Sorte de gâteau.
  70. Formule de repentir.
  71. Vieux chant maure andalou.
  72. 0 fr. 25.
  73. Arsenic.
  74. Pièce du logis ayant une issue indépendante.
  75. Se faire épouser avec reconnaissance dotale.
  76. Quartier de Meknès.
  77. Nom d’un génie.
  78. Coran. Socrate du Soleil.
  79. Les trois premières invocations sont adressées à des saints, les autres à des génies mâles et femelles.
  80. Coran. Sourate du « Jour qui enveloppe »
  81. Instrument de musique à deux cordes.
  82. Formule très respectueuse d’assentiment, d’inférieur à supérieur.
  83. Coran.