Derrière les vieux murs en ruines/25
2 mars.
Une avenue descend de la ville vers les remparts, large et d’un aspect inhabituel. Les murs d’une mosquée s’élèvent à droite, un palmier les dépasse qui semble regarder dans la rue. De l’autre côté s’alignent les échoppes où travaillent des Juifs : bijoutiers, fabricants de lanternes et de babouches, tisseurs de galons, marchands d’épices. Tout au bout, une porte s’ouvre sur le Mellah, le lieu salé. C’est là que, jadis, les Juifs, désignés aux besognes nauséabondes, tannaient les peaux de bêtes et les salaient. Lorsqu’un Sultan revenait d’une expédition, il leur envoyait aussi les têtes des rebelles, pour être préparées dans la saumure. Ensuite elles étaient fichées le long des enceintes afin de marquer les exploits du souverain, tout en médusant ses ennemis d’un grand effroi… Cuites et recuites au soleil d’été, puis lamentables sous les pluies diluviennes, elles restaient des mois à fixer le bled, de leurs yeux morts, vidés par les rapaces.
Aujourd’hui les remparts n’arborent plus de sinistres trophées, et la vie s’écoule en besognes familières dans la cité d’Israël, petite ville bleue, d’un caractère spécial et inaltéré, enclose à côté de la grande Meknès musulmane.
Mouchi Soutrit prétend y avoir découvert un ancien tapis de Rabat. Il nous entraîne à travers les ruelles aux murs badigeonnés d’outremer. Quelques Juifs nous suivent, dégingandés et blêmes dans leurs vêtements noirs. Ils ont de longs nez tristes, des barbes frisottantes et d’admirables yeux aux regards sournois.
La marmaille grouille ; des femmes se penchent aux fenêtres ; trois aveugles déambulent, l’un derrière l’autre, en se tenant par les épaules. Le premier s’agrippe à la queue d’un âne qui conduit ainsi le trio.
Nous pénétrons avec notre guide en une pauvre maison où flotte un parfum d’égout. Des femmes accroupies confectionnent les passementeries dont les Musulmans ornent leurs caftans. Les ustensiles les plus divers traînent autour d’elles ; un marmot piaille sur son petit pot ; des guirlandes d’oignons et de piments sèchent, accrochées aux murs. Une fillette gît dans un coin, chétive et pâle, si pâle qu’on dirait une moribonde. Des essaims de mouches voltigent et la tourmentent. Ses yeux en sont cernés comme d’un kohol répugnant. Personne ne s’occupe d’elle, mais une tasse ébréchée, pleine de liquide, a été mise à portée de sa main.
— Elle est bien malade ! disons-nous.
— Ce n’est rien, répond une femme, elle a enfanté il y a quelques jours…
Mon mari marchande le tapis, un vieux Rabat, aux points serrés, d’une harmonieuse décoration. Il est beaucoup plus grand que la chambre, et il faut le déployer dans la cour.
Depuis des années, explique la Juive, le Musulman, qui l’a mis en gage chez mon père, ne paye plus les intérêts ; nous voulons vendre ce tapis.
— Combien en demandes-tu ?
— Cinquante réaux.
— C’est trop ! Fais un prix raisonnable.
— Par l’Éternel ! il nous garantissait de cette somme.
Une discussion s’engage. Obséquieuse, mais tenace, la Juive ne veut pas lâcher un réal… Après bien des pourparlers, un arrangement se conclut pourtant.
Dehors, nous retrouvons notre escorte qui s’est beaucoup augmentée. Un gros homme ventripotent, ceint d’une écharpe en soie bariolée, nous sollicite : « Ferons-nous au rabbin l’honneur de visiter sa maison ? »
À notre réponse condescendante, Tôbi ben Kiram se redresse. Il nous entraîne à travers les ruelles les plus encombrées ; je le soupçonne de vouloir exhiber sa bonne fortune à toute la Communauté. On se bouscule dans le souk, des gens font la queue devant les étaux de bouchers qui s’ornent de poumons rosâtres et mous. Une fade odeur de sang se mêle aux relents d’ordures dont on est poursuivi ; des trognons de choux, des légumes écrasés gisent à terre ; les individus exhalent une senteur caractéristique. Des vieilles promènent leurs jupes couvertes de broderies, et leurs châles d’un vert malsain ; de malingres fillettes, aux cheveux embroussaillés, plient sous le poids des couffes trop remplies ; des adolescents, des vieillards coiffés du traditionnel foulard jaune, des femmes chargées de marmots morveux, se poussent et se dépassent…
Il n’y a pas ici de ces quartiers paisibles qui s’endorment dans le soleil. Une population trop dense étouffe entre les murs dont elle ne saurait déborder. Et, bien que les maisons soient construites en hauteur, avec plusieurs étages, la place manque. Des familles s’entassent et végètent dans les logis trop étroits. Celui de notre hôte, un des plus riches du Mellah, s’offre le luxe d’un assez large patio. Il est très propre et clair, à cause des fenêtres qui donnent au dehors. La chambre longue où l’on nous reçoit, s’orne, comme une pièce arabe, de sofas et de coussins. Des tentures de mousseline flottent devant la porte ; des chandeliers en cuivre étincelant, des plats de Chine, des verroteries et des fleurs sous globe, s’alignent, au-dessus de boiseries peintes. Le thé est élégamment disposé sur une table, à la mode européenne.
Le rabbin nous présente sa femme, une pâle Juive aux yeux bleus, dont les cheveux apparaissent en bandeaux châtains qu’enserre la sebenia, Elle semble jeune encore, malgré sa corpulence, Il y a vingt-cinq ans que ses noces furent célébrées, alors qu’elle atteignait sa septième année… Son visage garde certain charme de douceur, mais la silhouette accuse des rotondités excessives, on dirait trois courges posées l’une sur l’autre. Un rang d’émeraudes brutes et de perles s’enfouit dans les replis du cou gras ; des bracelets d’or très massifs encerclent ses poignets.
Une fillette, vêtue à l’européenne, aide sa mère à servir le thé, les confitures de tomates, les pâtisseries, les meringues blanches et crémeuses. Isthir s’acquitte de sa tâche avec une aisance pudique de très bon goût. Elle parle un français sans accent, car elle fréquente l’école et prépare son certificat d’études.
— Ma fille a treize ans, dit le rabbin, elle se mariera bientôt. Nos coutumes ont bien changé depuis quelques années. De mon temps, les fillettes ne dépassaient pas huit ans avant que soient célébrées leurs noces. Aujourd’hui, on les laisse grandir chez leurs parents.
Le fiancé est ce jeune Israélite en bottes et veston, très francisé, assis sur une chaise, alors que nous sommes tous accroupis selon les anciennes mœurs.
Après le mariage, le couple compte aller en France faire du commerce.
— Cela ne vous ennuie-t-il pas de quitter Meknès ? demandé-je à la fillette.
— Oh ! non, madame, je serai contente de voyager.
Dans dix ans, ils feront, à Paris, un ménage très sortable ; leurs enfants flirteront dans les salons et suivront des conférences à la Sorbonne.
Trop longtemps et durement opprimés, les Juifs marocains s’élancent à présent vers la liberté. Malgré l’abjection d’une race pourrie par tous les vices, les débauches, l’ivrognerie, les mariages précoces et consanguins, la plus basse des servitudes, ils ont gardé l’intelligence et les qualités essentielles de leur peuple. Ils nous apparaissent très voisins, tellement aptes à s’assimiler nos habitudes, notre civilisation !
Ces Juives fades et blondes nous ressemblent. Ces garçonnets anémiques, aux visages effilés, qui, le samedi, délaissent les traditionnelles djellabas de cotonnade noire et se promènent très fiers de leurs costumes marins, auront vite fait de dépouiller à jamais toute orientale apparence, pour se muer en hommes d’action dans nos capitales.
Le Mellah crève de toute part, et, ne pouvant s’épandre à son gré sur le bled musulman, il déborde en Europe.
Pourquoi les Juifs regretteraient-ils un pays où ils furent des esclaves, des parias, des maudits ? Il n’y a pas longtemps encore, que tous les égouts de la ville déversaient en leur quartier des flots immondes, et que les Musulmans y faisaient jeter leurs ordures… Interdiction absolue de s’en débarrasser ! Lorsque l’amoncellement devenait trop ignoble, que les odeurs empuantissaient les rues à l’excès, une délégation d’Israélites s’en allait solliciter le pacha, humblement, et obtenait, contre une forte somme, la permission de nettoyer…
Leur existence n’était qu’une perpétuelle terreur. Toutes les révoltes, quelle qu’en fût la cause, aboutissaient à un pillage du Mellah. Car on les savait riches, malgré leur servitude, et les Juives ont une douce peau blanche…
Ils furent épargnés une seule fois, en 1911, lors de la dernière incursion berbère. Le cheikh de la kasbah voisine de Berrima, un vieux coupeur de routes, avait une réputation de bravoure. Les notables israélites vinrent se mettre sous sa protection en immolant devant lui deux taureaux. Cheikh Ahmed ne pouvait se dispenser de les défendre. Il le fit avec tant de vaillance que le Mellah et Berrima furent les seuls quartiers préservés.
Je contemple nos hôtes : ceux du passé qui gardent encore le calot noir et la lugubre djellaba ; qui connurent les plus humiliantes interdictions : défense de monter à cheval ou à mule, de revêtir des étoffes de couleur, de chausser des babouches, de passer devant une mosquée autrement qu’à quatre pattes, comme des chiens. Puis mes regards se reportent sur ceux du présent, les fiancés qui préparent l’avenir. Isthir est une belle fille vigoureuse ; elle aspire à s’échapper vers une plus large destinée. Malgré son aspect débile, Haroun rumine de vastes projets. Il doit être persévérant, intelligent et débrouillard, comme tous ceux de sa race ; il a sans doute en lui l’envergure d’un négociant ou d’un banquier. Une certaine gêne les paralyse encore tous les deux, tels ces derniers relents qui s’attardent au Mellah, malgré les travaux d’assainissement. Mais leurs manières ont déjà perdu presque toute servilité. Demain ils relèveront la tête.
Les vieux gardent une attitude obséquieuse, une tendance à s’aplatir devant le hakem.
Isthir et Haroun me semblent déjà plus près de nous que de leurs parents.