Calmann-Lévy, éditeurs (p. 294-300).


8 mars.

Un petit tas rutile au soleil sous les arcades. Les caftans accroupis dépassent à peine une coudée au-dessus du sol. Le caftan jaune de Rabha se penche vers les caftans roses et bleus de Yasmine et de Kenza.

Je sais qu’il n’est pas question de poupées, les fillettes marocaines ne connaissent guère cette distraction, mais plutôt de quelque histoire colportée par les terrasses.

Des phrases, parvenues jusqu’à moi, attirent mon attention :

— Elle était vierge, déclare Kenza.

— Les gens le disent !… Son visage est rond et brillant comme la lune. Dada Fatouma l’a vue…

— Tous les hommes sont fils de péché, prononce Yasmine, avec une mine avertie.

— L’autre se dessèche et jaunit de teint.

— De qui parlez-vous, petites filles ? demandai-je.

— De Lella Meryem… Ô ma mère, l’ignores-tu ? Cette gazelle a une rivale dans sa demeure ! Mouley Hassan vient d’offrir à son fils une belle esclave blanche, et Mouley Abdallah est entré, chaque nuit, dans sa chambre…

— Chose surprenante, en vérité ! Qui te l’a rapportée ?

— Une négresse de Lella Oum Keltoum. Toute la ville à présent le sait… Les esclaves de Lella Meryem le racontèrent à des voisines.

— Mabrouka, passant près de chez Mouley Abdallah, questionna des gens… Dada Fatouma, qui allait faire une commission à Lella Meryem, aperçut la nouvelle esclave.

— Elle a coûté trois cents réaux. L’intendant de Mouley Hassan fut à Fès, l’acheter.

— Elle ne passa point dans la maison du Chérif, c’est pour cela qu’elle était vierge… affirme Rabha.

Malgré les détours que prit cette nouvelle pour me parvenir, je ne doute point qu’elle ne soit exacte. Mouley Hassan jugeait insensé l’engagement pris par son fils avec Lella Meryem.

— Il faut quatre femmes à l’homme, disait-il un jour à mon mari, de même qu’il faut quatre jambes au cheval. C’est pourquoi le Coran nous a fixé ce nombre.

Son libertinage a dû trouver fort plaisant de donner au mari trop fidèle une esclave aussi belle et blanche que l’épouse légitime.

J’ai négligé ma charmante amie depuis quelque temps. Ainsi, j’ignorais le malheur écrit sur son destin.

Les petites filles disent qu’elle se dessèche et jaunit… Mais que peut craindre Lella Meryem d’une autre femme, elle qui réunit toutes les séductions et les grâces ?… D’ailleurs elle n’a pas d’amour, ou si peu.

Je la trouve, en effet, riante et parée selon sa coutume. Le carmin de ses joues m’empêche de vérifier les allégations de Rabha quant à son teint. Son corps svelte est plus pliant qu’une branche de saule, mince et pendante. Ses yeux, ô ses yeux ensorceleurs, où l’on croit saisir les reflets du ciel !…

Elle se plaint de ma longue absence, m’offre le thé, rit, bavarde, caquetage vide et charmant de petit oiseau qui ne pense à rien qu’à chanter.

La sombre maison garde son habituelle et somptueuse mélancolie. Une esclave pile du cumin dans un mortier en cuivre, la cadence des coups accompagne notre insignifiant entretien. Des femmes sont assemblées, près de la fontaine, mais je n’y découvre pas d’inconnue. Le négrillon Miloud renifle et pleure derrière une colonne.

Il vole tout ce qu’il trouve, malgré les châtiments, explique Lella Meryem. Frappe l’esclave, ce pécheur, ton bras sera usé bien avant sa malice…

Nous disons encore de petites choses, sans intérêt, et je me lève pour partir. Alors, Lella Meryem me retient, et, son délicieux visage soudain bouleversé, — vraiment elle est jaune de teint ! la petite Cherifa m’interroge :

— Tu le sais ? Les gens te l’ont raconté ?

— Quoi donc ?

— Que Mouley Abdallah reçut de son père une esclave blanche.

Ses lèvres frémissent, son regard se noie, elle pleure…

— Que t’importe ?… Une esclave et c’est tout… Ton époux en a bien d’autres…

— Oui, mais ce sont des négresses. Celle-là est blanche.

— Elle l’est sans doute moins que toi.

— Tu vas voir, dit Lella Meryem, après avoir séché ses larmes. Qu’Aoud el Ouard apporte des parfums, commande-t-elle au négrillon.

Aoud el Ouard ! tige de rose, le joli nom ! bien fait pour cette adolescente au visage enchanteur, aux seins fermes et glorieux, aux yeux de nuit, aux hanches souveraines.

Elle entre, et, malgré qu’elle soit une esclave, elle a toute l’assurance et l’allure d’une maîtresse des choses.

N’est-ce point d’elle que le poète a dit :

Une pleine lune marche avec fierté
En se balançant comme un roseau.

— Cette maudite ! s’exclame Lella Meryem après son départ. Elle me regarde avec insolence, on dirait qu’elle est cherifa et non esclave, fille d’esclaves… Que ferai-je maintenant, je suis exilée de ma propre demeure… Je ne veux plus quitter ma chambre ; dès que je sors dans la cour, elle me nargue… Au lieu de la mettre avec les négresses (la plus noire vaut mieux qu’elle dix fois et plus !), Mouley Abdallah lui a donné la petite mesria[1] !

— Ta chambre est beaucoup plus belle.

— Assurément… Mais, si Mouley Abdallah monte à la mesria ?… Ô cette calamité !

— Par le Prophète ! Lella Meryem, ne crois pas que ton époux te préfère cette esclave.

— Tu penses ainsi. Tu ne connais pas les Musulmans. Les femmes sont comme les grains du chapelet entre les mains d’un Derkaoui… Ils passent de l’une à l’autre… J’ai supplié Mouley Abdallah de renvoyer cette affligeante, de la revendre tout de suite. Il n’a pas voulu… Il dit qu’il craint de déplaire à son père. C’est elle, la rusée, la fille de diable, qui l’enchaîne… Elle saura se faire frapper la dot[2]. Ô jour de malheur où cette Aoud el Ouard entra dans la maison !

Je voudrais consoler la pauvre petite épouse, lui dire… Mais nos paroles à nous, elle ne les comprendra pas… J’essaye cependant.

— S’il plaît à Dieu, Lella Meryem, ton mari te reviendra. Tu peux tâcher de le reprendre…

— Ô Puissant ! j’ai tout essayé… J’ai fait écrire sur une feuille de laurier : « Je lie tes yeux, ta bouche et ta force virile pour toute autre que moi. Ô serviteurs du grand nom, rendez ce qui est illégitime, plus amer à Mouley Abdallah que ne l’est cette feuille de laurier ! » Je l’ai cousue dans son caftan… et cela ne l’empêcha pas de retourner auprès d’Aoud el Ouard… On m’a dit, ajoute Lella Meryem, qu’une sorcière possède les secrets pour ranimer l’amour. Elle habite à Berrima[3]… Ô ma sœur ! je connais ton affection. Va pour moi chez cette sorcière !

Je ne m’attendais pas à cette demande et j’y réponds d’abord par des objections.

— Envoie plutôt une de tes négresses. La sorcière ne révélera rien à une Nazaréenne…

— Non, je t’en prie ! Mes négresses, je n’ai pas confiance, elles sont bêtes… Tu mettras un haïk, la sorcière ne se doutera de rien car tu sais toutes nos coutumes… Je suis réfugiée en toi ! ajoute Lella Meryem en m’embrassant.

L’imploration consacrée me lie… et puis, ne serait-ce point, que déjà l’aventure tente ma curiosité.

— Sur ma tête et sur mes yeux, ô délicieuse ! répondis-je à la Chérifa.

  1. Pièce du logis ayant une issue indépendante.
  2. Se faire épouser avec reconnaissance dotale.
  3. Quartier de Meknès.