Calmann-Lévy, éditeurs (p. 154-164).

17 mai.

Il y avait eu des coups de heurtoir à la porte et toute une agitation dont je ne m’étais point inquiétée. Le moindre événement suscite toujours de nombreux commentaires. Et voici que les trois petites filles font irruption dans ma chambre avec une femme qui se précipite en répétant la formule consacrée :

— Je me réfugie en toi ! Je me réfugie en toi !

Je n’ai pas su assez vite me défendre de son approche. Elle embrasse mes mains, mes épaules, le bas de ma jupe…

Allons ! je suis prise… il me faudra, d’honneur, intervenir dans son cas. Il serait inadmissible que la femme du hakem se refusât aux devoirs sacrés de la protection… Sans doute !… mais c’est à moi que l’on recourt le plus volontiers, et il me faut constamment être sur mes gardes, pour échapper aux baisers solliciteurs… Yasmine et Kenza savent pourtant qu’elles ne doivent introduire personne sans mon autorisation…

Cependant la femme s’est dévoilée et je comprends leur émoi, en reconnaissant Mina au sourire niais et aux dents si longues.

Mina ne rit pas aujourd’hui, elle pleure. Elle raconte une interminable histoire compliquée, sans aucun intérêt, que j’écoute distraitement, ayant aussitôt compris qu’il s’agit d’une brouille entre Kaddour et Zeïneb.

Or, je sais Kaddour léger, prodigue, infidèle et coléreux. Je n’ignore pas non plus le caractère fantasque de sa femme, ni sa jalousie, sa nonchalance, sa coquetterie et ses paroles plus acides que les olives confites durant des années dans le jus de citron… Et, s’ils se chamaillent sans cesse, ils ne manquent jamais de se réconcilier, car ils s’exècrent en s’adorant et ne sauraient se passer l’un de l’autre.

Kaddour a, sans doute, battu Zeïneb. Elle, certainement, a mérité la correction… Qu’ai-je à faire en tout ceci ? Mais une phrase de Mina me surprend… Ô Allah ! est-ce croyable ?… Zeïneb serait au Moristane ? Zeïneb la citadine bien élevée, enfermée avec les voleuses, les filles publiques et les fous !

Quelle faute a-t-elle commise pour s’attirer pareil châtiment, pour affoler son époux au point de lui faire oublier toute décence conjugale ?

À travers les discours de Mina, je démêle le motif de la dispute : une revendeuse ayant apporté un collier d’occasion, Zeïneb fut prise d’une irrésistible envie de le posséder, et Kaddour, toujours sans le sou, le lui refusa.

— Soit, dis-je à Mina. Et ensuite, que s’est-il passé ? Ta sœur est fort amère, quant à la langue. Elle ne ménage point les injures. Ou bien, a-t-elle griffé son mari ?

— Par Mouley Yakpub ! il faut lui pardonner… sa tête était troublée, elle ne savait plus ce qu’elle faisait…

— Quoi encore ? qu’a-t-elle fait ?

— C’est le démon qui l’inspira…

La jeune fille reconnaît les torts de Zeïneb et s’obstine à les déplorer, sans m’en donner l’explication.

J’appelle Kaddour qui rôde autour de ma chambre. Il a son air misérable des lendemains de querelle ; son teint paraît plus noir, ses yeux grésillants se sont éteints et, lorsque je prononce :

— Zeïneb est au Moristane ! Zeïneb, la fille d’un notaire !

Il s’effondre, bouleversé par les remords.

— Nous nous étions disputés pour ce bijou, et, comme je ne voulais pas le lui acheter, elle a lâché mon plus beau canari. Un canari qui m’a coûté dix-huit réaux.

À cette pensée, la colère ranime Kaddour un moment. Je répète :

— Pour ton oiseau, tu as mis au Moristane la fille d’un notaire !

La réalité l’accable de nouveau.

— Allons la chercher, lui dis-je.

Aussitôt il est debout, impatient, joyeux. Il ne désirait que cela. Il bouscule les gens ; il lance des « Balek ! », étourdissants. Néanmoins, l’approche du Moristane calme sa vivacité.

— J’ai peur qu’elle ne veuille plus revenir chez moi, avoue-t-il.

Et, au moment où je franchis la porte, il murmure précipitamment :

— Dis-lui que j’achèterai ce collier avec ma prochaine paye.

Dans le vestibule, accroupi sur une peau de mouton, je trouve un vieillard, Si Bouchta, gardien du lieu, qui égrène son chapelet.

— Je voudrais voir Zeïneb, épouse de Kaddour le mokhazni. Est-ce possible ?

Le vieillard s’exclame : tout n’est-il pas permis à la femme du hakem ? Ma présence sera, pour la maison, une bénédiction. Bienvenue ! Bienvenue !

Il met la main sur son cœur, s’incline, multiplie les compliments et m’introduit dans le patio.

C’est une cour comme une autre, délabrée, mal entretenue, mais qui n’a rien de particulièrement sinistre. Des cotonnades grisâtres, des loques déteintes et sans âge, flottent devant quelques portes.

L’épouse du gardien, toute petite, toute ratatinée, toute cassée, m’introduit dans une chambre pleine de femmes aux visages nus, parmi lesquelles Zeïneb, enveloppée de son haïk, garde une allure de pudique bienséance.

— Tu viens de la part de Kaddour ? interrogea-t-elle d’une voix implorante, soumise, altérée par cette ardente tendresse que les brutalités de son époux réveillent toujours en elle.

— Kaddour t’attend…

Je n’ai pas besoin d’évoquer le collier ; Zeïneb est déjà dans la cour, pressée de rejoindre le cruel amoureux qui règle avec Si Bouchta les formalités de son départ.

Toutes les prisonnières se sont agrippées à mes vêtements.

— Ô femme du hakem ! Ô femme du hakem !… Écoute-moi… Je suis innocente,… Je voudrais sortir d’ici… Intercède pour moi…

La vieille Halima les fait taire.

— Celles-ci ne méritent pas que tu t’occupes d’elles, dit la gardienne, en me désignant d’équivoques créatures fardées, dont les vêtements mi-européens, mi-indigènes et les bijoux clinquants, proclament le métier. Elles ont dévalisé un tirailleur ivre qu’elles avaient attiré chez elles… Cette autre a fait scandale à Sidi Nojjar. Toi, Ghita, raconte ce qui t’est advenu, par la volonté d’Allah notre Maître.

La femme interpellée s’approche de moi. Elle est toute jeune, gentille, malgré son expression fadasse, et des marques de petite vérole.

— Il m’a battue, dit-elle en retroussant ses caftans, très haut, sur ses cuisses rayées de lignes bleues, jaunes, rouges, où quelques plaies suppurent.

— Qui t’a battue ?

— Mon mari.

— Pourquoi ?

— … Malgré moi… les voies illicites… Ensuite il s’est plaint au cadi qui m’a mise ici. Ô femme du hakem, ne m’abandonne pas. Je veux être répudiée, je veux retourner chez mes parents.

Elle pleure. Elle a l’air d’une fillette bien sage et toute contrite d’une faute qu’elle n’a pas commise.

Derrière moi, une voix flûtée supplie avec insistance. Je me retourne. Une gamine, de huit ou neuf ans, couvre mes mains de baisers. Elle est mince, chétive, ébouriffée, petit animal inquiétant aux regards déjà vicieux. Elle raconte effrontément une histoire où je démêle qu’elle s’est sauvée de chez ses parents.

— Viens voir les fous, me dit Halima, qui ne tient peut-être pas à ce que je m’attarde chez les prisonnières.

C’est vrai, je l’avais oublié, il y a des fous dans cette maison, et je n’entends ni cris, ni rires de démence… et puis, quelle espèce de fous cela peut-il être, que suffit à garder ce couple falot ?

La vieille s’arrête devant une porte fermée par un sac en lambeaux. Elle me pousse dans la chambre au fond de laquelle un homme est étendu sur des chiffons. Une chaîne en fer part de la muraille et vient s’attacher au cou du malheureux en un solide carcan. L’homme peut, tout au plus, faire quelques pas, vite rappelé au mur par sa chaîne. Celui-ci, du reste, ne se lève même pas de sa couchette. C’est un nègre, jeune encore, à l’épaisse toison, à la barbe ravageante. Il est pâle, oh ! si pâle !… En vérité, ce nègre est livide !… Toute vie semble retirée de son corps et ne subsiste plus que dans sa barbe trop touffue et dans le regard lucide, calme, dont il me fixe.

— Quel est ton état ?

— Il n’y a pas de mal sur toi ?

Nous échangeons les formules de politesse, tout naturellement, comme des gens qui se rencontrent dans la rue. Ce nègre est fort bien élevé, il connaît les règles du savoir-vivre. Se peut-il qu’il soit fou ?… Il répond à mes questions avec la plus grande netteté.

— Il y a cinq ans que je suis entré ici… J’étais vigoureux alors, je marchais sur mes pieds. À présent ils ne peuvent plus me porter.

Il désigne ses pauvres jambes, maigres, enkylosées, des jambes mortes… À quoi bon cette chaîne ? Il ne saurait se sauver…

— Non, il n’est pas fou, me dit Si Bouchta, il est tranquille, obéissant, il ne réclame jamais… Autrefois, quand on nous l’amena, il avait des visions, il parlait la nuit. Maintenant il dort bien.

Mon esprit se déconcerte devant ce nègre impassible, qui ne me prie même pas d’intercéder pour son sort, comme s’il le jugeait irrévocable.

— A-t-il des parents ?

— Sa mère vient le voir chaque jour et lui apporte à manger.

— Que Dieu la conserve !

Je n’ose lui donner quelque espoir, lui dire que j’essayerai de faire intervenir le hakem, le médecin… À quoi bon troubler cette résignation, si j’échoue…

Dans la pièce voisine, sombre, humide, d’où s’exhalent d’âcres odeurs, une forme est affalée, que je distingue à peine.

La vieille soulève une loque, découvre un visage aux cheveux noirs, épars, aux yeux grands ouverts, au teint blême, beauté de folle, terrifiante, malsaine, dont on reste obsédé. Cette femme gît immobile, ne bronche même pas lorsque Si Bouchta promène une bougie tout près de sa face où luit un regard tragique et vague.

— Voici des années, Allah les a comptées ! qu’elle ne se lève plus, ni ne prononce une parole… dit le vieillard.

La chaîne pend le long du mur, à peine relevée pour enserrer le col d’une créature inerte…

Des pestilences me chassent ; l’angoisse étreint mon cœur. Cette folle, vraiment folle, est-elle plus troublante que le nègre raisonnable en sa cellule d’aliéné ?

Je suis les gardiens, fiers de leur maison, à travers un corridor grossièrement pavé, le long duquel s’ouvrent des réduits, sans portes, comme une écurie. Au fond de ces pièces, déjà sombres, s’enfoncent des antres, des cachots, où l’atmosphère s’alourdit. Et j’aperçois, à la lueur de la chandelle que tient Si Bouchta, des êtres hirsutes, hâves, défaillants, cadavres qui remuent encore, larves agonisant dans les ténèbres.

Certains se dressent à notre approche, font quelques pas, tendent leurs chaînes. La plupart, indifférents, restent pelotonnés dans leur coin.

Il y en a qui tiennent des discours sensés, jusqu’à ce qu’une phrase les arrête, qu’ils répètent indéfiniment, tandis que leurs regards vacillent.

Il y a ce gros bouffi dont les yeux brillent et clignotent entre la fente des paupières, et qui rit, et qui m’appelle avec des paroles obscènes, à l’effarement de mes guides.

Et puis un vieillard squelettique, agenouillé vers l’orient, qui tire sur sa chaîne pour se prosterner comme il convient, et marmonne des prières sans fin.

Et cette vieille aux chairs grises, aux mèches grises, aux loques grises, écroulée, puante, telle un tas d’ordures…

Pas un cri, pas un bond.

Leurs voix sont atones ; ils n’ont plus la force de crier. Leurs membres se glacent, ils se meuvent à peine écrasés sous les fers. Leurs vies s’éteignent, ils s’anéantissent lentement, implacablement, dans le tombeau.

Ah ! je comprends comment un couple de vieillards suffit à garder les fous du Moristane.

Non, je ne veux plus rien voir, je ne peux plus endurer l’horreur macabre de ces lieux… Des fous furieux seraient moins atroces que ces misérables, abrutis par leur destin…

Ici tout est ténèbre, silence et mort… De l’autre côté de ces murs, il y a la rue tiède, les souks, les passants, et ce couple, Kaddour et Zeïneb, qui se presse, amoureux, vers la petite maison pleine de canaris…