Calmann-Lévy, éditeurs (p. 32-37).


5 décembre.

Les vêtements des Marocaines ne sont point, comme les nôtres, de coupe compliquée. La tchamir, le caftan et la tfina — tuniques superposées, en forme de kimonos, — ne diffèrent que par le tissu, et se taillent sur un même modèle.

Le tchamir est de percale blanche ; le caftan, de drap, de satin ou de brocart aux couleurs vives ; la tfina, toujours transparente, en simple mousseline ou en gaze d’impalpable soie.

Une ceinture, brodée d’or, retient les plis autour de la taille ; une cordelière relève l’ampleur des manches. Les pieds, teints de henné, chaussent négligemment des cherbil en velours, où s’enlacent les broderies à l’éclat métallique.

Les cheveux se dissimulent sous la sebenia, large foulard de soie, parfois couronnée d’un turban.

Ce sont bien les vêtements lourds, embarrassants et vagues, convenant à ces éternelles recluses qui, d’une allure toujours très lasse, évoluent entre les divans… Les fillettes et les aïeules portent des robes identiques. Seulement les matrones adoptent des nuances plus sévères, et, puisque leur temps de plaire est passé, elles se gardent des tissus aux dessins fantaisistes qui font le bonheur des jeunes femmes.

Dès qu’une batiste nouvelle, un satin jusqu’alors inconnu, sont mis en vente à la kissaria[1] toutes les Musulmanes de Meknès se sentent ravagées d’un même désir.

Aussitôt les unes se montrent plus caressantes, pour enjôler leurs époux ; les autres sacrifient le gain d’un travail de broderie ; celle-ci confie à la vieille Juive — habituelle et complaisante messagère, — une sebenia dont elle veut se défaire ; celle-là, moins scrupuleuse, dérobe, sur les provisions domestiques, un peu d’orge, de farine ou d’huile, qu’elle revendra clandestinement…

Ainsi, la batiste nouvelle, le satin inconnu suscitent, à travers la cité, mille ruses, mille travaux et mille baisers… Et soudain, toutes les belles — riches citadines et petites bourgeoises — s’en trouvent uniformément parées. Il faut être une bien pauvre femme, dénuée d’argent, de grâce et d’astuce, pour ne point revêtir l’attrayante nouveauté.

Or, comme les modes ne varient point, ou si peu, toutes les Musulmanes, en l’Empire Fortuné, — de Marrakech à Taza, de l’enfance à la sénilité — se ressemblent étrangement, quant à la toilette, et les très anciennes sultanes, au temps de Mouley Ismaïl, portaient sans doute, avec le même air d’accablement, des caftans aux larges manches et de volumineux turbans.

Encore, y a-t-il, pour chacune, des traditions et des règles qui restreignent, dans les couleurs, la liberté de leur fantaisie : le « bleu geai », le vert, le noir, le « raisin sec » ne conviennent qu’aux blanches, à celles dont la chair est de lait et que le poète compare volontiers à des lunes.

Les peaux ambrées se font valoir par des roses, des « pois chiches », des « radis » et des « soleils couchants ».

Les négresses attisent leurs brûlants attraits avec la violence des rouges et des jaunes qu’exaspèrent leurs faces de nuit.

Nulle n’oserait essayer les nuances interdites à son teint par l’expérience des générations et des générations.

Lella Meryem s’indigna fort de ce beau caftan orange, dont les ramages d’argent sinuaient, à travers les plis, en éclairs acides et en arabesques délicatement grises, et que je voulais m’acheter pour des noces.

— Ô ma sœur ! tu n’y songes pas ! Les gens se moqueraient de toi en disant : « La femme du hakem ne sait pas mieux s’habiller qu’une bédouine… » À toi qu’Allah combla de ses grâces et fit plus blanche qu’un réal d’argent, il faut les teintes sombres ou tendres.

Elle me choisit un brocart jasmin salok, qui est d’un violet presque groseille, un autre vert émeraude fleuri d’or et un troisième où des bouquets multicolores s’épanouissent dans les ténèbres du satin.

Aujourd’hui, j’ai trouvé Lella Meryem assombrie d’une préoccupation… Elle tenait à la main un morceau de tulle blanc couvert de légères guirlandes brodées.

— Vois, me dit-elle, ce madnous (persil) qui vient d’arriver à la kissaria. Vois combien joli sur mon caftan « cœur de rose » ! J’en voudrais avoir une tfina. Et cette chienne de Friha qui s’est fâchée parce que je n’ai pas voulu lui donner plus de trois réaux d’une sebenia qu’elle m’apportait !… Voici un demi-mois qu’elle ne revient plus ici !… Oh mon malheur ! Qui donc fera mes achats désormais, si cette Juive de péché se détourne de moi ! Puisse-t-elle être rôtie dans la fournaise ! On m’a dit que Lella et Kebira, Lella Maléka, Lella Zohor et tant d’autres ont déjà leur « persil », alors que moi je n’en n’ai pas !

Le joli visage de la Cherifa se contracte d’une enfantine petite moue… J’ai pitié de son extrême détresse, et propose d’aller faire l’achat de ce « persil » passionnément désiré.

La kissaria, le marché aux étoffes, n’est pas loin. Elle forme plusieurs rues couvertes, le long desquelles s’alignent des échoppes qui sont grandes comme des placards. Graves et blancs, enturbannés de mousseline, les marchands se tiennent accroupis dans leurs boutiques minuscules, au milieu des cotonnades, des draps et des soieries. Ils ont des gestes harmonieux en touchant les étoffes, de longs doigts pâles où brille une seule bague, des airs exquis et distingués. Ils me saluent avec déférence, une main appuyée sur le cœur et le regard doucement souriant. Je m’arrête devant Si Mohammed el Fasi ; il étale aussitôt, pour que je m’asseye, un morceau de drap rose, sur les mosaïques du degré qui donne accès à son échoppe. Après mille salutations et politesses raffinées, il me montre les différents « persils » aux guirlandes bleues, mauves ou jaunes, dont les élégantes de Meknès veulent toutes avoir des tfinat…

Alentour, des femmes berbères discutent âprement pour quelques coudées de cotonnade. Des Juives, des esclaves, des Marocaines, enveloppées de leurs haïks, se livrent à d’interminables marchandages, sans que les placides négociants se départent de leur indifférence.

Toutes ces échoppes si jolies, si gaies avec leurs boiseries peintes, leurs volets précieusement décorés, évoquent une suite de petites chapelles, devant lesquelles de blanches nonnes font leurs dévotions…

Combien de belles, qui ne connaîtront jamais ce souk où les boutiques regorgent des étoffes dont elles rêvent, attendent, derrière les murs, le retour de leurs messagères !…

Alors, je me hâte à travers les ruelles ensoleillées, car je rapporte un trésor : le « persil » de Lella Meryem.

  1. Marché aux étoffes.