Calmann-Lévy, éditeurs (p. 48-49).


20 décembre.

Trois fumeurs de kif rêvent au coin de la place devant l’échoppe du kaouadji[1].

Le jour s’achève, triste et sombre : quelques feuilles d’un vert flétri jonchent le sol. Elles ne savent pas mourir en beauté. L’automne est une apothéose pour notre vieux monde, le suprême éclat des choses finissantes, plus exquises d’être à l’agonie. L’Afrique ne connaît que l’ivresse ardente du soleil ; dès qu’il disparaît, elle s’abandonne, lamentable.

Mais les fumeurs échappent à la mélancolie des saisons : un chardonneret chante au-dessus de leurs têtes, dans une cage suspendue à l’auvent de la boutique ; un pot de basilic, placé devant leurs yeux, arrondit sa boule verte, et le kif s’évapore lentement, fumée bleuâtre, au bout des longues pipes ciselées et peintes.

Ils ont ainsi toutes les chansons, toute la verdure et tout le soleil…

Ce sont deux jeunes hommes et un vieillard. Leurs yeux vagues larmoient, perdus dans le mystère d’une extase ; ils ne bougent pas, respirent à peine. Leurs visages doux et béats s’alanguissent en une même torpeur voluptueuse.

Le vieillard murmure des paroles sans lien, d’une étrange voix chantante et suave :

— Viens, Lella !…
… ô ma gazelle !
… mon petit œil !
… mon petit foie !
… Viens, ô ma dame ! ma chérifa !…
… viens !

Le jour s’éteint.

Les fumeurs de kif continuent à contempler le vide.

Mollement, un mûrier trempe ses branches dans la nuit, et ses feuilles tombent silencieuses, comme à la surface d’un étang.

  1. Vendeur de café.