Derrière les vieux murs en ruines/62
6 novembre.
« L’Achoura vient. »… En cette attente, Meknès a pris son visage le plus riant ; toutes les préoccupations, toutes les querelles restent suspendues, rien ne pouvant égaler l’importance d’une fête qui se renouvelle, identique, chaque année.
Puissance des fêtes sur les enfants et les peuples simples qui leur ressemblent.
Nous ne savons plus en jouir comme eux. Qui nous rendra les liesses de jadis, pour Noël et pour Pâques ? Nos jours enfiévrés fuient d’une allure uniforme.
Mais ici, grâce à Dieu ! les fêtes gardent tout leur prestige. Saïd en parle abondamment. Il sait déjà prévoir le nombre de roues qui tourneront sur la place de Bab Berdaine.
— On dit, ô ma mère ; qu’il y en aura dix mille ! Combien plus que l’an dernier !…
Toujours, bien entendu, la fête qui vient surpassera les précédentes.
Depuis une semaine, Saïd a été presque sage. Il n’a point menti, ni volé, ni fait d’affreuses colères. Il mérite aujourd’hui de revêtir le selham de satin émeraude, dont le capuchon encadre sa face de ouistiti.
Les petites filles suivent, fières et gauches dans leurs caftans de drap neuf et leurs tfinat en mousseline raide. Mais on ne distingue de leurs splendeurs que de très estimables babouches, car elles se voilent pudiquement dans leurs haïks. Rabha, elle-même, a voulu enrouler son visage de linges qui écrasent son petit nez.
À mesure que nous approchons de la place, la foule se fait très dense et Kaddour a bien de la peine à nous frayer un passage. Foule éclatante, colorée, sans une tache d’étoffe sombre. Pas de femmes, ou presque, à part quelques hétaïres et des femmes berbères au profil sauvage, mais des tirailleurs, des artisans, de jeunes bourgeois, et surtout des enfants.
C’est la fête des petits. Il y en a de tous les âges, de toutes les tailles, importants et raides en leurs beaux habits. Ceux qui ne marchent pas encore sont portés sur les bras. Tous les crânes des garçons reluisent, fraîchement rasés ; une mèche se balance au sommet, à droite ou à gauche, selon la confrérie à laquelle on les a voués. Les selhams, de velours et de soie, miroitent au soleil. Les fillettes ont des nattes minuscules, enchevêtrées avec art et régularité, tout autour de la tête. Elles se parent de ferronnières, de lourds anneaux d’oreilles et de colliers prêtés par leurs mamans. La plupart circulent à visage découvert, le port du haïk n’étant de rigueur qu’au moment où l’enfant devient nubile, et alors les sorties se font très rares… Celles qui voulurent, ainsi que les nôtres, prendre des allures de dames, se trouvent fort embarrassées le leurs voiles, sur cette place où l’on s’amuse.
Les marchands de sucreries, très entourés, se tiennent derrière leurs frêles étalages qui attirent les guêpes. Ils vendent des bonbons roses et blancs, des nougats empoussiérés, des pains de millet au miel, des beignets, des grenades et de jolies arbouses écarlates et veloutées.
La foule s’agite dans un brouillard doré, poussière et soleil.
Un immense grincement domine le tumulte des voix, acide, exaspérant, grincement de bois et de ferraille, grincement des roues, à sièges suspendus, qui tournent en hauteur, au moyen d’un mécanisme ingénieusement simple. Ces roues, — il y en a une quinzaine, — sont le plus couru des divertissements, et les amateurs attendent, avec impatience, leur tour de monter dans les grinçantes machines. Mais ceux qui déjà y sont accroupis, ne se rassasient point d’un tel plaisir et paient guirch sur guirch pour le prolonger. Ils jouissent aussi de se trouver en mire à tous les yeux, ils rient très haut et s’efforcent de faire tourner leurs sièges sur eux-mêmes, sens dessus dessous, tandis que la roue continue à les emporter, de son propre mouvement.
Parmi les tirailleurs et les jeunes hommes, trois belles sont montées dans une roue, et, font sensation. Les voiles ne laissent apercevoir de leurs visages que les yeux peints, allongés jusqu’aux tempes, mais les djellabas, impudemment ouvertes, révèlent de clinquants colliers et l’éclat des étoffes, tandis que les jambes s’agitent, avec ostentation, chaque fois que le siège bascule.
— Par Allah ! s’écria Rabha. Regarde, ô ma mère, c’est Mouley El Fadil qui rit avec ces femmes ! Un chérif d’entre les chorfas !…
Je partage l’indignation de la petite. Il faut, en vérité, que Mouley El Fadil ait perdu la raison pour s’exposer avec des courtisanes, aux populaires réjouissances d’Achoura !…
Installé dans le quatrième siège de la roue, il semble s’amuser à l’extrême limite de l’amusement, bascule, pieds par-dessus tête, virevolte, lance aux belles de plaisantes apostrophes.
Dès ce soir, Lella Oum Keltoum sera certainement informée de ce scandale, et les colporteuses de nouvelles insisteront, avec perfidie, sur les ébats du « fils de son oncle ».
— Il est fou de cette Drissia, tu vois, la plus salée, celle au caftan « cardon »… Les hommes ne valent rien, formule Rabha en faisant une moue attristée.
Que ne m’eût-elle appris, la petite fille, si la « carroussa » n’était, à ce moment, passée près de nous. Rabha fut saisie d’un intense désir d’y prendre place. Haïk et mines de femme sont vite rejetés. Pour un sou, la voici logée dans la boîte, prison roulante qui bute, cahote et grince, où les enfants s’entassent jusqu’à l’étouffement. Un homme traîne, deux autres poussent et s’efforcent d’activer les roues qui ne marchent pas…
Pendant ce temps, Saïd savoure les joies d’un autre sport. Sur ce poteau, fiché dans le sol, des barres en croix tournent horizontalement. Au bout de chaque poutre, deux cordes soutiennent un siège fait de quatre planches peintes et parfois décorées de colonnettes. Si les enfants placés vis-à-vis sont d’un poids égal, et si les gamins chargés de tirer sur les cordes accomplissent leur tâche, le système s’ébranle. Entraînés par la force centrifuge, les sièges s’éloignent du poteau central, dans une envolée qui force l’entourage à s’écarter. Saïd ne veut plus quitter la passionnante machine, ses menottes s’agrippent aux cordes, son selham vert balaye l’assistance. Il est heureux !
Nous accédons à ses supplications et le confions à Kaddour qui s’amuse autant que lui. Les petites filles, déjà lasses, inhabituées aux sorties, ne demandent qu’à rentrer. Mais tout le reste du jour, elles ressassent, avec excitation, les plaisirs de la fête.
Vers le mohgreb, Kaddour est revenu, seul et la mine soucieuse. Il porte sur son bras le selham de satin vert.
— Où est Saïd ?
— C’est un vaurien, fils de vaurien !… Il s’est sauvé de moi, tandis que nous étions devant un marchand de bonbons. Voici des heures que je le cherche !… La foule était si compacte qu’une sauterelle, tombant sur la place, n’aurait pu se poser à terre…
Saïd n’est pas beaucoup plus gros qu’une sauterelle, mais le vert de son selham l’emporte, quant à l’éclat, sur celui de ces bestioles.
— Dans ma pensée, reprend Kaddour, il s’en est justement débarrassé afin que je ne puisse plus le reconnaître. Un homme me l’a remis tout piétiné. Un selham de satin !…
— As-tu été chez le Pacha ?…
— J’ai vu le Pacha, j’ai vu le Mohtasseb, j’ai vu le chef du quartier !… Il n’y a pas de lieu au monde où je ne sois allé. Maintenant j’ai lâché les crieurs publics, ils parcourent la ville. Écoute…
La voix sonore, au rythme connu, s’enfle et décroît, tout au long de la rue, derrière nos murs, mais elle ne proclame point la perte ordinaire d’une sacoche ou d’un âne :
Ô les gens de religion !
Ô les braves gens !
Un enfant a disparu !
Un garçon de trois ans.
Possesseur d’un petit caftan rose,
Celui qui peut donner de ses nouvelles
Fera le bien et recevra sa récompense.
Le crieur chante en courant, la voix s’éloigne :
Ô les gens de religion !
Ô les braves gens…
Toute la ville va s’occuper du méchant gamin, et je ne doute point qu’on ne le ramène ici. Qui donc, sauf nous, voudrait garder Saïd ?…
Pourtant la nuit s’avançait lorsqu’un Mokhazni du Pacha, tenant l’enfant endormi dans ses bras, vint heurter à notre porte.
— Il était sous l’auvent de la grande mosquée. Une femme qui avait entendu le crieur est venue me prévenir.
— Sur elle et sur toi, la bénédiction d’Allah ! Voici des réaux que vous partagerez.
Saïd, posé à terre et mal réveillé, ouvre des yeux hagards.
Il parle, parle, d’une bizarre petite voix haletante :
— « Mes sœurs m’ont dit : « Prends-leur des gâteaux, il y en a chez eux… prends-leur du sucre que tu nous apporteras, et du petit argent si tu en trouves… » Il y avait des hommes et des femmes. Nous nous sommes bien réjouis, nous avons bu et nous avons mangé… nous avons parfumé nos vêtements… Mes sœurs, ce ne sont que des p… de Sidi Nojjar, mais elles m’ont donné des bonbons.
— Ô méchant ! pourquoi t’es-tu sauvé de Kaddour ? Tes sœurs étaient donc à la fête ? Nous t’avions défendu de les voir jamais, tu le sais bien.
L’enfant rit sans répondre, puis il entonne une chanson obscène, vacille et tombe accroupi sur les mosaïques. Son haleine, empestée de mahia[1], confirme ce que déjà nous avions deviné.
Saïd est ivre, épouvantablement !…
- ↑ Eau-de-vie de figues.