Calmann-Lévy, éditeurs (p. 211-217).


5 septembre.

Des noces ont lieu chez nos voisins, les humbles gens dont la masure s’adosse à notre demeure. C’est à cet appui robuste et bien bâti qu’elle doit de ne pas s’ébouler tout entière.

De la rue, on ne distingue que les pans de murailles poussiéreuses, ébréchées, penchantes, un effondrement envahi par les herbes. Vestiges de logis abandonnés après un cataclysme, ou plutôt ruines très anciennes, ruines mortes, que le temps émiette chaque jour davantage… Pourtant des portes s’ouvrent dans ces murs, telles des crevasses, bouchées par quelques mauvaises planches, et plusieurs familles vivent au milieu de ces décombres, y prospèrent, s’y reproduisent, y meurent… Le soir, les femmes grimpent aux démolitions qu’elles appellent encore « les terrasses » ; elles se rejoignent pour causer, en escaladant avec précaution les plâtras amoncelés et les poutres douteuses.

Depuis quelques jours, le concert des instruments et des chants, les yous-yous stridents qui entrent en vrilles dans les oreilles, dénoncent la suprême fête de vie dans ce squelette de maison.

Mohammed le vannier épouse une jeune vierge noire, fille de Boujema, le chien de l’eau[1]. On la lui amena l’autre soir en grande pompe, et le tintamarre de ses noces trouble notre sommeil. Les musiciennes font rage, elles ont des voix nasillardes qui percent la nuit et le sourd ronflement des tambours. Elles irritent, elles impressionnent. On craint que les murs disloqués ne s’ébranlent définitivement à leur vacarme.

Peut-être est-ce tant de cris et de bruit en un si petit espace qui affecte fâcheusement l’époux…

Tout le quartier est en émoi ; mes petites filles ne cachent pas leurs inquiétudes. Rabha surtout se frappe d’une telle aventure ; elle me confie ses tourments avec un air sérieux de matrone et des hochements de tête qui en disent long :

— Ô mon malheur ! Encore vierge, la mariée, après trois jours !… Pourtant si Mohammed entre chaque soir dans le Ktaa[2], mais une sorcière lui a jeté l’œil !… Dieu sait quand on pourra sortir le siroual[3] !

Je conçois que les fillettes en perdent l’esprit. Les fêtes d’un mariage le leur troublent toujours un peu, et celui-là, si proche et palpitant, les met en effervescence. Elles passent leur temps à plat ventre, au bord de la terrasse, tâchant d’apercevoir, très en contre-bas, la petite cour où se déroulent les noces. Je leur permets aussi d’aller, vers le moghreb, prendre part aux réjouissances ; elles ne vivent plus que dans cette attente. Tout le jour elles se peignent, s’habillent, réclament leurs bijoux. Elles ont revêtu chaque fois des caftans différents et des tfinat variées. J’ai promis ce soir de les accompagner et les trois petits fantômes, consciencieusement drapés dans les haïks, s’agitent près de ma chambre avec une impatience non dissimulée.

Nous sortons. Les fillettes s’engouffrent sous la porte voisine, traversent un vague vestibule et disparaissent derrière une cotonnade flasque et déteinte qui ferme la partie réservée aux femmes. Je ne puis les y suivre, car le « maître des choses » s’avance vers moi et me prie d’honorer l’assemblée de ses parents et amis. Ils sont réunis dans une étroite chambre longue, humide et noire. La chaux des murs s’écaille, se boursoufle, marbrée de taches jaunâtres. Le haïti[4] de velours accuse la misère qu’il cherche à parer ; les durs matelas, rembourrés de chiffons ou de paille, arborent de très pompeuses couvertures, et des coussins aux brocarts déteints s’éliment sous leurs housses en mousseline.

Au bout de la pièce, une tenture ferme le ktaa, alcôve mystérieuse des noces, où l’on me fait signe de pénétrer.

Une température suffocante s’emprisonne derrière les rideaux et l’on y voit à peine à la lueur des cierges. Je distingue cependant un paquet d’étoffes, une forme immobile dont, un instant pour moi, une vieille soulève les voiles.

Je ne sais plus très bien s’il faut ajouter foi au sortilège, en contemplant cette mariée simiesque et luisante sous le fard, ou si, plutôt, Mohammed le vannier n’est point paralysé par une telle hideur !… Pauvre fille, à quoi songe-t-elle tout le jour, dans son coin sombre, en l’attente des nuits qui renouvellent sa déception ?… Sans doute elle se croit belle, puisqu’on l’a parée, revêtue de caftans multicolores, chargée de bijoux et de verroteries…

Les voiles retombent. Je félicite la vieille, comme il convient, sur sa vilaine petite mariée, et je forme des vœux pour son bonheur.

Hors du ktaa, il semble que l’on respire un peu, malgré l’encombrement de la chambre. On me désigne la place d’honneur sur le sofa, en face de la porte. J’aperçois la cour au sol inégal entre le délabrement des murailles chevelues d’herbes ; une vigne étend sa treille au-dessus de cette misère en fête.

Il me faut accepter le thé, qu’on me présente en un verre poisseux, autour duquel voltigent des guêpes, et j’ai grand’peine à échapper aux restes de couscous et aux carcasses de poulets, dont une douzaine de mains ont déjà retiré la chair et tripoté les os. Mais ils me sont offerts avec tant de bonne grâce, une si insinuante amabilité, que j’invente je ne sais quel prétexte pour excuser mon absence d’appétit… Et puis, au bout du patio, cette tenture décolorée, d’où sort un perpétuel bourdonnement et qui semble, par moments, gonflée de yous-yous et de cris, irrite ma curiosité. J’ai hâte de connaître les réjouissances féminines. Je n’ignore pas que la maison ne comporte qu’une seule chambre, celle-là même où se tiennent les hommes et où languit la noire mariée.

Une vieille esclave, louée ou prêtée pour les noces, en même temps que le haïti de velours, les tapis, les matelas, les coussins, le plateau et les tasses à thé, m’introduit dans le harem. C’est une sorte de réduit qui sert habituellement de cuisine et de « pièce aux ablutions »[5]. Les parois et le plafond, si bas qu’on ne peut se tenir debout sans courber la tête, sont noircis de fumée, luisants de crasse, et la bouche d’égout, ouverte dans un coin, répand des odeurs pestilentielles. Une dizaine de femmes s’écrasent dans ce taudis, vêtues de satins éclatants, l’air heureux et compassé qu’il sied d’affecter en la circonstance.

Les plus âgées restent accroupies sur des nattes qui couvrent la terre ; d’autres aident la « maîtresse des choses » à préparer le festin du soir. Les parfums de graisse, d’huile, d’aromates, de fleurs d’oranger, de chair humaine en moiteur et de fards, mêlés aux exhalaisons de l’endroit, composent la plus nauséabonde, la plus irrespirablement infecte des atmosphères. Mais personne n’en semble incommodé. J’aperçois mes trois petites filles radieuses, l’œil ardent, la mine un peu folle. Elles chantent en battant des mains. Et tout à coup, soulevées par l’enthousiasme général, elles s’unissent aux yous-yous qui, bien au delà du réduit misérable, dans toutes les demeures alentour, vont porter le trouble au cœur des femmes et réveiller l’émoi voluptueux des noces, des toilettes et des fêtes !

  1. L’indigène préposé aux canalisations.
  2. Alcôve formée par des draperies, où la mariée reste enfermée.
  3. Pantalon.
  4. Tenture murale.
  5. Water-closet.