Calmann-Lévy, éditeurs (p. 111-118).

13 avril.

Des coups légers à la porte…

Un Marocain sans doute, car les Nazaréens n’ont point cette discrétion de bon aloi et font, du heurtoir, un affligeant usage.

— Qui est là ? crie Rabha.

Une fois ce devoir accompli, elle continue à broder son mouchoir.

Les coups résonnent à nouveau, délicatement, sans impatience.

— Qui est là ? reprend la fillette.

Elle laisse à regret son ouvrage et traverse le patio à pas lents. Chemin faisant, elle aperçoit une rose dans les feuilles, s’en empare, la pique dans ses cheveux, derrière son oreille qu’orne déjà le grand anneau d’argent aux tremblantes pendeloques.

De petits coups lui rappellent l’attente résignée du visiteur.

— Qui est là ? demande-t-elle encore, afin de lui donner de l’espoir.

— Ton prochain en Allah, répond une voix derrière la porte.

Après un long conciliabule, Rabha arrive, l’air sérieux et m’informe :

— C’est une esclave de Marzaka, notre voisine. Elle te dit d’aller chez sa maîtresse.

— Réponds-lui que j’y passerai demain, s’il plaît à Dieu !

Au bout de quelques minutes, Rabha revient, la mine de plus en plus mystérieuse :

— Elle demande que tu viennes tout de suite.

— Allons ! fais-la monter.

La messagère est une vieille, extrêmement noire et borgne, que Marzaka charge de ses commissions importantes.

— Le salut ! Ô Lella !

J’écourte les compliments.

— Tu porteras à ta maîtresse mon salut le plus excellent… qu’y a-t-il ? Pas de mal, s’il plaît à Dieu ?

— Il n’y a rien d’autre que le bien… Lella Marzaka te prie de venir maintenant.

— Pourquoi ?

— Pour voir Lella Oum Keltoum, répond la négresse, avec un certain embarras.

Je n’insiste pas… Accroupie dans un coin, Rabha écoute, attentive ; Yasmine et Kenza sont entrées, sans pudeur, pour surprendre notre entretien ; Kaddour rôde à travers la galerie, et je présume que Hadj Messaoud, au fond de sa cuisine, est déjà, comme les autres, informé d’un événement que j’ignore toujours…

Un silence insolite régnait chez mes voisines, Lella Oum Keltoum reste invisible ; les esclaves, muettes et en attente, prennent des allures solennelles, Marzaka doit faire effort pour ne point omettre les formules de bienvenue. Elle renvoie ses négresses et s’affale, dramatique, sur le sofa…

— Chose étonnante ! Cette fille me tue !… En vérité sa tête est folle !… Hier soir elle avait accepté le mariage avec Mouley Hassan. J’envoyai aussitôt prévenir le Cadi. Or, ce matin, quand elle sut que les notaires devaient venir, elle a fait serment de répondre « Non » à toutes leurs demandes. Honte sur nous ! Honte sur la maison !

Marzaka se frotte les joues, elle essuie des larmes qui ne coulent pas, et se pâme, réellement bouleversée. J’aurais pitié de sa ridicule détresse, si je ne savais, par Lella Meryem, ce qui rend cette mère si favorable à Mouley Hassan : des bracelets de cheville déjà reçus, lourds et de bon argent, et le collier promis pour les noces, où les émeraudes et les rubis dépassent la grosseur d’un pois chiche. Son âme vile ne peut résister à l’appât d’un pareil présent. Vendre son enfant au Chérif, qu’elle respecte et qu’elle craint, lui paraît tout naturel.

— Que veux-tu de moi, et que puis-je en cette affaire ?

Marzaka sanglote presque, elle m’embrasse l’épaule ;

— Je suis réfugiée en toi ! Ô Lella ! Seule tu sais raisonner la tête de ma fille. Parle-lui !… Dis-lui de ressaisir son entendement. Elle a promis hier… Je suis réfugiée en toi ! reprend-elle, suivant la formule consacrée qui lie.

Il me répugne d’être mêlée à ces intrigues, mais je ne puis décemment refuser de voir Lella Oum Keltoum, surtout après l’invocation de la négresse.

— Qu’elle vienne donc, et laisse-nous seules avec Allah.

Marzaka se lève pesamment. Sa croupe, tendue de brocart, semble un coussin bien gonflé qui se détache du sofa.

Elle traverse la cour en se dandinant et pénètre dans une autre pièce, où elle adjure sa fille de m’écouter, d’être raisonnable.

Lella Oum Keltoum arrive enfin, l’air soucieux, fait clore la lourde porte et, déridée tout à coup, s’assied dans l’ombre auprès de moi. Nous parlons à voix basse, devinant bien qu’on nous épie.

— C’est ma mère qui t’a fait venir ? Cette esclave, engendrée d’esclaves… Sache qu’hier elle m’a battue, bien que je sois sa maîtresse. Et c’est pourquoi j’ai dû promettre d’accepter le mariage. Mais, de ma vie, je ne répondrai « Oui » devant les notaires. J’aimerais mieux couper ma langue entre mes dents !… Contre cela, elle ne peut rien, la chienne !… Plus tard, quand je serai la plus forte, et que j’aurai épousé Mouley El Fadil, c’est moi qui la battrai, qui la ferai manger par les rats, s’il plaît à Dieu !…

— Écoute, lui dis-je, ta mère s’est réfugiée en moi, il faut bien que je te parle : tu n’ignores pas que Mouley El Fadil n’osera jamais te demander, et, d’ailleurs, il se réjouit avec des femmes, des prostituées, hachek[1]. C’est par toi-même que je l’appris… Alors, pourquoi refuses-tu Mouley Hassan qui est le plus noble et le plus riche du pays ?

La petite s’écarte de moi, soudain méfiante. Puis elle se rapproche en riant, et m’embrasse.

— Ta tête pense une chose, et ta bouche en prononce une autre… Que m’importe le fils de l’oncle ? On me le donnerait, je ne le prendrais pas !… Il est misérable auprès de Mouley Hassan. Celui-là seul est digne de moi. Mais je ne l’épouserai jamais. Il me veut et je ne le veux pas… Ma mère, il l’a payée. Moi je ne suis pas comme elle, fille d’un esclave noir, Mouley Hassan ne peut pas m’acheter.

Lella Oum Keltoum frémit en lançant très haut ces paroles. Elle a oublié toute prudence, et les négresses, tapies avec Marzaka derrière notre porte, et les sournoises vengeances cruelles.

Une fierté la transfigure. Malgré le sang maternel, Lella Oum Keltoum est bien de la race des Chorfa Ifraniïne. Elle a leur orgueil magnifique, cet orgueil qui donne à Mouley Hassan tant de prestige, en dépit de ses vices et de son intelligence médiocre.

On a heurté à la porte tandis que nous causions. Ce sont les notaires. Une esclave les précède à travers le patio.

Les dignes hommes ! Si blancs ! si pudiques, dans l’enveloppement de leurs mousselines ! l’air compassé, religieux et solennel qui convient ; les pas feutrés, la démarche grave, les gestes onctueux et lents… Ô notaires incorruptibles ! Gardiens des actes, dépositaires des serments les plus sacrés !

Derrière toutes les portes, toutes les grilles, toutes les balustrades, toutes les fentes des boiseries, des femmes curieuses les contemplent avec émotion.

Ils s’accroupissent, impénétrables, sur les sofas de la grande salle où on les a conduits. Puis les négresses les enferment soigneusement, verrouillent les volets et la porte, et Marzaka fait venir sa fille dans le patio.

Lella Oum Keltoum s’y rend, sans résistance, elle s’approche tout contre la porte qui la sépare des notaires. Sa silhouette se détache sur les rayonnantes décorations peintes et ciselées dans le cèdre, son petit visage brun reste souriant… Peut-être éprouve-t-elle une volupté en parlant à ces hommes qu’elle ne voit point…

— Tu es bien Lella Oum Keltoum, fille de Sidi M’hammed Lifrani ? Que Dieu le prenne en sa Miséricorde !…

— Oui, mes seigneurs.

— Nous sommes venus, suivant la clause insérée dans le testament de Sidi M’hammed ton père (Qu’Allah lui donne le repos !) pour entendre de toi, si tu consens à épouser, avec dot, selon la loi coranique, Mouley Hassan ton parent.

— Non ! Non !…

Lella Oum Keltoum a presque crié ces mots, par défi à sa mère. Son visage reprend l’air opiniâtre et mauvais qui lui est ordinaire. La petite chèvre se bute en un farouche entêtement.

Dans la salle close, les notaires doivent être consternés. Ils craignent la rancune de Mouley Hassan et la risée des gens. C’est la troisième fois qu’ils se dérangent inutilement pour cette fillette. Pareil refus, si contraire aux habitudes, — on les a fait venir afin d’enregistrer une adhésion, — leur paraît un scandale.

Après quelques moments de silence, l’un d’eux reprend, d’une voix persuasive :

— C’est notre devoir, Lella Oum Keltoum, de bien préciser nos questions pour éviter toute erreur. Nous te demandons si tu acceptes d’être la femme de Mouley Hassan en légitimes noces ?

— J’avais compris, et je dis : « Non. »

— Qu’Allah t’accorde son assistance !

Lella Oum Keltoum retourne, de son allure dédaigneuse, vers la salle où je l’attends.

Les notaires s’en vont. Ils dissimulent leur dépit sous une austérité de circonstance.

À travers la maison, les esclaves commentent la scène avec animation.

Et j’aperçois Marzaka, effondrée sur le divan, comme un coussin à moitié vidé de sa laine. Elle secoue la tête et gémit.

— As-tu vu cette autre !… la pécheresse… Ô mon malheur !… Ô mon malheur !… Elle m’a tuée !…

  1. Formule équivalant à « sauf ton respect ».