Calmann-Lévy, éditeurs (p. 194-198).

8 août.

Jour de lamentations, jour de deuil.

Les Juifs pleurent la chute de Jérusalem, où ils étaient rois, heureux et fiers…

Simouel Atia, le bijoutier, me presse de le suivre dans sa petite ville aux murailles bleues. Il me promet le spectacle d’un peuple désespéré.

— Depuis hier, me dit-il, nos demeures ont été dépouillées de leurs tapis, car un sol nu convient à ceux qui gémissent dans la douleur…

Aussitôt franchie la porte du Mellah, nous tombons en pleine cohue. On se pousse, on s’écrase, on se dispute. Il y a des cris, des rires, un familier tintement de monnaie ; les gamins blêmes se faufilent entre les groupes, chacun tient un jouet ou un gâteau. La foule se fait plus dense autour des marchands accroupis à terre, derrière leurs étalages. Ils vendent des courges, des melons, des pastèques ouvertes à la chair juteuse, des concombres tortillés et raides. D’autres ont un petit bazar européen, où les femmes trouvent des colliers en perles dorées, des miroirs, des peignes, des savons au musc. Mais il y a surtout des confiseries splendidement garnies : les meringues s’empilent, savoureuses et légères, à côté des sucreries écarlates, des gâteaux d’amandes, des biscuits, des dragées aux vives couleurs, des pâtes qui s’étirent comme les guimauves de nos foires, et où s’engluent les mouches gourmandes.

Les garçons teigneux, les fillettes aux longs visages, ouvrent d’envie leurs yeux, à la vue de tant de choses excellentes, et ils hésitent dans leur choix, en tendant au marchand des liards crasseux. Ils pourraient acheter des cacahouètes, des noix, des joujoux… Un vieux Juif, au nez purulent, souffle en de petites amphores pleines d’eau, afin d’en tirer des roulades et des pépiements de rossignol… Pour un guirch[1] les enfants émerveillés soufflent après l’ignoble vieux, dans ces jouets qu’il leur vend…

Une joyeuse animation épanouit le Mellah… Est-ce donc ainsi que les Juifs déplorent la perte de Sion, le jour maudit où leur peuple fut dispersé à travers le monde et y devint la plus lamentable des races ?…

— Oh ! me dit Simouel, ceci est seulement la fête des petits. Nous autres ne faisons provision de gâteaux que pour la nuit, car nous sommes dans le jeûne à présent…

Des synagogues entrouvertes s’échappe une confuse rumeur. Les hommes accroupis sur les nattes et balançant leurs bustes d’avant en arrière, chantent avec des airs vraiment attentifs. Mais d’autres circulent et causent à haute voix de choses très profanes.

Je me souviens de cette synagogue tunisienne, tout illuminée pour les Pâques, où les femmes faisaient cuire leur dîner à côté des gens en prières, tandis qu’un gosse se traînait au ras du sol, bien campé sur son petit pot.

Pour avoir pénétré chez les Juifs africains, on comprend mieux le geste de Jésus chassant les marchands du temple…

Des femmes reviennent du cimetière, uniformément enveloppées de châles blancs qui remplacent aujourd’hui les châles aux couleurs acides. Elles om une démarche grave et je pense enfin trouver auprès des morts un émouvant désespoir.

Les tombes, en forme de sarcophages, étincellent au soleil comme des mottes de neige. Petite cité soigneusement passée à la chaux, toute propre, toute radieuse.

Un peu plus loin, d’antiques pierres grises s’effritent dans les broussailles, ainsi que de vieux ossements.

Ce sont les sépulcres des anciens Juifs de Meknès, dont on ignore même les noms… Au jour de la désolation, ils récitaient, eux aussi, des psaumes dans les synagogues et achetaient des bonbons… mais leur vie s’écoula pleine de terreur sous un ciel inhospitalier. Nul ne vient plus gémir sur leur tombe… Les pleureuses se réunissent à côté dans le pimpant cimetière nouveau.

Je m’approche d’un petit groupe d’où montent des cris.

Oh ! ces vieilles ! ces effrayantes vieilles sans âge, aux chairs flasques ou desséchées, véritables sorcières réunies pour des incantations ! Leurs yeux, d’eau trouble et jaunâtre, clignotent au fond des orbites, leurs bouches ouvrent des trous sombres que hérisse une seule dent cariée… Elles portent des boléros d’or terni, des satins sans reflets… étranges costumes surannés dont les bleus, les verts et les roses achèvent de s’éteindre sous la crasse.

Toutes, avec leurs bras décharnés et leurs mains crochues, elles font les gestes du désespoir, griffant leurs faces de spectres… mais leurs doigts n’approchent point des joues, car elles ont soin de laisser une bonne distance entre leurs ongles et leurs visages. Elles répondent aux stances de la chanteuse principale par des aboiements scandés qui voudraient être lugubres.

Jérusalem ! ô mon malheur ! splendide était son état.
Aujourd’hui, croulante, croulée, sont tombés tous ses remparts.
Jérusalem ! ô mon malheur ! ô la belle des cités !
Aujourd’hui, croulante, croulée, on y fait paître les veaux !
Jérusalem ! ô mon malheur ! là des palais et des hammams.
Aujourd’hui, croulante, croulée, on y fait paître des ânes.
Jérusalem ! ô mon malheur ! Jadis abondances et festins,
Dressez les tables, apportez les grands plats !
Aujourd’hui, croulante, croule, famine et malédiction !

— Ha wou ! wou ! wou ! hurlent les pleureuses en griffant le vide.

Jérusalem ! ô mon malheur ! splendide était son état,
Aujourd’hui, croulante, croulée, sont morts tous ses jeunes guerriers.
Le sang de Zakaria, l’ont jeté à la mer qui bouillonne,
A juré Hanna qu’elle ne revêtirait plus ses caftans.
On tua ses fils, sur ses genoux, comme des agneaux.
N’allumez pas les flambeaux, dans les ténèbres,
Pleurez et gémissez jusqu’à ce que s’achève la nuit !
A juré Hanna la malheureuse, que ne finira jamais son deuil[2] !
Pour elle sont morts ses enfants d’un seul coup !

— Ha wou ! wou ! wou !

Le rythme se précipite, les gémissements se font plus aigus et les mains s’abattent dans l’air en gestes exaspérés. Quelques pleureuses, entraînées par la cadence, effleurent même leurs vieilles joues que rien ne saurait rougir.

— Ha wou ! wou ! wou !

Le cimetière résonne d’aboiements… là-bas, au-dessus des étalages de bonbons et de la foule joyeuse, le vent apporte parfois les derniers échos des voix qui déplorent la perte de Jérusalem :

— Ha wou ! wou ! wou !

  1. 0 fr. 25.
  2. Hanna avait sept enfants, qui furent tués sur ses genoux à la prise de Jérusalem.