Bélinde/Texte entier

Bélinde (1801)
Traduction par Octave Gabriel de Ségur.
Maradan (4 tomesp. --220).



BÉLINDE,
CONTE MORAL.
TOME PREMIER.

BÉLINDE,
CONTE MORAL
DE MARIA EDGEWORTH,
TRADUIT DE L’ANGLAIS
PAR LE TRADUCTEUR D’ETHELWINA,
PAR L. S… ET PAR F. S…
TOME PREMIER.
Séparateur
DE L’IMPRIMERIE DE GUILLEMINET.
À PARIS,
Chez Maradan, rue Pavée S. André-des-Arcs,
no 16.
an x — 1802.


AVERTISSEMENT
de l’auteur.


Tout auteur a le droit de donner à son ouvrage le nom qu’il croit devoir mieux lui convenir : c’est au public à juger s’il a bien choisi.

Cet ouvrage est offert aux lecteurs comme un conte moral ; l’auteur n’a point voulu l’appeler roman. Si tous les romans ressemblaient à ceux de madame de Crousaz[1], de mistriss Inchbald, de miss Burnet ou du docteur Moore, elle se serait crue trop heureuse de pouvoir être associée à leurs noms ; mais les romans, en général, sont remplis de tant d’extravagances, d’erreurs et d’immoralités, qu’elle espère, en donnant un autre titre à sa Bélinde, que ses sentimens seront bien jugés, et qu’on ne l’accusera pas de pédanterie.


AVERTISSEMENT
des traducteurs.


De tout temps les moralistes ont condamné la lecture des romans, et il faut avouer qu’en général la plupart des ouvrages de ce genre justifient la sévérité de leur jugement. En connaissant le cœur humain, en consultant l’expérience, comment ne pas convenir qu’ils ont raison ? La vie de l’homme doit être un combat continuel contre ses passions : ces ennemies trop puissantes naissent et croissent avec nous. L’éducation, la morale et la religion, ne sont instituées que pour nous apprendre à leur résister ; que deviendrons-nous si nous consacrons tout notre temps à les électriser ?

Cependant le vice l’emporte ; il nous entoure de précipices ; il les couvre de fleurs : on se jette sans nécessité au milieu du danger, on y arrive sans armes, et ceux qui veulent dire la vérité sont voués au ridicule. Le luxe est porté à son comble, les arts encensent à l’envi la volupté. La mode dirige en tyran la morale ; elle place à son gré les bornes du bien et du mal ; ses jugemens sont sans appel. Elle ne demande pas, elle ordonne une soumission aveugle. On ne lutte plus contre les passions, ce siècle est leur règne, les romans sont leur code : non seulement il faut en lire, mais, dans plusieurs pensions renommées, chaque jeune personne doit écrire une nouvelle par décade. On regarde comme nécessaire à l’éducation d’apprendre aux jeunes élèves à devenir auteurs de romans, jusqu’à ce qu’ils puissent en devenir les acteurs. Ceux que choque un abus si fatal aux mœurs, et par conséquent au bonheur public, s’en plaignent en vain, ils ne sont point écoutés. Bélinde nous a paru devoir être distinguée de la foule des ouvrages que la curiosité seule recherche, et qui font gémir la vertu et la raison, et mériter d’être comptée parmi le petit nombre de ceux qui instruisent en amusant. En le traduisant, et nous conformant au goût actuel, nous avons voulu essayer de donner une utile leçon aux coquettes, aux joueurs, et à tous ceux qui ne prennent pas pour base de leur conduite une pieuse morale. Nous avons espéré que la forme frivole que l’auteur anglais a donnée à son ouvrage rassurerait d’abord les lecteurs, rien n’étant plus à la mode qu’un roman traduit de l’anglais.


BÉLINDE[2].


CHAPITRE PREMIER.

CARACTÈRES.


Mistriss Stanhope avait de l’esprit : c’était une de ces femmes qui, sacrifiant leur amour-propre à leur intérêt, possèdent l’art de s’introduire dans le grand monde. Sa fortune était médiocre ; elle savait l’employer habilement à se maintenir dans la société la plus distinguée. Elle s’enorgueillissait d’avoir heureusement établi une demi-douzaine de nièces, et de les avoir mariées à des personnes dont la fortune était bien supérieure à la leur. Il ne lui en restait qu’une ; c’était Bélinde Portman. Bélinde était belle, pleine de graces, d’esprit, et accomplie sous tous les rapports. Sa tante avait employé tous ses moyens pour lui persuader que la plus sérieuse occupation d’une jeune personne était de plaire dans la société, et que tous ses charmes, toutes ses perfections, ne devaient absolument servir qu’à un seul objet, son établissement dans le monde.

Mistriss Stanhope ne trouva pas dans Bélinde une élève aussi docile que dans ses autres nièces, parce qu’elle avait reçu sa première éducation à la campagne, et qu’elle y avait pris le goût d’une vie modeste et retirée. La lecture était une de ses plus douces occupations. Elle semblait ne vouloir prendre pour guide dans le monde que la prudence et la vertu : cependant son caractère devait être développé par les différens événemens de sa vie.

Mistriss Stanhope habitait Bath, où elle avait plus d’occasions de faire paraître Bélinde à son avantage ; mais, comme sa santé commençait à s’affaiblir, et qu’elle ne pouvait pas sortir autant qu’elle le desirait, après avoir fait jouer tous les ressorts de son esprit, elle parvint à placer Bélinde, pour tout l’été, auprès de lady Delacour, l’une des femmes les plus à la mode de son temps. Cette dame fut tellement enthousiasmée des graces et de l’esprit de Bélinde, qu’elle l’engagea à venir avec elle passer l’hiver à Londres.

Peu de temps après son arrivée à Londres, celle-ci reçut la lettre suivante de sa tante Stanhope.

De Bath.

« Après avoir cherché par-tout, Anne a trouvé votre bracelet dans votre toilette, parmi des papiers et des chiffons que vous aviez laissés pour être jetés au feu. — Je vous l’ai envoyé par un jeune homme qui arriva à Bath (malheureusement pour lui) le jour même que vous en êtes partie. — C’est M. Clarence Hervey, admirateur de lady Delacour. Ce jeune homme est véritablement aimable ; il est très-instruit, et jouit d’une fortune considérable et indépendante : il joint à tous ces avantages beaucoup d’esprit et de goût. C’est un homme fait pour établir la réputation d’une femme ; il est, comme on dit, connaisseur en beauté. — Il dirigera la mode, si je ne me trompe. — Ainsi, ma chère Bélinde, suivez mes conseils ; — faites attention à vous lorsqu’il vous sera présenté, et souvenez-vous de ce que je vous ai recommandé souvent, qu’on ne peut être bien vue par personne sans un extrême desir de plaire.

« Je vois tous les jours, ou plutôt je voyais (lorsque ma santé me permettait d’aller plus souvent dans le monde) des essaims de jeunes étourdies, ayant toutes l’air d’être formées sur le même modèle, se montrant dans le grand monde sans autre but que de s’amuser et d’exciter l’admiration éphémère de ceux qui font métier d’admirer toutes les femmes. On les voit encore le jour suivant ; l’année suivante elles jouent le même rôle, et toujours sans arriver à un but ni plus utile, ni plus agréable. — Combien je plaignais et je méprisais à la fois ces jeunes folles, en observant leurs petites manières ! Je les voyais s’envier les unes les autres de la manière la plus évidente, et par conséquent la plus ridicule, et s’exposer ainsi à l’examen sévère et aux observations satiriques de ces mêmes personnes dont elles desiraient l’admiration ; babillant, chuchotant, ricanant ; ne pensant jamais à l’avenir, et ne profitant pas même du présent ; contentes d’avoir un danseur pour une contre-danse, et ne réfléchissant jamais au bonheur d’avoir un époux pour leur vie. Je me suis souvent demandé à moi-même ce que pouvaient devenir ces personnes-là, lorsqu’elles deviennent laides ou vieilles, ou même lorsque l’œil du monde se fatiguait de voir leur monotone coquetterie. — Si elles ont une grande fortune, tout est bien ; elles peuvent prendre sur leur vie deux ou trois années pour jouir d’une liberté qui doit leur devenir à charge, elles peuvent être assurées que, tôt ou tard, elles seront recherchées, non seulement par de jeunes écervelés, mais encore par des gens de mérite. — Mais concevez-vous une position plus affreuse que celle d’une jeune demoiselle pauvre, quand elle a dépensé en pompons et en rubans l’intérêt et le capital de sa modique fortune ? Elle pense alors au mariage : un engagement convenable, une heureuse union, fuient devant elle avec le bonheur et le repos ; et pourquoi ? parce qu’elle n’a pas tracé le plan de sa vie de manière qu’un établissement solide et convenable en soit toujours le but. Elle se trouve, à trente-cinq ou trente-six ans, à charge à ses parens, à charge à ses amis, à charge à ses connaissances, à charge à toute la société, où l’instinct de l’habitude la pousse. — Je souhaite, ma chère Bélinde, que vous ne vous trouviez jamais dans cette horrible situation. — Vous avez, ma chère amie, tous les avantages que vous pouvez desirer : je n’ai rien épargné pour votre éducation, et (ce qui est essentiel) j’ai pris soin qu’on le sût partout. Vous avez donc la réputation d’être très-instruite ; vous aurez bientôt celle d’être une femme à la mode, si vous vous montrez souvent en public avec lady Delacour. — Il est inutile de vous recommander de prendre mylady pour exemple ; votre esprit et votre raison vous feront sentir qu’elle a un trop grand usage du monde pour que vous ne soyez pas sûre d’avoir des succès en l’imitant. Il faut sur-tout vous attacher à éloigner toute idée de rivalité, de comparaison même entre vous et lady Delacour : il serait imprudent et ridicule à une jeune personne d’avoir cette prétention. Mais je m’abstiens de tout raisonnement sur cet article ; malgré la naïve candeur de votre âge, je suis certaine que vous aurez remarqué, comme moi, combien la trop grande indulgence qu’on a pour soi-même nuit à l’indulgence qu’on doit avoir pour les autres, et vous sentirez combien on se conduit contre son intérêt en donnant l’essor à une sotte vanité.

« Lady Delacour a un goût vraiment exquis pour tout ce qui concerne la toilette ; — consultez-la, suivez ses conseils, ma chère ; et n’allez point, par une économie mal dirigée, ne pas vous conduire d’après ses avis. — Je n’ai point d’objection à faire sur votre présentation à la cour : ce sera un moyen, si vous vous conduisez adroitement, de vous introduire parmi la meilleure et la plus haute compagnie. — Il est essentiel de faire de son argent un noble emploi, mais sur-tout un emploi noble aux yeux du monde ; car on juge de ce que peut dépenser une femme par ce qu’elle dépense habituellement. — Je ne sache rien qui puisse et qui doive engager une jeune personne à dire quel est son âge et quelle est sa fortune. — Mais, adieu ; ne m’oubliez pas auprès de lady Delacour, et dites-lui pour moi tout ce que vous pourrez trouver de plus aimable.

« Adieu, chère Bélinde ; recevez l’assurance de la tendre amitié de

Sélina Stanhope. »

Il arrive souvent que les conseils donnés pour produire un certain effet sont suivis d’un effet tout contraire. Les sermons continuels que mistriss Stanhope adressait à sa nièce sur ses manières, son ton, son établissement, avaient impatienté Bélinde, et l’avaient rendue plus indifférente sur les éloges qu’on lui donnait tous les jours sur sa beauté : elle était beaucoup moins sensible à ces succès que la plupart des jeunes femmes de son âge. — Cependant elle aimait beaucoup à s’amuser, et mistriss Stanhope lui avait fait partager son goût pour le grand monde et pour la mode. Elle négligea la littérature à mesure qu’elle s’apperçut que rien n’était moins utile pour la société de lady Delacour. Elle n’avait jamais beaucoup réfléchi, et cependant elle était moins coquette et moins affectée qu’elle n’aurait pu l’être après les pédantes dissertations sur l’art de plaire que lui faisait continuellement sa tante. Tous ces discours l’ennuyaient, et la disposaient depuis long-temps à jouir plus vivement des plaisirs de la capitale.

Bélinde fut donc enchantée de faire une connaissance intime avec lady Delacour ; elle la trouvait singulièrement agréable. Mylady faisait la même impression sur tout le monde : elle séduisait par ses graces, son esprit, sa politesse. Personne n’était plus à la mode : on répétait ses bons mots, on imitait sa toilette, on voulait être de sa société. Ordinairement, l’esprit d’une femme n’a de réputation que tant qu’elle est belle, et il arrive même souvent qu’une femme passe de mode avant de passer de figure. Lady Delacour faisait exception : elle avait perdu, depuis long-temps, la fleur de sa jeunesse, et elle était encore citée pour sa figure.

Les gens aimables, les hommes d’esprit, tout ce qu’il y avait d’élégant et de recherché, desiraient d’être comptés parmi ses connaissances particulières. Se montrer en public avec elle était déjà une distinction ; il n’était pas étonnant que miss Bélinde Portman s’estimât très-heureuse d’aller demeurer chez une personne qui avait autant d’attrait et de brillant.

Au bout de quelques jours, Bélinde commença à percer le voile de politesse qui cachait les mystères de l’intérieur de cette maison. Lady Delacour était une autre personne lorsqu’elle rentrait chez elle : dans le monde, c’était la vivacité, la gaieté même ; dans son intérieur, elle avait de l’humeur et de la tristesse : elle était comme ces actrices que le public a rendues si difficiles, qu’il leur faut des applaudissemens forcés pour qu’elles ne soient pas mécontentes. Quand son salon était plein de gens aimables, quand elle donnait de la musique, ou lorsqu’elle faisait danser chez elle, elle avait l’air d’une fée qui préside à des enchantemens ; elle était l’ame de tout ce qui l’entourait : mais quand on s’était retiré, quand les bougies étaient éteintes, elle n’était plus la même ; elle se promenait dans son magnifique salon d’un air soucieux et chagrin.

Pendant plusieurs jours, Bélinde n’entendit pas même parler de lord Delacour autrement que par un mot que mylady lui dit en lui montrant la maison.

« Il ne faut pas entrer ici, (lui dit-elle en arrivant à une aile de la maison) ce ne sont que les appartemens de mylord. »

La première fois que Bélinde le vit, il était ivre-mort entre les mains de deux laquais qui le rapportaient chez lui. Lady Delacour rentrait du ranelagh au même moment avec Bélinde : il était six heures du matin. Elle passa auprès des deux laquais, sur le repos de l’escalier, en jetant sur son mari un coup-d’œil de mépris.

Qu’est-ce que c’est ? demanda Bélinde.

Ce n’est rien, répondit mylady ; c’est le corps de mylord qu’on rapporte. Vous vous êtes trompés d’escalier, mes amis ; redescendez ; — mylord a son escalier, et moi le mien. — Ne vous effrayez pas, Bélinde ; moi, je suis tout à fait accoutumée à ces scènes-là. — Mais il est six heures, je crois ; allons, retirons-nous.

Le lendemain matin, à deux heures, lady Delacour et Bélinde achevaient de déjeûner lorsque lord Delacour entra.

Voilà mylord à jeun que j’ai l’honneur de vous présenter.

Bélinde ne le trouva pas plus aimable qu’elle ne l’avait trouvé pendant son ivresse : il avait une expression de sottise, d’opiniâtreté et d’humeur, qui faisaient un ensemble extrêmement déplaisant. —

Quel âge lui donnez-vous ? dit tout bas lady Delacour à Bélinde, qui voyait avec étonnement combien la main de mylord tremblait.

Je parie, ajouta-t-elle à haute voix, que vous vous trompez de dix ans.

Est-ce que vous allez au bal aujourd’hui ? dit lord Delacour.

Tenez, je parie que vous vous trompez de seize ans : comment trouvez-vous ce marché-là ?

Vous ne pouvez pas avoir cette berline sur laquelle vous comptiez pour aujourd’hui, reprit mylord.

Puis, voyant que sa femme avait les yeux fixés sur Bélinde, il ajouta :

Voulez-vous bien me faire l’honneur de m’écouter ? mylady.

Eh bien ! vous ne voulez pas ! reprit celle-ci, parlant à Bélinde, sans faire la moindre attention à son mari, et je crois que vous avez raison ; car vous auriez dit soixante-six au lieu de trente-six, j’en suis sûre. En revanche, il a l’avantage de pouvoir boire huit bouteilles de vin de Champagne avant d’être sous la table, et ce n’est pas peu de chose pour quelqu’un qui n’a pas d’autre manière de se distinguer.

Il y a des gens qui feraient bien mieux de se distinguer moins, reprit mylord avec humeur.

Que c’est plat ! s’écria mylady.

C’est plat ! reprit-il : eh bien, je vous dirai tout platement que je ne veux pas qu’on me contredise, et que je ne veux pas qu’on se moque de moi, entendez-vous ? Il vaudrait bien mieux faire plus d’attention à votre conduite, et moins d’attention aux autres.

Moins d’attention à celle des autres, vous voulez dire, je suppose. — À propos ! Bélinde, n’est-ce pas vous qui m’avez dit que Clarence Hervey est à Londres ? — Vous ne le connaissez pas : je vais vous le dépeindre en vous disant ce qui lui manque. D’abord, c’est un homme qui ne dit jamais de platitudes ; ensuite, il n’a pas besoin de boire huit bouteilles de vin de Champagne pour être aimable. Après cela, s’il se marie, toute sa consistance dans le monde ne dépendra pas de sa femme. Enfin, s’il se marie, il ne deviendra pas un joueur, un ivrogne, un jockei, dans la crainte d’être mené par sa femme, et pour prouver qu’il sait bien se conduire tout seul.

Bravo ! mylady, allez votre train, reprit mylord en menant sa cuiller en équilibre sur le bord de sa soucoupe. Allons donc, continuez, mylady ; — Clarence Hervey sera content, et moi aussi, assurément. — Continuez donc ! — eh bien ! vous avez déjà tout dit ? j’avais un singulier plaisir à vous entendre.

Je ne trouverai jamais de plaisir à vous en procurer, dit mylady sèchement ; vous pouvez être bien sûr de cela.

Mylord se mit à siffler au lieu de répondre, et se regarda les ongles en souriant. Bélinde, fort mal à son aise, se leva pour sortir, craignant les suites de ce dialogue grossier.

Monsieur Hervey ! dit un laquais en ouvrant la porte ; et M. Hervey entra. Lady Delacour alla au-devant de lui avec toutes ses graces ; elle lui tendit la main, et lui dit :

Ah ! enfin vous voilà ! mais, je vous prie, qu’êtes-vous donc devenu depuis un siècle ? Savez-vous que j’ai besoin de vous tout à fait, quand j’ai été longtemps sans vous voir ? — C’est miss Portman. — Mais, qu’est-ce que vous avez donc ? n’êtes-vous pas bien ? vous avez quelque chose d’endormi, ce me semble.

Ah ! s’écria Clarence d’un ton théâtral, et en prenant une attitude forcée, j’ai passé la plus affreuse nuit !

Lady Delacour prit le même ton de déclamation, et lui demanda ce que c’était donc que cette nuit affreuse.

Ô ciel ! reprit-il en parodiant une tirade de vers connus, quelle fatigue que cette danse ! quel bourdonnement que cette musique ! quel ennui que toutes ces belles sans beauté qui passent et repassent ! — et comme je pensais et disais tout cela, voici un fantôme à cheveux rouges, et couronné de fleurs, qui vient me crier dans les oreilles :

Salut, ô Clarence ! parjure Clarence ! salut.

Ah, charmant ! s’écria mylady ; c’est madame Lutridge ; il semble qu’on l’entend. Quel incroyable talent d’imitation avez-vous donc ? Mais quelle malheureuse étoile vous a conduit chez cette odieuse madame Lutridge ?

M. Hervey se jeta sur le sopha, entre mylady et Bélinde. Mylord continua de siffler, et sortit du salon sans prononcer une syllabe.

Mon Dieu ! s’écria Clarence, mon rêve me faisait oublier. — Voici votre bracelet, miss ; mistriss Stanhope m’a fait espérer que si je le remettais en mains propres, j’obtiendrais la faveur de l’agrafer moi-même. —

Alors la conversation s’engagea sur la nature des promesses des femmes, sur la mode des bracelets, sur les proportions des bras de la Vénus de Médicis et de ces deux dames ; sur ce que les statues antiques ont la jambe forte et le pied long, et sur les défauts de madame Lutridge et de sa perruque. M. Hervey déploya, dans cette conversation, beaucoup d’esprit, de galanterie et de talent pour la satire : aussi, lorsqu’il prit congé, Bélinde dit-elle à mylady qu’en effet il était charmant.

Clarence Hervey aurait pu être quelque chose de mieux qu’un jeune homme aimable ; mais il avait la passion de jouer le premier rôle par-tout. Il avait été flatté : on lui avait persuadé qu’il était homme de génie ; à ce titre, il se croyait autorisé à n’être comme personne, et il affectait d’être singulier pour obtenir de la distinction. Ses talens littéraires lui avaient donné de la réputation à Oxford ; mais il avait une telle crainte de passer pour un pédant, que dans le monde il se piquait d’ignorance. Personne, mieux que lui, ne connaissait l’art de se plier aux goûts et à la manière d’être de chacun ; il se faisait tout à tous. Il savait plaire aux hommes comme aux femmes ; mais il mettait, en général, beaucoup plus de prix à ses succès dans la société de celles-ci. Sa conduite était réglée. Il avait un vif sentiment de l’honneur. Il était sensible et bon ; mais il était très-susceptible d’entraînement, et sa société était d’un genre qui ne devait pas tarder à le rendre vicieux. Quant à ses relations avec lady Delacour, sans doute il eût été révolté de troubler l’union d’un ménage ; mais ici il n’y avait pas d’union à troubler. Il y avait un peu de fatuité dans son fait : il n’était pas fâché qu’on vît qu’il était bien reçu chez une femme de beaucoup d’esprit et d’agrémens. La jalousie de mylord l’amusait, l’impatientait et le flattait tour-à-tour.

Comme M. Hervey était de toutes les parties de mylady, il vit Bélinde presque tous les jours, et tous les jours il admira davantage sa beauté ; tous les jours il sentit croître ses craintes de finir par épouser une nièce de cette personne, si bien connue pour avoir réussi, par ses artifices, à marier richement plusieurs de ses parentes.

Les jeunes filles qui ont le malheur d’être sous la tutelle de ces femmes à grands desseins sont toujours supposées être de moitié dans les spéculations, quoique leurs noms ne paraissent pas. Sans le préjugé défavorable que mistriss Stanhope inspirait à M. Hervey, il aurait cru Bélinde sans malice et sans art ; mais ce préjugé la lui fit considérer comme une personne profondément artificieuse ; et, tout en éprouvant les effets de ses charmes, il la méprisait du fond du cœur, pour la coquetterie dans laquelle, si jeune encore, elle se montrait consommée. Il n’eut pas la force de s’interdire sa société ; mais il maudissait sa faiblesse, et il éprouvait une sorte de terreur des suites de l’entraînement auquel il se laissait aller.

Sa manière d’être avec elle avait quelque chose de si bizarre et de si inconséquent, qu’elle ne savait que penser de lui : quelquefois elle croyait voir clairement dans ses regards qu’elle en était aimée, et d’autres fois elle ne doutait pas que l’air de réserve qu’il affectait avec elle ne signifiât qu’il était amoureux de lady Delacour. Toutes les fois que cette dernière idée se présentait à elle, elle s’indignait contre les effets de la coquetterie.

La pauvre Bélinde fut si tourmentée de l’idée qu’on l’avait mise sous la tutelle d’une personne dont la conduite et les manières étaient peu convenables, qu’elle en écrivit à sa tante Stanhope, en lui représentant que la société de lady Delacour pouvait nuire à sa réputation, à ses principes.

Mistriss Stanhope répondit à la lettre de Bélinde quelques jours après. Elle la grondait sévèrement sur l’imprudence qu’elle avait commise en nommant dans sa lettre les personnes par leur nom. Elle lui recommandait d’être plus discrète à l’avenir lorsqu’elle voudrait écrire, et de ne plus confier ses secrets à la poste. Elle lui assurait que sa réputation ne courrait aucun danger, et elle ajoutait qu’elle espérait que jamais sa nièce ne deviendrait une prude.

Les hommes, disait-elle, craignent et méprisent plus une prude qu’une coquette même. Rassurez-vous, ma chère Bélinde ; la personne auprès de laquelle j’ai su vous placer est ce qu’une jeune personne peut trouver de mieux pour entrer dans le monde. Si vous êtes témoin de quelques petites altercations dans l’intérieur de la maison, il ne faut point y faire attention, et il faut encore moins répéter par lettres ce qu’on voit et ce qu’on entend. — Quant à vos principes, ayez un peu plus de confiance en vous, ma chère amie, et n’allez pas vous faire l’injure de croire que vos principes ne sont pas assez solides pour n’être point ébranlés par des exemples que vous pourriez même suivre sans danger. Soyez circonspecte, ajoutait-elle, dans votre conduite avec un homme comme *****, et croyez que vous ne pouvez avoir aucune cause bien fondée de jalousie ; car le mariage n’est sûrement pas le but de lady *** : et d’ailleurs leur âge est si différent, qu’elle ne peut point conserver long-temps le cœur de *****, dans le cas où il serait pris. Le moyen infaillible de vous rendre ridicule vis-à-vis de l’une, et de vous faire oublier de l’autre, c’est de montrer inquiétude et jalousie. Enfin, je vous avouerai que si vous avez la folie de donner votre cœur à M. ****, vous devez peu compter sur le sien ; car il paraît être plus galant que sensible.

Les craintes de Bélinde furent calmées par cette lettre adroite ; à mesure qu’elles diminuèrent, elle se reprocha plus vivement tout ce qu’elle avait écrit de la conduite de mylady. Elle pensa qu’il était impolitique à elle de dire du mal d’une personne à qui elle était pour ainsi dire confiée, et dont elle était regardée partout comme l’amie. Elle s’accusa de manquer de délicatesse, et elle écrivit sur-le-champ à sa tante de brûler sa dernière lettre, d’en oublier, s’il était possible, le contenu, et d’être assurée que jamais il n’échapperait de sa plume ni de sa bouche de pareilles étourderies ; elle finissait par ces mots :

« J’espère que ma chère tante voudra bien regarder cette indiscrétion plutôt comme un oubli de ma raison que comme une faute de mon cœur. — »

Lady Delacour entra tout-à-coup dans sa chambre en s’écriant :

Choisissez entre la tragédie ou la comédie, Bélinde, les dominos sont arrivés ! Mais quoi ! ajouta-t-elle en la regardant en face, des larmes dans vos yeux, de la rougeur sur le front, les genoux tremblans, et des lettres que vous cachez ! Mais vous êtes la plus neuve des novices ; comme vous dissimulez mal-adroitement ! Une nièce de mistriss Stanhope sait si mal tromper ! Est-il croyable qu’elle tremble si ridiculement pour une ou deux lettres d’amour ?

Non, ce ne sont point des lettres d’amour, lady Delacour, dit Bélinde en lui montrant le papier, pendant que cette dame, moitié sérieusement, moitié en badinant, essayait de le lui arracher.

Ce ne sont pas des lettres d’amour ! reprit lady Delacour, eh bien ! il faut donc que ce soit une trahison, car je jure que je vois mon nom.

En disant ces mots, elle s’empara des lettres, malgré tous les efforts de Bélinde.

Je vous prie, je vous supplie, je vous conjure de ne pas les lire, s’écria miss Portman en joignant les mains ; lisez la mienne, lisez-la si vous le voulez ; mais laissez celle de ma tante. Et elle se jeta à ses genoux.

Vous me priez ! vous me suppliez ! vous me conjurez ! Quelle simplicité ! vous connaissez bien peu la force de la curiosité.

En disant ces mots, lady Delacour ouvrit la lettre de mistriss Stanhope, la lut d’un bout à l’autre, la replia froidement quand elle eut fini.

Vous aviez raison de m’assurer que ce n’étaient point des lettres d’amour, dit-elle en laissant tomber les papiers. Je vous jure que je ne vous les ai arrachées que par étourderie ; je vous en demande pardon ; tout ce que je puis faire à présent, c’est de ne pas lire le reste.

Non, je vous prie et je vous conjure, dit Bélinde, de lire la mienne.

Lorsque lady Delacour eut fini, sa contenance changea tout-à-coup.

Quel trésor, dit-elle en embrassant Bélinde, que ce cœur ingénu ! combien les meilleurs en sont loin !

Lady Delacour parla à miss Portman avec une sensibilité que Bélinde ne lui avait pas encore trouvée, et qui la toucha si vivement, qu’elle prit la main de mylady, et la baisa.


CHAPITRE II.

LES MASQUES


Que vous disais-je avant tout ceci ? dit lady Delacour en s’efforçant de prendre un air gai. — Ah ! c’était, je crois, des masques dont il était question ; à quoi votre esprit est-il mieux disposé, au tragique ou au comique ?

Celui, madame, qui vous plaira le plus.

Ma femme de chambre prétend qu’il faut prendre la tragédie. — Ce serait aussi l’avis de Clarence Hervey. — Il dit qu’il faut prendre des masques opposés à son caractère. — Peut-être pensiez-vous qu’il n’a aucun principe ; mais vous vous trompez ; je vous assure qu’il a des principes très-profonds en matière de goût.

Oui, dit Bélinde avec un sourire forcé, il en donne la preuve la plus convaincante par son admiration pour vous.

Et bien plus encore par la justice qu’il rend à miss Portman, reprit lady Delacour ; mais il faut nous décider.

Mylady entra dans le cabinet de toilette, et apperçut Mariette tenant sur un bras les costumes comiques, et sur l’autre les attributs de la tragédie.

J’ai peur de n’avoir pas assez d’esprit pour remplir un rôle comique, dit Bélinde.

Mariette, qui était une personne d’une prodigieuse importance et d’un jugement très-profond dans tout ce qui regardait la toilette de sa maîtresse, parut extrêmement mécontente de ce qu’on la faisait attendre, et de voir qu’on balançait à suivre sa décision.

Mylady est plus grande de la moitié de la tête que miss Portman, dit-elle, et, à coup sûr, le costume tragique lui ira mieux ; mais mylady fera ce qu’elle voudra, ajouta-t-elle avec humeur ; cependant il est bien désagréable de voir qu’on s’est donné de la peine pour rien : — au reste, je ne dirai plus un mot.

Elle jeta à terre tous les habits, et elle allait sortir, quand lady Delacour l’arrêta en lui disant :

Pourquoi vous, qui êtes la meilleure personne du monde, prenez-vous de l’humeur pour des bagatelles ? — Ayez un peu patience, et vous serez contente.

Ah ! c’est différent, dit Mariette.

Miss Portman, dit lady Delacour, ne dites donc pas que vous manquez d’esprit ; et puis vous n’êtes pas si petite que le dit Mariette ; à peine si vous avez un pouce de moins que moi. Ah ! vous serez la muse comique, et moi, il me semble qu’il faut que je sois la muse tragique, puisque Mariette a mis dans sa tête de me voir chausser le cothurne ! Comme Mariette doit faire ce qu’elle veut, et qu’elle me gouverne avec un sceptre de fer, je vais prendre le costume tragique. — Mariette connaît bien l’étendue de ses pouvoirs.

Il y avait un air de gêne, de contrainte, dans l’air de lady Delacour, lorsqu’elle prononça ces derniers mots, qui leur donnait un sens mystérieux. Dans plusieurs occasions, miss Portman avait remarqué l’autorité despotique qu’exerçait Mariette sur mylady, et elle était étonnée de voir cette insolente fille en imposer à une femme qui ne pouvait pas souffrir de la part de son mari la plus petite contradiction. Elle avait cru d’abord que c’était par air, et pour imiter quelques dames à la mode qui se laissaient mener par leurs femmes de chambre favorites ; mais elle revint bientôt de son erreur, et s’apperçut que ce n’était point par ton, mais par peur, qu’elle laissait prendre à Mariette tant d’empire sur elle.

Par quelle raison cette crainte pouvait-elle être alimentée ? Bélinde s’imagina que Mariette avait peut-être surpris quelque important secret à sa maîtresse. Il y avait toujours eu beaucoup de mystère sur la toilette de lady Delacour. À certaines heures les portes étaient fermées aux verroux, et devant Mariette seule les portes s’ouvraient. Il y avait un petit cabinet au fond de la chambre à coucher de mylady, qu’elle appelait son boudoir, et Mariette seule avait le droit d’y entrer.

Un soir lady Delacour, en rentrant du bal, s’était trouvée mal, et Mariette, en l’amenant dans son boudoir, avait prié miss Portman de se retirer, et n’avait jamais voulu permettre qu’elle y entrât. — Ce ne pouvait être pour cacher mystérieusement la manière dont elle mettait son rouge et son blanc ; car il était impossible de ne pas s’appercevoir qu’elle en couvrait son visage. Le plaisir de se masquer, et de voir si Clarence Hervey la reconnaîtrait, malgré son costume, chassèrent toutes ces pensées de l’esprit de Bélinde.

Lady Delacour était de très-mauvaise humeur en sortant ; elle dit à Bélinde lorsqu’elle fut dans sa voiture :

Mariette a fait de moi plutôt un monstre tragique qu’une des neuf muses, et je suis certaine que mon habit vous irait mille fois mieux qu’à moi.

Miss Portman dit qu’elle était désolée qu’il fût trop tard pour changer.

Il n’est point du tout trop tard, ma chère, dit lady Delacour ; nous pourrons nous arrêter chez lady Singleton. Nous nous enfermerons dans sa chambre, nous changerons d’habits, et Mariette n’en saura rien, Mariette est une femme sûre. — Elle m’aime beaucoup, elle aime aussi à gouverner. — Mais qu’est-ce qui n’est pas comme cela ? — Chacun a ses défauts. — N’aurait-il pas fallu nous séparer parce qu’elle a un peu d’entêtement ? Personne ne nous reconnaîtra au bal ; car il n’y a que mistriss Freke qui sait que nous sommes les deux muses de théâtre. Clarence Hervey m’a juré qu’il me reconnaîtrait sous tous les déguisemens ; mais je l’en défie. — Je prendrai un soin particulier de le mistifier. — Henriette Freke lui a dit en confidence que je devais y être sous des habits d’homme. — C’est Henriette qui doit être ainsi déguisée ; cela fera des quiproquo charmant.

Elles arrivèrent chez lady Singleton. Lady Delacour entra dans la chambre à coucher, et s’enferma dans un petit cabinet, en criant à la femme de chambre de lady Singleton qui voulait la suivre et l’aider :

Non, non, rien, je n’ai besoin de rien, de personne. — Personne que Mariette ne touche à ma toilette ; et elle tira les verroux.

Au bout de quelques minutes elle entr’ouvrit la porte, et jetant dans la grande chambre ses habits tragiques, elle demanda à miss Portman ceux de la comédie, en lui disant :

Voyons, miss Portman, voyons qui sera plus tôt prête de nous deux.

Elles furent bientôt habillées : lady Delacour mit une demi-guinée dans la main de la femme de chambre, et se moqua elle-même de ses caprices. Toutes ces plaisanteries réussirent auprès de la femme de chambre ; mais, pour Bélinde seule, c’était toujours une énigme. L’œil perçant de lady Delacour vit la curiosité peinte sur le visage de miss Portman ; elle se hâta de parler de Clarence Hervey. — Ce nom produisait presque toujours l’effet d’un talisman sur Bélinde.

Lorsque ces dames entrèrent dans le salon de lady Singleton, la première personne qu’elles rencontrèrent fut Clarence Hervey. Il était sans domino. Il lui était arrivé de grands malheurs : il avait formé le projet de se déguiser en serpent ; mais, malheureusement, sa peau artificielle avait pris feu par l’imprudence d’un domestique, et on avait eu beaucoup de peine à l’éteindre ; il n’était resté de l’animal pervers que le squelette un peu échaudé. Il était revenu chez lui changer de costume, et s’était promis d’aller chez lady Singleton afin d’y rencontrer lady Delacour et miss Portman. Au moment où les deux muses entrèrent dans le cercle, il s’adressa à elles avec emphase, et leur demanda leur protection, déclarant qu’il ne pouvait savoir à laquelle il appartenait de chanter sa douloureuse et ridicule histoire.

Un groupe de jeunes gens entoura la muse tragique. Clarence Hervey dit qu’il savait qui elle était, mais qu’il n’en dirait rien. Il pensa que le plus sûr moyen de plaire à lady Delacour était de dire du mal de miss Portman. Il épuisa les traits de son esprit, sans pouvoir tirer d’elle une seule syllabe ; il lui dit enfin :

Lady Delacour, pourquoi cette réserve injuste ? Croyez-vous qu’un costume tragique puisse m’empêcher de vous reconnaître ?

La muse tragique ne répondit pas un mot.

Comment diable, dit un autre homme en s’approchant, tu ne pourras pas en tirer un mot ! Et pourquoi ne vas-tu pas t’adresser à l’autre muse ; il faut lui rendre justice, elle est aussi légère que tu peux le desirer.

Il est dangereux, répondit Clarence, de se lier avec une élève de mistriss Stanhope ; il règne une espèce d’attraction autour d’elle qui me retient malgré moi ; je ne veux pas m’y exposer.

Ah ! tu ne veux pas attaquer, de peur de ne pouvoir te défendre assez puissamment, dit le même : il faut être bien novice pour craindre de se laisser prendre aux filets de la famille Stanhope.

C’est une femme bien habile que cette madame Stanhope, dit un troisième ; depuis quatre ans elle a marié cinq nièces. Aussi ces mariages ont bien tourné. Ma foi, je demande au diable si l’aînée avait autre chose que deux beaux yeux. Sa tante lui avait sûrement appris à s’en servir adroitement. — Mais ils auraient roulé dans leur orbite pendant toute l’éternité, avant d’avoir jeté le désordre dans mon cœur. —

Tous ces messieurs firent des éclats de rire. La tragédie soupira.

Même lorsqu’elle est à l’école du scandale, Melpomène ne doit pas se permettre de rire tout haut, dit Clarence Hervey.

Je suis loin de penser à rire, dit Bélinde en contrefaisant sa voix, les malheurs qui suivent ces mariages assortis par l’intérêt ou le caprice ne pourront jamais exciter ma gaieté. — Les victimes sont sacrifiées avant qu’elles aient pu connaître leur sort.

Clarence crut que cette sortie sur les mariages mal assortis faisait allusion à celui de lady et lord Delacour.

Je crois, Dieu me pardonne, s’écria un de ces jeunes gens, que Valleton en a épousé une. C’était encore un beau bijou ! Mais elle dansait bien ; un talent aussi essentiel au bonheur mérite bien qu’on l’apprécie.

Bélinde essaya de changer de fauteuil ; mais elle était tellement entourée, qu’elle fut obligée de rester.

Quant à Jenny Masson, la cinquième de ses nièces, continua sur le même ton ce jeune homme, son teint était couleur de bois d’acajou. Elle n’avait ni talent, ni beauté, celle-là. — Madame Stanhope tint bon ; elle ne perdit pas courage, et Thomas Levi fut pris au piége. — Il reste à marier Bélinde Portman. C’est un coup de maître de madame Stanhope de l’avoir introduite chez lady Delacour. Vous avez entendu parler de miss Portman, messieurs, de miss Portman et de ses perfections. — Je jure que ses perfections ont été annoncées par-tout comme l’on annonce de jolies mousselines.

Oui, dit un autre ; qu’est-ce qui a été assez sourd pour ne pas en entendre parler ? Mais l’honneur de rendre son cœur sensible appartient à Clarence Hervey. — Mon cher Clarence, je te félicite de ta bonne fortune.

Moi ! s’écria Clarence embarrassé.

Je veux être pendu, reprit l’autre, s’il n’a pas changé de couleur ; et tous ces messieurs se mirent à rire.

Riez tous bien fort, mes amis, dit Clarence, amusez-vous ; mais je pense connaître mon cœur au moins aussi bien que vous le prétendez. — Comment, vous croyez que je ne vais chez lady Delacour que pour… me marier ! — Bélinde Portman est gentille ; mais quoi ! croyez-vous que je sois assez idiot pour me laisser prendre dans les piéges de mistriss Stanhope ? Me croyez-vous assez bête pour ne pas voir dans Bélinde Portman l’affectation d’une fausse simplicité ?

Chut ! pas si haut, Clarence, elle approche.

Lady Delacour arriva, en courant, au milieu d’eux, et s’adressa, en prenant un ton sentimental, à Clarence Hervey.

Hervey ! mon Hervey ! le plus cher de mes adorateurs, pourquoi m’oubliez-vous ? pourquoi cet air de tristesse ? quoique vous ne soyez pas sous la forme d’un serpent, vous êtes toujours sûr de plaire à toutes les filles d’Ève.

Clarence salua. Tous les hommes sourirent ; la muse tragique soupira.

Pourrais-je arracher des soupirs ou des larmes à ma sœur tragique ? poursuivit mylady. Quoique ce soit hors de mon caractère, je me forcerais, si j’étais sûre qu’on ne pût gagner le cœur de Clarence Hervey qu’avec des soupirs ou des pleurs. Il faut que je m’essaie.

Et alors elle se mit à soupirer en riant.

Melpomène, ajouta lady Delacour, seriez-vous métamorphosée en marbre ?

Je ne suis pas bien, répondit Bélinde ; ne pourrions-nous pas nous éloigner ?

Nous éloigner de Clarence Hervey ! reprit mylady à demi-voix : cela n’est pas facile ; mais nous ferons ce que nous pourrons, si c’est nécessaire…

Bélinde, troublée, ne put répondre ; elle appuya son bras sur celui de lady Delacour : celle-ci, touchée de la voir dans cet état, sortit avec elle sur-le-champ.

Qu’est-ce que vous avez donc, enfant ? lui dit-elle en descendant l’escalier.

Rien, si je pouvais respirer, dit Bélinde.

Pourquoi lady Delacour m’évite-t-elle avec tant de soin ? cria Clarence Hervey, qui les avait suivies : quel crime involontaire ai-je donc commis ?

Voyez si vous pouvez trouver mes gens, dit lady Delacour.

Lady Delacour est la muse comique ! s’écria Hervey ; je croyais…

Il est indiffèrent de savoir ce que vous croyez, interrompit mylady ; occupez-vous seulement de me faire avancer ma voiture, si vous pouvez ; car j’ai avec moi une jeune femme, de vos amies, qui tremble à la moindre chose qu’on lui dit, et qui est à moitié évanouie.

Je suis bien à présent, — très-bien, dit Bélinde.

Vous êtes trop ingénue, reprit lady Delacour ; — mais, ma chère, il faut vous former, — vous aguerrir. — Il faut que vous ôtiez votre masque ; ne m’avez-vous pas dit que vous aviez besoin de respirer ? — Vous hésitez ! allons donc ; est-ce la première fois que Clarence Hervey vous a vue sans masque ?

Lady Delacour arracha le masque de Bélinde : le visage de celle-ci fut, pendant quelques momens, tour-à-tour pâle et cramoisi.

Qu’avez-vous tous les deux ? Comme il est planté là ! dit lady Delacour en se retournant vers Hervey. — N’avez-vous jamais vu une femme rougir devant vous, ou n’avez-vous jamais dit devant une femme des choses qui l’ont fait rougir ? Donnez un verre d’eau à miss Portman. Tenez, il y en a derrière vous. — Mais il ne voit ni n’entend. — Sortez, ajouta-t-elle, car je commence à m’impatienter ; faites avancer ma voiture. — Sur ma parole, je crois qu’il aime ; … et ce n’est pas moi. — C’est une action que je ne … — Ah ! Bélinde, vous pouvez donc marcher, à présent ? — Mais, souvenez-vous que vous êtes sur un terrain bien glissant ; — souvenez-vous que Clarence n’est pas un homme à marier pour le moment, et que vous n’êtes pas encore femme mariée.

Cela m’est parfaitement indifférent, madame, répliqua Bélinde d’un ton piqué et avec un air indigné.

Lady Delacour, votre voiture est là, dit Clarence sans oser entrer.

Eh bien, faites-y monter cette charmante indifférente.

Il obéit sans prononcer un mot.

Qu’il est novice ! continua lady Delacour ; mais, en vérité, Clarence, je crois qu’en perdant la peau du serpent vous avez perdu tout votre esprit, tout votre caractère. — Adieu ; je ne désespère pas de vous voir changé en tourtereau un de ces jours ; — n’est-ce pas ? miss Portman. En finissant ces mots, elle dit au cocher de les mener au Panthéon.

Au Panthéon ! dit Bélinde, j’espérais que mylady aurait la bonté de me descendre chez elle ; car, en vérité, je crains de lui être à charge.

Si vous avez quelque engagement pour Berkeley-Square, je vous y descendrai, certainement, ma chère ; mais pourquoi rentrer ? Ayez confiance en moi, Bélinde ; je connais aussi bien le monde que mistriss Stanhope, je vous promets que vous pouvez tout espérer de vous, et que vous devez ne rien craindre de moi. Croyez-moi, essuyez ces pleurs que je crois voir couler, et remettez votre masque.

Non, s’écria Bélinde ; non, jamais ! je suis décidée à ne plus m’exposer à être insultée comme une aventurière. — Je ne savais point sous quel jour j’étais regardée dans le monde ; — je ne savais pas ce que tous ces messieurs pensent de ma tante Stanhope, — de mes cousines, — de moi-même !

Tous ces messieurs ! répéta lady Delacour : dans ce moment, Clarence Hervey se présente donc à votre imagination comme l’orateur du genre humain ? — Ah ! je vous prie, donnez-moi un échantillon de son éloquence : à la juger par les effets qu’elle produit, elle est toute puissante.

Miss Portman répéta, mot pour mot, à lady Delacour, non sans répugnance, la conversation qu’elle avait entendue.

Est-ce là tout ? dit mylady.

Oui, sûrement ; n’est-ce pas trop ?

Ah ! ma chère, il faut que vous preniez votre parti, ou de quitter le monde, ou de vous attendre à voir vos tantes, vos cousines, vos parentes et vos amies, de génération en génération, se déchirer, être déchirées et calomniées : — voilà le monde. Vous connaissez presque toutes les personnes dont mon portier reçoit les cartes, et qui semblent ne pouvoir pas se passer de moi deux jours par semaine ; eh bien ! pensez-vous que je sois assez leur dupe pour croire qu’elles verseraient une seule larme si elles apprenaient demain que je suis au fond de la mer Noire ? — Non, non, ma chère, je n’ai point une seule amie véritable parmi toutes mes connaissances, si j’en excepte mistriss Freke. — Suivez mon exemple, Bélinde, traversez la foule avec assurance ; coudoyez, et n’allez pas vous confondre en excuses. — Sous le masque, comme dans le monde, il faut, j’ose le dire, un peu d’effronterie. Ayez l’air d’être peu sensible à presque rien, et on vous reconnaîtra bientôt pour une femme à la mode ; — vous vous marierez mieux que toutes vos cousines, — c’est moi qui vous le prédis ; — à Clarence Hervey, peut-être ; que sait-on ? — Quant à l’amour et…

Le carrosse arrêta ; elles descendirent. Lady Delacour prit un autre ton ; et, pendant le reste de la nuit, elle s’attira, par sa grace, son enjouement et son esprit, les éloges les plus flatteurs. On croyait parler à Thalie ; c’était lady Delacour qu’on encensait.

La nuit parut très-longue et très-ennuyeuse à Bélinde : elle trouva que les masques disaient toujours la même chose. Les lieux communs des ramoneurs, des Bohémiennes, les lazzi des arlequins et les graces des bouquetières et des Cléopâtre ne réussirent point à l’amuser ; ses pensées revenaient toujours sur cette conversation qui lui avait fait tant de peine, et dont les plaisanteries de lady Delacour n’avaient point adouci les effets.

Que vous êtes heureuse, mylady, s’écria Bélinde quand elles furent montées en voiture, d’avoir une si étonnante gaieté !

Étonnante en effet ! répondit mylady ; vous la trouveriez telle si vous saviez tout.

Elle soupira profondément en achevant ces mots. Elle s’appuya dans le fond de sa voiture ; elle ôta son masque et garda le silence. Il était déjà grand jour, et Bélinde, jetant les yeux sur elle, vit l’expression d’une tristesse morne sur ses traits. Elle n’eut point le courage de rompre le silence jusqu’au moment où elles arrivèrent devant l’hôtel de lady Singleton : alors elle rappela à mylady qu’elle avait formé le projet de changer d’habillement avant que Mariette pût les voir.

C’est égal, dit mylady, c’est égal ; Mariette me quittera comme toutes les autres : n’importe.

Elle retomba dans le silence après ce peu de mots ; mais, au bout de quelques momens, elle s’écria, avec un accent de douleur :

Si je m’étais servie moi-même avec autant de zèle que j’en ai mis à servir les autres, je ne serais pas aujourd’hui abandonnée ! J’ai sacrifié réputation et bonheur à l’amour du plaisir, et tous les plaisirs de la vie vont être finis pour moi ; je mourrai sans être regrettée de personne ! — Ah ! si j’avais à revivre, que je ferais mon plan différemment ! je voudrais être une autre personne tout-à-fait ; — mais c’est fini, je vais mourir. —

L’étonnement de Bélinde fut extrême : elle regarda fixement mylady, qui avait prononcé ces derniers mots avec un accent solennel, et elle lui dit :

Vous allez mourir ?

Oui, je vais mourir ! —

Mais vous me paraissez de la plus brillante santé, et il n’y a pas une demi-heure que vous étiez d’une gaieté folle !

Vous vous trompez tout-à-fait, reprit mylady ; je vous répète que je vais mourir.

Le ton sérieux et emphatique qu’elle affecta en prononçant ces derniers mots en imposa à Bélinde : elle n’osa pas la contredire, et il ne se prononça pas un mot entre elles jusqu’au moment où elles arrivèrent à l’hôtel. Mylady pria Bélinde de la suivre dans son appartement, où Mariette, les entendant monter, alluma les bougies.

Ah ! ah ! elles ont changé d’habits, se dit Mariette à elle-même ; mylady me paiera celle-là !

Mariette, nous n’avons pas besoin de vous, je sonnerai, dit mylady en prenant une bougie, en montrant le chemin à miss Portman, et en traversant la chambre à coucher et le cabinet de toilette, pour entrer dans le boudoir mystérieux.

Eh bien, point de clef ! s’écria-t-elle ; Mariette l’a, certainement.

Mais à quoi mylady pense-t-elle ? répondit Mariette.

Donnez donc ! donnez donc ! reprit mylady en lui arrachant la clef, qu’elle hésitait à lâcher : je sonnerai, vous dis-je ; allez !…

En même temps elle ouvrit le cabinet, et y entra la première. Bélinde hésitait à la suivre ; mais, comme mylady répétait ses signes pour l’engager à entrer, elle la suivit en effet : alors mylady ferma la porte à la clef. La chambre était un peu sombre, parce qu’il n’y avait qu’une bougie : Bélinde, regardant autour d’elle, ne vit que des fioles en désordre, et s’apperçut qu’il y avait une forte odeur de drogues.

Lady Delacour était dans une grande agitation, tous ses mouvemens étaient rapides : elle regardait de tous côtés avec inquiétude, comme pour chercher quelque chose qu’elle ne savait pas trouver. Ensuite, elle parut agitée d’une espèce de fureur, et essuya son rouge avec un mouvement brusque et violent : puis, se tournant du côté de Bélinde, elle tint sa bougie devant son visage, comme pour lui faire remarquer ses traits livides. Ses yeux étaient enfoncés, ses joues creuses : il ne restait sur ses traits aucune trace de jeunesse ni de beauté, et l’expression de sa physionomie formait un affreux contraste avec le caractère de son habit de bal.

Vous êtes étonnée, dit-elle à Bélinde ! eh bien, vous ne voyez rien ; tenez !

En achevant ces mots, elle découvrit son sein dévoré d’une large plaie. L’effroi, le dégoût et l’horreur, se peignirent sur le visage de Bélinde ; elle se jeta sur une chaise : mylady se précipita à genoux devant elle, en s’écriant :

Suis-je assez humiliée ? suis-je assez malheureuse ? Plaignez-moi ; plaignez-moi pour ce que vous avez vu, mais mille fois davantage pour ce que vous ne pouvez voir ! Mon ame est tourmentée de maux incurables, comme mon corps ! le remords me tourmente ; le remords d’avoir passé ma vie dans la folie, d’avoir mérité les châtimens qui tombent sur moi !

Mon époux, continua-t-elle avec le sentiment de la colère, mon époux me hait : eh bien, soit ; je le méprise. Ses parens me haïssent ; — n’importe, je n’en fais aucun cas. Mes parens, à moi, me haïssent ; — mais je ne veux plus les revoir. Ils n’entendront pas mes plaintes, ils ignoreront mes tourmens : il n’y a pas de supplice qui ne me semblât préférable à leur insultante pitié. Je veux mourir comme j’ai vécu ; je veux être enviée et admirée jusqu’à mon dernier moment. Quand je serai morte, ils sauront le mot de l’énigme : eh bien ! tant mieux ; ils moraliseront sur mon tombeau.

Elle garda le silence pendant quelques momens : Bélinde n’avait pas le courage de le rompre.

Promettez-moi, jurez-moi par tout ce qu’il y a de plus sacré, continua mylady, en saisissant avec force la main de Bélinde, que vous ne révélerez jamais ce que vous avez vu et entendu cette nuit. Personne ne se doute que lady Delacour a un pied sur le bord de la tombe ; Mariette est la seule dépositaire de ce secret. Je regardais Henriette comme ma seule amie. Insensée que j’étais de me fier à l’amitié d’une femme que je savais être sans principes ! — mais je croyais qu’elle avait de l’honneur. — Ah ! Henriette ! Henriette ! vous, m’abandonner ! non, jamais je n’aurais pu l’imaginer. — Vous avec qui j’aurais voulu finir ma vie !

Lady Delacour cacha son visage dans ses mains, et se mit à fondre en larmes.

Ayez confiance en moi, lui dit Bélinde en pressant tendrement sa main ; comptez sur Bélinde, elle ne vous abandonnera jamais à la merci d’une femme de chambre.

Compter sur vous ! — reprit lady Delacour, en la regardant avec des yeux perçans ; oui, je veux compter sur vous, — quoique vous soyez la nièce de madame Stanhope. J’ai découvert aujourd’hui la tendre ingénuité de votre ame ; c’est ce qui m’a engagé à vous ouvrir mon cœur. Mais, adieu ; laissez-moi. — Je n’en puis plus, — faites-moi le plaisir de sonner Mariette. —

Mariette entra d’un air grognon. —

Déshabillez-moi, Mariette, lui dit sa maîtresse avec douceur ; mais, avant, éclairez miss Portman ; — elle ne doit pas encore… assister à ma toilette.

Dès que Bélinde fut rentrée chez elle, elle ouvrit les volets, et se mit à la fenêtre pour respirer un air plus frais. Elle était fatiguée, elle se jeta sur son lit ; mais elle fut long-temps avant de s’endormir. Tout ce qu’elle venait d’apprendre lui revenait sans cesse à la mémoire : elle se rappelait toutes les plaisanteries de ces messieurs sur elle et sur sa tante. Enfin, un léger sommeil vint assoupir ses sens.


CHAPITRE III.

HISTOIRE DE LADY DELACOUR.


Le lendemain matin Bélinde fut réveillée par Mariette, qui lui apportait de la part de mylady le billet suivant, écrit avec un crayon :

Mylord Delacour, mon seigneur et maître, est en fête aujourd’hui. Si vous êtes assez aimable pour vouloir dîner avec moi tête-à-tête, j’écrirai un billet à lady Singleton pour lui faire un conte, et je me dégagerai : nous aurons la soirée à nous. J’aurai bien des choses à vous dire ; car vous savez que quand on commence à parler de soi, on en a pour long-temps. J’ai pris double dose d’opium, je ne suis pas tout-à-fait si maussade que j’étais hier au soir, et vous n’avez point à craindre de nouvelle scène. — Venez me voir, ma chère amie, dès que vous durez rendu hommage aux divinités domestiques. Mais, à propos, vous ne mettez pas de rouge : — c’est égal, vous en mettrez une fois ; il faut y venir tôt ou tard. — Voulez-vous que je vous apprenne un secret ? Quand vous voudrez qu’on ne puisse pas ouvrir vos billets, ne vous fiez ni à la cire, ni au pain à cacheter : chiffonnez-les comme je fais, c’est beaucoup plus sûr. — Vous voyez qu’avant de quitter ce monde, je veux vous apprendre des choses utiles. Au reste, à présent que j’y ai réfléchi, je ne compte pas mourir si tôt. Nous aurons encore bien du temps pour causer. — Adieu.

Bélinde se rendit dans l’appartement de mylady ; elle la trouva tout-à-fait remontée par l’opium et par la toilette. Elle faisait un travail avec Mariette et sa marchande de modes sur une jupe de crêpe qui était étalée devant elle. Mistriss Franks discutait savamment sur les franges, les festons, les nœuds, et soumettait toujours humblement son opinion aux goûts et au jugement de mylady.

Mariette avait de l’humeur, et gardait le silence. Cependant, sa maîtresse l’ayant interpellée de donner son avis sur certaines fleurs de laburnum, qu’on hésitait à mettre dans la garniture, elle se déclara contre les fleurs, en citant l’autorité de madame Bellamy.

La couleur de paille devient blanc-sale aux lumières, dit-elle sèchement.

Madame Franks, qui ménageait tout le monde, proposa alors des fleurs de laburnum en or ; et elle ajouta :

L’or fait toujours bien par-tout.

Lady Delacour eut peur que l’imagination de la marchande de modes une fois ébranlée sur l’or, elle ne prît la fantaisie vulgaire d’être payée comptant, et elle leva la séance, en s’écriant tout-à-coup :

Nous serons trop tard à l’exposition de porcelaine, chez Philippe ! Mistriss Franks, faites-moi le plaisir de venir nous voir demain ; il faut que nous inventions absolument quelque chose de marquant pour Bélinde, qui doit être présentée à la cour : je vous donne vingt-quatre heures pour y penser, et vous en aurez tout l’honneur. Adieu, mistriss Franks. — Savez-vous, dit-elle à Bélinde quand la marchande de modes fut sortie, que j’ai fait une étourderie ce matin ? j’ai écrit un billet chiffonné à Clarence Hervey. — Mais, au reste, il est bien inutile que je vous dise cela à vous ; j’ai peur à présent que votre esprit n’aille courir après ce billet chiffonné, au lieu de donner son attention à l’histoire d’une personne de qualité, racontée par elle-même.

Après dîner, lady Delacour commença par faire protester Bélinde qu’elle ne pensait point au billet chiffonné ; ensuite elle commença son histoire en ces termes :

Je ne fais rien à demi, ma chère amie ; je ne veux pas vous dire mon histoire comme Gilblas disait la sienne à l’archevêque de Grenade, c’est-à-dire, en glissant sur les passages les plus utiles. Je ne suis pas une hypocrite, et je n’ai rien de pire à cacher que des folies ; c’est bien assez, car celle qui fait des folies est toujours soupçonnée de faire des sottises. — Mais je ne sais pas pourquoi je commence par la morale ; vous pourrez la faire quand j’aurai tout dit : quant à moi, je n’écoute jamais la morale d’un roman ; j’étudie les mœurs, et je laisse la morale à ceux qui l’aiment.

J’ai ouï dire que rien ne ressemblait moins à une bataille qu’une manœuvre d’exercice : et moi, je dis que rien ne ressemble moins à la vie qu’un roman. Si donc vous attendez un roman, vous allez être bien attrappée. Il n’y a rien de remarquable dans mon histoire, car il n’y a point d’amour ; en revanche, il y a de la haine tant qu’on en veut.

J’étais une riche héritière, j’avais, je crois, cent mille livres sterling, et au moins autant de caprices. J’étais jolie, et j’avais de l’esprit ; on me trouvait agréable, et j’avais des succès.

Vous pouvez aisément croire que je ne manquais pas d’adorateurs ; je ne reçus pas moins de seize propositions en forme. Je suis sûre que vous dites en vous-même, c’était bien la peine d’avoir tant de choix à faire pour prendre lord Delacour. — Ma chère amie, vous autres qui n’avez jamais été dans ce cas-là, vous vous imaginez que c’est la chose du monde la plus aisée que de se décider pour un mari entre plusieurs prétendans. Tenez, rappelez-vous comment vous êtes embarrassée, quand il s’agit seulement de choisir une étoffe chez le marchand ; il vous montre une pièce après l’autre, en les vantant à sa manière : l’une vous siérait à merveille, l’autre est d’un dessin charmant, une troisième est à la mode du jour, une quatrième est d’un usage admirable ; enfin, il y a de quoi hésiter long-temps. On se lasse, on se tourmente ; il se fait tard, et l’on finit par prendre ce qu’il y a de plus médiocre. C’est précisément la même chose pour les jeunes héritières dans le choix d’un mari, et c’est là mon histoire à moi. Je pris le vicomte Delacour, parce que j’étais lasse d’hésiter : il venait, dans ce moment-là, de perdre à New-Market plus d’argent qu’il n’en avait jamais eu ; ma fortune lui allait donc fort bien, il ne voulait guère que cela de moi.

Je vous ai dit qu’il n’y avait point d’amour dans mon histoire, et j’ai eu tort ; car je me souviens qu’à dix-huit ans, j’avais dans la tête quelque chose qui ressemblait assez à de l’amour, pour un certain Henry Percival, jeune homme tout-à-fait dans le genre de Clarence : mais, je vous en demande pardon, il avait plus de bon sens. — Il était amoureux de moi ; mais malheureusement il n’était pas amoureux de mes défauts. Je voulais qu’il aimât mes défauts, parce que je sentais bien que c’était une partie essentielle de moi-même. Je lui dis, Vous ne voulez pas ? il me répondit, Je ne peux pas. Je remarquai qu’il faisait des mines, lord Delacour n’en faisait pas. Je le lui proposai pour modèle ; il me dit que ce modèle-là ne lui convenait pas ; et moi, piquée, je me mariait pour le piquer.

Ce qu’il y eut d’humiliant pour moi, c’est qu’il prit la chose en patience ; six mois après il épousa une femme d’un grand mérite. — Je ne peux pas souffrir ces femmes d’un grand mérite. Pauvre Percival ! si je l’avais épousé, je suis sûre que j’aurais été très-heureuse, et que j’aurais fait une excellente femme. — Voyons, où en étions-nous ? Ah ! j’épousai donc mylord Delacour, sachant qu’il était un sot, et espérant le mener comme je voudrais. Quelle erreur ! il n’y a rien de si difficile à mener qu’un sot.

Nous commençâmes notre carrière matrimoniale avec les plus belles dispositions à donner dans tous les travers, et jamais nous ne pûmes nous accorder sur aucun. Cette différence de goûts fut précisément la cause de toutes mes querelles. Pendant la première année, j’eus toujours le dernier mot dans nos disputes ; tout opiniâtre qu’il était, j’espérais le ramener à la raison. Vous pouvez voir aujourd’hui comme j’ai réussi ; mais je crois pourtant que j’en serais venue à bout, sans un incident diabolique qui semblait n’être qu’une bagatelle.

Son valet de chambre Champfort est un personnage pétri d’amour-propre. Un jour je m’avisai de lui dire qu’un tondeur de moutons aurait mieux coupé que lui les cheveux à son maître. Il devint furieux, et, tout en coiffant mylord, il lui raconta que l’on disait dans le monde que mylady le menait. Mon mari prit feu ; et je fus tout étonnée qu’ensuite, lorsque je voulus lui faire faire quelque chose de raisonnable, il me répondît brusquement :

Je ne suis pas homme à me laisser mener par ma femme, entendez-vous ?

Et de ce moment-là, tout ceux qui savait lire sur une physionomie lisent sur la sienne : Je ne suis pas homme à me laisser mener par ma femme. Je ris ; mais je vous assure que cela n’est pourtant pas plaisant, et je vous souhaite, ma chère amie, de ne pas avoir pour mari un sot opiniâtre : c’est tout ce qu’il y a de pis. J’entrepris de le corriger : pour y réussir, j’eus recours au poison de la jalousie.

Il y avait quelque temps que je méditais mon projet, lorsqu’il se présenta un sujet propre à mon plan, un homme avec lequel je crus que je pourrais être coquette sans aucun danger pour moi : c’était un certain colonel Lawless, fat consommé, qui n’avait rien dans la tête. Je me dis à moi-même : Le monde ne croira jamais que lady Delacour ait quelque attachement pour un homme de cette espèce ; mais mylord le croira ; rien n’est trop absurde pour lui. La moitié de ma théorie se trouva juste ; c’était déjà bien honnête pour de la théorie. Mylord avalait le poison à longs traits, avec une bonhomie qui me divertissait fort : j’eus un succès complet sur ce point, et il devint fou de jalousie. Alors je repris de l’espérance, parce qu’on peut mener un fou, au lieu qu’un sot on ne le peut pas. Au bout d’un mois, je le vis arriver avec une face allongée ; et il me dit qu’à l’avenir il ferait tout ce que je voudrais, pourvu que je consultasse son honneur et le mien, et que j’abandonnasse le colonel.

Le mot abandonner était si plaisant, que j’eus toutes les peines du monde à ne pas lui rire au nez. Je lui répondis qu’aussi long-temps qu’il m’avait traitée avec les égards convenables, je n’avais jamais eu l’idée de rien faire qui pût lui être désagréable ; mais que je n’étais pas femme à me laisser mettre des menottes. Alors il se répandit en excuses, et me promit de conserver avec moi tous les égards que je méritais.

Je profitai de l’ascendant que j’avais pris, et je ne me gênai en rien. Toutes les fois qu’il voulait me dire quelque chose, je me récriais sur le manque d’égards, et je lui faisais craindre l’événement qu’il redoutait le plus.

Cependant, je faisais une dépense enragée, et mylord n’en faisait pas moins de son côté. Un jour il vint à réfléchir que, si nous dépensions vingt mille livres sterling par an, avec un revenu de dix mille livres sterling, nous finirions par être ruinés. Il arrive dans mon appartement avec sa découverte, et m’en fait part. Je lui répondis, qu’en effet il était convenable qu’il réformât sa maison ; mais que, quant à moi, il était impossible que je fisse aucun retranchement à ma liste civile ; que je n’avais jamais entendu parler d’économie dans la maison de mon père ; que ces choses-là étaient bonnes à dire au parlement, et qu’il pourrait en faire le sujet d’un discours à la chambre des pairs. Lord Delacour se trouva moins en train que jamais d’entendre la plaisanterie. Il se fâcha, et moi je lui répondis qu’une héritière qui lui avait apporté cent mille livres sterling avait, certes, bien le droit de s’amuser, et que ce n’était pas ma faute si les amusemens de la bonne compagnie étaient plus chers que les autres. Il survint de là une vive altercation et des récriminations sans fin.

Mylord, ce sont vos folies de New-Market.

Mylady, ce sont vos folies de théâtre.

Et certainement il m’est bien permis de m’amuser.

Et assurément j’ai bien aussi le même droit que vous.

Enfin nous nous payâmes réciproquement en paroles aigres ; si nous avions pu payer tout le monde de même, les choses auraient été fort bien ; mais, après avoir été dans l’opulence, nous nous trouvâmes dans une véritable détresse d’argent. Alors nous vendîmes des terres ; puis les courtiers, les notaires, etc. nous procurèrent des fonds. Moi, je ne m’embarrassais pas de quelle manière cet argent se trouvait, pourvu qu’il vînt : on me présentait de temps en temps des papiers à signer, et je signais toujours. Enfin un beau matin, le notaire me demanda audience pour me communiquer que ma signature ne valait plus rien ; je lui demandai l’explication de ce phénomène, et je ne compris pas un mot à ce qu’il me dit. C’était un homme extrêmement désagréable, laid comme un vieux singe : il m’ennuyait. Je fis demander un de mes oncles qui faisait mes affaires d’argent avant mon mariage, et je le mis aux prises avec le notaire, afin qu’ils s’entendissent s’ils pouvaient. Une demi-heure après, mon oncle vint me trouver. Il était dans une fureur épouvantable, et me dit qu’avec tout mon esprit je me laissais duper comme une bête. Je crus d’abord que tout cela n’était qu’une plaisanterie ; mais lorsqu’il m’expliqua que, si mylord mourait, je serais sans le sou, je devins sérieuse, comme vous pouvez croire. Il me fit entendre qu’on m’avait escroqué ma dot et tous mes droits nuptiaux. Je répétai cela à mylord avec quelque aigreur : il me répondit :

Nécessité n’a point de loi.

Ce qui est, comme vous savez, l’adage des fripons.

Vous comprenez quelle supériorité les torts de lord Delacour me donnèrent dans nos discussions. Les querelles d’amour amènent des raccommodemens ; dans les querelles d’argent, il n’y a point de fin, et l’on se hait toujours davantage. C’est de ces discussions d’intérêt que date ma haine pour mylord : auparavant je le méprisais tout simplement.

Vous ne pouvez pas vous faire une idée de la bassesse de sentiment et de conduite qu’amènent les extravagances d’argent. J’ai vu mon mari dire des mensonges, inventer des excuses, tergiverser avec gens de rien, à l’occasion de quelques guinées. Je ne peux pas y penser sans honte. Enfin je résolus de faire bonne contenance, et de ne pas laisser prendre d’empire sur moi par mes parens, qui me reprochaient de m’être ruinée. Je leur répondis que ce n’était pas leurs affaires, et que je ne leur demanderais jamais rien. Cette conduite me valut la réputation d’une femme de beaucoup de caractère.

Nos embarras de fortune cessèrent à la mort d’un oncle de lord Delacour dont il hérita. Je me rejetai avec plus de force dans toutes les folies de société, et je tachai de me consoler dans le monde des désagrémens de mon intérieur.

L’ambition de plaire me dévorait ; j’étais le martyr de la dissipation ; je me faisais esclave de mes plaisirs ; mon temps, mes actions, mes pensées n’étaient pas à moi. Il fallait trouver charmant ce qui m’ennuyait à périr, voir des gens qui me déplaisaient, faire ce qui m’était désagréable, et le tout pour conserver ma réputation de femme à la mode. — Pourquoi persister, me direz-vous ? — Mon dieu, pourquoi ? Parce que j’avais commencé ; parce que cela était devenu ma vocation. Je n’étais plus bonne qu’à cette vie-là ; et qu’aurais-je fait autrement ? Je ne pouvais pas échanger deux idées avec lord Delacour. Depuis quelque temps il s’était mis à boire ; il devint peu à peu ce que vous l’avez vu, une véritable brute.

À propos ! Je suis une drôle de femme ! J’ai oublié de vous dire que, pendant les cinq premières années de mon mariage, j’eus trois enfans. Le premier était un fils, qui vint au monde, mort. Les parens de mylord en rejetèrent la faute sur moi, parce que j’avais refusé de me tenir en prison pendant six mois chez une tante à lui, une véritable Cassandre, qui prophétisait toujours que j’accoucherais d’un enfant mort. — Mon second enfant fut une fille ; elle vint au monde très-faible. C’était alors la mode de nourrir, et je nourris ; on m’en fit des complimens infinis, et j’y mis toute l’ostentation d’usage : mais quand cela eut duré trois mois, je commençai à trouver ce moyen ennuyeux. Ma pauvre petite fille devint malade ; c’est une époque qu’il m’est pénible de rappeler : au bout de peu de jours elle mourut. Je crois que je l’aurais regrettée encore davantage, si mylord et ses parens n’avaient fait des lamentations qui m’étourdirent. Je me défendis de verser une larme en leur présence. Je laissai pleurer en public la vieille douairière, qui se consolait ensuite par des exclamations sur ma dureté. Je souffrais plus qu’elle ; mais c’est ce qu’elle n’a jamais eu le plaisir de savoir.

Mon troisième enfant fut encore une fille, et cette fois je ne voulus pas le nourrir ; je l’envoyai à une bonne paysanne bien fraîche, bien vigoureuse ; et cette enfant prospéra tellement, que, quand on me la rapporta à l’âge de trois ans, j’avais peine à croire que ce fût ma fille. Lord Delacour ne pouvait la souffrir parce qu’elle n’était pas un garçon. Moi, qui n’avais pas le temps de la nourrir, je n’avais pas, à plus forte raison, le temps de l’élever ; je pris donc une gouvernante, une certaine belle raisonneuse qui me fatigua pendant trois ou quatre ans de ses avis et de ses tracasseries, et que je fus obligée de congédier, parce qu’elle était devenue la maîtresse de mylord. Je mis alors ma fille dans une pension célèbre où elle doit, j’espère, être bien mieux élevée qu’elle n’aurait pu l’être chez ses chers parens. Je vous demande mille pardons, ma chère amie, de cette digression sur les nourrices, les enfans et les gouvernantes.

Le vide absolu dans mes affections de famille contribuait à me faire chercher des objets d’intérêt au dehors. Mistriss Henriette Freke était alors la femme à la mode, et je m’attachai à elle singulièrement. La première fois que je la vis, elle me parut laide ; mais elle avait beaucoup de physionomie, une expression singulièrement variée, des graces, beaucoup d’esprit, et une certaine séduction qu’il est impossible de décrire. Je n’ai jamais connu personne qui eût plus d’assurance ; je ne me rappelle pas de l’avoir vue rougir. Sa conversation était d’une liberté extrême. Dans le commencement de notre liaison, elle m’embarrassait souvent ; car vous n’avez pas d’idée des choses qu’elle disait ; mais je fus tout étonnée de voir que ce ton-là plaisait beaucoup aux jeunes gens les plus à la mode. Je sentis qu’il fallait réformer mes manières et mon ton, si je ne voulais pas rester en arrière de cette aisance de société qui devenait indispensable pour être citée. Déjà certains articles insérés dans les papiers publics me plaçaient en seconde ligne.

« La vivacité aimable de lady Delacour, disait-on, commence à souffrir de la comparaison avec le trait, l’à-propos, le brillant de mistriss Henriette Freke. »

Je sentis qu’il fallait me coaliser avec elle, ou qu’elle allait m’écraser. Nous nous liguâmes, et nous fîmes tout céder devant nous.

Je ne puis pas faire honneur à ma politique de la liaison que je formai avec Henriette ; je me sentais de l’attrait pour elle ; il y avait dans ses manières quelque chose d’abandonné qui me séduisait. Elle était si franche sur certains sujets, que je lui crus de la sincérité sur tous. Elle avait le talent de faire croire que cette espèce de vertu qui compte sur ses propres moyens et dédaigne de s’entourer de précautions, est réellement inattaquable. Quant à moi, je lui croyais une tête d’une force extraordinaire, parce que je la voyais souvent approcher du précipice sans trembler.

Nous n’eûmes pas plutôt formé notre ligue défensive et offensive pour la réforme des manières, que je vis entrer mon imbécille de mari, avec sa mine de circonstance, qui me pria de considérer ce que je devais à son honneur et au mien. Il avait fait une fois cette phrase, et elle lui revenait toujours ; il était comme l’homme à la cosmogonie du ministre de Wakefield.

Vous imaginez-vous donc, lui dis-je, que parce que j’ai cédé sur Lawless, j’abandonnerai aussi le sens commun pour vous plaire ? Henriette Freke est en relation avec tout ce qu’il y a de mieux. Il n’y a que les douairières et les jeunes filles qui ne la voient pas : je ne suis ni l’une ni l’autre, et je veux la voir.

Il me vit décidée, et il plia. Je racontai cette conversation à Henriette ; elle en rit pendant une demi-journée ; elle trouva sur-tout très-drôle que j’eusse avoué mon tort avec Lawless, et elle m’en plaisanta tellement, que je résolus de renouer avec le colonel, uniquement pour démontrer mon innocence.

L’occasion s’en présenta bientôt, mon étoile amena le colonel sur mon chemin : vous savez que c’est toujours notre étoile qui a tort. Il revenait d’une expédition sur le continent ; il avait reçu une blessure au front, et portait un bandeau noir qui lui donnait quelque chose de romanesque, de demi-héroïque ; je ne saurais vous dire pourquoi, mais il est sûr que sa fatuité passait mieux avec ce bandeau. C’était un homme à la mode. Cette odieuse madame Luttridge lui faisait des agaceries ; je n’eus qu’à sourire pour le gagner. Il s’attacha à mon char, et, par-tout où j’allais, je le traînais à ma suite. On s’étonnait, on chuchotait ; madame Luttridge me déchira. La méchanceté et l’envie se réunirent pour me calomnier.

Je n’avais pas d’autre dessein que d’impatienter mon mari : je m’enveloppais de mon innocence, et je laissais dire. Quant au colonel, je m’inquiétais peu des effets de ma coquetterie sur son bonheur. Je savais qu’en sa qualité de fat, il n’avait point de sensibilité. De la vanité, je savais bien qu’il en avait jusqu’au bout des ongles ; mais je savais bien que, s’il s’avisait jamais de s’oublier avec moi, je l’atterrerais avec ma force supérieure de plaisanterie, de manière à ce qu’il ne se relevât pas du ridicule que je lui donnerais.

Un soir nous étions chez madame Luttridge qui tenait une banque de pharaon, et qui trichait, j’en suis parfaitement sûre ; je perdis énormément d’argent, mais toujours avec la même gaieté ; je m’en piquais : je me retirai de bonne heure, il n’était guère que minuit. Lawless me donnait la main pour monter en voiture, lorsqu’un jeune homme d’une tournure leste vint me regarder sous le nez, et sauta dans ma voiture aussitôt que j’y fus entrée ; je le crus fou, et je jetai un cri.

Le colonel saisit ce jeune homme par le bras, en lui disant : Qu’est-ce que c’est donc que ça ? et en le tirant avec force. Un éclat de rire nous détrompa : c’était Henriette Freke ; le colonel se mit à rire, moi aussi ; et nous voilà qui cheminons en riant tous trois aux éclats.

Devinez d’où je viens ! nous dit Henriette. — De la chambre des communes. J’ai été là quatre heures debout, presqu’étouffée ; mais c’est égal, j’ai gagné cinquante guinées. J’avais parié avec madame Luttridge que j’entendrais le discours de Sheridan : vivent les folies !

Elle était dans une sorte d’ivresse d’étourderie : elle avait un habit inconcevable ; Lawless riait comme un fou ; cela me gagna. Je me montai la tête avec eux, et j’étais tellement en gaieté, que je n’appercevais point que nous n’allions pas chez moi.

Enfin pourtant je pris garde que nous n’étions plus sur le pavé ; je m’écriai :

Où allons-nous donc ?

Je mis la tête à la portière, et je m’apperçus que nous étions hors des barrières de Londres. Je voulus tirer le cordon du cocher ; mais Henriette s’en était emparée, et me dit avec de nouveaux éclats de rire :

Laissez-le faire, il nous mène bien, je lui ai parlé : n’allez-vous pas avoir peur que nous ne vous enlevions ?

Pour ne pas paraître ridicule, je me mis à rire avec eux. —

Devinez où nous allons, reprit Henriette.

Je devinais, je devinais, et toujours on me disait non, en riant plus fort ; mon inquiétude, qui commençait à percer en dépit de moi, les divertissait, je crois, extrêmement. Enfin, le carrosse s’arrêta tout au bout de Sloanestreet ; il faisait fort obscur, le flambeau de mon laquais était éteint : tout ce que je pus discerner, c’est que nous étions devant une maison isolée, et de petite apparence ; la porte s’ouvrit, une vieille femme se présenta avec une lanterne à la main ; je suivis Henriette, en lui disant pourtant d’un ton à demi-sérieux : Mais, au nom de Dieu, où me menez-vous ?

Venez, venez, me dit-elle, en m’entraînant dans un corridor sombre, vous allez savoir votre destinée.

Le colonel riait derrière nous, et ce mot destinée me fit penser qu’on me menait consulter une certaine pythonisse, le prophète des faubourgs, et dont on parlait avec étonnement depuis quelques semaines. Je dis à Henriette que je savais où elle me menait ; alors elle s’écria :

La peste du rieur ! il nous gâte toute notre affaire : savez-vous pourquoi il rit ? c’est qu’il croit au diable et à toutes ces choses-là, et il veut persuader qu’il n’y croit pas.

La vieille femme avait un rôle muet : elle ouvrit une grande chambre fort mal éclairée, où nous trouvâmes une longue figure de femme tout enveloppée de fourrures. Elle nous fit des simagrées destinées à effrayer, mais qui ne me parurent que ridicules, et je crois que j’aurais été tout-à-fait en colère contre Henriette de m’amener dans une pareille maison, si je n’avais pas su positivement que des femmes à la mode y étaient venues avant nous. Quand il n’y a point de ridicule aux choses, il n’y a point de honte, vous le savez ; en sorte que je me sentis parfaitement à mon aise. Pour Henriette, elle était toujours à son aise ; et cet habit d’homme semblait doubler son impudence. Elle prit le rôle d’un jeune libertin, et fit à la sibylle cinquante questions de mauvais ton. Enfin, elle lui demanda combien de temps après la mort de lord Delacour sa veuve se remarierait. —

Elle ne se remariera pas après sa mort, répondit l’oracle.

Elle se remariera donc de son vivant ? reprit Henriette.

Vous l’avez dit, répondit la voix mystérieuse.

Je me sentis vivement en colère. Le colonel s’en apperçut, et je crois qu’il aurait fait finir la plaisanterie ; mais rien ne pouvait arrêter Henriette : elle avait mis de côté la modestie d’une femme, sans prendre la décence d’un homme.

Qui sera son second mari ? demanda-t-elle ; vous pouvez nous le nommer, personne ici ne s’en fâchera.

Qu’elle le demande à son amant ! répondit l’oracle.

Henriette et le colonel jouissaient sans pitié de mon embarras ; et il était extrême. Toute folle, toute légère que j’étais, une faute grave était pour moi une chose effrayante. Les idées de divorce, d’éclat et de honte publique, se présentèrent à mon imagination avec force ; et cependant je n’osais pas être moi-même : la crainte du ridicule l’emportait sur la crainte du vice. Mais mon inquiétude et mon malaise étaient évidens.

Qu’avez-vous donc ? me dit Henriette quand nous sortîmes de la maison : on dirait que vous n’osez pas vous fier à nous ; et de qui avez vous peur ici ? est-ce de moi, du colonel ou de vous ?

Il y avait dans ce dernier mot quelque chose de si mordant et de si humiliant, que je ne sentis que cela, et que je n’eus rien autre chose à cœur que de bien montrer que j’étais sûre de moi-même : à force de fausse honte, je n’eus plus de honte.

Vous croyez peut-être, ma chère amie, que les femmes de ma tournure ne connaissent guère la fausse honte : elles en sont esclaves au contraire, malgré toute l’assurance qu’elles affectent ; croyez-m’en sur ma parole : je moralise parce que j’approche d’un événement que je voudrais bien taire ; mais je vous ai promis de tout dire.

Il n’était pas encore grand jour quand nous arrivâmes à Knight’s-Bridge. Le colonel, encouragé par notre étourderie, était plus familier que je ne l’avais encore vu : j’étais fort impatiente d’en être débarrassée ; mais pourtant je ne pouvais pas lui dire, Allez-vous en. Henriette me pria de la ramener chez sa sœur, à Grosvenor-Square. Comme elle descendait de voiture, le coq chanta dans la cour de la maison : elle me dit :

Je vous félicite : voilà le coq qui chante ; vous n’aurez pas peur des esprits, je pense, sans quoi je ne voudrais pas vous laisser ainsi seule. —

Seule, lui dis-je : votre ami le colonel vous est bien obligé de le compter ainsi pour rien.

L’oracle dit que vous ne faites qu’un à vous deux, me dit-elle tout bas en s’appuyant contre la portière.

J’éprouvai un vif sentiment de honte. Je criai au cocher :

À Berkeley-Square ! adieu, Henriette. — Mais, à propos, colonel, où faut-il vous ramener ?

Il ne répondit pas. Nous cheminions ; une sorte de honte me gagnait, et perçait en dépit de mes efforts. Le colonel, qui était à-la-fois un fat et un sot, s’y trompa, et crut que j’étais décidément à lui. Il devint d’une insolence telle, que je fus obligée de faire arrêter, et de lui dire :

Allez-vous-en.

Il fut pétrifié, et il s’éloigna très-confus, en murmurant quelque chose contre les femmes, que je n’entendis qu’à demi. Pour moi, quoique je m’en tirasse avec les honneurs de la guerre, je me reprochais amèrement mon étourderie. Le lendemain j’envoyai chercher Henriette pour lui conter la chose ; elle me parut si étonnée, si en colère contre ce fat de colonel, que je me reprochai les idées qui m’avaient passé par la tête sur son compte, et que je sentis renaître pour elle toute mon affection et toute mon estime. Il y a des gens chez qui l’estime précède l’affection ; chez moi, c’est tout le contraire.

Nous discutâmes ce qu’il y avait à faire, et nous conclûmes qu’il fallait ne plus parler de cette affaire. Je ne pouvais pas faire un éclat sans mettre lord Delacour en jeu, et il n’aurait pas manqué de me répéter, pour la quatre-vingt-dix-neuvième fois, qu’il fallait soigner son honneur et le mien. Outre cela, le colonel ayant été puni sur le lieu même du délit, il ne fallait pas le punir pour la seconde fois. Une telle rigueur eût été contraire aux lois des Anglais et des Anglaises. Je trouvais aussi que lord Delacour était le dernier homme du monde que j’aurais voulu prendre pour mon chevalier.

Enfin, je me disais aussi que de quelque manière que la chose fût racontée, l’histoire n’aurait pas fait un trop bon effet pour moi. Je résolus donc de me taire, croyant fermement que ce ne serait pas le colonel qui parlerait le premier.

Dès le lendemain, l’aventure était publique : chacun la racontait à sa manière, avec des exagérations qui me revinrent, et qui me mirent au désespoir. J’étais dans une rage inexprimable contre le colonel ; et au moment où je donnais l’essor à mon indignation, dans une grande assemblée, quelqu’un arriva hors d’haleine, et raconta que Lawless venait d’être tué en duel par lord Delacour ; qu’on rapportait son corps chez sa mère, et que les porteurs passaient dans ce moment sous les fenêtres. Tout le monde y courut ; et moi je perdis connaissance. Quand je revins à moi, j’éprouvai le sentiment le plus douloureux que j’aie connu de ma vie, celui d’avoir à répondre du sang d’une créature humaine…

Quand mylady en fut là de son histoire, elle se leva d’un air inquiet et égaré, qui effraya Bélinde ; et elle lui dit : « Qu’est devenue Mariette ? j’ai besoin de prendre de l’opium ; miss Portman, sonnez, je vous prie. » — Mariette apporta une fiole, et mylady prit ses gouttes de laudanum, but une tasse de café et un verre de liqueur ; après quoi, se tournant vers Bélinde avec un sourire forcé, elle lui dit : « La princesse Scheherazade est prête à continuer son histoire… »


CHAPITRE IV.

SUITE DE L’HISTOIRE DE LADY DELACOUR.


Je me suis arrêtée avec toute l’adresse d’un romancier au moment le plus intéressant de mon histoire, au duel. — Et cependant les duels sont à présent si communs, qu’ils sont peu piquans à décrire.

Mais nous croyons toujours que le duel qui nous intéresse est le plus intéressant. On n’entend parler tous les jours que d’hommes tués en duels, et je ne sais pourquoi j’y pense si souvent. — Madame Freke me railla beaucoup sur ma tristesse, j’affectai de n’en point montrer. — Il y avait pourtant des circonstances qui me déchiraient le cœur. — Le colonel Lawless, tout sot et fat qu’il était, avait de la grandeur d’ame, et il en montra, comme certaines personnes, dans un moment où on est étonné d’en trouver. — Sur son lit de mort, ses derniers mots furent ceux-ci : —

Lady Delacour est innocente. — Je vous demande en grace de ne point poursuivre lord Delacour. —

C’est à sa mère, l’une des femmes les plus respectables, qu’il adressa ces paroles. Elle aimait tendrement son fils. — C’était son fils unique. — Et jamais elle n’a pu se consoler de sa perte. —

Mistriss Freke me dit qu’il était tout simple que lady Lawless pleurât son fils, quoiqu’il fût un être très-inutile à la société, mais qu’il ne fallait pas partager tous ses regrets, et qu’il fallait voir les choses d’un œil philosophique, du moins le plus qu’on le pouvait. J’en détestai plus lord Delacour, dont l’orgueil était enflé par le succès de ses armes. Je me liguai contre lui avec toute ma société ; il tâcha de se défendre en s’unissant à celle de mistriss Luttridge. — Vous saurez, ma chère, que mistriss Luttridge est une grande joueuse, et en même temps une grande intrigante ; elle parle d’un ton assuré, et elle est liée je ne sais de quelle manière, par ses parens et par ses menées, avec les membres du parlement qui ont le plus d’influence. Monsieur Luttridge a une terre assez considérable près de celle de lord Delacour. — lorsque le temps des élections arriva, mistriss Luttridge jeta feu et flamme pour faire élire monsieur son époux, et moi je me trouvai directement en concurrence avec elle pour faire nommer un cousin d’Henriette Freke. — C’était un nouveau théâtre pour moi que celui de l’intrigue ; mais c’était assez qu’il y eût de la difficulté à réussir pour piquer mon amour-propre : je me mis dans la tête de gagner tous les squires, et, ce qui était bien plus difficile, toutes les femmes des squires du comté de *****. Habitans du comté de *****, combien j’eus à travailler pour vous séduire ! Tout ce que l’amour-propre et la haine peuvent inspirer fut employé contre les mesures de mistriss Luttridge. Vous êtes peu curieuse de savoir, je crois, tous les détails de mes visites, et combien d’hécatombes je sacrifiai au génie de la liberté anglaise : ma haine contre ma rivale se colorait du nom sacré d’amour de ma patrie. — Lady Delacour fut adorée par tous les patriotes du comté. — Un héritage que je recueillis fort à propos m’aida un peu à soutenir de tels éloges. —

Le jour des élections arriva. — Henriette Freke et moi, nous allâmes aux hustings[3]. Nous avions fait apporter par nos gens deux énormes paniers de rubans et de cocardes ; et nous les distribuâmes à tous nos partisans et aux autres, avec une grace qui nous gagna tous les cœurs, si ce n’est toutes les voix. —

Mistriss Luttridge crut que le succès des élections dépendait des paniers, et elle en envoya chercher deux avec le double de rubans et de cocardes. Dès que je sus ce projet, je pris un crayon, et je traçai à la hâte une petite caricature sur l’âne et ses paniers ; j’écrivis deux vers d’épigramme au bas, et en moins de cinq minutes le dessin et l’épigramme eurent passé dans toutes les mains. On se moqua de ceux qui apportèrent les paniers vainqueurs. Mistriss Luttridge fut outrée au-delà de toute expression : le triomphe que je venais de remporter sur elle persuada à son mari que je réussirais à faire élire le cousin d’Henriette. Il résolut de se venger, et lui envoya un cartel. Il reçut une réponse telle qu’il la souhaitait : l’épée était l’arme qu’ils avaient choisie ; l’heure désignée, six heures du soir ; le lieu du combat, un petit bois à deux milles de la ville.

Mistriss Freke était chez moi ; lorsqu’elle apprit cette nouvelle, elle changea de couleur, et me supplia de la suivre. Je ne fis aucune objection ; je ne pouvais rien refuser à mon amie, je montai avec elle dans sa voiture ; nous descendîmes à quelque distance du combat : on nous avait donné de si justes renseignemens, que nous trouvâmes sans peine les deux ennemis. Le cousin d’Henriette avait déjà reçu une blessure ; son bras ensanglanté nous effraya, nous nous précipitâmes au milieu d’eux pour les séparer : ce fut alors que je reçus ce coup violent dont vous avez vu les horribles suites. La douleur que j’éprouvai dans ce moment ne fut rien en comparaison de ce que je souffris depuis ; cependant je jetai un cri déchirant, et l’on m’emporta sans connaissance dans ma voiture. Cette scène arrêta la fureur des deux rivaux ; et, lorsque je revins à moi, nous nous réjouîmes, Henriette et moi, d’avoir pu épargner le sang de son cousin.

Clarence Hervey s’occupait beaucoup de moi, mais il n’avait pas le temps de s’attacher à rien d’une manière un peu sérieuse. Il avait alors une vingtaine d’années ; il était tout ardeur et présomption ; il soutenait ses opinions avec une sorte d’enthousiasme ; il mettait à tout une candeur qui charmait. Il n’y avait rien encore d’arrêté dans sa tête, les absurdités les plus évidentes le séduisaient quelquefois ; mais, après avoir fait briller son esprit dans la discussion, il cédait avec une grace tout-à-fait aimable.

Pendant trois ou quatre ans, j’oubliai qu’il y eût au monde un Clarence Hervey ; à moins que les gens ne puissent vous être utiles, ou qu’ils ne se rappellent à vous par leur présence, ils ont beau être aimables, ou avoir du mérite, on les oublie. C’est incroyable comme on devient égoïste dans le monde ! Si encore je m’étais amusée dans le torrent de dissipation où je vivais, ç’aurait été fort bien ; mais je vous proteste que tout m’ennuyait à la mort. On ne peut rien se figurer de plus triste, de plus monotone, que la vie d’une femme qui est dans le grand monde, qui n’est plus jeune, et qui ne peut pas se faire d’autre existence. Ah ! que vous êtes heureuse, ma chère Bélinde ! le monde a encore pour vous le coloris de la nouveauté. — Eh bien, en voilà pour un hiver : pas davantage. Mon premier hiver fut charmant ; à peine puis-je me ressouvenir de m’être amusée à l’opéra, au panthéon, au renelagh, pour le spectacle même. On y va pour voir les gens qui y sont ; après cela on s’ennuie de se montrer, et enfin on sort, parce qu’on ne sait plus rester chez soi. C’est un triste tableau, mais il est vrai.

Je crois, en vérité, que je serais morte d’ennui, si la haine que j’avais pour mistriss Luttridge et pour mon mari ne m’eût fait supporter la vie. Je ne sais pas lequel des deux je hais le plus : je crois pourtant que c’est madame Luttridge : oh, oui ! certainement c’est elle, on ne peut jamais haïr autant un homme qu’une femme, à moins qu’on n’ait eu de l’amour pour lui ; et c’est ce qui ne m’est pas arrivé. — Je ne pourrais pas compter les extravagances que j’ai faites pour éclipser cette odieuse femme. Nous étions en rivalité pour les dîners, pour les bals, pour les concerts, pour les fêtes de toute espèce : elle m’a coûté bien cher, mais j’ai la satisfaction de l’avoir humiliée au moins une fois par mois.

Ma haine pour mistriss Luttridge est la cause de ma liaison avec vous, car c’est ce qui m’a liée avec votre tante Stanhope. Mistriss Stanhope est vraiment une charmante femme ; elle sait mettre à profit la haine de toutes ses connaissances, pour leur avantage réciproque. Rendre service à ceux qui s’aiment est un métier ingrat, mais servir les gens dans leur haine est un sûr moyen de mériter la reconnaissance. Quand je parle de haine, je n’entends pas de celle qui finit en querelles ; elle se dissipe en démonstrations, et puis on se réconcilie ; mais la véritable haine, celle qui n’a point de fin, est sombre, implacable, silencieuse. C’est un plaisir de la servir celle-là, et votre tante Stanhope le sait bien ; du moment qu’elle apprit que mistriss Luttridge et moi avions juré de ne plus nous parler, elle s’offrit à me servir, et le fit avec toute la grace possible. Mistriss Luttridge devait donner une fête magnifique : votre tante m’avertit du jour, afin que je pusse le prendre pour en donner une plus belle. La femme de chambre de mistriss Stanhope était courtisée par un jardinier de Chelsea ; et ce jardinier avait un aloès qui devait fleurir incessamment. Cet homme comptait faire une exposition de son aloès en fleurs qui lui vaudrait une centaine de guinées ; car un arbre qui ne fleurit qu’une fois dans un siècle est une curiosité rare. Votre tante Stanhope me le fit avoir pour cinquante livres sterling, et eut soin de faire circuler que, le jour de la fête de lady Delacour, on verrait sur sa table un aloès en pleine fleur. La grande difficulté, c’était de faire que mistriss Luttridge renvoyât son jour pour prendre précisément celui qui nous convenait ; car vous comprenez que nous ne pouvions hâter la fleuraison de l’aloès. Votre tante ménagea cela avec une adresse inconcevable ; elle mit en jeu un ami commun, qui ne pouvait exciter aucune défiance. Enfin, ma chère amie, nous eûmes un triomphe complet. Mistriss Luttridge avait un souper magnifique : pas un homme ne lui resta : tous accoururent pour voir mon aloès.

Cela me donna un tourment infini : cet arbre était fort grand ; heureusement que le dôme de ma salle à manger est élevé ; mais tout cet arrangement fut fort difficile. Après tout, c’est un vilain arbre que cet aloès, mais il me rendit un service inestimable : je sus très-positivement que mistriss Luttridge en avait pleuré de rage. Oh ! votre tante est une femme charmante ! dites-le lui bien quand vous lui écrirez.

Il se passa six ou sept ans dans cette lutte continuelle entre nous. Au bout de ce temps-là, Clarence Hervey revint de ses voyages. Il avait gagné beaucoup : je le trouvai très-bien. Je sus qu’il avait dit de moi que j’étais la femme de mon âge la plus agréable de l’Europe. Ce compliment me piqua, et je résolus de faire impression sur lui pour m’en venger. Essayez de faire quelque effet sur un homme stupide, un esprit réglé, c’est-à-dire vulgaire, sur un homme qui ne voit dans les choses que ce qu’il y a réellement : vous n’y réussirez point, à moins que vous n’ayez dix-huit ans, que vous ne soyez belle et aimable comme vous l’êtes, Bélinde ; mais, avec un homme qui a de l’esprit et l’imagination, c’est bien différent, il voit et entend avec les yeux et les oreilles de l’imagination. Qu’on soit jeune ou non, et même sans beauté, avec de l’esprit, de la grace, de la séduction, on fait ce qu’on veut d’un tel homme.

Vous êtes tout étonnée, ma chère Bélinde, qu’à mon âge, et après ce que j’ai eu à souffrir de l’aventure du colonel, je ne sois pas complétement guérie de la coquetterie. Quand j’y réfléchis de sang froid, j’en suis étonnée comme vous ; mais que vous dirai-je ? Ce rôle a quelque chose de si attrayant ! L’habitude, cette douce habitude de plaire, comment renoncer à cela ? — Et puis, mylord est toujours jaloux : cela donne un singulier aiguillon à tous les petits projets de coquetterie.

Malheureuse créature que je suis ! je me sens mourante d’un mal incurable, et pourvu qu’on me croie heureuse, pourvu qu’on m’envie et qu’on m’admire, cela me suffit. Laissez-moi mener encore quelques mois Clarence Hervey en triomphe, et je vous abandonne tout mon être ; je quitterai le théâtre sans regret : mon rôle sera joué ; je l’aurai soutenu jusqu’au bout…

Mylady s’arrêta. Elle s’appuya sur le sopha, et parut souffrir beaucoup. Au bout de quelques instans, elle reprit la parole :

Vous voyez, dit-elle, comme je souffre. Pendant deux ans, après le coup que je reçus, j’éprouvai de temps en temps des douleurs sourdes qui auraient dû m’avertir du danger ; je le négligeai. Enfin, je fus sérieusement effrayée. Mariette fut la seule personne à qui je fis part de mes craintes. Elle est fort ignorante. Elle me flatta d’espérances trompeuses, jusqu’à ce que je ne pus plus douter de la nature de mon mal. Elle me pressa alors de consulter un médecin. Je le refusai ; je n’aurais pas voulu, je ne voudrais pas encore, pour rien au monde, que mon état fût connu par un médecin, qui ne se ferait point scrupule d’en parler… Vous paraissez surprise de cela ! Mais ne comprenez-vous pas qu’une fois qu’on aura pitié de moi tout sera dit ?

Vous ne pouvez pas entrer tout-à-fait dans mon sentiment sur cela : mais il est clair pour moi qu’une fois l’admiration perdue, il ne me restera rien. — Vivre sur la pitié d’autrui ! Oh ! quel insupportable supplice !… Représentez-vous pour moi, qui n’ai ni parens, ni amis, ce que ce serait d’être réduite à un lit de douleur !… Et pourtant il faudra y venir peut-être !… Mais pas encore !… Non pas encore ! Je veux continuer à jouer mon rôle, à agir, à m’étourdir. Si je m’arrêtais un moment, je serais perdue !…

L’idée de ce malheureux colonel que j’ai assassiné se présente à moi dès que j’ai un moment de réflexion.

Il y a bientôt neuf ans que cet événement est passé. J’ai constamment vécu dans la dissipation. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour étouffer ce souvenir : rien n’a réussi. La conscience est là !… On s’en moque de la conscience ! Ah ! que ceux qui portent le germe d’une destruction prochaine, et qui sont chargés du sang d’un innocent, se moquent de la conscience, s’ils le peuvent !… Allons, il faut rassembler son courage. Je vous ai promis que vous n’auriez point de scène : je veux tenir ma parole. — C’est cependant un grand soulagement pour moi, que de verser mes chagrins dans le sein d’une personne qui a un cœur. — Henriette Freke n’en a pas. — Mais je ne vous ai pas encore dit comment elle se conduisit avec moi.

Vous savez que c’est elle qui m’a conduite, ou plutôt qui m’a plongée dans l’abyme avec Lawless ; — jamais je ne le lui ai reproché ; c’est elle — qui est cause de mon duel avec mistriss Luttridge, — jamais je ne le lui ai reproché ; — elle m’a été bonheur, repos, santé, — la vie, — elle le sait ; — cependant elle m’oublie, me trahit, m’abandonne à la mort. — Ah ! je ne puis penser à elle sans indignation. —

Comment donc ai-je pu me laisser persuader pendant dix ans que la plus perfide des femmes était mon amie ? Je fus aveugle. — Tant que je crus qu’elle m’aimait, je lui pardonnai tout. Je me disais : Sa tête l’entraîne souvent ; mais elle a un bon cœur, — un bon cœur ? Non, elle n’en a point ; — elle n’aime qu’elle ; — et je pensais qu’elle n’aimait que moi ! Croiriez-vous, ma chère amie, qu’elle s’est réconciliée avec mon odieuse ennemie ; elle lui céda les droits de son cousin à l’élection, à condition que mistriss Luttridge la raccommoderait avec son mari M. Freke. Lord Delacour promit de servir leurs projets ; — il avait perdu mille guinées avec mistriss Luttridge ; et c’était presque le seul moyen de s’acquitter envers elle. — Je ne fus comptée pour rien. — Ce n’était pas ainsi que cette même Henriette me regardait il y a quelques années ! Son aventure avec un de ses cousins est trop connue pour que ce puisse être une indiscrétion de vous en parler ; je vous dirai donc qu’elle se conduisit d’une manière si étrange, que tout le monde lui fit fermer sa porte. — On ne voulut plus la voir. N’étant plus retenue par aucun frein, elle s’abandonna aux plus honteux excès. J’eus le courage de hasarder ma réputation pour elle, et je parvins à la retirer du précipice. Je ne vous dirai pas ce qui se passa depuis, c’est un secret. — Mais ce qui est connu de tout le monde, c’est que, bientôt après, elle m’abandonna pour se réconcilier avec son mari.

Eh bien, je lui aurais encore pardonné, si elle ne s’était pas jetée dans les bras de mistriss Luttridge. Celle-ci promit de ménager le rapprochement, si Henriette consentait à rompre avec lady Delacour. Elle savait combien ce coup me serait sensible. — Elle a réussi pour la première fois de sa vie. Depuis ce temps, la perfide Henriette Freke s’est avilie jusqu’à me calomnier ; elle m’accuse d’avoir tué ce malheureux Lawless, — et elle nie qu’il ait assuré mon innocence sur son lit de mort.

La nuit dernière, j’ai tout appris ; j’attendais avec impatience un masque en habit de veuve ; — je savais qu’Henriette devait être sous ce déguisement. — Le masque arrive ; je l’aborde avec ma familiarité ordinaire ; — on ne me répond pas : enfin on m’emmène dans un autre appartement ; je vois le masque tomber, je reconnais M. Freke.

Il m’apprit qu’Henriette était à la campagne chez mistriss Luttridge ; mon étonnement fut extrême ; — mais je fis un grand effort sur moi-même, pour cacher à M. Freke ma rage et ma douleur. Il me montra quelques lettres, où je découvris toute la perfidie d’Henriette. — Je lui souhaitai une bonne nuit, et un intérieur aussi heureux que sa patience le méritait.

Vous avez dû remarquer que toute la nuit je montrai plus de vivacité et plus de folie que jamais ; je voulais qu’il rapportât à son odieuse société que rien de ce qu’il m’avait dit n’avait pu altérer ma gaieté, et que j’étais loin de regretter Henriette. — Quel affreux contraste que celui de l’état réel avec l’état apparent de mon cœur !

En finissant ces mots, lady Delacour se leva subitement, et fredonna un air nouveau, ensuite elle prit le chemin de son boudoir en disant d’un air léger :

Adieu, ma chère Bélinde ! Je vous laisse penser à des idées moins noires. Pensez aux derniers aveux de lady Delacour, ou, ce qui vaut mieux, à la première profession de foi de… Clarence Hervey !


CHAPITRE V


Lhistoire de lady Delacour, et la manière dont elle venait de la raconter, excitèrent tour-à-tour l’étonnement, la pitié, l’admiration et le mépris de Bélinde ; étonnement de sa légèreté, pitié pour ses malheurs, admiration pour ses talens, et mépris pour sa conduite. Elle pensa ensuite à la promesse qu’elle avait donnée à lady Delacour de ne pas l’abandonner à la merci de sa femme de chambre ; elle tremblait en réfléchissant à l’état cruel de mylady. — Sa gaieté affectée lui faisait peine à voir ; elle était effrayée de l’idée d’être sous la direction d’une femme qui n’avait pas su se diriger elle-même. Elle ne put s’empêcher de faire tacitement des reproches sévères à sa tante de l’avoir lancée dans le monde avec un pilote si peu sûr et si imprudent ; il lui paraissait évident que sa tante connaissait bien la conduite de lady Delacour ; et alors comment expliquer la sécurité avec laquelle elle l’avait placée auprès de mylady ? — Bélinde se forma des idées, des jugemens à elle pour la première fois de sa vie. — On fait un bien bon cours de morale, lorsqu’on a toujours devant ses yeux une victime de l’immoralité, de l’inconséquence et de la folie du monde. Les exemples des malheurs, ou le vice extrême, sont aussi puissans pour donner horreur du vice, que les exemples du vice triomphant, heureux et tranquille, sont pernicieux. — Bélinde sut profiter de ces grandes leçons.

Au premier abord, lady Delacour paraissait être la plus heureuse personne du monde ; mais ce bonheur s’évanouissait durant un examen plus approfondi. — Combien cependant elle était enviée ! — Mistriss Stanhope aurait été charmée, malgré les défauts, les vices même de lord Delacour, de voir sa fille unie à sa seigneurie ; mais les titres de vicomte, le rang de pair ne suffisaient pas à Bélinde pour former le bonheur. Si lady Delacour, disait-elle, avec tout son esprit, toutes ses graces, avec sa beauté, sa fortune et son rang, n’a pas pu trouver le bonheur dans une vie dissipée, pourquoi espérerai-je d’arriver à un autre but, en suivant le même chemin ?

Elle résolut d’imiter lady Delacour dans ses bons momens, et de suivre un autre plan de vie en général. Elle ne voulut dépenser que très-peu de chose pour sa toilette. — Elle avait à elle cent livres sterling de revenu : outre cela, sa tante, qui voulait qu’elle brillât à la cour, lui avait envoyé deux billets de cent livres sterling chacun.

Sa tante lui dirait qu’il serait temps de lui rendre ces deux cents guinées lorsqu’elle serait mariée ; ce qui ne pouvait beaucoup tarder, d’après tout le bien qu’on lui disait d’elle. — Ne m’oubliez pas, ajoutait mistriss Stanhope, auprès de mon ami Clarence Hervey ; — parlez-m’en donc dans votre première lettre. — Je viens de voir un homme qui m’a assuré qu’il avait dix mille livres sterling de rente.

Bélinde écrivait à sa tante le changement de ses projets, sans lui dire toutefois ce qui l’avait déterminée. Elle lui mandait qu’elle ne voulait pas toucher les deux cents livres sterling. Madame Franks entra au moment où elle allait envoyer sa lettre à la poste. Ce ne fut pas la vue des habits charmans de la marchande de modes qui fit changer ses résolutions, mais bien la raillerie piquante de lady Delacour.

Pourquoi, lui dit celle-ci, après avoir entendu tous ses raisonnemens sur l’indépendance, et sur l’économie qui pouvait seule la lui assurer, pourquoi tout cela ? Tous vos discours sont fort beaux ; mais, voulez-vous que je vous le traduise en bon français ? — vous avez été mortellement blessée des réflexions satiriques de quelques jeunes étourdis ; — Clarence Hervey est du nombre ; — et, au lieu de les punir, vous avez pris le sage et généreux parti de vous punir vous-même. — C’est fort bien raisonné : pour persuader à un jeune inconsidéré que vous ne pensez pas à l’attirer dans vos piéges, que vous n’avez aucun desir de toucher son cœur, et qu’il n’a et n’aura jamais d’influence sur votre manière d’être, vous vous déterminez, très-judicieusement, à la première leçon qu’il semble vouloir vous donner, à changer tout-à-fait votre toilette, vos manières et votre caractère, et à lui dire, aussi clairement que possible :

Vous voyez, monsieur, qu’un mot suffit au sage. — J’ai cru voir que vous n’aimiez pas les parures trop riches, et que la coquetterie ne vous plaisait pas ; comme je ne me parais, et comme je n’étais coquette que pour vous plaire, je vais donc laisser et pompons et coquetterie de côté, jusqu’à ce que j’aie réussi à trouver votre goût. — J’espère, monsieur, que vous devez être satisfait de la simplicité de mes manières. —

Croyez-moi, ma chère, Clarence Hervey se connaît en simplicité aussi bien que vous et moi. — Tout cela pourrait être bon s’il ne savait pas que vous avez entendu la conversation ; mais, comme il sait fort bien que c’est à vous-même que s’adressaient ses observations critiques sur la famille Stanhope, ne voyez-vous pas qu’il est impossible qu’il n’attribue pas un changement si subit à l’effet de ses remontrances, et par conséquent aux causes dont je viens de vous parler ? Laissez donc une telle conduite à votre tante Stanhope, ou bien à moi, et votre conscience sera toujours pure. — Allons, venez, et souvenez-vous qu’il faut être habillée raisonnablement pour aujourd’hui.

Lady Delacour choisit quelques parures, et mistriss Franks sortit. Clarence entra.

Ah ! bon jour, Clarence ; combien nous avons regretté de ne pas avoir au bal l’aimable serpent que nous y attendions !

Ces paroles rappelèrent à Clarence la conversation qu’il avait eue avec la prétendue lady Delacour chez lady Singleton, et l’embarrassèrent d’abord beaucoup. — Bélinde ne put s’en appercevoir ; elle alla vers le fond de la chambre regarder quelques morceaux de musique. Elle lut avec tant d’attention, qu’elle n’entendit ou parut n’entendre rien de la conversation de lady Delacour et de M. Hervey.

Au bout de quelques minutes, lady Delacour vint la trouver, et lui dit :

Miss Portman, je dois vous prier de faire le bonheur de M. Clarence Hervey. — Il est passionné pour la musique, — pour mon malheur ; car, dès qu’il voit ma harpe, il me fait les reproches les plus piquans sur ce que je l’ai abandonnée. — Il vient de me promettre que d’ici à un mois il ne m’ennuierait plus de ses lamentations, si vous aviez la bonté de nous jouer un petit air. — Je vous jure, Clarence que Bélinde pince à merveille de la harpe ; — elle va vous charmer. —

Mylady devrait ne pas me prodiguer des éloges dont M. Clarence Hervey sait que je n’ai pas besoin. — Vous savez bien, mylady, que miss Portman et ses perfections sont connues ; ignorez-vous qu’elles ont été annoncées comme on annonce de belles mousselines ?

Le ton dont ces paroles furent prononcées fit une grande impression sur Clarence, et il commença, dès ce moment, à croire qu’il était possible que la nièce de mistriss Stanhope ne fût pas aussi affectée qu’il le pensait.

Quoique sa tante l’ait vantée avec outrance, se dit-il, il ne faut pas la punir des fautes de sa tante ; étudions son caractère, et je la jugerai.

Quelques visites interrompirent ces réflexions ; mais leur effet n’en fut pas moins prompt. Plus il trouva Bélinde franche et naïve, plus il l’aima, et plus il s’efforça de lui plaire. Il fut gai, aimable et spirituel ; mais il vit avec peine que miss Portman, enjouée avec tout le monde, n’était froide et réservée qu’avec lui.

Il revint le lendemain de meilleure heure, afin de trouver ces dames seules ; malheureusement lady Delacour faisait sa toilette, et il ne put entrer. Il demanda à son amie Mariette où était miss Portman.

Elle ne sera pas présentée à la cour aujourd’hui, dit Mariette ; mistriss Franks n’a pas apporté son habit.

Sur les deux ou trois heures, il revint ; lady Delacour était partie. Et miss Bélinde ? Elle est aussi sortie. Clarence descend, et entend, pour son malheur, le son de la harpe de Bélinde. — Il sort, et se promène dans la place, jusqu’à ce qu’il voie paraître la voiture de lady Delacour. Il lui donne le bras pour sortir de sa voiture, et la conduit chez elle.

Pourrais-je obtenir de mylady une audience de quelques minutes, lorsqu’elle en aura le loisir ? —

Je n’ai jamais de temps à moi, repartit lady Delacour ; mais si vous avez quelque chose d’intéressant à me dire, comme je m’en doute bien, venez ce soir avant tout le monde, et attendez-moi patiemment dans le salon de musique, je pourrai alors vous accorder une audience particulière. — N’allez pas cependant appeler cela un rendez-vous.

Clarence Hervey ne manqua pas de se rendre le soir bien ayant l’heure indiquée. Il attendit.

Ne vous ai-je pas donné le temps de composer un beau discours ? dit en entrant lady Delacour ; mais faites-le cependant le moins long que vous pourrez, à moins que vous n’aimiez mieux qu’il soit entendu de miss Portman ; car elle doit descendre dans trois minutes.

Je vous dirai, en peu de mots, ma chère lady Delacour, que je voudrais faire ma paix avec miss Bélinde Portman. — Pouvez-vous, voulez-vous m’aider ? — Je suis fâché qu’elle ait entendu cette plate conversation de chez lady Singleton.

En êtes-vous vraiment fâché ?

Non, dit Clarence, je me réjouis, au contraire, de ce qu’elle ma donné lieu de changer l’idée que je m’étais précipitamment formée sur le caractère de miss Bélinde. — Je ne la crois plus, à présent, ni fausse, ni affectée. — Voulez-vous avoir la bonté, mylady, de lui dire, de ma part, combien je suis revenu de mon injustice, et combien je blâme ma témérité ?

De grace, répondit lady Delacour, apprenez-moi cela par cœur, car jamais je ne pourrai m’acquitter de votre commission. Mais, si vous voulez, je lui expliquerai vos sentimens à ma manière. — Ne pourrais-je pas lui dire de votre part :

Ma chère Bélinde,

Clarence Hervey m’a chargée de vous dire qu’il est convaincu que vous êtes un ange ?

Il me semble que le mot ange est si expressif, qu’il renferme tout ce qu’on peut desirer de part et d’autre.

Mais, dit Hervey, ne craignez-vous pas que miss Portman prenne cette déclaration pour une moquerie ?

Vous voudriez donc qu’elle la prît pour une chose sérieuse ? lui demanda lady Delacour en souriant : ah ! je ne savais pas encore cela.

Mais, mylady, vous êtes bien prompte à interpréter une plaisanterie ! À vous entendre, je vous prierais de faire à miss Portman une vraie déclaration d’amour ; et, pour suivre cette romanesque interprétation d’une simple politesse, ne faudrait-il pas que je me misse sur les rangs pour obtenir la main d’une jeune femme à qui je trouve seulement de la dignité dans l’esprit, et de la candeur dans le caractère ? — Au reste, je m’en rapporte absolument à votre discrétion.

Mais, reprit lady Delacour, vous avez peut-être aussi trop de confiance en ma discrétion, en me chargeant de la commission si délicate de dire à une jeune personne qui m’est confiée, qu’un jeune homme qui a fait profession d’être un de mes admirateurs est amoureux d’elle, et cependant ne prétend pas même donner l’idée de mariage.

Amoureux ! s’écria Clarence Hervey : en nommant miss Portman, je n’ai parlé que de mon estime et de mon admiration.

C’est assez, dit mylady, c’est assez de votre estime ; et miss Portman est libre, et vous aussi, je pense. — À propos, comment donc s’arrange, dans votre tête, votre estime et votre admiration pour Bélinde, avec l’admiration que vous avez pour lady Delacour ?

À merveille ! mylady, répondit Clarence ; car jamais il ne m’est venu à l’idée de comparer une jeune provinciale avec la charmante lady Delacour. — Il y a des gens d’esprit qui auraient peut-être pensé à épouser cette jeune personne ; mais mon heure n’est pas encore arrivée, Dieu merci.

Dieu merci est fort bien dit, Clarence ; car un homme marié est perdu pour le grand monde.

Pas toujours, reprit-il, et…

Un violent coup de marteau les avertit que la compagnie arrivait pour le concert.

Vous me promettez de faire ma paix avec miss Portman, n’est-ce pas, mylady ?

Oui, je ferai votre paix, et vous verrez encore Bélinde vous sourire, à condition toutefois… mais nous parlerons de cela une autre fois.

Non, non, à présent, mylady, dit Hervey en lui prenant la main ; — à quelle condition ? —

La voici. — Nous devons aller ensemble à la cour pour le jour de la naissance du roi, et nous voudrions avoir des chevaux un peu plus jolis que les miens. — Je sais que Bélinde desire secrètement, comme moi je desire ouvertement, d’avoir ceux que nous avons vus ensemble à Tattersals. Mon cher et tendre époux m’a dit fort poliment qu’il n’y fallait pas penser, — et cependant j’y pense toujours.

Mylady et miss Portman ne doivent pas former un vœu que je ne me fasse toujours un devoir de remplir. Puisse cette bagatelle, ajouta-t-il en lui baisant la main, ratifier mon traité de paix !

Quelle audace ! — mais ne voyez-vous pas tout le monde entrer ? s’écria lady Delacour en retirant doucement sa main. Cette feinte colère prouvait bien qu’elle n’était point fâchée que Clarence Hervey parût en public un de ses adorateurs. Elle venait d’éclaircir adroitement ses doutes sur les vrais sentimens d’Hervey pour Bélinde : elle était certaine qu’il ne pensait pas, pour le moment, à s’unir à miss Portman ; mais elle voyait bien aussi que, s’il fallait qu’il se mariât, ce serait avec Bélinde. — Comme tout cela ne dérangeait point ses projets, lady Delacour était contente.


CHAPITRE VI.


Lorsque lady Delacour eut rapporté à miss Portman les complimens de Clarence, elle ajouta :

Bélinde, malgré toutes ces observations, je suis décidée à retenir Clarence Hervey au nombre de mes courtisans pendant ma vie, qui ne peut pas, comme vous savez, durer long-temps. — Quand je n’existerai plus, il sera tout à vous, ma chère, et je vous en fais d’avance mon compliment.

Il restait une partie de la conversation de lady Delacour avec M. Hervey, que, par discrétion, elle ne répéta pas tout de suite à miss Portman. — C’est ce qui concernait les chevaux. — Bélinde n’avait jamais pris d’autre part à cette affaire, qu’en ayant dit une fois à lady Delacour que les chevaux qu’on lui avait amenés étaient charmans. — M. Hervey, malgré toute la galanterie avec laquelle il répondit à lady Delacour, avait été choqué de voir combien il était peu convenant à Bélinde de permettre que mylady se servît de son nom pour avoir des chevaux. Il se repentit de sa trop grande précipitation à s’excuser auprès d’elle, et il reprit sa première opinion sur la nièce de mistriss Stanhope. — Une rechûte est toujours plus dangereuse que la première maladie. — Il envoya le jour suivant les chevaux à lady Delacour ; et, quand il rencontra Bélinde, il s’approcha d’elle avec l’air délibéré d’un homme sûr d’avoir acheté son pardon ; mais à mesure que ses manières devinrent plus familières, celles de Bélinde devinrent plus réservées. — Lady Delacour la railla vainement sur sa pruderie.

Clarence Hervey commençait à croire que lady Delacour avait manqué à sa parole.

— J’espérais, dit Hervey, obtenir au moins un sourire de miss Portman, puisqu’elle a bien voulu mettre un prix à cette faveur.

Embarrassée par les reproches de M. Hervey, et piquée de la sérénité de Bélinde, lady Delacour se mit à bouder. Bélinde, qui n’avait rien à se reprocher, n’ouvrit pas la bouche, et augmenta par son air froid l’impatience de mylady. Clarence sortit. — Enfin, sur le soir, lady Delacour reprit avec elle sa manière tendre et gaie ; elle lui dit :

Savez-vous, ma chère, que je suis si honteuse de ce que j’ai promis à votre insu, que je n’ose pas lever les yeux sur vous ?

Elle n’eut pas de peine à obtenir son pardon de Bélinde.

En vérité, continua lady Delacour, vous êtes trop bonne. — Mais aussi, pour ma propre justification, il faut dire que j’ai plus que personne des raisons pour être de mauvaise humeur. — Ma chère, le plus obstiné de tous les hommes, lord Delacour, m’a réduite à la plus terrible extrémité. J’ai dit à Clarence Hervey d’acheter deux chevaux pour moi, et lord Delacour ne veut pas les payer. — Mais j’oublie de vous dire que j’ai pris votre nom, — pas inutilement, sans doute. — J’ai dit à Clarence que, s’il arrangeait cette affaire, vous lui pardonneriez tous ses péchés. — Mais, ma chère, pourquoi devenez-vous si pâle ? après tout, cela ne vous engage qu’à faire sourire votre jolie bouche.

Bélinde était piquée trop vivement dans ce moment, pour entendre la raillerie. — Sa colère l’inspira et lui donna du courage ; elle reprocha sérieusement à lady Delacour d’avoir fait usage de son nom sans son consentement.

Vous ne pouvez pas croire, mylady, dit Bélinde, qu’après le mépris que M. Hervey a montré pour les nièces de mistriss Stanhope, je veuille m’abaisser jusqu’à desirer de fixer son attention sur moi. — Il n’y a point d’esprit, point d’éloquence qui puisse changer mon opinion sur ce sujet. —

Mais, interrompit lady Delacour, si vous vouliez vous servir de vos yeux, vous verriez bientôt que Clarence est amoureux de vous : tandis que vous craignez son mépris, il craint cent fois plus votre froideur ; vous me permettrez de vous railler tous les deux, tant que vous aurez l’un et l’autre ces craintes puériles et sans aucun fondement.

Bélinde sourit.

Eh bien ! souriez une fois comme cela pour Clarence Hervey, et nous sommes tous contens ! dit lady Delacour.

Oh ! mylady, pourquoi voulez-vous employer votre éloquence à me persuader de plaire à un jeune homme dont vous m’avez fait un portrait brillant, à la vérité, mais qui ne donne pas une grande estime pour lui ? Il y a quelques jours, vous m’avez dit vous-même que M. Hervey ne voulait pas se marier ; et votre pénétration devrait servir à vous montrer qu’il veut seulement se moquer de moi. — Je ne conviens pas pour femme à M. Hervey, sous aucun rapport. — C’est un homme d’esprit. — Je n’aime pas assez le monde pour lui plaire. — Je n’ai pas été élevée par ma tante Stanhope ; je n’ai habité que quelques années avec elle, et je voudrais bien n’y avoir jamais été.

Je prendrai soin que M. Hervey sache cela, dit lady Delacour ; mais en attendant, tout bien considéré, je suis plus à plaindre que vous dans ce moment. — Car le terme de tout ceci est qu’il faut que je paie deux cents guinées pour les chevaux, d’une manière ou d’une autre.

Je peux les payer, s’écria Bélinde ; et ce sera avec le plus grand plaisir. Je n’irai pas à la cour. — Mon habit n’est pas encore commandé. — Deux cents guinées suffisent-elles pour payer les chevaux ? Oh ! prenez cet argent. — Payez M. Hervey, chère lady Delacour ! et tout sera bien.

Vous êtes une charmante fille, dit lady Delacour, en l’embrassant ; mais que dirai ma cousine, et votre tante Stanhope, si vous ne paraissez pas à la cour le jour de la naissance du roi ? Cela ne peut pas être, ma chère ; d’ailleurs, vous savez que mistriss Franks doit apporter votre habit de cour aujourd’hui, et cela serait ridicule d’être présentée pour rien. —

Eh bien ! dit Bélinde, je n’irai pas à la cour.

— Vous n’irez pas, ma chère ? Quoi ! Vous dépenserez cinquante guinées pour rien ! Réellement je n’ai jamais vu quelqu’un si prodigue de son argent, et si économe de ses sourires.

Certainement, dit miss Portman, il vaut mieux pour moi que je jette cinquante guinées par la fenêtre, toute pauvre que je suis, que de risquer le bonheur de ma vie. — J’y suis décidée, mylady. Voici un billet de deux cents guinées. — Payez M. Hervey, je vous en supplie, et toute l’affaire sera terminée.

Mais sérieusement, miss Portman, je suis consternée que vous me forciez de prendre ce billet ! — C’est absolument vous ruiner. — Mais lord Delacour est le seul qu’il faut blâmer. — C’est son entêtement. — Ayant dit une fois qu’il ne voulait pas payer les chevaux, il nous laisserait plutôt mourir tous que de changer d’avis. Le mois prochain, je pourrai, ma chère, vous les rendre, et vous payer de mille remerciemens. — Quelques mois encore, nous aurons un autre jour de cour ; et alors un nouvel astre paraîtra sur l’horizon de la mode, et on l’appellera Bélinde. En attendant, ma chère, peut-être pourrons-nous engager mistriss Franks à céder votre habit de cour à quelque personne de bon goût, et alors vous garderez vos cinquante guinées pour la première occasion. — Je verrai ce qu’on pourra faire. — Adieu ! Je vous remercie mille fois, malgré votre obstination.

Mistriss Franks déclara d’abord qu’il lui était impossible de céder l’habit de miss Portman ; à la fin cependant dix guinées rendirent tout possible. Bélinde se réjouit de s’en être tirée à si bon marché ; et, contente de sa propre conduite, elle écrivit à sa tante Stanhope pour lui mander ce dont elle pouvait l’informer sans trahir lady Delacour.

Mylady, disait-elle, a eu besoin tout de suite de deux cents guinées, et c’est pour lui prêter cette somme que j’ai abandonné l’idée d’aller à la cour.

Nous verrons suffisamment par la réponse de mistriss Stanhope ce que contenait encore la lettre de miss Portman.

Mistriss Stanhope à miss Portman.

Je ne puis m’empêcher d’être très-étonnée, Bélinde, de votre extraordinaire conduite, et plus encore de votre singulière lettre. — Je vous avoue que je ne conçois pas ce que vous entendez par principes et délicatesse, quand je vois que vous oubliez, non seulement le respect qui est dû aux avis et aux opinions de votre tante, à qui vous devez tout, mais que vous prodiguez son argent, sans le moindre scrupule. — Je vous ai envoyé deux cents guinées, et je desirais que vous allassiez à la cour ; au lieu de cela, vous prêtez mes deux cents guinées à lady Delacour, et vous me mandez que vous ne croyez pas pouvoir, sans indiscrétion, me communiquer toutes les raisons qui vous ont décidée. — C’est bien satisfaisant et bien aimable pour moi ! — Et ensuite, pour raccommoder tout cela, vous me dites que, dans votre position, vous ne croyez pas qu’il soit nécessaire que vous alliez à la cour. Vous ajoutez que nos opinions diffèrent sur beaucoup de points. — Je dois donc et veux vous dire que vous êtes aussi ingrate que présomptueuse.

Je pense donc qu’une jeune fille qui a été bien élevée, et produite dans le monde par ses parens, doit suivre aveuglément leur volonté. — Vous ne manquez pas d’esprit, Bélinde. — Vous me comprenez parfaitement ; et par conséquent je dois imputer vos erreurs plutôt à votre cœur qu’à votre jugement. Je vois qu’à cause de la maladie de la princesse, la fête pour le jour de naissance du roi sera remise à une quinzaine : si vous parlez d’ici là à lord Delacour (à l’insu de sa femme) de l’argent que vous lui avez avancé, et du prix que j’attache à ce que vous paraissiez à la cour, ne doutez pas qu’il ne vous rende vos deux cents guinées. Vous le prierez en même temps de ne pas vous compromettre avec lady Delacour, parce qu’elle pourrait se choquer de ce que vous auriez eu recours à lui. — J’ai appris par des amis intimes de lord Delacour qu’il vous aime beaucoup : quoiqu’un peu obstiné, il est bon homme ; ainsi vous en ferez ce que vous voudrez.

Voilà, ma chère, comment, avec un peu d’adresse, vous irez à la cour sans qu’il vous en coûte un sou de plus : adieu. N’oubliez pas que vous devez à votre tante de suivre ses avis.

Sélina Stanhope.

Bélinde lut cette lettre avec chagrin, mais sa conscience ne lui reprochait rien. Elle sentait bien qu’elle n’aurait pas eu le droit de prêter cet argent à lady Delacour, si sa tante lui avait expressément mandé de ne l’employer qu’à sa parure ; mais mistriss Stanhope n’avait pas écrit cela positivement en envoyant à sa nièce les lettres de change. Celle-ci était peinée cependant d’avoir déplu à sa tante, et de plus, elle était étonnée de voir que M. Hervey ne changeait pas de manière vis-à-vis d’elle. Elle fut très-surprise un jour de s’entendre accuser par lui de caprice, parce qu’elle avait abandonné l’idée d’aller à la cour. L’embarras de lady Delacour, tandis qu’Hervey parlait, la décida à garder le secret sur l’argent qu’elle avait prêté, et elle répondit légérement à M. Hervey, qu’il était surprenant qu’un homme comme lui fût étonné de trouver une femme capricieuse. La conversation prit alors un autre cours ; et, tandis qu’ils causaient sur différens sujets, Champfort, le domestique de lord Delacour, entra avec la lettre de change de mistriss Stanhope dans sa main. Le sellier vient de rapporter ce billet, dit-il, parce que miss Portman a oublié de l’endosser. L’étonnement de Bélinde fut aussi grand dans ce moment que la confusion de lady Delacour.

— Venez par ici, ma chère, et nous trouverons une plume et de l’encre. — Vous n’avez pas besoin d’attendre, Champfort. Mais dites à l’homme qu’on va lui donner le billet. — Miss Portman va l’endosser tout de suite. — Et elle conduisit Bélinde dans une autre chambre.

Grand Dieu ! s’écria Bélinde, cet argent n’a donc pas été payé à M. Hervey ?

Non, ma chère ; mais je prendrai tout le blâme sur moi. — Lord Delacour n’a pas voulu payer ma voiture neuve. — Le sellier a eu l’insolence de refuser de la livrer avant d’avoir touché cent guinées. — J’avais les chevaux, à quoi m’auraient-ils servi sans voiture ? Je savais que Clarence Hervey pouvait attendre son argent plus long-temps qu’un pauvre ouvrier ; ainsi, j’ai payé ce dernier ; et quant à Clarence, quelque mois plus tôt ou plus tard ne lui font rien du tout, car je vous dirai, ma chère, si cela peut vous faire plaisir, qu’il roule sur l’or.

Oh ! que pensera-t-il de moi ? dit Bélinde.

Dites donc plutôt, de lady Delacour.

— Lady Delacour, dit Bélinde, d’un ton plus ferme qu’elle ne lui avait encore parlé, — j’insiste absolument pour que ces billets soient donnés à monsieur Hervey.

C’est impossible, ma chère. Je ne peux pas les reprendre au sellier, il a envoyé la voiture. — C’en est fait, il ne faut plus y penser. — Mais, puisque vous êtes si tourmentée, je dirai la vérité à Clarence, et ma conscience seule sera chargée de la faute. Ainsi, ma chère, reprenez votre gaieté, oubliez tout ceci, pendant que je vais rapporter à monsieur Hervey les louanges qu’il m’a chargée de vous faire, sur la dignité de votre esprit, et la simplicité de votre caractère, etc.

Lady Delacour sortit en finissant ces mots, alla rejoindre Clarence Hervey, et lui raconta toute l’histoire avec l’adresse qu’elle savait si bien employer quand elle voulait pallier ses torts. — Elle était sûre de réussir auprès de Clarence, car c’était l’homme à qui l’argent coûtait le moins ; et d’ailleurs il avait d’autres raisons pour pardonner cette petite intrigue à lady Delacour. Il avait découvert que Bélinde méritait son estime, c’était assez pour lui. C’est alors qu’il sentit tout l’empire qu’elle avait sur son cœur ; il allait lui déclarer son amour, lorsque malheureusement sir Philip Baddely et monsieur Rochefort s’annoncèrent eux-mêmes par le bruit qu’ils firent sur l’escalier.

C’étaient ces messieurs qui avaient dit tant de mal de mistriss Stanhope et de sa nièce, chez lady Singleton, le jour du bal masqué. M. Hervey ne voulait point qu’ils s’apperçussent de l’état de son cœur ; et il cacha son émotion en prenant ce ton de gaieté qui charmait tous ceux qui le connaissaient. Après quelques momens de conversation, ils forcèrent Clarence à venir avec eux goûter des vins chez sir Philip Baddely. Ils sortirent tous les trois.


CHAPITRE VII.


En allant à Saint-James-street, où demeurait le restaurateur, sir Philip Baddely rassembla quelques jeunes gens, qui tous étaient également charmés d’assister au combat épicurien qui devait se livrer entre le baronnet et Clarence Hervey.

Parmi ses autres prétentions, notre héros se piquait d’avoir les organes du goût de la plus délicate perfection. Il n’aimait ni à beaucoup boire, ni à beaucoup manger ; mais il aimait à primer au milieu d’un grand dîner, parmi de vrais épicuriens, comme il aimait à briller dans un salon entouré de jolies femmes. Hervey se donnait alors les airs d’un connaisseur, et jouissait en poussant la supériorité jusqu’à prononcer savamment sur la qualité d’un vin, ou sur la perfection d’une sauce.

Plusieurs plats s’étaient attiré de sa part la critique la plus fine ; il avait montré le plus juste discernement en condamnant une tourte qu’un peu moins d’assaisonnement aurait rendue exquise. Tous les joyeux convives avaient à l’envi applaudi à la justice de son arrêt : échauffé par les fumées de champagne, il crut qu’il pourrait avancer que personne en Angleterre n’avait le goût plus délicat et plus juste que lui. — Sir Philip Baddely ne put supporter une telle arrogance, et il protesta tout haut que, quoiqu’il fût loin de vouloir rivaliser avec monsieur Hervey, sur la perfection de son goût, pour tout ce qui a rapport aux mets divers, cependant il entrerait en lice avec lui pour la connaissance des vins ; et il offrit de soumettre leurs opinions respectives au jugement en dernier ressort d’un fameux marchand de vins de Londres, et d’un ami commun, connu par son goût et son expérience. —

M. Rochefort fut cet ami connu par son goût et son expérience ; et le marchand de vins le mieux famé fut mandé pour adjuger la palme de Bacchus. Clarence Hervey n’eut pas de peine à remporter la victoire ; sir Baddely ne savait que jurer. Ces messieurs, en attendant le dîner, se mirent à boire ; mais cette douce occupation ne put les mener jusqu’à l’heure du repas. Clarence commençait à être un peu étourdi ; Sir Philip Baddely voulait regagner son argent : toute la bande joyeuse sortit, et se dirigea vers le parc Saint-James, et de là sur les bords de la rivière Serpentine. Sir Philip (qui savait bien que Clarence n’avait jamais appris à nager) lui proposa de parier à qui traverserait plus tôt la rivière. Clarence, tout échauffé, s’écria :

C’est moi. —

Aussitôt ces deux messieurs se dépouillent de leurs habits, se précipitent dans l’eau. Bientôt on ne voit plus Clarence : deux hommes qui se promenaient par hasard dans le parc s’approchent, et demandent quel est le sujet du pari.

(C’était le docteur X. et M. Percival.)

On s’apperçoit alors que Clarence a disparu.

Ma parole d’honneur, je ne le vois plus ; que le diable le ramène au moins, puisque le diable l’a emporté ! dit Rochefort : Ah ! voici sa tête, je crois.

Pendant qu’ils délibéraient en jurant, M. Percival s’était lancé à l’eau, et ramenait Clarence privé de sentiment. L’autre personne arriva, et lui donna des soins qui le rendirent à la vie. Tous les jeunes fous partirent pour se mettre à table, et chargèrent sir Georges de ramener Clarence lorsqu’il le pourrait.

À peine Clarence eut-il ouvert les yeux, que sir Georges courut chercher une voiture. Pendant ce temps, Hervey revint tout-à-fait à lui, et remercia les deux inconnus du service qu’ils lui avaient rendu. Il demanda au plus âgé à qui il avait le plaisir de devoir une reconnaissance si vive.

Au docteur X., et…

Au docteur X. ! — s’écria Hervey, serait-il possible ? Combien je suis heureux de vous revoir ! — Je ne connais personne au monde à qui j’aimerais mieux être redevable.

Vous ne connaissez pas monsieur Percival ? je crois, dit le docteur X. Monsieur Percival, permettez que je vous présente un jeune homme à qui vous avez sauvé la vie. Ce jeune homme, monsieur, n’est rien moins que ce Clarence Hervey dont vous avez entendu vanter le génie universel. — Et qui vient d’être couronné, sans doute comme il avait mérité, par les nayades du fleuve Serpentin. — Ne soyez pas assez injuste pour croire que monsieur Clarence ait cette vanité ridicule, qui n’est que trop souvent le caractère distinctif des hommes universels.

Monsieur Clarence est, je vous jure, le plus humble de tous les jeunes gens de ma connaissance ; car tandis que de bons juges le trouvent fait pour être de la société de monsieur Percival, il a la modestie de croire qu’il ne doit marcher de front qu’avec monsieur Rochefort et sir Philip Baddely.

J’aime à voir, dit Clarence, que le docteur X. — a perdu un peu de son amour pour la raillerie, depuis que j’ai eu le plaisir de le rencontrer en pays étranger. Mais, comme je ne puis pas, sans vanité, me croire toute la modestie dont il me pare, je lui demanderai où il demeure. — Demain je ne manquerai pas d’aller le remercier encore, ainsi que monsieur Percival, du service signalé qu’ils m’ont rendu.

Demain ! mais pourquoi pas aujourd’hui ? dit le docteur X. —

C’est que je suis engagé malheureusement chez Rochefort et Baddely, dit Clarence en riant. — Et puis ce soir je dois aller chez lady Delacour.

Lady Delacour ! cette même femme que vous compariez à la Vénus de Médicis ?

C’est elle-même, répondit Hervey ; je l’admire plus que jamais.

Comme un bon connaisseur en peinture, reprit le docteur X. : vous l’admirez d’autant plus, qu’elle est plus vieille. — Ce sont de ces graces que le temps ne peut refuser. —

Venez ! venez ! interrompit monsieur Percival ; ne vous fatiguez pas à décrier lady Delacour. — Je plains monsieur Hervey. —

Pourquoi ? vous n’êtes pas amoureux de lady Delacour, Percival ? dit le docteur X. —

Non, répondit Percival ; je ne suis point amoureux de son portrait, mais j’ai été amoureux de l’original.

Où, quand, et comment ? s’écria Clarence Hervey d’un ton surpris.

Je vous l’apprendrai demain matin, dit Percival ; mais voici votre ami sir Georges qui vient avec sa voiture.

Le diable l’emporte ! — dit Clarence ; dites-moi, je vous prie, comment est-il possible que vous ne soyez plus amoureux de lady Delacour ? — et pourquoi ?

Pourquoi ? dit Percival ; venez demain matin, comme vous me l’avez promis, rue de Grosvenor, et je vous présenterai à lady Anne Percival ; elle pourra répondre à votre question beaucoup mieux que moi.

Pendant qu’ils parlaient, Clarence Hervey s’était r’habillé, et ne se ressentait plus du tout du danger qu’il venait de courir. Une santé robuste, qu’il n’avait jamais affaiblie par des excès, fit qu’il se rétablit de sa chute aussitôt qu’il fut réchauffé.

Clarence, allons, partons, voici la voiture, dit sir Georges. — Comment, mon ami, vous êtes un vigoureux garçon, morbleu ! mais vous me paraissez mieux que si jamais vous n’étiez tombé dans l’eau. Sur ma parole, à votre place, je me jetterais tous les jours une fois dans la rivière Serpentine.

Certainement, reprit Hervey, je suivrais ce conseil-là, si j’étais sûr d’avoir toujours des amis aussi lestes pour m’en retirer. — Dites-moi, je vous prie, sir Georges, que faisiez-vous avec Rochefort, sir Philip, et tout le reste de mes amis, pendant que je me noyais ?

Je ne puis pas vous le dire précisément, — répondit sir Georges. Pour moi, j’avais des bottes, j’étais par conséquent hors d’état de vous secourir ; mais qu’est-ce que tout cela fait à présent ? Allons, venez, il vaut bien mieux penser à notre dîner.

Clarence Hervey, qui était très-sensible, malgré sa légèreté apparente, fut indigné de l’indifférence que ses prétendus amis avaient témoignée dans un moment où sa vie était en danger. Son caractère l’avait porté à croire qu’il était vraiment aimé d’eux ; et, quoiqu’il sût fort bien qu’ils n’étaient ni sages, ni spirituels, il espérait au moins leur trouver un bon cœur. Mais leur conduite dans cette dernière occasion lui fit ouvrir les yeux, et ils ne lui inspirèrent que du mépris.

Monsieur Hervey, vous feriez bien mieux de venir dîner chez moi, dit lord Percival, si vous n’êtes pas engagé irrémissiblement : voici votre médecin, qui vous dira que la tempérance est nécessaire pour un homme qui a pensé se noyer ; et la table de monsieur Rochefort est sûrement trop recherchée pour un convalescent.

Clarence accepta sa proposition avec plaisir. Sir Georges partit de son côté.

À présent, allons retrouver lady Anne ; dit le docteur X. C’est une femme dont l’amabilité… — Mais je ne veux point vous dire ce qu’elle est, ou ce qu’elle n’est pas ; tout homme d’esprit aime à juger par lui-même : nous serons bientôt arrivés ; partons.


CHAPITRE VIII.

L’INTÉRIEUR D’UNE FAMILLE.


Ils trouvèrent lady Anne Percival au milieu de ses enfans, qui tournèrent leurs jolis visages couleur de rose du côté de la porte, aussitôt qu’ils entendirent la voix de leur père. Clarence fut si frappé de l’expression de bonheur qui était répandue sur la physionomie de lady Anne, qu’il oublia absolument de comparer sa beauté avec celle de lady Delacour. Il n’examina point si elle était vraiment belle ; mais il sentit qu’elle avait tout le charme de la beauté. Ses manières plaisaient autant que sa figure ; on n’éprouvait point de gêne dans sa société, et on l’admirait sans qu’elle eût l’air de s’en douter. Clarence était quelquefois fatigué de l’esprit brillant et un peu recherché de lady Delacour ; il fut bien aise de pouvoir se reposer. La gaieté de lady Anne Percival se communiquait à tous ceux qui l’entouraient ; celle de lady Delacour avait une teinte d’afféterie qui empêchait souvent de la partager : on peut admirer l’affectation, mais on ne peut jamais sympathiser avec elle.

Clarence, aidé du docteur, s’occupa beaucoup pendant le dîner des enfans de lady Anne ; le dîner se passa très-gaiement : on apporta le dessert.

Le maître-d’hôtel, en mettant une corbeille pleine de cerises sur la table, dit :

Mylady, ces cerises sont un présent du vieux jardinier de miss Delacour.

Mettez-les donc devant miss Delacour, dit lady Anne. Hélène, ma chère, faites les honneurs de vos cerises.

Au nom de Delacour, Clarence Hervey regarda autour de lui, et, quand il vit placer les cerises devant Hélène, il la fixa avec étonnement ; et, frappé de sa ressemblance avec lady Delacour, il ne put s’empêcher de s’écrier :

Cette jeune personne n’est donc pas la fille de lady Anne ? —

Non : mais je l’aime autant que si elle l’était, répondit lady Anne. —

Mais, dit Clarence, elle est donc nièce de lady Delacour ?

Elle est sa fille, monsieur, dit une femme âgée que Clarence n’avait pas encore remarquée, et qui avait un regard et un ton très-sévères.

Voulez-vous des fraises, M. Hervey, dit lady Anne, ou voulez-vous qu’Hélène vous donne des cerises ?

La fille de lady Delacour ! s’écria Clarence d’un ton de surprise.

Voulez-vous des cerises, monsieur ? dit Hélène d’une voix si tremblante, qu’elle put à peine prononcer ces mots.

Clarence s’apperçut qu’il avait causé son agitation ; il accepta des fraises pour la faire sortir d’embarras.

Les dames se retirèrent peu après ; et comme lord Percival ne dit plus un mot sur le même sujet, Clarence n’osa faire aucune autre question, quoique cette découverte l’eût excessivement surpris. Quand il alla prendre le thé dans le salon, il trouva la dame au ton sévère, qui parlait très-haut ; — et il lui entendit prononcer ces mots :

S’il n’y avait pas de Clarence Hervey, il n’y aurait point de lady Delacour. —

Clarence fit la révérence quand il s’avança dans la chambre, comme si on lui avait fait un grand compliment. — La vieille dame sortit un moment après.

Mistriss Mangaretta Delacour, dit lady Anne à Hervey d’une voix basse, est tante de lady Delacour. — C’est une femme dont le cœur est bien ardent.

Oh ! moi, dit une jeune personne qui était assise près de lady Anne, j’appelle mistriss Mangaretta Delacour un volcan. Je vous assure que je ne suis jamais auprès d’elle sans craindre une explosion : mais elle est si fâchée de s’être emportée, qu’elle en demande pardon, et…

Elle est si bonne malgré sa vivacité, dit lady Anne.

Lady Anne, dit M. Hervey, il faut que je vous demande pardon aussi avoir fait de la peine à miss Delacour par mes indiscrètes questions.

Puis-je, dit mistriss Mangaretta Delacour qui était rentrée dans la chambre, et avait pris place sur un sopha, avec la gravité d’un juge qui va porter un jugement contre un coupable, puis-je vous demander, monsieur, s’il y a long-temps que vous connaissez lady Delacour.

Autant que je puis m’en ressouvenir, madame, répondit Clarence d’un air aussi sérieux, il y a, je crois, à présent quatre ans que j’ai eu l’honneur et le plaisir de voir lady Delacour pour la première fois.

Et depuis ce temps, quoique lié intimement avec lady Delacour, vous n’avez jamais découvert qu’elle avait une fille ?

Jamais, dit M. Hervey.

Eh bien, lady Anne ! eh bien ! s’écria mistriss Mangaretta, me direz-vous encore, après ceci, que lady Delacour n’est pas un monstre ?

Tout le monde dit qu’elle est un prodige, dit lady Anne ; les prodiges et les monstres sont quelquefois regardés comme synonymes : — mais cependant…

On n’a jamais vu une mère comme celle-là, continua mistriss Mangaretta Delacour ; je suis convaincue qu’elle hait sa fille. — Comment, elle ne parle jamais d’elle ! — elle ne la voit jamais ! — elle ne pense jamais à elle !

Bien des mères parlent de leurs enfans plus qu’elles n’y pensent, et d’autres y pensent plus qu’elles n’en parlent, dit lady Anne.

J’ai toujours pensé, dit M. Hervey, que lady Delacour était une femme très-sensible.

Sensible ! s’écria la vieille dame avec indignation ; — elle n’a pas de sensibilité, monsieur ; — aucune, — aucune. Celle qui vit dans une dissipation continuelle, qui ne remplit aucun devoir, qui ne vit que pour elle-même, en quoi, je vous prie, peut-elle montrer de la sensibilité ? Est-elle sensible pour son mari ? — pour sa fille ? — pour qui que ce soit dans le monde ? Oh ! combien je déteste cette sensibilité factice, qui porte seulement à pleurer à une tragédie ! — Lady Delacour n’a de sensibilité que celle qui est nécessaire pour être à la mode. — Je me rappelle bien sa conduite pendant qu’elle nourrissait son enfant, et je me rappelle aussi sa sensibilité, quand ce malheureux enfant mourut victime de sa dissipation. — Le second de ses enfans qu’elle tua…

Qu’elle tua ! — Oh ! certainement, ma chère mistriss Delacour, ce mot est trop fort, dit lady Anne ; vous ne voulez pas faire de lady Delacour une Médée ?

J’aurais peut-être mieux fait de l’appeler ainsi, s’écria mistriss Delacour. — Je comprends bien qu’il puisse exister une femme jalouse ; mais une mère dénaturée, — je ne le puis concevoir, cela passe mes facultés.

Et les miennes aussi, dit lady Anne ; et tellement même, que je ne puis concevoir qu’un être pareil existe. — Malgré tout ce que j’en ai entendu dire, ma chère mistriss Delacour, je répéterai avec vous que je ne puis le comprendre.

Cependant, dit mistriss Delacour, rien n’est plus évident. Comment donc expliquerez-vous autrement sa conduite envers ma pauvre Hélène, — ou plutôt envers votre pauvre Hélène — car vous l’avez élevée, vous l’avez protégée, vous avez été une mère pour elle ! — Je suis vieille, infirme, et beaucoup trop vive, et je n’aurais jamais pu faire pour elle tout ce que vous avez fait. Que Dieu récompense vos soins par mille bénédictions !

Elle se leva, en parlant, pour poser sa tasse sur la table : Clarence Hervey se leva aussitôt, et lui demanda la permission de la porter lui-même.

Jeune homme, dit-elle, il est tout-à-fait contraire à la mode d’être poli envers une personne âgée. Je souhaite que votre amie lady Delacour reçoive autant de respect dans sa vieillesse qu’elle a trouvé d’hommages dans sa jeunesse. Pauvre femme ! l’admiration qu’on a pour elle lui a tout-à-fait tourné la tête ; — et, si la renommée dit vrai, M. Clarence Hervey y a contribué par ses flatteries.

Il est vrai que les charmes de lady Delacour ont tourné la mienne, dit Clarence ; et je ne suis certainement pas blâmable d’admirer ce que tout le monde admire.

Je desirerais, dit la vieille dame, pour elle, pour sa famille, et pour sa réputation, qu’elle eût moins d’admirateurs et plus d’amis : mais est-elle assez sage pour en sentir le prix ?

Nous ne connaissons le bonheur d’avoir des amis que par l’expérience, dit lady Anne ; ainsi, il ne faut pas s’étonner que ceux qui n’ont jamais éprouvé les plaisirs de l’amitié ne puissent pas en connaître le prix.

Vous êtes bien indulgente ; mais lady Delacour est trop vaine pour avoir jamais un ami, dit mistriss Delacour. — Ma chère lady Anne, vous ne la connaissez pas aussi bien que moi ; — elle a une vanité qui n’a pas d’exemple.

C’est beaucoup dire, dit lady Anne, et nous devons alors ajouter aussi, que lady Delacour étant une grande héritière, ayant une grande beauté et beaucoup d’esprit, doit avoir au moins une triple part de vanité.

Sa fortune est dissipée et sa beauté évanouie, et, s’il lui reste de l’esprit, il est temps, je pense, qu’il lui serve à se bien conduire, dit mistriss Delacour ; mais je veux l’oublier — tout-à-fait. —

Oh ! non, dit lady Anne, il ne faut pas l’abandonner encore. — On m’a assuré que lady Delacour n’était pas tout-à-fait insensible comme elle le paraît être. — Elle est une des métamorphoses opérées par la mode ; l’enchantement sera bientôt détruit, et alors elle reprendra son caractère naturel. Je ne serais pas du tout surprise que lady Delacour nous parût tout à coup la femme comme il y en a peu.

Ou la bonne mère, dit mistriss Delacour ironiquement, après avoir abandonné sa fille !

Oui, interrompit lady Anne ; quand elle sera fatiguée des plaisirs insipides du monde, elle trouvera d’autant plus de douceur à se livrer à la vie domestique, que ce sera tout nouveau pour elle.

— Ainsi, vous croyez réellement, ma chère lady Anne, que lady Delacour finira par être une femme estimable. — Eh bien, dit mistriss Mangaretta après avoir pris deux prises de tabac, quelques personnes croient aux miracles, — mais j’avoue que je ne suis pas du nombre ; — et vous, M. Hervey ?

Si cela m’était annoncé par un bon ange, dit Clarence en souriant et en jetant un coup-d’œil sur lady Anne, — comment pourrais-je en douter ?

La conversation fut interrompue par les enfans de lady Anne, qui vinrent demander à leur mère la permission de montrer des estampes à Hélène Delacour.

Les enfans parlèrent entre eux du bon vieux jardinier qui avait envoyé des cerises aussi belles. Clarence demanda quel était ce jardinier qui avait pris Hélène en affection. Lady Anne raconta toute l’histoire de l’aloès que mistriss Stanhope avait procuré à lady Delacour. Elle dit que le jardinier à qui il appartenait espérait en avoir cent livres sterling, mais qu’une femme de chambre de mistriss Stanhope le séduisit, lui refusa sa main s’il ne le donnait pour cinquante louis. Il céda. Quelques jours après la cérémonie, la perfide l’abandonna. Toutes les réflexions de mistriss Mangaretta Delacour, sur mistriss Stanhope et tout ce qui lui appartenait par quelque lien, firent sur Hervey la plus vive impression. Lady Anne continu ainsi :

Le bon jardinier, ruiné, fut réduit à demander l’aumône. Je passais un jour dans la rue d’Oxford ; je vis une troupe de jeunes pensionnaires sortir d’une église : elles jetèrent, presque toutes, un peu d’argent au pauvre jardinier. Le malheureux était si faible, qu’il ne put le ramasser, et je remarquai une des plus jeunes pensionnaires se baisser, et porter toute la petite offrande dans le chapeau du bon vieillard. Pendant le temps qu’avait demandé cette bonne action, ses compagnes s’étaient éloignées, et avaient tourné plusieurs rues. La pauvre petite se désolait. Je m’approchai d’elle, et je lui offris de la reconduire à sa pension ; je pris sa main, et nous arrivâmes. Je demandai son nom : — c’était Hélène Delacour. Depuis ce temps, je fis connaissance avec mistriss Mangaretta, et j’obtins que sa petite nièce passât quelque temps avec moi : je l’aime beaucoup, et je voudrais ne jamais m’en séparer.

Lady Percival a-t-elle jamais rencontré la jeune personne qui est auprès de lady Delacour ? dit Clarence.

Je l’ai vue un soir à l’opéra, répondit lady Anne ; elle a un charmant maintien.

Qui ? dit mistriss Mangaretta : est-ce de Bélinde Portman dont vous parlez ? Quant à moi, si j’étais homme, je ne trouverais jamais un charmant maintien à une jeune personne qui est la nièce de mistriss Stanhope et l’amie de… Hélène, fermez la porte, je vous prie… de la femme la plus coquette de Londres.

Il est vrai, répondit lady Anne, que miss Portman est dans une position difficile ; mais les jeunes gens peuvent tirer de bonnes leçons de tels exemples.

Le docteur X., M. Percival et d’autres personnes entrèrent en ce moment, et la conversation fut encore interrompue.

Elle devint générale : Clarence y déploya autant de sagesse que d’esprit, et força mistriss Mangaretta de dire, après qu’il fut sorti :

Ce jeune homme a des manières bien différentes de celles que je m’attendais à lui trouver.


CHAPITRE IX.

JUGEMENS ET PROJETS.


Le jour suivant, M. Hervey alla chez le docteur X., et le pria de l’accompagner chez lady Delacour.

Pour être présenté à votre muse tragique ? lui dit le docteur.

Oui, reprit Hervey ; je veux avoir votre opinion sur une jeune dame que vous trouverez chez elle.

— Est-elle belle ?

— Charmante !

— Jeune ?

— Oui !

— A-t-elle de la grace ?

— Plus que personne au monde !

Jeune, belle, remplie de graces. Je commence à me méfier de vous, dit le docteur : si j’allais lui trouver mille défauts qui compensassent chez elle tant de perfections ?

Mille défauts ! s’écria vivement Clarence ; vous êtes charitable.

Eh bien, reprit le docteur, pour vous punir de votre vivacité, en aurait-elle un million, je veux les voir avec les yeux d’un flatteur et non d’un ami.

Je vous défie, dit Hervey, d’être aussi bon ou aussi méchant que vos paroles ; vous avez trop de raison pour être un bon flatteur.

Et peut-être, dit le docteur, trop aussi pour faire un bon ami ? pensez-vous.

— Non pas ; mais, mon cher docteur, j’espère que vous ne serez pas prévenu contre Bélinde parce qu’elle est avec lady Delacour : je suis certain, et j’ai la preuve qu’elle n’a aucune influence sur ses pensées et ses actions. —

C’est très-possible, interrompit le docteur X. ; mais, avant d’aller plus loin, faites-moi le plaisir de me dire de quelle Bélinde vous parlez.

— De Bélinde Portman ; j’oubliais que vous ne la connaissiez pas.

— Miss Portman, une nièce de madame Stanhope ?

— Oui ; mais que cela ne vous prévienne pas encore contre elle comme je l’ai été moi-même.

— Vous m’excuserez, Hervey, si je suis plutôt votre premier exemple que votre nouvelle opinion.

Non, reprit Clarence, mon opinion vaut mieux.

Lady Delacour reçut le docteur X. avec grace, et remercia Clarence Hervey de lui avoir présenté une personne qu’elle desirait connaître depuis long-temps.

Le docteur X. avait une grande réputation littéraire, et elle vit qu’il y joignait toutes les qualités d’un homme du monde. Son amour-propre se piqua d’exciter son admiration. Elle s’apperçut aussi qu’Hervey avait une grande confiance en ses conseils, et ce fut pour elle un motif suffisant de chercher à lui donner une bonne opinion de son caractère.

Les manières et la conversation du docteur plurent sur-tout à Bélinde. Il la remarquait, et elle voulut lui plaire ; mais elle avait trop d’esprit et de bon goût pour prévenir sa pénétration en étalant à ses yeux toutes ses connaissances, et pour aller au-devant de ses regards en se parant de toutes ses graces. Un homme délicat, qui a quelque connaissance du monde, et qui possède le charme de la conversation, sait aisément apprécier ceux avec lesquels il cause : le docteur X. possédait ce talent au suprême degré.

Eh bien ! dit Clarence en sortant, que pensez-vous de lady Delacour ?

Je suis ébloui par une trop grande lumière, répondit le docteur.

Cette dame est très-brillante, docteur ; mais j’espère qu’elle n’a pas effacé miss Portman ?

Non, j’ai détourné mes yeux de lady Delacour sur miss Portman, comme un peintre cherche à reposer les siens sur une teinte douce et fraîche quand ils ont été fatigués par des couleurs trop éblouissantes.

Je craignais, dit Hervey, que vous n’eussiez trouvé ses manières trop réservées et trop froides ; mais tant mieux, de jour en jour nous découvrirons avec plus de plaisir les fleurs charmantes que cache cette neige.

C’est une espérance très-poétique, dit le docteur X. ; mais, dans notre jugement sur le caractère des hommes, nous ne devons pas nous en rapporter entièrement à l’analogie qu’ils peuvent avoir avec le règne végétal.

Comment ! s’écria Hervey en fixant le docteur, que voulez-vous dire ? Bélinde vous aurait-elle déplu ?

Vos craintes, comme vos espérances, sont trop promptes, cher Hervey ; pour vous tirer de peine, je vous dirai que tout ce que j’ai vu d’elle me plaît : mais je ne puis avoir une opinion arrêtée sur le caractère d’une femme après une seule visite.

Les femmes, comme les hommes, parlent d’une manière et agissent de l’autre : il faut que je suive les actions de Bélinde, et que je l’étudie avant de vous donner mon opinion sur elle. Lady Delacour m’a prié de revenir le plus souvent que je pourrais ; c’est pour vous, mon cher Hervey, que je veux lui obéir ponctuellement, afin d’avoir plus d’occasions de connaître miss Portman.

Hervey lui en témoigna vivement sa reconnaissance. La première conversation du docteur avait plu à Bélinde, et, plus elle le vit, plus elle aima sa société. Elle éprouva qu’il avait développé son esprit, et que, sans employer la flatterie, il avait su, par sa grace et son adresse, lui donner plus de confiance en elle-même. Peu à peu, elle parvint au point de le regarder comme son ami. Elle épanchait ingénuement avec lui son opinion sur tout ce qui la frappait, et trouvait un plaisir infini à s’instruire, par ses observations, sur l’esprit et la tournure des personnes que recevait lady Delacour. Elle put juger de la sincère amitié du docteur, non seulement par celle qu’il lui témoignait, mais sur-tout par sa manière d’être envers les autres.

Un soir, dans une société choisie, chez lady Delacour, un gentilhomme espagnol attirait l’attention de la société en racontant des anecdotes sur la passion que montraient quelques-uns de ses compatriotes pour le jeu d’échecs. Il cita plusieurs familles où des parties n’ayant pas été terminées, et ayant survécu aux joueurs, étaient continuées par leurs fils, et où la victoire restait douteuse pendant une centaine d’années.

M. Hervey observa que le gain d’une bataille était alors si commun pour les Espagnols, qu’une victoire aux échecs semblait devoir être plus éclatante, et donner une plus grande réputation ; et qu’un abbé, ayant perdu adroitement une partie d’échecs avec un ministre espagnol, y avait gagné le chapeau de cardinal.

L’étranger fut charmé de la manière avec laquelle Hervey avait amené cette anecdote : il l’attaqua en français et en italien. Il connaissait à fond ces deux langues ; mais Clarence les savait mieux encore : de sorte que l’étranger, qui d’abord avait attiré sur lui l’attention générale, fut bientôt effacé par Hervey.

Une dissertation savante sur le jeu d’échecs s’étant entamée, notre héros s’y distingua, et l’emporta sur son adversaire. Son ami le docteur X. fut surpris de l’étendue de ses connaissances ; les dames admirèrent son goût comme poète, les hommes sa justesse d’esprit comme critique ; lady Delacour l’applaudit hautement, et Bélinde l’approuva en silence.

Le gentilhomme espagnol lui demanda si, au jeu d’échecs, sa pratique était aussi bonne que sa théorie. Clarence avait l’amour-propre de réussir en toutes choses : il accepta ; et, pendant qu’ils rangeaient leurs pièces, lady Delacour s’écria que le prix de la victoire serait le jeu d’échecs, faisant allusion à un trait pareil de la reine Élisabeth pour Raleigh et Essex, ses favoris. Le combat commença ; mais la présence de Bélinde ayant distrait l’attention d’Hervey, il fit quelques fautes qui donnèrent à l’Espagnol une faible idée du talent de son adversaire. Bélinde changea de place, et Clarence, n’ayant plus son attention partagée, prouva qu’il n’était pas un ennemi qu’on dût dédaigner.

Le combat fut long ; mais, à la surprise de tout le monde, Hervey resta maître du champ de bataille. Glorieux de ce succès, il chercha lady Delacour, de qui il devait recevoir les honneurs du triomphe ; elle était sortie. Elle reparut bientôt après, vêtue comme la reine Élisabeth, avec l’antique costume de ce temps. Clarence, se jetant à ses genoux, lui fit un discours dans ce style fleuri dont Essex et Raleigh se servaient avec Élisabeth. Bientôt la coquetterie fit oublier à la reine la dignité de son rôle ; car le courtisan parut aussi transporté de sa faveur que la vanité de sa souveraine pouvait le desirer. Les caractères furent bien soutenus : les personnages s’animèrent tellement, et furent si pleins de leurs rôles, qu’ils parurent oublier les spectateurs. Clarence rentra bientôt en lui-même en voyant la rougeur qui couvrit les joues de Bélinde quand la reine la désigna comme une de ses dames d’honneur dont elle était jalouse. Il s’apperçut que la chaleur de la conversation l’avait emporté plus loin qu’il n’avait voulu. Il était difficile de résister à une reine qui faisait des avances.

Mais sir Walter Raleigh s’adressant tout d’un coup, avec une présence d’esprit admirable, au gentilhomme, comme à l’ambassadeur d’Espagne :

Votre excellence sait, dit-il, comment cette grande reine tourne la tête de ses heureux sujets, et possède l’art de ne les payer qu’en paroles… Le nouveau monde vous a-t-il rien donné de plus précieux ?

L’ambassadeur espagnol répondit gravement à cette apostrophe, donna par là un nouveau tour à la conversation, et tira Clarence d’embarras. Alors lady Delacour et la société passèrent dans un autre appartement voisin, pour y voir le portrait de la reine Marie. Hervey resta avec Bélinde et le docteur, qui, à la prière de la jeune miss, lui donnait une leçon d’échecs.

Lady Delacour a un esprit charmant, dit Clarence ; elle inspire de la gaieté à tout le monde.

À tout le monde ! elle me porte plutôt à la mélancolie, dit le docteur : cette gaieté si bruyante ne me paraît pas tout-à-fait naturelle ; la vivacité que donnent la jeunesse et la santé me charment toujours ; mais cette gaieté extraordinaire semblerait prouver que son esprit cherche à l’étourdir sur sa santé.

La pénétration du docteur le fit tant approcher de la vérité, que Bélinde, craignant qu’on ne devinât le secret de son amie, n’osa plus lever les yeux.

Lady Delacour, poursuivit le docteur, semble être dans une agitation perpétuelle de corps et d’esprit : j’ignore encore auquel des deux l’attribuer ; mais, comme médecin, j’ai quelque curiosité de savoir si c’est à l’un ou à l’autre qu’il faut s’en prendre. Si je pouvais tâter son pouls, je l’aurais bientôt deviné ; mais je lui ai entendu dire qu’elle ne pouvait le souffrir, et une femme n’a de répugnance invincible que pour de bonnes raisons.

Il faut lui dérober son secret, dit Clarence ; et je puis vous donner un moyen de compter les battement de son pouls sans qu’elle s’en doute, sans qu’elle vous voie.

— En vérité, Clarence, dites-moi donc comment ; cela pourra m’être utile.

Êtes-vous raisonnable, M. Hervey ? dit Bélinde.

Mon secret est bien simple, reprit-il, et je suis surpris que vous ne l’ayez pas deviné : n’est-il pas possible de compter les pulsations par l’agitation de la poitrine ?

En vérité, dit le docteur, vous faites vraiment un usage trop sérieux d’une futile observation.

Le docteur s’arrêta, regarda autour de lui. On ne peut pas nous entendre, dit-il ; puis fixant Clarence :

Quel dommage, M. Hervey, qu’un jeune homme qui a tant de mérite et de discernement, qui réussirait à tout ce qu’il entreprendrait, ne veuille être rien dans le monde ! pardonnez-moi l’expression ; qu’il n’attache qu’à de petits succès un esprit qui serait si propre aux grandes choses ! Devrait-il employer ses moyens à acquérir une frivole supériorité, quand ces mêmes efforts, dirigés vers un but plus élevé, lui donneraient la place la plus distinguée parmi les premiers hommes de son pays ? Doit-il rester dans l’inaction, celui qui, par ses talens naturels et acquis, peut se faire une si brillante réputation ? celui qui, ambitionnant un prix plus noble, plus désintéressé, plus grand encore que la gloire, peut être si utile, et concourir si efficacement au bonheur de son pays ? Se choisira-t-il un salon pour théâtre, se contentera-t-il des frivoles succès qu’il y obtiendra, l’homme qui, sur la scène du monde, s’attirerait les regards et mériterait l’admiration de tous ses semblables ?

Enfin, celui qui peut être si grand en public, si heureux dans sa vie privée, peut-il perdre ainsi les plus belles années de sa vie ?

Cela peut s’appeler un sermon, dit Hervey.

Non, en vérité, reprit le docteur ; je me sers seulement des expressions les plus fortes pour vous peindre ma pensée ; et, pour qu’il vous fasse impression, mon cœur seul vous parle, pardonnez-lui s’il vous a déplu.

Vous pardonner ! s’écria Hervey en lui serrant la main, vos conseils sont excellens, votre conduite est meilleure encore : vous avez excité mon ambition. J’ai perdu quelques années, mais l’expérience me reste. Je ne me flatte pas de mériter un jour, par mes talens, la reconnaissance de mes concitoyens ; mais je ferai ce que je pourrai, mon excellent ami. Si j’ai quelques succès en public, si je suis heureux dans mon intérieur, c’est vous que j’en remercierai.

Bélinde fut touchée de la modestie et des sentimens de Clarence : son caractère se montrait à elle dans un nouveau jour ; elle était fière d’avoir deviné son mérite, et, dès ce moment, la présence et la conversation d’Hervey lui firent éprouver un plaisir qu’elle n’avait pas encore connu.

Le lendemain matin, sir Philip Baddely et M. Rochefort firent une visite à lady Delacour ; ils y trouvèrent M. Hervey. Mylady était enfermée avec mistriss Franks. Bélinde resta seule avec ces messieurs.

Ah ! te voilà, Clarence, s’écria sir Philip ; diable m’emporte si nous ne te croyions pas perdu depuis que tu es tombé dans l’eau ! Pourquoi n’es-tu pas venu dîner avec nous ? — Nous avons été diablement gais ; mais nous étions au désespoir de ton saut périlleux dans la rivière Serpentine. N’est-ce pas, Rochefort, que nous en avons été diablement désolés ?

Ah ! messieurs, dit Clarence avec ironie, vous n’avez pas besoin de chercher à me convaincre de la réalité de votre désespoir : — pensez-vous que je puisse jamais oublier le dévouement généreux qui vous porta à vous précipiter courageusement dans la rivière pour sauver votre ami ?

Je crois, le diable m’emporte, que Clarence nous raille ! dit sir Philip ; il a pris du ton de ce docteur qu’il aime tant. Dis-moi donc, Clarence, quand nous le sacrifieras-tu ?

Le docteur X. est cependant un homme bien aimable, dit Bélinde, et…

Sais-tu, interrompit Rochefort, que, sur mon honneur, nous te bannirons de notre joyeux club, si tu as des amis aussi sévères et aussi sérieux ?

Ce sera me faire honneur, messieurs, repartit Hervey, si votre club me juge digne de l’ostracisme. Le petit séjour que j’ai fait dans l’eau m’a donné une grande leçon, sir Philip ; j’ai senti, depuis ce moment, la différence qui existe entre de vrais amis et de simples connaissances ; — ne comptez jamais me faire renoncer au plaisir de voir le docteur X.

Adieu donc, Clarence, dirent ces messieurs, vous n’êtes plus des nôtres.

Tant pis et tant mieux, reprit Hervey. Adieu, messieurs.

Sir Philip et Rochefort sortirent aussitôt.

Dès qu’ils furent partis, Clarence se tourna involontairement vers Bélinde, et crut lire dans ses regards qu’elle approuvait pleinement sa conduite.

Ils sont enfin partis, dit lady Delacour en rentrant dans le salon ; ils sont restés bien longtemps ; et mistriss Franks m’a rendu un grand service, en me débarrassant d’eux. J’ai tant d’affaires ce matin, qu’à peine ai-je un moment à donner à l’esprit et à Clarence Hervey. Ma chère Bélinde, auriez-vous la bonté de lire ces lettres avec moi ? Mariette prétend qu’elles sont dans mon écritoire depuis huit jours ; je ne puis me décider à les ouvrir. Le docteur X. a raison, nous sommes punis de notre indolence ; en négligeant nos devoirs, ils s’accumulent et deviennent au-dessus de nos forces. Votre ami, Clarence, réunit l’esprit à la sagesse, ce qui est bien rare. Hélas ! dit-elle en soupirant, avec un ami comme le docteur X., j’aurais pu sans vanité prétendre à un tel éloge !

Ces mots firent une grande impression sur l’ame bienveillante de Clarence. Pourquoi ne pourrait-elle pas se corriger ? se dit-il à lui-même ; mistriss Mangaretta Delacour se trompe quand elle croit que lady Delacour manque de sensibilité.

Qu’avez-vous donc, ma chère Bélinde ? il me semble que vous lisez quelque chose de bien pathétique, dit mylady en prenant la lettre que tenait Bélinde. — Hélène Delacour ! Oh ! les lettres d’enfant sont mon antipathie. Je me suis fait la loi de ne jamais lire les épîtres d’Hélène.

De grace, faites aujourd’hui exception à cette règle : cette lettre en vaut la peine ; miss Delacour a, comme sa mère, l’éloquence du billet.

Miss Portman possède en partage la magie de la persuasion ; car il est impossible de lui résister. N’est-ce pas compliment pour compliment, ma chère ? Voyons donc le style charmant d’Hélène. C’est réellement très-bien ! Où cette petite fille a-t-elle appris à écrire ? Je vous proteste que je veux qu’elle vienne avec moi cet été, après la fête ; j’aurai le temps de m’en occuper. Mais cependant nous quitterons alors la ville, et que pourrai-je faire d’elle à Harrow-Gate ? Oh ! elle est mieux avec sa langoureuse tante. Ces gens méthodiques sont des amis si commodes ! Je crois que mistriss Mangaretta a de l’antipathie pour moi, parce que nous ne nous ressemblons pas : mais heureusement que sa haine ne s’étend pas sur ma fille ; elle aime Hélène, à la folie, et c’est, je crois, pour me surpasser en quelque chose. Il faudra bien que je l’égale un jour ; mais, en attendant, elle me sauve beaucoup d’embarras. Ainsi va le monde, Clarence ; mais qu’avez-vous donc ? Votre air sérieux m’épouvante.

De grace, mylady, reprit Clarence en sortant de sa rêverie, dites-moi quand vous irez à Harrow-Gate ?

Vous changez rapidement de conversation ! Je n’ai pas encore arrêté le moment de notre départ ; mais, dans tous les cas, j’espère que vous voudrez bien y venir avec nous.

Clarence la remercia, et prit congé d’elle.

Eh bien, ma chère, dit lady Delacour, vous ne quittez pas la lettre d’Hélène ?

J’imagine que mylady ne l’a pas finie, répondit Bélinde.

Non : je crains d’y trouver une foule de questions auxquelles il me serait trop ennuyeux de répondre.

Avez-vous vu que mistriss Delacour est malade ?

Pauvre femme ! dit lady Delacour, elle mourra bientôt, et j’aurai Hélène sur les bras, à moins que quelqu’autre amie du même genre ne veuille s’en charger.

Il me semble que lady Anne Percival l’aime extrêmement.

Oh ! j’ai vu quelquefois lady Anne, interrompit lady Delacour ; Hélène m’a parlé d’elle dans quelques-unes de ses lettres.

Vous les lisez donc quelquefois ?

Oui, à moitié ; mais jamais d’un bout à l’autre, dit en riant mylady.

Pourquoi prendre plaisir à vous faire plus méchante que vous n’êtes ? lui dit Bélinde en prenant sa main avec amitié.

Parce que je serais désolée de ressembler à ceux qui s’obstinent à paraître meilleurs qu’ils ne sont. Quoi qu’il en soit, j’aime à penser que la bonté de lady Anne pour ma fille lui est inspirée par M. Percival ; cela me prouve qu’il ne m’a pas oubliée ; — car, autrement, pourquoi sa femme s’occuperait-elle autant de ma fille ?

Il me semble que ce n’est pas à mylady à croire qu’un mari puisse nécessairement influencer les actions de sa femme.

Non pas nécessairement, mais involontairement : quand on prend le parti d’aimer son mari, on finit par obéir, soit par principe, soit par sentiment. Vous m’entendez à présent ; au reste, je n’ai aucune obligation à lady Anne Percival de son obligeance pour Hélène. Je la regarde comme un acte de soumission de sa part ; d’ailleurs elle est récompensée, quand on dit d’elle : Lady Anne Percival est la meilleure femme du monde ; c’est le modèle des femmes. Je hais ces froides perfections ; j’espère bien ne voir jamais cette lady Anne ; je me sens disposée à la détester plus que toute autre, sans en excepter mistriss Luttridge.

Bélinde fut surprise et choquée de la manière avec laquelle lady Delacour interprétait la généreuse pitié de lady Anne. Elle essaya en vain de changer son opinion sur lady Percival : c’était une femme d’un mérite distingué ; elle avait excité la jalousie de lady Delacour ; celle-ci n’écoutait jamais la raison.

Vous m’avez appelée votre amie, dit Bélinde, et je serais indigne de ce nom, si je n’avais pas le courage de vous dire la vérité, et de vous faire sentir quand vous avez tort.

Et moi, je n’ai pas la force de vous écouter, ma chère, dit lady Delacour ; — ainsi votre amitié n’aura rien à se reprocher : supposez que vous ayez dit tout ce qu’il y aurait de raisonnable, de bon et de sublime à dire, et que vous ayez mérité d’être appelée la meilleure amie. — Mais je vous avertis que toutes vos représentations seront inutiles, que mon amitié et mon estime seront votre seule récompense. — Vous gémissez de mes folies. — Hélas ! ma chère, ce n’est pas la peine de me corriger ; — mes folies passeront bientôt avec moi. — Si vous avez un peu d’humanité, vous ne me forcerez pas à réfléchir. — Parlons plutôt du jour de la naissance du roi, ou de la nouvelle pièce que nous devons voir ce soir, ou de la figure ridicule que lady H** faisait au concert ; ou bien parlons d’Harrow-Gate.

La pitié succéda dans le cœur de Bélinde au mépris que lui avaient inspiré les propos de lady Delacour, et elle ne put même pas retenir ses larmes, en songeant que cette malheureuse femme cherchait à cacher, par une gaieté forcée, les peines réelles de son ame. — Elle lui dit :

Ma chère lady Delacour, ne croyez-vous pas que la douceur et la tendresse de votre petite Hélène ajouteraient à votre bonheur, si elle était près de vous ?

La disposition affectueuse de son caractère ne me sert à rien, dit lady Delacour.

Bélinde sentit une larme brûlante tomber sur sa main.

Pouvez-vous être étonnée, dit lady Delacour en essuyant précipitamment ses pleurs, que je déteste lady Anne Percival ? vous voyez qu’elle m’a ôté la tendresse de mon enfant. — Hélène demande de revenir avec moi, — oui ; — mais comment le demande-t-elle ? — Avec froideur, indifférence, et comme par devoir. — Regardez à la fin de sa lettre, — je l’ai lue toute entière, — j’ai pesé chacun de ses mots. — Comme son style est changé ! — Voyez comme elle s’interrompt quand elle parle de moi, pour m’entretenir des bontés de lady Anne ; — c’est alors que son cœur s’épanche. — Lady Anne, dit-elle, lui offre de la mener à Oakly-Park ; — elle serait très-heureuse d’y aller, si cela me convenait. — Oui, qu’elle s’éloigne de moi autant que possible ! — Que jamais elle ne revoie sa malheureuse mère ! — Écrivez, dit lady Delacour en se tournant vivement vers Bélinde, écrivez-lui en mon nom, qu’elle parte pour Oakly-Park, et que je lui souhaite tout le bonheur qu’elle s’y promet.

Mais pourquoi pensez-vous qu’Hélène ne peut être heureuse auprès de vous ? dit Bélinde. Voyez-la, — et vous la jugerez alors plus favorablement.

Non, dit lady Delacour, non ; il est trop tard, j’ai perdu mes droits à l’affection de ma fille, et je ne consentirai jamais à la supplier de me les rendre.

L’orgueil, le chagrin et la colère, se peignaient dans ses traits ; en disant ces mots, elle detourna la tête, et se promena dans la chambre avec fierté.

Il ne me reste rien à faire, dit Bélinde, que d’adoucir ce caractère impérieux. — Toute autre espérance serait vaine.

Clarence Hervey, qui ne se doutait pas que la brillante et spirituelle lady Delacour touchait à sa fin, avait formé un projet digne de l’ardeur bienfaisante de son caractère. La manière dont lady Delacour avait parlé au docteur X., la réflexion qu’elle fit alors en soupirant sur le bonheur d’avoir un véritable ami, qui puisse nous diriger par des avis salutaires, touchèrent vivement Hervey. Jusqu’à ce moment, il n’avait regardé lady Delacour que comme une femme de beaucoup d’esprit, et elle l’amusait : sa société, son goût pour les plaisirs, rendaient sa maison charmante ; mais jamais il ne s’était assez intéressé à elle pour desirer son bonheur. — Il résolut, d’après cette conversation, d’employer toute son influence sur elle pour dissiper ses chagrins. Il n’était ni assez fat, ni assez dupe, pour croire que lady Delacour eût de l’amour pour lui ; il voyait bien qu’elle ne desirait que son admiration, et il voulut lui prouver que cette admiration ne pouvait être que la suite de son estime.

Clarence avait l’ame vraiment généreuse ; il était capable de faire les plus grands sacrifices lorsqu’ils avaient pour but une bonne action. Il se détermina donc à retarder l’aveu de ses sentimens à Bélinde, afin de se livrer entièrement à l’accomplissement de son nouveau projet. —

Le plan qu’il avait formé était de détacher par degrés lady Delacour du tourbillon où elle se laissait entraîner ; et les moyens dont il voulait se servir étaient de la ramener à sa fille et à lady Anne Percival. Il saisissait avec avidité l’espoir qui lui était offert ; mais ses résolutions, quoique promptes, n’en étaient pas moins durables. —

En sortant de chez lady Delacour, il vola chez le docteur X., et il lui fit part de ses desseins. —

Vos intentions sont louables, lui dit le docteur ; mais avez-vous la folle présomption de penser qu’un jeune homme de vingt-huit ans réformera une coquette de trente-huit ?

Lady Delacour n’a encore que trente-six ans, dit Clarence ; et, d’ailleurs, plus elle serait âgée, plus je serais sûr de réussir. Elle a un jugement sûr, et l’esprit très-juste ; j’espère qu’aussitôt qu’elle aura connu lady Anne Percival, elle saura l’apprécier, et sentira combien elle s’est trompée en prenant la route des chimères, pour arriver au bonheur. — Toute la difficulté consiste à les rapprocher adroitement l’une de l’autre ; et je compte bien sur vous, mon cher docteur, pour réussir dans cette délicate négociation. — Ayez la bonté de préparer lady Percival à supporter les défauts de lady Delacour, et, de mon côté, je tâcherai de préparer lady Delacour à souffrir les vertus de lady Anne.

Vous avez généreusement pris la tâche la plus difficile, répondit le docteur. Eh bien ! nous verrons ce qu’il faudra faire. Après le jour de la naissance du roi, lady Delacour doit aller à Harrow-Gate. — Oakly-Park n’en est pas loin ; ainsi ces deux dames, auront de fréquentes occasions de se voir. Mais, croyez-moi, rien ne peut être fait avant ce jour ; car dans ce moment-ci la tête de lady Delacour n’est remplie que de bonnets, de tuniques, de fleurs, de chevaux, de voitures, et du desir qu’elle a d’effacer une certaine madame Luttridge, qu’elle hait à la mort.


CHAPITRE X.

LE BOUDOIR MYSTÉRIEUX.


Accoutumé à l’étude de la nature humaine, le docteur X. avait acquis une étonnante sagacité pour juger des caractères. Malgré l’adresse avec laquelle lady Delacour cachait les motifs secrets de sa conduite, il découvrit promptement que sa haine pour mistriss Luttridge était sa passion dominante. Depuis neuf ans, l’état de guerre dans lequel elles vivaient avait exaspéré leurs caractères ; et elles ne négligeaient aucune occasion de manifester leur mutuelle antipathie.

Lady Delacour, accoutumée à l’admiration, à l’adoration du monde, était devenue difficile sur les louanges qu’on lui donnait, et elle n’était satisfaite qu’en paraissant toujours supérieure à sa rivale.

Mistriss Luttridge devait avoir des livrées et une voiture neuve pour le jour de la naissance du roi. Lady Delacour voulait l’effacer par sa magnificence ; et ce fut cette frivole ambition qui l’entraîna à accepter avec si peu de noblesse et les chevaux de mistriss Portman, et les deux cents guinées de Clarence Hervey.

Ce grand jour arriva enfin ; toute la matinée le triomphe de mylady fut complet, la toilette de mistriss Luttridge, son vis-à-vis, ses chevaux, furent entièrement éclipsés par ceux de lady Delacour. Sa joie et sa vanité étaient à leur comble. Elle attendit le bal du soir, en se promettant de nouveaux succès. Ma chère Bélinde, lui dit-elle en s’habillant, il est affreux de penser que vous ne puissiez pas venir avec moi ! — Aucun plaisir ne peut être pur dans ce monde ; mais cela aurait été trop charmant pour moi, de voir dans une même nuit la désolation de mistriss Luttridge, et le triomphe de ma Bélinde. Adieu, mon amour, un autre jour je serai plus heureuse. —

Après le départ de son amie, Bélinde se retira dans la bibliothèque, où elle s’occupa si agréablement, que ce fut avec surprise qu’elle entendit sonner minuit.

Est-il possible, s’écria-t-elle, que trois heures se soient écoulées si rapidement ? Combien je suis changée ! il y a six mois que manquer une fête eût été pour moi un vif chagrin. Il est singulier que, d’avoir passé un hiver avec la femme la plus dissipée de l’Angleterre, ait éteint mon goût pour la dissipation ; si je n’eusse pas connu tous les plaisirs du monde, mon imagination, en me les peignant trop en beau, me les aurait fait aimer peut-être toute ma vie. Ma propre expérience m’a convaincue que ce qu’on appelle la vie du monde, celle d’une femme à la mode, ne pourra jamais me rendre heureuse. — Le docteur X. — me disait l’autre jour qu’il me croyait faite pour un bonheur moins frivole, et il n’est point flatteur.

Bélinde était accoutumée à unir dans son esprit les noms de Clarence Hervey et de lady Delacour ; rarement elle les séparait. Elle réfléchissait au regard que Clarence lui avait lancé, après avoir déclaré à sir Philip Baddely qu’il ne quitterait jamais le docteur X. — lorsque Mariette entra précipitamment.

Ô miss Portman ! que devenir ? — Que faire ? — Milady ! — Ma pauvre maîtresse ! s’écria-t-elle.

Qu’est-il donc arrivé ? demanda Bélinde.

Ces chevaux, ces jeunes chevaux… — Oh ! je souhaiterais qu’elle ne les eût jamais vus. Ô ma pauvre maîtresse ! que sera-t-elle devenue ?

Bélinde fut quelques minutes avant de pouvoir obtenir de Mariette une parole intelligible.

Enfin, Mariette lui que lady Delacour ayant rencontré mistriss Luttridge, elle avait ordonné à son cocher de ne point lui céder le pas ; que mistriss Luttridge avait voulu s’opposer à son passage ; que les jeunes chevaux s’étaient emportés ; que les deux voitures s’étaient accrochées ; que celle de lady Delacour avait été renversée ; que M. Hervey était venu à son secours ; et qu’il la ramenait dans sa voiture.

Mais lady Delacour est-elle blessée ? demanda Bélinde.

Elle doit l’être, répondit Mariette en montrant son sein. Les domestiques assurent qu’elle n’a pas jeté un seul cri ; mais je connais son courage. — Dieu sait comme je l’avais priée de ne point se servir de ces maudits chevaux !

Ciel ! la voici, s’écria Bélinde en entendant le bruit d’une voiture : elle courut à la porte, et trouva lady Delacour entourée de tous ses gens dans le vestibule, et dans les plus effrayantes convulsions. Bélinde se fit jour auprès d’elle, et, rassemblant son courage, elle ordonna qu’on portât son amie dans son cabinet de toilette, et qu’on la laissât aux soins de Mariette. M. Hervey la suivit ; en chemin, elle revint à elle et s’écria :

De grace ! laissez-moi, je ne suis point blessée, je suis bien ; où est Mariette ? où est miss Portman ?

Nous sommes avec vous ; vous êtes dans votre appartement, lui répondit Bélinde : fiez-vous à moi, ajouta-t-elle avec fermeté : ne vous contraignez plus.

Lady Delacour garda le silence : elle souffrait beaucoup ; mais elle avait tellement pris l’habitude de retenir ses plaintes, qu’elle n’en laissait échapper aucune. L’effort qu’elle avait fait en se refusant de crier lui avait donné une attaque de nerfs.

Elle est blessée, j’en suis sûre ; elle ne s’en apperçoit pas, dit Clarence Hervey.

Je me suis seulement donné une entorse, répondit lady Delaçour ; ne soyez pas inquiet ; mais, je vous prie, laissez-moi seule avec Bélinde.

Qu’est-ce donc qui arriva ? s’écria lord Delacour en frappant à porte. Il était un peu échauffé, il sortait de table ; il ne pouvait comprendre tout ce qui s’était passé ; et, entendant la voix de Clarence, il força la porte malgré Champfort, en disant qu’il voulait voir sa femme. — Qu’est-ce que tout ceci, colonel Lawless ? dit-il en s’adressant à Clarence, (que, dans la confusion de ses idées, il confondait avec le premier objet de sa jalousie.) Vous êtes un vilain homme ! je vous connais.

Doucement, mylord, lui dit Bélinde, elle souffre beaucoup ; et elle arrêta le bras qui était levé sur Clarence. Elle le conduisit près de lady Delacour, en lui montrant l’enflure de sa cheville : lord Delacour aimait sa femme ; il fut ému, et demanda, à grands cris, qu’on apportât de l’eau d’arquebusade.

Lady Delacour resta couchée sur un sopha, se tordant les mains avec des mouvemens convulsifs, et gardant le silence. Mariette avait perdu la tête ; elle allait et venait, en disant : Je voudrais que nous fussions seules.

Avez-vous de l’eau d’arquebusade, Mariette ? répéta lord Delacour ; et il la suivit à la porte du boudoir.

Oh ! mylord, n’entrez pas, s’écrie Mariette, avec l’expression de la terreur et de l’embarras.

Tous les soupçons jaloux de lord Delacour se réveillèrent alors.

— Je veux entrer dans ce cabinet : quelqu’un y est-il caché ? — Je veux le voir.

Et poussant Mariette avec violence, il lui arracha la clef de la porte.

Lady Delacour jeta le cri le plus douloureux.

Mylord ! mylord ! —

Lord Delacour dit :

Bélinde, écoutez-moi. —

Dites-moi si elle n’a pas là un amant caché ?

— Non, non, non, répondit Bélinde avec indignation.

— Eh bien ! c’est donc un amant de miss Portman ? Je l’ai trouvé, je crois, ajouta lord Delacour.

Croyez ce qu’il vous plaira, mylord, répondit Bélinde vivement ; mais rendez-moi la clef. —

Clarence prit la clef des mains de lord Delacour, et, la remettant à Bélinde sans la regarder, il sortit aussitôt. Lord Delacour le suivit avec un rire moqueur. Mariette avait perdu la tête ; miss Portman ferma la porte à double tour, et revint à lady Delacour. Elle ouvrit bientôt les yeux, en demandant si elle était seule.

Oui, répondit Bélinde, en lui demandant si elle était blessée.

Ô quelle charmante personne vous êtes ! s’écria lady Delacour ; quelle fermeté ! quelle noblesse et quelle présence d’esprit ! Avez-vous la clef ?

Bélinde la lui montra, en répétant sa question. J’ai souffert cruellement, répondit lady Delacour ; mais je suis mieux, et peut être dormirais-je si j’étais couchée. En se déshabillant elle tressaillait continuellement, et répétait : Je serai mieux demain. Aussitôt qu’elle fut couchée, elle demanda que sa potion ordinaire de laudanum fût doublée ; tout ce qu’elle desirait étant de dormir, afin d’oublier le mal qu’elle ressentait au sein.

Allez vous coucher, Mariette, dit miss Portman, prenant de sa main tremblante la bouteille de laudanum, vous n’êtes pas en état de veiller.

Mariette était sincèrement attachée à sa maîtresse ; elle oubliait alors sa jalousie et son amour de dominer ; elle représenta à Bélinde qu’elle seule pouvait soigner mylady, si, comme tout l’annonçait, ses convulsions la reprenaient. Elle ajouta en pleurant qu’elle se reprochait d’avoir gardé si long-temps le secret de sa maîtresse ; que si elle avait vu un médecin à temps elle aurait été sauvée. Elle est perdue, ajouta-t-elle en fondant en larmes.

Lady Delacour demanda, d’un ton décidé, qu’on lui donnât sa potion.

Non, lui dit fermement miss Portman, Vous n’êtes pas en état de vous conduire vous-même. J’ignore ce qui convient à votre état ; mais il faut envoyer chercher un médecin.

Un médecin ! ah ! jamais ! jamais ! Rappelez-vous votre promesse, vous n’êtes point capable de me trahir.

Non, répondit Bélinde, je crois vous l’avoir assez prouvé ; mais c’est vous qui vous trahissez : après ce qui vous est arrivé, rien ne doit plus surprendre et faire naître le soupçon que de ne point envoyer chercher le médecin.

Je n’ai pas jeté un cri, répondit lady Delacour.

Mais vous vous êtes trouvée mal, reprit Bélinde ; vous voyez que Mariette n’est pas maîtresse d’elle-même : je ne puis répondre de conserver ma présence d’esprit ; mylord peut desirer de vous revoir.

Ne le craignez point, répondit lady Delacour ; dites-lui que j’ai besoin de me reposer, que j’ai défendu ma porte : donnez-moi mon laudanum, ma chère Bélinde, et ne me parlez plus de médecin.

C’est en vain que Bélinde aurait essayé de raisonner avec lady Delacour ; elle voulut employer la persuasion.

Par amitié pour moi, chère amie, lui dit-elle, envoyez chercher le docteur X. ; vous pouvez vous fier à sa probité.

Il est l’ami de Clarence ; c’est le dernier des hommes à qui je me confierais : s’il vient, je ne le verrai pas.

Alors, répondit Bélinde d’un air déterminé, demain je vous quitterai, et je retournerai à Bath.

Me quitter ! et votre promesse ?

Les circonstances sont changées ; je dois vous quitter si vous ne voulez pas voir le docteur X. —

Lady Delacour hésita ; elle demanda à Bélinde si elle pouvait se fier au docteur…

Je vous réponds de lui comme de moi-même, répondit Bélinde avec vivacité.

Eh bien, envoyez-le donc chercher, dit lady Delacour.

À peine eut-elle consenti, que Bélinde se hâta d’exécuter ses ordres ; Mariette respira, et vola donner les ordres nécessaires.

Dès que le domestique fut parti, lady Delacour se repentit du consentement qu’elle venait de donner ; tout ce qu’on put lui dire pour la calmer ne fit que l’irriter ; elle tomba dans un délire effrayant. Bélinde ne la quitta pas jusqu’à l’arrivée du docteur, et elle refusa constamment l’entrée de sa chambre aux domestiques, que ses cris attiraient.

Au bout de quatre heures, le docteur arriva enfin à la grande satisfaction de Bélinde. Il l’assura qu’il ne voyait aucun danger pour le moment, et il promit de garder fidellement le secret qui lui serait confié. Il attendit que lady Delacour fût devenue plus calme : la voyant endormie, il voulut la quitter ; Bélinde l’arrêta, et le retint.

Je veux vous consulter comme ami, lui dit-elle ; j’aurai une extrême reconnaissance si vous voulez m’assister de vos conseils. Je hais tout mystère ; mais j’ai promis à lady Delacour de garder son secret. La nuit dernière, pour tenir ma parole, je me suis livrée moi-même aux soupçons.

Elle raconta alors la scène qu’elle avait eue avec lord Delacour.

M. Hervey, continua Bélinde, a paru extrêmement surpris ; je serais désolée qu’à ses yeux ma réputation fût ternie, et je ne puis cependant lui donner d’explication sans trahir mon amie.

Est-il possible, s’écria le docteur, qu’une femme, par amour-propre, puisse exposer la réputation de son amie ? Ne parlez pas si haut, repartit Bélinde, prenez garde de l’éveiller ; la malheureuse lady Delacour doit plutôt exciter votre pitié que votre indignation : je vais vous conduire dans le boudoir mystérieux ; vous verrez, dit-elle en ouvrant la porte, que je n’ai rien à craindre.

Je n’ai pas besoin de preuve, répondit le docteur, j’admire votre conduite, et je vous suis malgré moi.

Il vit que ce cabinet était plutôt la retraite de la souffrance que le temple de l’amour. Il était près de huit heures lorsque le docteur rentra chez lui : Clarence l’y attendait ; il était très-agité, mais il s’efforçait de cacher son émotion.

Vous avez vu lady Delacour, dit-il ; est-elle blessée ? quel terrible accident !

Oui, dit le docteur ; elle a été plusieurs heures dans le délire ; mais elle est mieux, et je vais me coucher, à moins que vous n’ayez quelque chose d’intéressant à me dire : on croirait qu’il vous est arrivé quelque malheur.

Ah ! mon cher ami, répondit Hervey en lui prenant la main, je ne puis supporter vos plaisanteries ; je crains que Bélinde ne soit plus digne de mon estime ; je ne puis vous en dire davantage, je suis le plus malheureux de tous les hommes !

Vous voilà dans une sombre mélancolie, dit le docteur ; sur mon honneur, vous êtes digne d’être le héros d’un roman, vous prenez les choses bien vivement : mais pourquoi ne pas me dire le sujet de votre peine ? peut-être alors vous prouverais-je que vous avez plus de jalousie que de raison.

Vous vous trompez, s’écria Clarence ; personne ne fut jamais moins disposé à la jalousie que moi.

Pourquoi donc alors, sur le refus très-simple d’ouvrir une porte à un homme ivre, supposer…

Ciel ! interrompit Clarence avec joie, elle vous a parlé ! elle est donc innocente ?

Voilà un raisonnement bien juste ! Eh bien, répond le docteur, oui, mon ami, miss Portman m’a ouvert la porte de ce boudoir mystérieux ; mais, tant qu’elle et moi nous vivrons, nous ne pourrons vous en dévoiler le secret : tout ce dont je puis vous répondre, c’est que l’amour n’y entre pour rien. Songez bien que si la curiosité succède à la jalousie je n’aurai aucune pitié pour vous.

Vous me rendez le plus heureux des hommes.

Puissé-je aussi vous rendre le plus raisonnable, et vous voir digne d’entendre les louanges de votre Bélinde ! Elle m’a tellement ravi, que je desire…

Croyez-vous que je puisse la voir ?

Doucement ; vous oubliez qu’elle a veillé toute la nuit, et que lady Delacour est fort mal.

Clarence sentit la justesse de ces représentations ; il prit la plume pour écrire à Bélinde, et le docteur se jeta sur un fauteuil pour dormir.

Docteur, lui cria Clarence en déchirant la lettre qu’il venait de commencer, je veux attendre que lady Delacour soit mieux : d’ailleurs j’ai d’autres raisons pour ne point écrire à Bélinde.

D’autres raisons, repartit le docteur en se frottant les yeux.

Bon Dieu ! je crois que vous dormez.

Vous ne vous trompez pas, répondit le docteur en ouvrant une lettre qu’on lui apportait. Il serra la main de Clarence, lui dit qu’il était fâché de ne pouvoir pas l’écouter plus long-temps, mais qu’on venait le chercher pour un malade.

Adieu donc, lui dit Clarence ; mais souvenez-vous que j’ai besoin des conseils de votre amitié.

Si vous vous ennuyez de mon absence, écrivez-moi à Horton-Hall, à Cambridge, et de là je vous donnerai mes avis. En disant ces mots, le docteur le quitta.







BÉLINDE,
CONTE MORAL.
TOME SECOND.

BÉLINDE,
CONTE MORAL
DE MARIA EDGEWORTH,
TRADUIT DE L’ANGLAIS
PAR LE TRADUCTEUR D’ETHELWINA,
PAR L. S… ET PAR F. S…
TOME SECOND.
Séparateur
DE L’IMPRIMERIE DE GUILLEMINET.
À PARIS,
Chez Maradan, rue Pavée S. André-des-Arcs,
no 16.
an x — 1802.


CHAPITRE XI.

DIFFICULTÉS.


Avant de quitter la ville, le docteur alla dans Berkeley-Square : il trouva lady Delacour hors de tout danger pour le moment. Bélinde s’affligea cependant de son absence ; mais elle était indispensable. Le docteur était demandé pour soigner son intime ami, M. Horton, homme rempli de mérite, de connaissances et de talens, et qui avait gagné une fièvre violente en exerçant son active charité envers les pauvres paysans de son voisinage.

Lady Delacour, entendant le docteur annoncer son départ, ouvrit son rideau en lui disant :

Vous savez que je peux mourir d’ici à peu de temps ; mais mon intérêt peut-il entrer en balance avec celui de votre excellent ami ? Il est utile au monde ; moi je ne suis bonne à rien : partez donc vite. Adieu, cher docteur.

Quel dommage, dit le docteur lorsqu’il eut quitté la chambre de la malade, qu’une femme capable d’un si noble courage ait sacrifie sa vie à la frivolité !

Espérez-vous lui conserver la vie ? demanda Bélinde.

Le docteur secoua la tête, et remit un papier à Bélinde, en lui disant qu’elle y trouverait son opinion sur son amie. Bélinde courut s’enfermer dans sa chambre, pour lire l’écrit du docteur X.

Il assurait qu’avec des palliatifs lady Delacour pourrait prolonger ses jours d’une année ou deux ; qu’il croyait possible à un habile chirurgien de lui sauver la vie ; que, d’après la courte conversation qu’il avait eue avec elle, il voyait qu’elle se déciderait à une opération ; que c’était un parti dangereux à prendre, même en s’en rapportant au plus célèbre opérateur ; mais que si, par un vain desir de mieux cacher son secret, elle se confiait aux mains d’un ignorant, sa perte était certaine.

Bélinde, après cette lecture, balança si elle en ferait part à son amie ; mais elle se détermina à attendre le retour du docteur, espérant que lady Delacour n’aurait jamais la pensée d’avoir recours à un charlatan.

Le lendemain, lord Delacour, à son réveil, n’avait qu’une idée confuse de ce qui s’était passé dans la nuit ; il fit cependant de gauches excuses à miss Portman sur la violence de ses manières, en accusant l’admirable bourgogne de lord Studly. Il témoigna beaucoup de peine du terrible accident arrivé à sa femme, se plaignant de l’entêtement qu’elle avait eu, en ne suivant pas ses avis, et en se servant de jeunes chevaux.

Je ne sais comment elle les a eus, ni comment elle les a payés, ajouta-t-il ; car je ne veux point me mêler de ses affaires, je l’ai bien résolu.

Lord Delacour termina sa visite à Bélinde, en lui disant que le séjour de sa maison ne pouvait plus lui convenir, que l’emploi de garde malade n’était pas fait pour une aussi jeune et aussi belle personne ; mais que la bonté rare avec laquelle elle s’en acquittait prouvait l’excellence de son cœur.

La manière dont il parla à Bélinde la convainquit que, malgré sa brusquerie, il aimait sa femme ; mais que la crainte seule d’être ou de paraître gouverné par elle l’empêchait de lui témoigner ses sentimens.

Elle lui trouva plus de bon sens, et crut son caractère plus aimable qu’elle ne s’y attendait, d’après ce que lui en avait dit lady Delacour.

Les réflexions de Bélinde sur le malheur des unions mal assorties ne furent pas en faveur du mariage en général. Elle était convaincue que les mariages d’intérêt, de convenance et d’ambition, ne pouvaient donner le bonheur. Depuis son enfance, elle n’avait point vu d’exemple d’intérieur heureux.

Le docteur X. lui avait bien vanté celui de lady Anne Percival ; mais elle craignait que cet homme d’une vertu et d’un génie supérieur ne crût trouver trop aisément ce qu’il desirait, c’est-à-dire, de voir réaliser le rêve de son cœur. M. Hervey était le seul homme qu’elle avait cru capable de faire le bonheur d’une femme raisonnable ; mais elle sentait que son esprit, sa tournure, ses manières et son caractère, ne lui inspiraient plus qu’une froide estime. Lady Delacour voulait lui persuader qu’elle aimait ; quoique Bélinde ne la crût pas, elle éprouva un vif regret d’être privée de ses conseils, et d’être, par sa maladie, livrée à elle-même. Elle résolut de veiller sur ses moindres actions, afin d’éviter tout reproche.

Elle voulut s’examiner elle-même avec impartialité. Elle fut interrompue dans cet examen par M. Hervey, qui vint lui demander des nouvelles de son amie. Il se plaignit d’avoir été assez indiscret pour pénétrer dans le cabinet de toilette de mylady. Il parlait avec feu ; mais quand ce sujet de conversation fut épuisé il devint plus timide et plus réservé. Il aurait voulu parler de son estime, de son admiration, demander grace pour ses injustes soupçons ; mais il eût été absurde à un homme qui n’avait jamais parlé de son amour d’avouer sa jalousie. Clarence ne manquait ni d’esprit ni d’adresse ; mais un petit événement le jeta dans une extrême confusion : Bélinde voulait avoir l’adresse du docteur X., elle la lui demanda. Il l’écrivit sur le dos d’une lettre qu’il tira de sa poche ; mais, en voulant la déchirer, il laissa tomber une mèche de cheveux qu’elle renfermait. Bélinde fut frappée de leur beauté, de leur couleur, et de leur extraordinaire longueur. L’embarras marqué de Clarence ne put lui laisser douter qu’ils n’appartinssent à une personne à laquelle il s’intéressait, et elle crut lire dans ses yeux tout ce qui se passait dans son cœur.

Elle se loua de n’avoir montré aucune émotion à la vue de ces beaux cheveux.

Quel bonheur pour moi, se dit-elle à elle-même, de découvrir qu’il a un attachement, pendant que je suis encore maîtresse de mon cœur ! Je ne dois plus l’écouter que comme un homme aimable ; mais je suis ravie que lady Delacour n’ait pas été ici dans ce moment, elle aurait plaisanté, et m’aurait embarrassée.

Cependant Bélinde ne pouvait se dissimuler que Clarence avait paru jaloux de gagner au moins son amitié ; elle crut donc plus convenable de ne plus recevoir ses visites pendant la maladie de lady Delacour. Elle fit défendre sa porte ; mais cette précaution fut inutile, car M. Hervey ne parut plus, et se contenta chaque jour d’envoyer savoir des nouvelles de lady Delacour, qui garda sa chambre dix jours, et souffrit cette retraite avec autant d’ennui et d’impatience qu’elle supportait ses maux avec douceur et courage.

Un matin, en regardant la liste de ceux qui s’étaient fait écrire chez elle, elle dit à Bélinde :

Tout ce monde m’oubliera bientôt, si je continue à ne pas me montrer. Je veux rouvrir ma porte et recevoir toutes mes connaissances ; lorsque je me sentirai fatiguée, je me retirerai, et mon amie me remplacera. Allez au piano, je voudrais entendre de la musique. Dieu veuille que bientôt mon salon soit rempli ! Jamais le docteur Zimmermann n’aurait eu ma confiance ; il conseille la solitude, et pour moi tout est préférable au silence de la retraite. De grace, continua-t-elle en s’adressant à Mariette qui entrait doucement, ne marchez plus sur la pointe du pied ; chacun ici se glisse autour de moi, et je me crois déjà au milieu des ombres. J’aimerais mieux être étourdie par le grand bruit, que d’entendre Mariette ouvrir doucement ce boudoir.

Mariette remarqua que mylady était la seule malade qui trouvât mauvais qu’on ne lui fît pas de bruit.

Le seul bruit qui m’incommode, Mariette, est celui que fait votre odieux perroquet.

Mariette aimait cet oiseau comme s’il eût été son enfant.

— Ô Dieu ! s’écria-t-elle, mon pauvre perroquet ! Ô Dieu ! je ne m’attendais pas à cela ; je ne le mérite pas : je suis sûre de n’avoir rien fait pour m’attirer une pareille disgrace de mylady ! Alors elle fondit en larmes.

Mais, ma chère Mariette, lui dit lady Delacour, j’ai souvent entendu dire, Qui m’aime, aime mon chien ; mais jamais, Qui m’aime, aime mon perroquet. Pourquoi donc vous chagriner ? Qu’en dites-vous, miss Portman ?

Mariette se retourna, regardant Bélinde fièrement ; elle quitta la chambre en disant : Je vois qui je dois remercier ; et elle ferma la porte aussi fort que lady Delacour pouvait le desirer.

Elle boudera pendant trois jours, dit lady Delacour ; mais elle me servira avec le même zèle. En effet, Mariette reparut avec l’air fort grognon ; elle garda un profond silence qui n’était interrompu que par des soupirs, qui semblaient dire : Voyez comme je suis attachée à madame, et cependant elle hait mon oiseau. Lady Delacour, qui comprenait la force de ce langage muet, ne parla plus du perroquet, espérant être distraite de ses cris perçans par le bruit plus agréable du monde qu’elle allait recevoir.

Dès qu’on sut que la maison de lady Délacour allait être ouverte, et qu’elle donnerait, comme de coutume, des bals et des concerts, une foule d’amis vinrent la complimenter, et s’empresser autour d’elle. Lady Delacour se rit de toutes leurs félicitations. — Elle aimait le monde, et cependant elle le connaissait.

Pour Clarence Hervey, dit-elle, je le distingue ; je suis persuadée qu’il a pris un intérêt réel à moi. Mais, Bélinde, ce n’est pas une idée de ma part ; il est fort changé, il est devenu pâle, maigre et sérieux, pour ne pas dire, mélancolique. Dites-moi, qu’avez-vous fait de lui pendant ma retraite ?

Rien ; je ne l’ai point vu.

Non ; ah ! je ne suis plus étonnée ; il est au désespoir d’avoir été banni de votre divine présence.

C’est plutôt l’inquiétude que vous lui avez causée, répondit Bélinde.

J’en saurai la cause, reprit lady Delacour : mon adresse est égale à ma curiosité, et c’est beaucoup dire.

Malgré cette confiance, lady Delacour ne put pénétrer le secret de Clarence ; et elle se persuada qu’il n’en avait pas, sur-tout quand elle lui vit avec elle toujours la même gaieté. Elle parut, de son côté, prendre part à tous les plaisirs qui l’entouraient. Mais Bélinde s’apperçut bien qu’elle était profondément alarmée sur sa santé ; elle ne paraissait au milieu de ses nombreuses assemblées que pendant quelques minutes ; elle traversait son salon, se plaignait d’un mal de tête, de nerfs, se retirait, et laissait Bélinde faire les honneurs de sa maison.

Miss Portman se trouvait dans la position la plus difficile ; elle avait besoin d’avoir recours à la plus extraordinaire prudence. Tout ce qu’il y avait de jeunes gens à la mode à Londres était continuellement chez lady Delacour ; ils regardaient la jeune nièce de mistriss Stanhope comme une proie qui devait leur appartenir, tandis que toutes les femmes, en affectant de mépriser ses charmes, réunissaient contre elle toute leur jalousie. Elle était sans cesse exposée aux traits dangereux de l’envie et de la flatterie ; elle n’avait point d’amie, point de guide, et à peine un protecteur.

Sa tante lui écrivait souvent, mais ses conseils n’étaient pas toujours d’accord avec les sentimens et les principes de Bélinde ; elle ne pouvait se fier pour sa conduite à lady Delacour ; elle était loin de se reposer sur ses propres forces, elle se sentait trop de facilité dans le caractère, et craignait de se laisser entraîner dans les folies que l’exemple de lady Delacour lui avait appris à mépriser. La prudence de Bélinde sembla augmenter avec la nécessité ; chez elle ce n’était point une vertu de calcul, elle suivait l’impulsion de son cœur et la justesse de son esprit ; elle savait être aimable, mais toujours modeste et réservée.

Ce qui l’embarrassait davantage était sa conduite avec Clarence ; il paraissait triste et malheureux quand elle le traitait purement comme une simple connaissance, et elle sentait le danger de l’admettre à la familiarité de l’amitié. En pensant à la boucle de cheveux, elle se promettait de regarder Clarence comme un homme marié ; mais en le voyant suivre avec tant d’intérêt chacun de ses mouvemens, et veiller sur elle comme si son sort dépendait de sa conduite, elle se disait : Peut-être il m’aime. — Il paraissait vouloir cacher ses sentimens à tous les yeux, chaque jour sa manière avec elle devenait plus respectueuse, mais plus contrainte. Se ressouvenant de sa réputation de galanterie, elle croyait qu’il voulait seulement par vanité la mettre au nombre de ses conquêtes ; alors l’indignation la transportait. Mais ce qu’elle pensait le plus constamment, c’est qu’il était lié par un premier engagement que l’honneur l’empêchait de rompre ; et alors il était digne de son estime et de sa pitié.

Ce fut alors que sir Philip Baddely commença à lui faire sa cour. Il avait remarqué les sentimens de M. Hervey pour elle ; il voulut être son rival, et affecta de parler à ses amis de Bélinde Portman avec ravissement.

Rochefort, dit un jour sir Philip, le diable m’emporte si je ne suis pas fou de Bélinde ! Clarence me maudira : mais peu m’importe ; malheur à lui ! —

Sur mon honneur, répondit Rochefort, tu feras bien ; Clarence mérite que tu lui joues ce tour. Il faut parler de sa flamme de Windsor, mais comme d’un grand secret.

Pendant que sir Philip Baddely et M. Rochefort avaient été liés avec Clarence, ils avaient remarqué qu’il allait très-fréquemment à Windsor. Ils imaginèrent qu’il avait une maîtresse ; curieux de la voir sans le dire à Clarence, ils en cherchèrent les moyens. Enfin, un soir qu’ils étaient sûrs qu’il n’était pas à Windsor, ils escaladèrent le mur du jardin de la maison qu’il fréquentait, et ils apperçurent une jeune fille charmante, qui se promenait avec une dame qui paraissait être sa gouvernante. Ils se gardèrent bien de parler de leur aventure, sachant que Clarence leur demanderait raison de leur curiosité. Ils résolurent cependant de profiter de ce qu’ils avaient découvert à son insu, pour lui nuire dans l’esprit de lady Delacour et de miss Portman ; mais ils se promirent d’agir toujours avec un grand mystère.

Sir Philip répéta donc souvent devant elle que Clarence se connaissait parfaitement bien en beauté ; qu’il ne se contentait pas d’une seule, qu’il voulait réunir la mode à l’esprit, et l’élégance à la beauté. En faisant ces observations, ils se regardaient l’un et l’autre d’une manière significative. Bélinde les écouta en gardant un pénible silence ; mais lady Delacour voulut avoir une plus entière explication : sir Philip et Rochefort s’y refusèrent, afin d’exciter davantage sa curiosité. Voyant la réserve de miss Portman avec Clarence, ils espérèrent pouvoir le supplanter sans le trahir. Les visites de M. Hervey devinrent plus éloignées, celles de sir Philip plus fréquentes : miss Portman cependant ne lui parlait jamais que de choses indifférentes. Un matin, se trouvant chez elle avec Clarence, le baronnet voulut éclipser son rival, et faire seul les frais de la conversation ; il se mit à parler de la dernière fête champêtre de Frogmore, et il se plaignit de ce que l’accident arrivé à lady Delacour l’eût empêché d’aller y déjeûner. Lady Delacour dit qu’elle l’avait regretté encore plus pour miss Portman que pour elle ; Bélinde assura qu’elle n’en avait pas éprouvé la plus petite peine.

Diable m’emporte, dit sir Philip, je vous aurais conduit dans mon carikle ; la présence de miss Portman a seule manqué à mon triomphe.

Sir Philip commença alors une très-longue description de tous les plaisirs qui s’étaient succédés ; et il affecta de toujours parler à miss Portman.

Lady Delacour loua ce récit avec une ironie fine, et, en même temps, avec tant de politesse, que le baronnet, qui avait très-peu de pénétration et beaucoup d’amour-propre, crut qu’elle le louait sérieusement, et céda, sans résistance, à la demande qu’on lui fit d’imiter la danse pyrrique. Rochefort ne put s’empêcher de se moquer de sa grotesque figure ; lady Delacour l’imita ; et Clarence Hervey et Bélinde rirent aussi en se regardant.

Le baronnet s’en aperçut.

Diable m’emporte ! je crois que je vous amuse, s’écria-t-il ; et il garda le silence jusqu’à ce que Clarence se fût retiré. Bélinde sortit bientôt après, pour aller faire de la musique. Sir Philip demanda un moment d’entretien à lady Delacour : il lui dit que le respect qu’il avait pour elle, et l’intérêt que lui inspirait Bélinde, l’engageaient à s’expliquer avec elle, si elle voulait lui promettre le plus inviolable secret.

Lady Delacour le lui promit, et sir Philip lui avoua qu’il était fâché de voir M. Hervey s’occuper, dans le monde, de miss Portman ; c’était dangereux pour cette jeune dame, Clarence ne pouvant avoir de sérieuses intentions, puisqu’il avait un attachement qui lui était bien connu.

— Serait-il marié ? demanda lady Delacour.

— Diable m’emporte si j’en sais quelque chose ! tout ce que je puis dire, c’est que la jeune femme est charmante, et que Clarence la soigne depuis long-temps.

— Depuis long-temps ! elle n’est donc pas fort jeune ?

— Elle a tout au plus dix-sept ans ; elle m’a paru charmante, je ne l’ai vue qu’une fois à Windsor. Alors le baronnet raconta la manière dont il l’avait découvert.

— Savez-vous son nom ?

— Je crois, diable m’emporte, que le vieux Jezabel l’appelle miss Virginie de Saint-Pierre.

Virginie de Saint-Pierre ! reprit lady Delacour, c’est un nom tout-à-fait romanesque ; je vous remercie, pour miss Portman et pour moi, de l’obligeance avec laquelle vous voulez défendre nos cœurs contre un sentiment qui ne serait point payé de retour.

Sir Philip la quitta alors, en louant, avec son juron ordinaire, la beauté de miss Portman.

Lady Delacour répéta cette histoire à Bélinde, et conclut par lui dire que les vues de sir Philip étaient aisées à pénétrer ; qu’il l’admirait, et conséquemment qu’il était jaloux de Clarence. Mais pourquoi pâlissez-vous donc ? Ma chère, continua-t-elle, il me semble que rien de tout cela ne doit vous alarmer.

Oh ! nullement, répondit Bélinde ; je n’ai jamais regardé M. Hervey que comme une aimable connaissance.

Vous pouvez même le regarder autrement, malgré l’histoire de sir Philip. Clarence n’est point homme à épouser cette fille : quand il se mariera, il l’abandonnera ; c’est un sacrifice de plus qu’il vous fera. Mais pourquoi donc ne riez-vous pas ? voulez-vous exiger des hommes autant de moralité que vous en avez ? Sur toutes choses, n’allez pas trahir sir Philip, Clarence ne lui pardonnerait jamais son indiscrétion ; je vous conseille de n’avoir pas l’air de vous en appercevoir, et d’être toujours la même avec M. Hervey : mais je vois, à la fierté de votre regard, que vous aimeriez mieux mourir d’amour que de suivre mon avis.

Bélinde, sans hauteur, mais avec une douce fermeté, répondit qu’elle n’avait rien à changer à sa conduite, puisqu’elle n’avait jamais pensé à M. Hervey, et qu’elle était entièrement maîtresse de son cœur.

Il est dommage, dit lady Delacour, que l’expression de votre figure ne dépende pas aussi de vous ; mais, malgré votre indifférence, je vois que votre estime pour M. Hervey est diminuée ; au reste, sir Philip m’a fait le plus charmant portrait de cette Virginie.

Vous a-t-il parlé de la couleur de ses cheveux ? demanda Bélinde avec une voix émue.

Oui, châtain très-clair. Mais pourquoi cet intérêt particulier ?

Au grand plaisir de Bélinde, Mariette vint interrompre la conversation : elle ne douta pas que la mèche de cheveux tombée ne fût de Virginie ; mais, après avoir bien réfléchi, elle ne put blâmer M. Hervey, puisqu’il l’évitait avec soin, et que ses visites paraissaient avoir lady Delacour pour unique but. Sir Philip espérait brouiller Bélinde avec son rival, et en tirer avantage pour lui ; il fut donc extrêmement piqué de l’indifférence qu’elle lui témoigna.

Rochefort se moqua de lui, en l’assurant qu’il fallait que Clarence fût bien aimé, puisqu’on ne prenait pas garde à son rival.

Sir Philip jura qu’il en tirerait vengeance, et qu’un homme de sa richesse et de sa tournure ne serait pas expulsé aussi aisément qu’on le croyait. Rochefort lui dit de bien réfléchir, et de prendre garde à ne pas se laisser attraper : le baronnet balança quelque temps entre la crainte d’être la dupe d’une nièce de mistriss Stanhope, et l’espoir de triompher de Clarence. Enfin ce qu’il appelait amour l’emporta sur la prudence ; il fit donc à Bélinde des propositions de mariage, et prit d’avance le ton d’un amant favorisé. Il empêchait continuellement Clarence de s’approcher de Bélinde, et affectait de parler bas à la jeune miss, pour donner de la jalousie à Hervey.


CHAPITRE XII.

LE PERROQUET.


e baronnet se détermina le lendemain à avoir une conversation avec Bélinde ; et, la trouvant seule, il en saisit l’occasion. Il fit d’abord tourner plusieurs fois sa petite canne dans sa main, l’enfonça vingt fois dans ses bottes, et enfin demanda si lady Delacour n’irait pas bientôt à Harrow-Gate.

— Non ; elle est encore trop souffrante.

— C’est un maudit tour que Clarence lui a joué ; aussi pourquoi vouloir s’en rapporter toujours à lui ? Diable m’emporte ! cela lui donne un tel amour-propre, qu’il croit qu’aucune femme ne peut lui résister.

Bélinde ne répondit rien : sir Philip eut recours à sa petite canne, garda le silence, se promena à grands pas dans la chambre ; puis demanda :

Comment se porte mistriss Stanhope ? et votre sœur mistriss Tollemache ? Le premier jour où je la vis, je la trouvai la plus belle femme du monde. N’avez-vous pas logé chez elle ?

— Jamais, monsieur.

— Ah ! diable m’emporte ! vous êtes dix fois plus belle qu’elle !

Dix fois plus belle que la plus belle femme que vous ayez, vue ? sir Philips, dit Bélinde en souriant.

Oui, répondit sir Philip avec un soupir ; j’avais jusqu’à présent ri de l’amour et du mariage. Mais je vous empêche d’écrire à mistriss Stanhope, dit-il en rendant la lettre que Bélinde écrivait. J’aurais dû agir convenablement, lui écrire avant de vous parler. Bélinde laissa tomber sa plume, et le regarda avec étonnement.

Permettez-moi de vous demander, sir Philip, si c’est à mon sujet que vous voulez écrire à ma tante ?

Vous l’avez deviné, charmante Bélinde ! s’écria sir Philip en s’asseyant auprès d’elle.

— Laissez-moi vous éviter cette peine…

— Diable m’emporte ! vous n’êtes pas en colère ; mon amour-propre est à son comble ! que je vous remercie de vouloir écrire pour moi à votre tante ! pouvais-je espérer une réponse plus charmante de votre part !

Pour mettre fin à tout ceci, dit Bélinde en retirant sa main que le baronnet avait saisie, je dois m’expliquer clairement : Je suis sensible à l’honneur que me fait sir Philip Baddely de songer à moi ; mais je ne puis répondre à ses sentimens ; j’espère qu’il ne sera point offensé de ma franchise.

Je ne puis en croire mes oreilles, s’écria sir Philip. Pourriez-vous me faire l’honneur de me dire, madame, quels sont les motifs, les objections ?…

Vous ne pourriez les détruire, répondit Bélinde ; ainsi permettez-moi de vous les taire.

Je vous prie seulement, madame, de penser à mon nom, à ma famille, j’ose dire à ma personne, sans oublier ma fortune, qui est de 15,000 liv. sterling : mais votre refus n’est point réel ; c’est un jeu de votre coquetterie.

Bélinde l’assura qu’il se trompait entièrement, et qu’elle était incapable d’aucun genre de coquetterie.

Le diable m’emporte ! madame ; tant pis pour vous. Lorsque je fais à une femme des propositions formelles, et qu’elle refuse sérieusement, sans en vouloir donner la raison, je conclus qu’elle est folle, ou qu’elle a un engagement.

Vous croirez ce que vous voudrez, répondit miss Portman ; mais je vous donne ma parole que je ne suis nullement engagée.

La conversation fut interrompue par l’arrivée de lord Delacour, qui vint demander des nouvelles de sa femme à miss Portman. Le baronnet prit congé d’elle, et sortit avec une humeur marquée ; il était résolu d’écrire à mistriss Stanhope, espérant tout de son empire sur Bélinde.

Sir Philip paraît en colère contre moi d’avoir dérangé son tête-à-tête avec vous, dit lord Delacour ; je vous croyais seule, et depuis long-temps je desire vous remercier des bontés que vous avez pour lady Delacour. Ses souffrances ont duré bien long-temps ; mais, grace aux soins du docteur X., elle paraît mieux, et c’est avec plaisir que j’ai vu ici la reprise des bals et des concerts. Je sais combien cela plaît à lady Delacour : on doit prévenir le plus possible le desir de sa femme ; mais il y a un terme à tout. Je ne suis pas homme à me laisser gouverner, et je suis sûr que miss Portman ne me désapprouve pas. Quant à la querelle, au sujet du carrosse et des chevaux, dont vous avez entendu une partie l’autre jour à déjeûner, je veux vous en dire le commencement.

Pardonnez-moi, mylord ; mais j’aimerais cent fois mieux en apprendre la fin.

C’est une nouvelle preuve de votre esprit et de votre bonté ; je voudrais que mylady fût de votre goût : je reconnais son mérite ; mais, soit dit entre nous, je lui voudrais plus de raison : il est aussi malheureux, pour une femme, d’avoir trop d’esprit que d’en manquer. Rien n’est plus dangereux que d’avoir les moyens de soutenir une mauvaise cause.

Pour condamner l’esprit, vous l’employez, mylord, dit Bélinde, avec un sourire qui rendit lord Delacour de la meilleure humeur du monde.

Vous êtes très-indulgente, lui dit-il, et je voudrais mériter vos louanges ; mais, puisque miss Portman aime à voir terminer les querelles, je dois la satisfaire.

En disant ces mots, il tira de son porte-feuille plusieurs billets de banque ; et les remettant à Bélinde :

Vous les auriez reçus depuis long-temps, madame, si j’eusse été instruit plus tôt de ce qui vient de se passer.

Il y a là-bas un homme qui apporte à mylord du vin de Bourgogne, dit Champfort en ouvrant la porte, et jetant un coup-d’œil inquisiteur dans la chambre.

Dites-lui que je vais y aller dans le moment ; donnez-lui le journal à lire en attendant.

Mylord l’a dans sa poche.

Champfort s’approcha pour le recevoir, et ne manqua pas de regarder les billets de banque.

Dès qu’il eut quitté la chambre, lord Delacour dit à Bélinde :

Voici les deux cents guinées qui vous appartiennent : miss Portman, vous voyez qu’on me demande, je dois sortir tout le reste de la journée ; permettez-moi de vous prier de remettre de ma part ce porte-feuille à lady Delacour. Je suis désolé qu’on m’ait peint à vos yeux comme un avare, ou un tyran, tandis que seulement je veux être le maître chez moi. Mais, que faites-vous donc, madame ? Pourquoi remettre vos billets dans ce porte-feuille ?

Laissez-moi, mylord, répondit Bélinde, vous rendre le porte-feuille, et laisser à lady Delacour le plaisir de le recevoir de vous ; elle a déjà demandé plusieurs fois si vous étiez chez vous : je vole la chercher.

Comme elle est vive et bonne, dit lord Delacour en la voyant partir ; je devrais la suivre, quoique j’aime à être traité avec respect — Il y a temps pour tout, je ne donnerai point la peine à lady Delacour de venir ici.

Sa visite ne fut pas longue, car il se rappela que le vin de Bourgogne l’attendait ; mais elle n’en fut que plus agréable à lady Delacour, qui en parla avec éloge à Bélinde.

Voici vos deux cents guinées, lui dit-elle, recevez tous mes remerciemens pour le service que vous m’avez rendu, et la grace que vous y avez mise. Mylord se rend trop de justice à lui-même, pour prétendre à plus de délicatesse qu’il n’en possède ; aussi m’a-t-il dit qu’il avait pris ce matin des leçons de miss Portmann. Il a réellement bien profité ; je pense qu’avec le temps on pourrait en faire quelque chose ; mais, jamais un homme aimable, jamais un homme de génie, jamais un Clarence Hervey, ne vous y attendez pas. —

À propos ! qu’est-ce qui fait que depuis plusieurs jours nous l’avons si peu vu ; il a sûrement quelque occupation qui lui plaît davantage. — Ce ne peut être cette jeune personne dont sir Philip nous a parlé ? — Serait-ce lady Anne de Percival ? — Où peut-il être enfin ? — Il me demande toujours si nous partons bientôt pour Harrow-Gate. — Oakly-Park est bien près d’Harrow-Gate, je n’irai pas, c’est décidé. — Lady Anne est une femme trop respectable pour le séduire. — J’espère qu’elle n’a point de sœurs, de nièces, ou de cousines, qui puissent retenir notre héros.

Notre, répéta Bélinde.

Eh bien ! le vôtre donc, dit lady Delacour.

Le mien !

Oui, le vôtre, ma chère ; pourquoi ce combat entre un sourire et un soupir ? Qu’est-ce que vous avez fait à ce pauvre sir Philip Baddely ? (Vous savez qu’il y a des gens qui s’occupent uniquement à répandre des nouvelles.) Eh bien, lord Delacour m’a dit qu’il avait vu sir Philip vous quitter de la plus mauvaise humeur du monde ; allons, pendant que vous me raconterez ce qui s’est passé entre vous, aidez-moi à enfiler ces perles, cela m’empêchera d’appercevoir votre embarras. Vous ne devez pas craindre de trahir les secrets de sir Philip, car il y a long-temps que j’ai deviné qu’il vous ferait une déclaration ; ainsi, cela ne m’étonnera pas, et je serai charmée de savoir à quel point il aura été ridicule.

Et c’est justement, mylady, ce que je ne veux pas vous dire.

Mon Dieu ! ma chère, reprit lady Delacour, il est bien connu que sir Philip est ridicule ; mais vous êtes si bonne, que je ne puis me fâcher contre vous : puisque vous ne voulez pas satisfaire ma curiosité ; satisfaites au moins le desir extrême que j’ai de vous entendre chanter cette jolie romance ; vous seule la chantez avec expression : je veux absolument que vous me l’appreniez.

Aussitôt que Bélinde commença à chanter, le perroquet de Mariette se mit à crier si fort, que lady Delacour n’entendit plus que lui.

Quel odieux perroquet ! s’écria lady Delacour en sonnant avec violence ; je ne veux pas le souffrir plus long-temps. Il m’a empêché de dormir l’autre nuit ; il faut que Mariette s’en défasse.

Mariette, votre perroquet est insupportable ; il faut vous en séparer pour l’amour de moi. Il vous a coûté quatre guinées ; je vous en donnerais volontiers six pour qu’il disparût aussitôt, car il est le tourment de ma vie.

Je vous assure, mylady, que c’est parce qu’on ne veut jamais fermer ses portes après soi. Je parie que M. Champfort n’a jamais su fermer une porte de sa vie.

Non, Mariette, quand même les portes seraient fermées, il m’étourdirait toujours.

Il est bien désagréable pour moi, madame, qu’on se plaigne de mon perroquet tous les jours, par la faute de M. Champfort.

Mais, ce n’est pas la faute de Champfort si j’ai des oreilles.

Mais, madame. —

Le perroquet sortira de chez moi, je le veux, dit lady Delacour, avec assez de fermeté.

Eh bien ! mylady, je sortirai donc aussi, dit Mariette d’un ton brusque ; car je suis décidée à ne me séparer de mon perroquet pour personne au monde. Ses yeux se tournèrent avec indignation sur Bélinde.

Je ne resterai pas un jour dans la maison d’où on aura chassé mon perroquet. Elle sortit presque en fureur, en disant ces mots.

Grand Dieu ! à quelle extrémité suis-je réduite ! dit lady Delacour ; elle croit donc que je suis en son pouvoir ? — Non ; — je puis mourir sans elle ; — je n’ai que peu de temps à vivre, et je ne vivrai point esclave. — Que cette femme me trahisse si elle veut ! — Suivez-la, je vous prie, ma chère et généreuse amie ; prenez ce porte-feuille, payez ce que je lui dois ; donnez-lui cinquante guinées, et sur-tout dites-lui bien que ce n’est pas pour l’engager à rester, mais pour récompenser ses services passés.

Cette commission était très-difficile à remplir. Bélinde trouva Mariette hors d’état d’écouter la raison.

Sûrement mylady a quelque chose contre moi, criait-elle, car cet emportement ne lui est pas naturel ; mais, puisqu’elle ne peut plus me souffrir, il faut bien que je la quitte.

La seule chose, lui dit Bélinde, qui ait déplu à lady Delacour, ce sont les cris de votre perroquet. C’est un joli oiseau ! depuis combien de temps l’avez-vous ?

Il y a tout au plus un mois, dit Mariette en sanglotant.

Et depuis combien de temps êtes-vous à lady Delacour ?

Six ans, miss ; et il faut cependant la quitter pour toujours !

La quitter ! pour l’amour d’un perroquet ! et dans un moment où votre maîtresse a tant besoin de vous ! — Vous savez qu’elle ne peut vivre long-temps, et qu’elle a encore beaucoup à souffrir avant de mourir. Si vous la quittez, et si, après l’avoir quittée, vous trahissez la confiance qu’elle a eue en vous, vous en aurez des remords pour toute votre vie. — Ni cet oiseau, ni tous les oiseaux du monde ne pourront vous consoler, car je sais que vous avez le cœur réellement bon, et que vous êtes sincèrement attachée à votre maîtresse.

Moi ! la trahir ! ah ! miss Portman, j’aimerais mieux qu’on me coupât la main. On a déjà essayé de m’arracher le secret de ma maîtresse ; ce M. Champfort qui est le plus méchant des hommes, c’est lui qui est la cause de ma disgrace, avec ses portes ; — car, à présent, madame, je vois bien que je m’étais trompée en vous croyant mon ennemie ; c’est lui qui alla dire par-tout que mylord s’était disputé avec moi pour avoir la clef du cabinet ; et la femme de chambre de mistriss Luttridge, qui est ma cousine, m’a tourmentée de questions, et accablée d’offres de la part de mistriss Luttridge et de mistriss Freke, pour savoir qui était caché dans le boudoir. — J’ai toujours répondu : Personne ; et je leur défie bien de tirer une parole de moi. — Trahir ma maîtresse !… On me trancherait plutôt la tête. Peut-elle, pouvez-vous avoir une telle opinion de moi ?

Non, certainement, dit Bélinde ; vous êtes incapable de la trahir, Mariette ; cependant j’en serai moins sûre lorsque vous l’aurez quittée.

Si ma maîtresse voulait me permettre de garder mon perroquet, dit Mariette, je n’aurais jamais pensé à la quitter.

Elle ne souffrira pas que le perroquet reste chez elle ; serait-il raisonnable qu’elle le gardât ? Il trouble son sommeil ; ce matin encore, il l’a empêchée de dormir pendant trois heures.

Mariette allait recommencer ses invectives contre Champfort et ses portes ; mais miss Portman l’interrompit en lui disant :

Il n’est plus question de cela ; combien vous est-il dû, Mariette ? lady Delacour m’a chargée de vous payer ce qu’elle vous doit.

Ce qu’elle me doit ! mon dieu ! Miss, vais-je donc la quitter ? —

Certainement, vous le voulez, et par conséquent votre maîtresse aussi. Elle est reconnaissante de votre attachement et de vos services ; mais elle ne peut pas se laisser traiter avec si peu de respect. — Tenez, voilà un billet de banque de cinquante guinées, qu’elle vous donne pour récompense. Vous avez, a-t-elle dit, la liberté de révéler son secret à tout le monde si cela vous plaît.

Ô miss Portman ! prenez mon perroquet, faites-en ce que vous voudrez ; mais, de grace, raccommodez-moi avec ma maîtresse ! dit Mariette avec l’accent du désespoir. Reprenez cet argent, miss ; je ne manquerai plus jamais de respect à mylady ; prenez mon perroquet ! — Mais, non, je veux moi-même le porter aux pieds de ma maîtresse.

Lady Delacour fut très-étonnée de voir entrer Mariette, le perroquet à la main.

Mylady, cet oiseau, ce que je possède, et moi-même, tout est à votre disposition.

Touchée de l’air soumis et des larmes de Mariette, lady Delacour lui pardonna, et se réjouit intérieurement de cette réconciliation.

Le lendemain, Bélinde pria lady Boucher, qui allait chez un marchand d’oiseaux, de l’emmener avec elle, pour chercher un oiseau dont la voix fût plus douce que celle d’un perroquet, et qui pût consoler Mariette de son favori babillard.

Lady Delacour l’avait priée de ne rien épargner pour en avoir un qui lui plût. Elle n’allait pas le choisir elle-même, parce qu’elle était souffrante.

Au moment où elles arrivèrent, une femme entrait dans la boutique avec trois enfans ; c’était lady Anne Percival.

Ses enfans furent bientôt entièrement occupés des oiseaux, et, pendant ce temps, Bélinde sentit quelqu’un presser doucement sa main ; c’était Hélène Delacour.

Puis-je vous parler un moment ? dit-elle.

Bélinde la prit par la main, et s’éloigna.

Maman est-elle mieux ? dit Hélène, d’une voix timide ; j’ai quelques petits oiseaux qui ne font aucun bruit, si je les lui envoyais ? — Je vous ai entendu nommer par cette dame, miss Portman, et j’ai pensé que c’était vous qui m’aviez écrit cet aimable post-scriptum dans la dernière lettre de maman ; voilà pourquoi j’ai eu le courage de vous aborder. Peut-être m’auriez-vous écrit que maman veut bien me voir ; dites, parlez, je suis sûre que lady Anne ne demandera pas mieux que de m’y mener. — Nous devons aller à Oakly-Park un de ces jours ; j’aimerais bien mieux être avec maman pendant qu’elle est malade, je vous assure que je ne lui ferai pas le moindre bruit. — Mais ne lui en parlez pas si vous croyez que cela puisse la gêner ; laissez-moi seulement lui envoyer mes oiseaux.

Bélinde fut touchée aux larmes de la manière douce et tendre de cette petite fille. Elle l’assura qu’elle dirait à lady Delacour tout ce dont elle l’avait chargée, et la pria d’envoyer ses oiseaux quand elle le voudrait.

Eh bien, dit Hélène, je les enverrai aussitôt que je serai rentrée chez moi, je veux dire chez lady Anne Percival.

Après cette courte conversation, Bélinde entendit le marchand regretter de n’avoir pas un perroquet bleu, parce que lady Anne Percival était chargée d’en trouver un pour mistriss Mangaretta Delacour.

Mylady, j’ai beaucoup de perroquets rouges, mais malheureusement je n’en ai point de bleu, et je n’ai pas même l’espoir d’en trouver, car j’ai fait d’inutiles recherches chez tous mes confrères.

Bélinde pria le domestique de lady Boucher d’aller chercher le perroquet bleu de Mariette, et de l’apporter. Dès que cet homme fut revenu, elle donna l’oiseau à Hélène, en la priant de vouloir bien l’offrir à sa tante Delacour.

Mais, ma chère miss Portman, dit lady Boucher, en la tirant à part, j’ai peur que vous ne déplaisiez à lady Delacour ; elle ne peut pas souffrir mistriss Mangaretta, vous savez qu’elle est la tante de lord Delacour.

Bélinde persista, et envoya le perroquet, espérant que toutes ces querelles de famille pourraient s’appaiser, si d’un côté on montrait quelque disposition à se rapprocher.

Lady Anne Percival comprit le motif de miss Portman.

C’est un oiseau de bon augure, dit-elle, s’il nous annonce la paix d’une famille.

Je voudrais, lady Boucher, continua-t-elle, que vous eussiez la bonté de me présenter à miss Portman.

Je le desirais depuis long-temps, s’écria Hélène.

Elles causèrent ensemble un moment, et se séparèrent avec le plus grand desir de se revoir.


CHAPITRE XIII.

L’HOROSCOPE.


Quelque temps après que Bélinde fut arrivée chez lady Delacour, M. Hervey vint apporter lui-même les chardonnerets d’Hélene.

Je suis chargé de vous les présenter pour lady Delacour, lui dit-il, et je ne me suis jamais acquitté de commission qui me fût plus agréable. Je vois que miss Portman est véritablement l’amie de lady Delacour. — Combien elle est heureuse de posséder une telle amie !

M. Hervey s’arrêta un moment ; il parla ensuite du desir ardent qu’il avait de voir lady Delacour aussi heureuse dans son intérieur qu’elle le paraissait en public ; il avoua franchement que lorsqu’il avait fait connaissance avec elle, il la regardait comme une femme entièrement livrée à la dissipation, et qu’il n’avait d’abord pensé qu’à s’amuser de son esprit.

Mais, continua-t-il, depuis ce temps, j’ai jugé différemment son caractère, et je pense que les observations de miss Portman sur ce sujet sont d’accord avec les miennes. J’avais formé le plan de lier lady Delacour avec lady Anne Percival, qui me paraît une des femmes les plus aimables et les plus heureuses. Oakly-Park est si voisin d’Harrow-Gate ! mais mon plan est renversé, puisque lady Delacour n’y veut plus aller. Lady Anne cependant m’a assuré que, malgré son goût pour la campagne, elle retarderait son voyage si vous consentiez à nous aider à réconcilier lady Delacour avec les parens de son mari. Lady Percival est liée intimement avec plusieurs, et particulièrement avec mon amie mistriss Mangaretta Delacour. Le perroquet a été très-bien reçu, et j’espère que mistriss Delacour est actuellement mieux disposée en faveur de sa nièce. Tout dépendra de la conduite de lady Delacour avec sa fille : si elle continue de la négliger, je serai persuadé que j’ai jugé de son caractère trop avantageusement.

Bélinde fut charmée des sentimens généreux de Clarence, et de la franchise avec laquelle il lui parlait. Elle n’était pas fâchée d’entendre de sa bouche une explication claire de ses vues et de ses sentimens. Elle lui promit d’employer tous ses moyens pour faire réussir le projet de réconciliation entre son amie et sa famille, et l’assura qu’elle était absolument de son avis sur le compte de lady Delacour, qui, en général, était mal jugée.

Oui, repartit M. Hervey ; sa liaison avec mistriss Freke lui a fait plus de tort dans l’esprit du public qu’elle ne le méritait. En général, on juge du caractère d’une femme par ses liaisons : si lady Delacour avait été assez heureuse pour trouver, dans sa jeunesse, une amie comme miss Portman, elle eût été bien différente. Elle m’en fit elle-même un jour la réflexion, et jamais elle ne me parut aussi aimable que dans ce moment.

M. Hervey prononça ces derniers mots de la manière la plus animée.

Lady Delacour entra.

Voilà de jolis oiseaux ! d’où viennent-ils ?

Ces oiseaux, dit Bélinde, sont venus pour consoler Mariette de la perte de son perroquet.

Mille remerciemens, chère Bélinde ; vous avez choisi le meilleur genre de consolation : les chardonnerets sont charmans.

Je n’ai pas le mérite du choix, repartit Bélinde ; mais je suis charmée que vous l’approuviez : c’est M. Hervey qui vient de les apporter.

Qu’ils sont jolis ! reprit lady Delacour ; que je vous sais gré, Clarence, de me les avoir donnés !

— Je n’ai eu que le plaisir de vous les apporter.

— Et d’où me viennent-ils donc ? Parmi toutes mes nombreuses connaissances, quelle est celle qui peut avoir pensé à m’envoyer des oiseaux ? Attendez, — ne me le dites pas, — laissez moi deviner : — lady Newland, peut-être ? — Vous me faites signe que non ; j’avais pensé que ce pouvait être elle, à cause des petits présens qu’elle me fait pour me dédommager de l’ennui qu’elle me cause. — C’est peut-être alors mistriss Hunt ? car elle veut que je prie ses deux filles à mes concerts. — Ce n’est pas elle ? — Eh bien donc, c’est mistriss Matterson ? elle veut venir avec moi à Harrow-Gate, où certainement je n’irai pas. Ai-je deviné ?

Non ; ces oiseaux viennent d’une personne qui, à la vérité, serait bien aise d’aller avec vous à Harrow-Gate, dit Clarence.

Ou qui resterait volontiers à Londres avec vous, repartit Bélinde : il ne manque rien à cette personne que d’être aimée de vous.

Est-ce un homme ou une femme ? demanda lady Delacour.

— C’est une femme.

Une femme ! je n’ai point d’amie dans le monde, excepté vous, ma chère Bélinde, et vous êtes la personne que j’aime le mieux ; mais, de grace, dites-moi le nom de cette amie inconnue à qui il ne manque que mon amitié.

Pardon, dit Bélinde ; mais je ne puis la nommer avant que vous m’ayez promis de la voir.

Vous m’en donnez réellement le desir, reprit lady Delacour ; mais vous savez qu’il m’est impossible de l’aller chercher. Avec une nouvelle connaissance, il faut du cérémonial, etc. Dites-moi, en conscience, si elle est digne de mon empressement.

Oh ! très-digne ! s’écrièrent Bélinde et Clarence vivement.

Vous êtes tous les deux terriblement intéressés dans cette affaire ! il faut que ce soit quelque sœur, nièce ou cousine de lady Anne Percival, ou… Mais Bélinde me regarde comme si je me trompais ; c’est peut-être lady Anne elle-même ? Eh bien, faites de moi tout ce que vous voudrez, ma chère Bélinde ; dirigez ma conduite, je veux suivre en tout votre goût ; mais, en vérité, je suis bien peu disposée à faire des visites.

Vous n’aurez pas cet ennui, répondit Bélinde ; je vous amènerai l’inconnue, si vous me permettez de la prier d’assister à l’assemblée de ce soir.

Très-volontiers ; c’est quelque charmante personne de la connaissance de Clarence. — Où l’avez-vous donc rencontrée ce matin ? Vous avez conspiré tous les deux pour piquer ma curiosité : prenez donc sur vous les conséquences de cette nouvelle connaissance. Au reste, Clarence, si elle est aussi aimable que je le dois penser, puisque vous me la présentez, j’irai lui rendre ses visites sans regret. Allons nous habiller, ma chère Bélinde, pour recevoir cette charmante inconnue. Adieu, Clarence ; à ce soir.

Lady Delacour était extrêmement impatiente de voir l’inconnue dont Clarence et Bélinde lui avaient parié.

Miss Portman lui avait dit qu’elle arriverait probablement une heure et demie avant le thé. Elle était seule dans la bibliothèque, lorsque lady Anne Percival amena Hélène à Berkeley-Square d’après un billet de Bélinde. Miss Portman courut la recevoir sur l’escalier. La petite fille prit sa main en silence.

Votre mère a reçu vos oiseaux avec plaisir, dit Bélinde, et ils lui plairont davantage lorsqu’elle saura qu’ils viennent de vous : elle l’ignore jusqu’à présent.

J’espère qu’elle est mieux aujourd’hui ? Je ne ferai pas de bruit, dit Hélène à voix basse, et en marchant sur la pointe du pied.

— Vous n’avez pas besoin de prendre toutes ces précautions, car lady Delacour ne craint que les cris du perroquet : vous en ressouvenez-vous ? ma chère.

— Oh ! je l’ai oublié il y a long-temps… Maman est-elle levée ?

Oui ; depuis sa maladie, elle a donné des concerts et des bals. Vous entendrez peut-être lire ce soir une comédie par ce gentilhomme français dont lady Anne parlait hier.

— Y a-t-il beaucoup de monde avec maman ?

— Personne à présent ; ainsi, venez avec moi dans la bibliothèque. Voici, dit Bélinde en entrant, la jeune dame qui vous a envoyé les jolis oiseaux.

Hélène ! s’écria lady Delacour.

— Vous voyez que M. Hervey avait raison lorsqu’il a dit que cette dame vous ressemblait à frapper.

M. Hervey veut me flatter ; je n’ai jamais eu cette aimable ingénuité, même dans ma jeunesse : cependant il y a bien quelque ressemblance entre nous. Mais pourquoi tremblez-vous ? Hélène ; est-ce une chose si terrible que les regards d’une mère ?

— Non ; seulement…

— Eh bien ? ma chère.

— Seulement je craignais… que vous ne m’aimiez pas…

— Qui a pu vous donner cette idée ? Venez, chère petite, venez m’embrasser, — et dites-moi pourquoi vous n’êtes pas à Oakly-Park.

— Lady Anne Percival n’a pas voulu me mener à la campagne pendant que vous étiez malade ; elle pensait que vous pourriez me desirer, et que je serais heureuse de vous voir, si vous le vouliez bien.

— Lady Anne est très-bonne, très-obligeante ; c’est une personne de mérite.

Elle est excellente, dit Hélène.

— Vous l’aimez, à ce que je vois ?

Oh ! oui ; elle a été si bonne pour moi ! je l’aime comme si elle était…

— Comme si elle était… quoi ?… finissez donc votre phrase.

Ma mère, dit Hélène à voix basse et en rougissant.

Vous l’aimez comme si elle était votre mère, répéta lady Delacour : eh bien, cela est intelligible ; qui vous empêchait de continuer ?

— Maman…

— Rien n’est plus absurde que d’hésiter ainsi en parlant ; vous montrez le desir de cacher vos sentimens, sans en avoir la possibilité. Je vous en prie, ma chère, continua lady Delacour, allez tout de suite à Oakly-Park ; je ne veux pas que vous vous gêniez pour moi.

Me gêner ! maman, s’écria Hélène… et ses yeux se remplirent de larmes. Bélinde soupira. Il y eut un moment de silence.

Je voulais dire seulement, miss Portman, reprit lady Delacour, que je hais toute espèce de cérémonie. Je sais qu’il y a des gens qui croient que sans elle il n’y a ni vertu ni sentiment : je ne disputerai point contre eux ; ils sont récompensés par la bonne opinion et les louanges des petits esprits, qui, à la vérité, font les trois quarts du monde. Pour moi, je ne souffre le respect que lorsqu’il est joint au sentiment, et je le déteste lorsqu’il exclut la confiance.

Vous la détestez, reprit miss Portman en regardant Hélène, qui avait bien compris que le discours de sa mère était dirigé contre lady Anne, et qui, avec le plus pénible embarras, baissait les yeux en rougissant ; mais pourquoi penser qu’en inspirant du respect on éloigne la confiance ; n’est-ce pas un préjugé ?

Lorsqu’une opinion est différente de la nôtre, reprit lady Delacour, nous la taxons de préjugé. Qui pourra nous mettre d’accord ?

Les faits, je pense, repartit Bélinde.

Oui ; mais il est difficile de convenir des faits, même dans les choses les plus légères, répondit lady Delacour. Nous voyons les actions, mais leurs causes nous sont cachées : cette maxime n’est-elle pas digne de Confucius ? À présent, tâchons de l’appliquer. De grace ! chère Hélène, dites-moi d’où vous viennent les jolis chardonnerets que vous m’avez envoyés ?

Lady Anne Percival me les a donnés, maman.

— Pourquoi vous les a-t-elle donnés ?

Elle me les a donnés… dit Hélène en hésitant…

— Vous n’avez pas besoin de rougir ni de répéter la même chose ; vous m’avez dit le fait, je vous demande la cause : si c’est un secret qu’on vous ait donné à garder, il est juste que vous vous taisiez ; car, suivant quelques systèmes d’éducation, les enfans doivent apprendre à être discrets, même avec leur mère ; et je suis convaincue que c’est un des préceptes de lady Anne. Ainsi, ma chère, ne vous troublez pas, et n’hésitez pas davantage : je ne vous ferai plus de questions ; je n’imaginais pas que ce pût être un mystère.

Ce n’en est pas un, maman ; j’hésitais seulement parce que…

— Eh bien ! encore des mots entrecoupés…

J’hésitais, ne voulant pas me louer moi-même.

Lady Anne nous questionna tous l’autre jour.

Qui, tous ?

(Charles, Édouard et moi.) — Sur l’histoire que le docteur X. nous avait faite des oiseaux ; elle promit de donner des chardonnerets à celui qui aurait le plus de mémoire, et c’est moi qui les ai gagnés !

Et c’est là tout le secret. Ainsi c’était la modestie qui vous faisait garder le silence. Je vous demande donc pardon, chère Bélinde, ainsi qu’à lady Anne ; vous voyez que je suis franche. Mais encore une question, Hélène ; qui vous donna l’idée de me faire ce présent ?

Personne, maman. J’étais chez l’oiseleur hier, lorsque miss Portman y vint pour acheter à miss Mariette un oiseau dont la voix ne vous incommodât pas. Je pensai que mes chardonnerets pourraient vous convenir, puisqu’ils ne font pas le moindre bruit, et qu’ils sont au moins aussi jolis que les plus beaux oiseaux. J’espère que miss Mariette sera de mon avis.

Je ne sais pas ce que dira Mariette ; mais ce que je pense, dit lady Delacour, c’est que vous êtes la plus aimable enfant du monde ; et quand j’aurais le cœur aussi dur que quelques personnes veulent bien le croire, il me serait impossible de ne pas vous aimer. Venez m’embrasser, ma fille !

Hélène se jeta au cou de sa mère en s’écriant :

Maman, que vous êtes bonne ! et elle s’appuya sur son sein, la serrant avec force. Lady Delacour jeta un cri perçant, repoussa sa fille, et s’évanouit.

Elle n’est point en colère contre vous, chère Hélène, dit Bélinde ; elle souffre ; ne vous affligez pas, cela ne sera rien : au lieu de sonner, essayez d’ouvrir la fenêtre et de dénouer sa ceinture.

Pendant que Bélinde soutenait lady Delacour, et qu’Hélène cherchait à la secourir, un domestique vint annoncer le comte de N… Bélinde ordonna qu’on le conduisît dans le salon, et lady Delacour se retira avec peine dans son cabinet de toilette.

Elle envoya faire ses excuses à toute la compagnie, pria Bélinde de la remplacer, et la chargea d’assurer Hélène qu’elle était loin de lui en vouloir.

On commença la lecture sans lady Delacour, qui ne revint dans le salon qu’entre le quatrième et le cinquième acte.

Ma chère Hélène, dit-elle après s’être assise, apportez-moi un verre d’orgeat.

Clarence Hervey regarda Bélinde d’un air satisfait : je crois, lui dit-il tout bas, que nous réussirons. Avez-vous remarqué la manière dont lady Delacour a regardé sa fille ?

Rien n’est plus fait pour accroître l’estime et l’affection de deux êtres que la réunion de leur intérêt sur un même objet ; jamais le cœur et l’esprit de Bélinde et de Clarence n’avaient été aussi d’accord qu’ils le furent pendant cette soirée.

Lorsque la lecture fut finie, une partie de la compagnie se retira, et il ne resta pour souper que ce qu’on appelait les beaux esprits. Plusieurs volumes de pièces françaises et de romans étaient restés sur la table ; Clarence les rassembla, en disant : Ouvrons tour-à-tour ces livres au hasard, et voyons si nous n’y rencontrerons pas ce qui convient à chacun de nous. Lady Delacour ouvrit le premier livre venu ; c’était un volume des contes de Marmontel.

La Femme comme il y en a peu, dit Hervey.

Qui pourra croire à cet oracle ? repartit en riant, lady Delacour ; et elle s’approcha de la lumière pour lire. Bélinde et Clarence la suivirent.

C’est réellement très-singulier, Bélinde, que je sois tombée sur ce passage, dit-elle tout bas à miss Portman en lui passant le livre.

C’était une description de la conduite de la femme comme il y en a peu, avec un mari qui craignait de se laisser mener. En tournant la page, elle vit une feuille de myrte, qui servait de signet au livre.

Cette marque est sans doute la vôtre, Bélinde, continua lady Delacour ; ainsi je vois que c’est un plan concerté entre vous et Clarence, pour me dire doucement mes vérités.

Bélinde et Hervey s’en défendirent.

Comment donc cette branche de myrte se trouve-t-elle là ? demanda lady Delacour.

Je lisais cette histoire hier, dit Bélinde.

— Je ne puis refuser de vous croire, car vous ne m’avez jamais trompée ; mais vous avouerez, au moins, que vous êtes la cause de ce qui vient de m’arriver. Sans votre marque, je n’aurais point, sans doute, ouvert le livre en cet endroit ; mon destin est donc dans vos mains. Si lady Delacour devient la femme comme il y en a peu, ce qui n’est point probable, c’est à miss Portman qu’elle le devra.

C’est justement ce qui pourra bien arriver, dit Clarence Hervey ; et roulant dans ses doigts la feuille de myrte, il en vanta le parfum.

Après tout, dit lady Delacour en jetant le livre, cette héroïne de Marmontel n’est point la femme comme il y en a peu, mais la femme comme il n’y en a point.

Un domestique vint avertir que la voiture de mistriss Mangaretta Delacour était aux ordres d’Hélène.

Faites mes complimens, répondit lady Delacour ; je garde Hélène ce soir. Comme le plaisir rend vos yeux brillans, ma fille ! Dites-moi si votre joie est vraie.

Très-vraie, maman.

Tant mieux ; à votre âge ce qu’il y a de mieux, c’est d’être naturelle.

Quelqu’un se récria alors sur l’étonnante ressemblance d’Hélène avec sa mère. Lady Delacour sembla la regarder avec plus de plaisir.

Pendant le souper, la fête magnifique que venait de donner la duchesse D… fit le sujet de la conversation ; on donna beaucoup de louanges à la beauté et à la grace de sa fille, qui avait paru en public pour la première fois ce jour-là.

La fille éclipsera totalement la mère, dit lady Delacour.

Cette éclipse a été prédite par beaucoup de personnes, dit Clarence Hervey : mais existe-t-il de rivalité entre deux personnes qui ne sont point en concurrence ? et peut-il y en avoir entre une mère et une fille ?

Cette observation parut faire une grande impression sur lady Delacour ; Clarence Hervey prit la parole : il exprima éloquemment son admiration pour la duchesse, qui avait fui les plaisirs et la dissipation, pour se consacrer toute entière à l’éducation de ses enfans, et qui avait embelli la vertu de toutes les graces de l’esprit et de la beauté.

Réellement, Clarence, dit lady Delacour en se levant de table, vous parlez à merveille ; je vous conseille de composer un drame dans le genre allemand, et de l’appeler l’École des Mères, vous prendrez la duchesse pour votre héroïne.

Vous serez mon modèle, dit Clarence.

Lady Delacour sourit d’abord à ce compliment, et, quelques minutes après, elle soupira amèrement en disant :

Le temps d’être une héroïne est passé pour moi.

Passé ! s’écria Hervey en la suivant comme elle sortait de la salle à manger ; la duchesse est plus âgée que vous.

Il est vrai ; mais je n’en suis pas moins trop vieille, dit lady Delacour : changeons de conversation. Pourquoi n’étiez-vous pas l’autre jour à la fête champêtre ? Qu’avez-vous fait toute cette matinée ? Dites-moi donc, je vous en prie, quand arrive votre ami, le docteur X. ?

M. Horton va mieux, dit Clarence ; et j’espère que nous reverrons dans peu de jours le docteur.

Pense-t-il à moi ? vous a-t-il demandé de mes nouvelles ?

Oui, mylady ; il vous croit parfaitement bien portante : je lui ai dit que vous étiez rétablie, et de la meilleure humeur du monde.

« Avec cela, dit lady Delacour, j’ai très-mal aux nerfs ; je crois que rien ne me fait tant de mal que de veiller : ainsi, je vous souhaite le bon soir.


CHAPITRE XIV.

L’EXPOSITION DE TABLEAUX.


Il y avait deux heures que lady Delacour était retirée dans son appartement lorsque Bélinde, en passant devant sa porte, s’entendit appeler par elle.

Bélinde, vous n’avez pas besoin de marcher aussi doucement, je ne suis point endormie. Venez de grace, ma chère, j’ai quelque chose d’intéressant à vous dire ; tout le monde est-il retiré ?

Oui ; mais j’espère que vous ne souffrez point.

Pas dans ce moment, je vous remercie ; mais la pauvre Hélène m’a fait bien du mal ; vous voyez à quel accident je serais continuellement exposée si j’avais toujours cette enfant avec moi : cependant elle est si sensible et si tendre, que je voudrais qu’elle ne me quittât pas.

Asseyez-vous près de moi, ma chère Bélinde ; et je vais vous faire part de ma résolution.

Bélinde s’assit. — Lady Delacour garda un moment le silence.

Je suis décidée, reprit-elle, à faire un dernier effort pour conserver ma vie ; de nouvelles espérances de bonheur se présentent à mon imagination et relèvent mon courage : je suis déterminée à me soumettre à la terrible opération qui peut seule me guérir radicalement. Vous me comprenez ; mais je veux que cela soit enseveli dans le plus profond secret, et j’ai fait choix d’un chirurgien dont je connais toute la discrétion.

J’espère, dit Bélinde, qu’avant tout vous vous serez assurée de son habileté.

Je me suis attachée seulement à sa discrétion ; ne me faites point d’objections, il m’est impossible de les entendre. Hélène a été étonnée de mon évanouissement dans ma bibliothèque ; je la garderai quelques jours avec moi pour éloigner de son esprit toute espèce de soupçon.

Elle ne se doute de rien, dit Bélinde.

Tant mieux ; elle ira alors tout de suite en pension, ou bien à Oakly-Park : je subirai la cruelle épreuve. — Si je vis, je serai ce que je n’ai pas encore été, une bonne et tendre mère pour Hélène ; — si je meurs, — vous et Clarence, vous prendrez soin d’elle ; je connais vos intentions : ce jeune homme est digne de vous, Bélinde. — Si je meurs, promettez-moi de lui dire que je sentais tout son mérite, et que mon ame était capable d’entendre le langage éloquent de la vertu.

Lady Delacour s’arrêta un moment ; puis elle dit d’une voix altérée :

Pensez-vous, Bélinde, que je survivrai à cette opération ?

L’opinion du docteur X., dit Bélinde, doit avoir plus de poids que la mienne ; et elle répéta ce que ce médecin lui avait écrit sur ce sujet.

Ainsi, l’opinion du docteur est que je me tuerai inévitablement, si, par le vain espoir de garder mon secret, je me livre entre les mains d’un ignorant. Ne sont-ce pas là ses propres mots ? Il est prudent d’avoir laissé cette opinion par écrit ; à présent, quelque chose qu’il arrive, il ne peut plus être responsable d’une conduite qu’il ne dirige pas. Et vous aussi, ma chère, vous avez fait tout ce que la prudence pouvait exiger ; mais je vous prie de vous ressouvenir que je ne suis ni un enfant, ni une folle ; que dans cette occasion je puis raisonnablement me conduire moi-même. J’ai confiance dans l’habileté de la personne que j’emploie ; vraisemblablement le docteur X. n’en aurait point, parce qu’il n’a point de patente pour tuer ou guérir dans les formes ; d’ailleurs, c’est ma santé et ma vie que je risque ; et si je suis contente cela suffit. — Le secret ! je vous le répète, c’est le premier objet.

Et ne pourriez-vous pas vous en rapporter plus sûrement, dit Bélinde, à l’honneur d’un médecin connu, et qui a une haute réputation à conserver, qu’à la discrétion d’un obscur charlatan qui n’a aucune réputation à perdre.

Non, dit lady Delacour, je ne veux point me fier à aucun de ces hommes de mérite ; leur honneur et leur folle délicatesse ne leur permettraient pas d’opérer une femme sans en avertir son mari ; et lord Delacour n’en saura jamais rien.

Pourquoi, ma chère lady Delacour, pourquoi, dit Bélinde avec vivacité ; un mari n’a-t-il pas le droit d’être consulté dans une telle occasion ? Je vous le demande en grace, laissez-moi faire connaître vos intentions à lord Delacour, et alors toute difficulté sera applanie. Dites oui, ma chère amie ; laissez-vous toucher par mes prières, continua Bélinde en prenant sa main et la serrant entre les siennes de la manière la plus tendre.

Lady Delacour ne fit aucune réponse, mais tint ses yeux attachés sur Bélinde.

Lord Delacour, reprit miss Portman, mérite votre confiance par le grand intérêt qu’il a pris dernièrement à votre santé ; sa conduite généreuse et tendre avec vous l’autre jour vous a certainement touchée : vous avez à présent une occasion de lui prouver votre reconnaissance ; il le mérite par son affection et son constant attachement pour vous.

Je suis peu touchée de cette constance et de cet attachement, répondit lady Delacour, en retirant froidement sa main que tenait Bélinde ; je ne sais si l’affection de lord Delacour pour moi s’est accrue ou si elle a diminué, cela m’est parfaitement indifférent ; mais, si j’avais envie de reconnaître ses dernières attentions, je ne choisirais point le moyen que vous me proposez, à moins que vous n’imaginiez que lord Delacour a un goût particulier pour les opérations chirurgicales. Je ne conçois pas comment ma confiance dans cette occasion pourrait accroître sa tendresse pour moi ; et d’ailleurs, j’y attache peu de prix : vous le savez mieux qu’un autre, je ne suis point hypocrite, et je vous ai ouvert entièrement mon cœur.

Oui, dit miss Portman, votre confiance a répondu à ma tendresse, et je voudrais avoir assez d’empire sur votre cœur pour le ramener au bonheur. Je suis convaincue qu’il est absolument impossible que vous exécutiez votre plan dans cette maison sans que votre mari n’en soit informé ; s’il le découvre par hasard, ce sera bien plus pénible pour lui que si vous le lui eussiez dit ; et…

Pour l’amour de Dieu ! ma chère, s’écria lady Delacour, ne me parlez donc plus des sentimens de lord Delacour.

Mais, permettez-moi de vous parler des miens, dit Bélinde ; je ne puis me mêler de cette affaire si votre mari l’ignore.

Faites ce que vous voudrez, repartit vivement lady Delacour ; vos idées de convenances vis-à-vis de mon mari l’emportent, à ce qu’il me paraît, sur votre amitié pour moi ; mais je ne doute pas que vous n’agissiez d’après un principe juste. Vous m’avez promis de ne jamais m’abandonner ; lorsque j’ai besoin de votre assistance, vous me la refusez par considération pour lord Delacour : une scrupuleuse délicatesse peut dégager une personne sensible d’une promesse positive ! Cette morale est nouvelle et commode.

Bélinde, quoique blessée par le ton ironique de son amie, lui répondit avec douceur que la promesse qu’elle lui avait faite de la soigner pendant sa maladie était bien différente de l’engagement qu’elle voulait la forcer de prendre.

Lady Delacour tira brusquement le rideau entre elle et Bélinde, en disant :

Fort bien ! ma chère ; dans tous les cas, je suis bien aise d’entendre que vous n’ayez point oublié votre promesse. Tout considéré, il est peut-être plus prudent à vous de me refuser votre assistance. Bonne nuit ! je vous ai retenue trop long-temps ; bonne nuit !

Bélinde ferma l’autre rideau, et se retira. Lady Delacour n’avait pas la moindre envie de dormir ; une nouvelle passion venait de pénétrer dans son cœur, et compliquait toutes ses inquiétudes. Elle était jalouse ; elle allait jusqu’à s’imaginer que le conseil de Bélinde tendait à quelque projet sur lord Delacour ; et, à l’instant où ce soupçon lui entra dans l’esprit, mille circonstances se présentèrent à son imagination pour l’appuyer. Bélinde était nièce de mistriss Stanhope, et elle devait avoir de l’astuce de sa tante. L’ambition de devenir la femme d’un lord pouvait fort bien l’avoir séduite : elle avait remarqué que lord Delacour était plus attentif avec sa femme ; il fallait frapper son imagination en dégoût, et lui communiquer le secret d’une affreuse maladie, sous prétexte d’avoir son consentement à l’opération. Le soir même, Bélinde avait laissé une marque dans un volume de Marmontel, à l’endroit où cet auteur donne des leçons aux femmes sur la manière de mener un mari du caractère de lord Delacour. Ce n’était point sans quelque dessein que miss Portman avait étudié cet endroit.

Les billets de banque que mylord avait donnés à mylady quelques jours auparavant avaient été refusés par Bélinde. Elle avait eu tout l’honneur de ce refus auprès du pauvre lord, qu’elle avait charmé par cette affectation de générosité, et dont elle avait détourné les intentions sur son épouse. Elle dirigeait déjà complétement les volontés de lord Delacour.

Quant à ma fille, se dit-elle en continuant ses suppositions et ses raisonnemens, l’intérêt de Bélinde à se conduire de la sorte est bien évident. Elle aspire à devenir la belle-mère d’Hélène ; elle gagne l’affection de l’enfant, et veut montrer à mon mari qu’elle aura toute la tendresse d’une mère quand elle sera appelée à diriger son éducation. — Elle n’a pas la moindre coquetterie avec les jeunes gens qui viennent chez moi ; cela doit être ; mais c’est de l’artifice, cela n’est pas du tout naturel. — Qu’est-ce que c’est, par exemple, que cette conduite réservée et hautaine avec un homme tel que Clarence Hervey ? — et ce refus de sir Philip ? Une fille qui n’a rien, refuser un homme de cent mille livres de rente, uniquement parce qu’il est un sot ! cela aurait-il le sens commun ? — Ah ! miss Portman, vous êtes une digne nièce de votre tante Stanhope !… Tout cela s’explique très-bien… — Je comprends à présent pourquoi elle n’ouvre jamais une lettre de sa tante devant moi, depuis celle que je lui arrachai par plaisanterie, et qui était pleine de réticences sur le compte de mon mari et sur le mien. — Et c’est moi-même qui vais la conjurer de rester avec moi jusqu’à mon dernier soupir !…

Comme je me suis laissé tromper ! Dans le moment que je découvrais la trahison d’une amie, je me livrais aux artifices d’une autre, mille fois plus dangereuse, mille fois plus aimée. Henriette Freke peut-elle être comparée avec Bélinde ? Henriette m’amusait, et je la méprisais ; mais Bélinde ! oh ! Bélinde ! combien je l’aimais ! — Je l’admirais ! je la respectais ! je l’adorais !…

Épuisée par les vives émotions que son imagination venait d’exciter en elle, lady Delacour s’endormit de fatigue. La matinée était déjà avancée lorsqu’elle se réveilla ; elle trouva Bélinde assise à côté de son lit.

Qu’avez-vous ? lui dit Bélinde ; vous me regardez avec horreur ; vos yeux s’arrêtent sur moi, comme si j’étais votre mauvais génie.

Non, c’est impossible ! s’écria lady Delacour, dont tous les soupçons furent dissipés par le doux sourire et la voix touchante de Bélinde, elle ne me trompe pas ; et elle tendit ses bras à Bélinde, en lui disant : Vous, mon mauvais génie ! non, vous êtes mon ange gardien ; embrassez-moi et pardonnez-moi.

Vous pardonner ! s’écria Bélinde ; je crois que vous rêvez encore, et je me reproche de vous avoir éveillée. Mais j’étais venue vous apprendre une chose merveilleuse ; c’est que lord Delacour est déjà dans la salle du déjeûner, et que depuis une demi-heure il me parle, — devinez de quoi ? d’Hélène ! Il est très-surpris, m’a-t-il dit, de la trouver aussi belle ; elle comble tous ses vœux, et il veut dîner chez lui aujourd’hui pour boire de son nouveau vin de Bourgogne à sa santé ; je ne l’ai jamais vu d’aussi bonne et de si belle humeur : je le crois bon dans le fond de l’ame ; levez-vous bien vite pour venir déjeûner ; il vous a déjà demandée plus de vingt fois.

En vérité, dit lady Delacour en frottant ses yeux, tout ceci est bien étonnant ! mais j’aurais voulu que vous m’eussiez laissé dormir.

Allons ! allons ! repartit Bélinde, je vois dans vos yeux que vous ne pensez pas à ce que vous dites ; vous allez venir nous rejoindre : ainsi je vais vous envoyer Mariette.

Lady Delacour se leva, et descendit dans la salle à manger, incertaine de ce qu’elle devait penser de miss Portman, craignant de lui avoir fait connaître ses pensées, et sur-tout effrayée que lord Delacour pût soupçonner qu’elle lui faisait l’honneur d’être jalouse de lui.

Bélinde était loin de se douter de ce qui se passait dans son cœur ; elle lui croyait une parfaite indifférence pour son mari ; la jalousie était le dernier sentiment dont elle l’eût cru capable. Elle ignorait que la jalousie pût exister sans l’amour. L’ambition était loin de son cœur ; l’idée de s’attacher lord Delacour, de succéder à son amie, et de prévoir sa mort comme un sujet de joie pour elle, ne pouvait entrer dans une ame si pure. Lady Delacour affecta d’être de la meilleure humeur : elle déclara qu’elle ne s’était jamais sentie si bien depuis sa maladie ; tout de suite, après le déjeûner, elle voulut mener Hélène chez l’oiseleur. Mais j’espère, maman, s’écria Hélène, que cela ne vous fatiguera pas.

Je le crains, dit Bélinde.

Vous savez, ma chère, ajouta lord Delacour, que miss Portman est si obligeante et si bonne, qu’elle voudra bien conduire Hélène ; je suis sûr qu’elle sera charmée de vous éviter cette peine.

Miss Portman est très-bonne, reprit vivement lady Delacour ; mais ce n’est point une peine pour moi de faire plaisir à ma fille. Quant à la fatigue, je ne suis point encore mourante ; au reste, miss Portman, qui connaît les usages, rougit de vous voir proposer qu’une jeune personne soit le chaperon d’une autre jeune personne ; et mistriss Stanhope serait choquée si sa nièce, par obligeance, faisait une chose aussi peu convenable.

Lord Delacour était accoutumé aux sarcasmes de sa femme ; et, si Bélinde rougit, ce fut du coup-d’œil que lui lança lady Delacour. Bélinde s’imagina qu’elle lui en voulait encore de ce qui s’était passé la nuit précédente, et la première fois qu’elle fut seule avec elle, elle remit la conversation sur ce sujet, espérant la convaincre de ses vrais sentimens.

Je me flatte, mylady, lui dit-elle, que ma sincérité ne vous a point déplu, puisque votre sûreté et votre bonheur sont les seuls objets de mes desirs.

La sincérité ne m’offense jamais, répondit sèchement lady Delacour ; et elle traita Bélinde avec la plus froide politesse, affectant une vive gaieté en parlant à Hélène.

Lorsqu’elles arrivèrent à Spring-Garden, Hélène s’écria : Voici la voiture de lady Anne Percival ; Charles et Édouard sont avec elle. Je me ressouviens, en effet, qu’ils ont demandé à aller voir le petit oiseau dont M. Hervey nous avait parlé comme d’un animal très-rare.

J’aurais voulu que vous m’eussiez plus tôt avertie que lady Anne devait s’y trouver ; je ne me soucie point de la rencontrer si brusquement : d’ailleurs, je ne suis pas assez bien pour me trouver dans la foule, et le bruit me fatigue.

Hélène, avec une aimable douceur, assura qu’elle aimait mieux renoncer à tout plaisir que de faire mal à sa mère. La voiture s’arrêta. Lady Delacour, voyant en même temps entrer lady Anne, la pria de se charger d’Hélène pendant qu’elle irait se promener dans le parc. Au bout d’une demi-heure, elle les fit appeler. En revenant, elle demanda à Hélène si elle s’était fort amusée. Oh ! oui, maman.

Miss Portman, avez-vous causé avec lady Anne Percival ? demanda froidement lady Delacour.

Beaucoup, répondit Bélinde ; je suis sûre que vous l’aimeriez ; c’est une personne douce, ses manières sont si simples et si engageantes !

Vous a-t-elle demandé, Hélène, quand vous retourneriez au milieu de son heureuse famille ?

À Oakly-Parck ? Non, maman ; elle m’a félicitée d’être avec vous ; mais elle a demandé à miss Portman d’aller chez elle dès qu’elle le pourrait.

Et miss Portman peut-elle résister à cette tentation ?

Vous savez que je vous ai promis de ne point vous quitter, répondit Bélinde.

Lady Delacour s’inclina.

D’après ce qui s’est passé cette nuit, dit-elle, je crains que vous ne vous repentiez de votre promesse ; et, si cela est, je vous la rends. Je serais désolée que personne au monde, et sur-tout miss Portman, se crût prisonnière chez moi.

Chère lady Delacour ! je me crois votre amie ; mais nous parlerons de ceci dans un autre moment : ne me regardez plus avec tant de froideur, ne me parlez plus avec tant de politesse ; n’oubliez pas que je suis votre amie.

C’est tout ce que je desire, Bélinde, s’écria lady Delacour avec émotion ; je ne suis point ingrate, quoique je puisse paraître capricieuse : restez avec moi.

Ah ! je vous reconnais, et je suis contente, dit Bélinde ; je n’ai jamais eu l’idée, je vous en donne ma parole, d’aller à Oakly-Parck. Rester près de vous est le vœu de mon cœur, croyez-moi.

Je vous crois, répondit lady Delacour ; et, pour un moment, elle fut convaincue que l’amitié seule fixait Bélinde auprès d’elle ; mais une minute après elle soupçonna lord Delacour d’être la cause secrète de son refus d’aller à Oakly-Parck. Lord Delacour dîna chez lui pendant plusieurs jours sans s’enivrer, ce qui parut extraordinaire à sa femme. Le fait est qu’il s’amusait avec sa fille, et que, comme elle était encore pour lui presque une étrangère, il avait desiré paraître à ses yeux sous le meilleur jour possible. Une après-dînée, étant de la meilleure humeur du monde, il dit à sa femme :

Ma chère, vous savez que votre voiture a été brisée la dernière fois que vous vous en êtes servie ; je l’ai fait raccommoder, repeindre ; il n’y manque plus que la housse du siége, et je voudrais savoir de quelle couleur vous aimeriez la frange.

Qu’en pensez-vous ? miss Portman, dit lady Delacour.

Orange et noir ferait bien, à ce qu’il me semble, répondit Bélinde, avec le galon de votre livrée.

Certainement, orange et noir ira à merveille, dit lord Delacour.

Si vous me demandez mon goût, repartit lady Delacour, je pense que le bleu et le blanc iront mieux avec l’habit de mes gens.

Nous la ferons donc bleu et blanc, reprit lord Delacour.

— Non ; miss Portman a meilleur goût que moi, et elle préfère l’orange et noir, mylord.

— Alors vous voulez donc qu’il soit noir et orange ?

Comme il vous plaira, répondit lady Delacour ; et on parla d’autre chose.

Bientôt après arriva une lettre de lady Anne Percival, avec quelques joujoux pour Hélène. La lettre était pour Bélinde ; c’était une pressante invitation pour qu’elle se rendît à Oakly-Parck, et tout les remerciemens de mistriss Mangaretta Delacour pour le perroquet.

Lady Delacour remarqua en elle-même que miss Portman était bien avec tous les parens de son mari.

C’est vous, miss Portman, que mistriss Mangaretta aurait dû remercier ; car ce n’est pas à moi qu’elle doit le perroquet.

Lord Delacour, qui aimait beaucoup sa tante, joignit alors ses remerciemens aux siens ; en observant que Bélinde était toujours obligeante, toujours aimable, et toujours bonne. Il se mit alors à boire à sa santé, et y fit boire Hélène, en lui disant : Vous le devez, mon enfant, car miss Portman est très-bonne pour vous.

J’espère qu’elle ne l’est pas trop, dit lady Delacour, en portant la santé de Bélinde.

Je me flatte, reprit lord Delacour, que lady Anne Percival ne vous enlèvera point à nous, et que vous ne pensez point à nous quitter ; Hélène en serait trop chagrine : je ne parle point pour mylady Delacour, elle saura mieux que moi exprimer ce qu’elle sent ; je ne dirai rien pour moi-même, je me contente de penser.

Bélinde l’assura qu’il n’avait pas besoin de la presser, et qu’elle n’avait jamais eu l’idée de quitter son amie. Lady Delacour la remercia avec embarras ; Hélène jeta ses bras autour de son cou avec la plus naïve expression, en s’écriant qu’elle s’étonnait d’aimer tant une personne qu’elle connaissait si peu.

Plus vous connaîtrez miss Portman, mon enfant, et plus vous l’aimerez, repartit lord Delacour.

Clarence Hervey donnerait sa fortune pour obtenir ce que vous venez d’accorder à mylord, dit tout bas lady Delacour.

Bélinde fut frappée du ton piqué avec lequel ce reproche fut fait.

Eh ! mon Dieu ! ma chère, pourquoi rougir ainsi, continua lady Delacour. Il me semble qu’il n’y a pas de quoi ; je parle sans malice ; et, si je vous juge d’après moi, lord Delacour sera la dernière personne qui doive vous faire rougir.

Lord Delacour ! s’écria Bélinde, avec l’air de la surprise la plus vraie.

Lady Delacour changea alors aussitôt de contenance, et lui dit en lui prenant la main avec gaieté :

Ainsi, ma chère Bélinde, c’est le nom de Clarence qui vous a fait rougir. — Changeons de conversation ; voulez-vous venir demain avec moi à l’exposition des tableaux ? on dit qu’il y a de très-jolies choses cette année. Cela fera plaisir à Hélène, qui a réellement de la disposition pour le dessin ; et, pendant qu’elle est avec moi, je veux la rendre la plus heureuse possible. Vous voyez que ma conversion est commencée : Clarence et miss Portman font des merveilles ; si c’est ma destinée de devenir la bonne mère, ou la femme comme il y en a peu, il faut bien y céder ! peut-on résister au sort ?

Tandis que tous les soupçons de lady Delacour sur Bélinde étaient suspendus son affection pour elle redoublait ; elle s’étonnait de sa propre folie, elle était honteuse de sa jalousie, et surprise au-delà de ce qu’on peut dire que lord Delacour pût en être l’objet.

Heureusement, se dit-elle à elle-même, il n’a aucune pénétration, et son cœur, étranger aux passions, ne soupçonnera jamais le mien. — Ce serait en vérité une singulière chose, s’il allait devenir la cause du tourment de ma vie ; je serais punie comme je le mérite, les manes du malheureux Lawless seraient appaisées. Mais c’est impossible ; je ne serai jamais une femme jalouse, l’amitié seule me rend méfiante. Bélinde est pour moi telle que je puis le desirer ; être une seconde fois dupe de la trahison d’une amie serait aussi trop fort pour mon amour-propre et pour mon cœur.

Le lendemain, lady Defacour eut aux tableaux une occasion de juger des vrais sentimens de Bélinde ; comme elles montaient l’escalier, elles entendirent les voix de sir Philip Baddely et de M. Rochefort.

Avez-vous été contens des tableaux, messieurs ? leur demanda lady Delacour.

Oh ! non, sur ma parole ; en général, cela est détestable : il y a cependant quelques beaux tableaux, — un entre autres.

C’est vraiment superbe, parbleu ! dit sir Philip ; qu’en dites-vous, Rochefort ? et tous les deux se mirent à rire d’une manière significative, en suivant lady Delacour dans la salle.

Sur mon honneur, dit Rochefort, il n’y a ici qu’une seule peinture digne de votre attention ; au reste, il faut s’en rapporter au goût de ces dames pour la trouver.

Parbleu ! oui, s’écria sir Philip, il faut les laisser deviner ; mais il était si impatient de parler, qu’il s’écria : Ces dames chercheront tout le jour si nous ne leur montrons pas.

Vous avez donc bien mauvaise opinion de notre goût, sir Philip ? demanda lady Delacour. Si vous croyez que nous ne puissions pas trouver la seule belle peinture qui y soit, ne nous dites donc rien.

Oh ! parbleu, on sait que vous avez le meilleur goût du monde, ainsi que miss Portman ; et je suis sûr que cette peinture lui plaira. C’est de l’imagination de Clarence Hervey : mais je vous dis là un grand secret ; Clarence est bien loin de se douter que je le sais.

Si le tableau est bien exécuté, répondit lady Delacour, il doit-être charmant ; il est difficile d’avoir plus d’imagination que Clarence.

Oh ! parbleu, ce n’est point un tableau d’histoire, s’écria sir Philip ; c’est un portrait.

Sur mon honneur, reprit Rochefort, c’est un tableau historique, ou un portrait de famille ; comme on voudra.

Ici ces deux messieurs se mirent à faire des éclats de rire comme des fous.

Je parierais, ajouta sir Philip Baddely, que l’original de ce portrait est une aimable déesse ; et se retournant vis-à-vis de miss Portman, il s’écria : Ah ! parbleu je crois que miss Portman l’a trouvé.

Bélinde se hâta de détourner les yeux du tableau qu’elle regardait.

Oh ! la charmante figure, s’écria lady Delacour.

C’est, ma parole, vrai, j’ai toujours rendu justice à Clarence ; il a un goût décidé pour la beauté.

Il me semble que c’est une beauté étrangère, demanda lady Delacour, si on en peut juger par son costume et par le paysage du tableau qui représente des cocotiers ? Qu’en pensez-vous, miss Portman ?

Je pense, dit Bélinde à voix basse, car à peine pouvait-elle parler, que c’est une scène de Paul et Virginie ?

Le portrait de Virginie ! madame, s’écria M. Rochefort en regardant sir Philip ; non, sur mon honneur, vous vous trompez ; si c’est une Virginie, c’est Virginie Hervey. C’est un portrait, continua-t-il en s’approchant de l’oreille de lady Delacour, mais de manière à être entendu, c’est la maîtresse de Clarence.

Lady Delacour, en paraissant lui prêter attention, jetait un coup-d’œil observateur sur la pauvre Bélinde, dont le trouble fut excessif pendant cette conversation.

Elle aime Clarence ; elle ne pense point à lord Delacour, à l’ambition ; je l’ai soupçonnée injustement, se dit à elle-même lady Delacour ; et aussitôt elle envoya sir Philip lui chercher le catalogue des tableaux, et elle éloigna Rochefort en lui donnant une autre commission. Elle tira alors miss Portman par la main, en lui disant à voix basse :

Croyez-moi, ma chère Bélinde, : Clarence ne fera jamais la folie d’épouser cette fille ; elle ne sera jamais Virginie Hervey.

Eh ! que deviendra-t-elle lorsque Clarence la quittera ? Comme l’innocence est peinte dans ses yeux ! Hélas ! si jeune, pourrait-elle être abandonnée pour toujours au chagrin ?

Telles étaient les pensées qui occupaient Bélinde, tandis qu’avec un pénible silence elle fixait ses yeux sur le portrait : Non ! il ne l’abandonnera pas ; et, s’il le faisait, il serait indigne de moi. Il l’épousera, je dois l’oublier. Elle s’éloignait brusquement du tableau lorsqu’elle vit Clarence Hervey à côté d’elle.

Que pensez-vous de ce tableau ? demanda lady Delacour ; n’est-il pas charmant ? Nous en sommes enchantées ; mais vous n’en paraissez pas frappé comme nous l’avons été en le voyant.

C’est, répondit gaiement Clarence, que ce n’est pas la première fois que je le vois ; je l’ai admiré hier, et je l’admire aujourd’hui.

Et vous êtes, je le vois, ennuyé de l’admirer. Eh bien ! nous ne vous forcerons point au ravissement. Vous voyez, miss Portman, qu’un homme peut se lasser de la plus belle figure du monde, ou au moins de la plus belle peinture ; mais il y a réellement tant de douceur, d’innocence, et une si tendre mélancolie répandue sur cette physionomie, que si j’étais homme j’en deviendrais inévitablement amoureux, et amoureux pour toujours. Une telle beauté, si elle existe dans la nature, devrait fixer l’homme le plus inconstant.

Bélinde essaya de détourner ses yeux un moment du tableau, pour voir si Clarence le regardait avec les yeux de l’homme le plus inconstant ; c’était elle qu’il fixait : mais aussitôt qu’elle le vit, il s’écria en regardant le tableau :

En vérité, c’est une céleste contenance, et le peintre a bien rendu l’imagination du poète.

Le poète ! répéta lady Delacour ; vous rêvez.

Pardonnez-moi ! dit Clarence, quoique M. de Saint-Pierre n’ait point écrit en vers, il mérite d’être appelé poète : certainement son imagination est des plus poétiques.

Sans doute, dit Bélinde ; et, d’après le ton avec lequel M. Hervey parlait, elle fut tentée de croire que sir Philip avait fait une histoire.

Comme vous voudrez, dit lady Delacour ; mais qu’est-ce que cela nous fait actuellement ?

Mais vous devez voir, s’écria Clarence, que ce tableau représente la Virginie de Bernardin de Saint-Pierre.

Je le sais aussi bien que vous, Clarence ; je ne suis ni aussi aveugle, ni aussi ignorante que vous le pensez. Se ressouvenant alors qu’elle avait promis le secret à sir Philip, elle ajouta en montrant le tableau : Ces cocotiers, cette fontaine, et le nom de Virginie inscrit sur le roc, me l’ont appris ; mais voici sir Philip Baddely qui me rapporte le catalogue, et nous allons nous en assurer.

Sir Philip ne se pressait point d’arriver, craignant de rejoindre lady Delacour pendant qu’elle était avec Clarence.

Voilà le catalogue, et le tableau que vous cherchez ; c’est la Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, je n’en avais pas encore entendu parler, il faut que ce soit de quelque nouveau peintre ; et, s’approchant de lady Delacour, il lui dit tout bas : N’allez pas me trahir, vous me brouilleriez avec Clarence ; excepté Rochefort, vous êtes, sur mon honneur, la seule à qui j’en aie parlé.

Dans cet instant, M. Hervey fut accosté par un homme qui vint lui parler avec vivacité. Clarence rejoignit ces dames avec une contenance embarrassée, et s’excusa de ne pouvoir dîner chez lady Delacour, alléguant qu’une affaire importante l’obligeait de quitter la ville. Dans ce moment, Hélène avait emmené miss Portman dans une autre pièce, pour lui montrer le portrait de lady Anne Percival entourée de ses enfans, et Bélinde était seule avec elle, lorsque M. Hervey vint lui dire adieu ; il était extrêmement agité.

Miss Portman, je ne sais pas… Je crains d’être long-temps sans vous voir… Peut-être ne pourrai-je jamais avoir ce bonheur. J’avais à vous dire quelque chose d’important, je voudrais vous le confier avant de partir ; mais mon départ est si précipité, que ce moment est le seul qui me reste. Puis-je vous demander, madame, si votre dessein est de rester encore long-temps avec lady Delacour ?

Oui, dit Bélinde, très-surprise, je le crois ; je n’en suis pas entièrement sûre, mais j’imagine que je ne la quitterai pas de si tôt.

M. Hervey la regarda avec le plus grand embarras ; et ses yeux tombèrent involontairement sur Hélène, qui, retirant doucement sa main de celle de Bélinde, quitta la salle, et alla rejoindre sa mère.

Cette enfant vous est bien attachée, miss Portman, dit Clarence ; il garda un moment le silence, regardant autour de lui s’il ne pouvait pas être entendu.

Pardonnez-moi ce que je vais vous dire, et sur-tout dans ce lieu ; je dois me hâter, puisque je suis forcé de partir précipitamment. Me permettez-vous de parler avec la sincérité d’un ami ?

Oui, sans doute, répondit Bélinde ; et c’est par là seulement que vous me ferez croire à votre amitié. Elle tremblait excessivement ; mais elle le regarda, et lui parla avec toute la fermeté qui lui fut possible.

Je vous ai entendu accuser, dit M. Hervey, de la plus injurieuse manière.

— Moi ?

— Oui : personne ne peut échapper à la calomnie. On prétend que si lady Delacour mourait…

À ce mot, Bélinde tressaillit.

Que si lady Delacour mourait, miss Portman deviendrait la belle-mère d’Hélène.

— Ô ciel ! quelle absurde méchanceté ! sans doute vous ne l’avez pas cru un seul instant, M. Hervey ?

— Non, pas un instant ; mais aussitôt que je l’ai entendu, j’ai résolu de vous le répéter ; car je pense que la plupart des malheurs du monde viennent d’une discrétion mal-entendue, ou de la crainte de dire la vérité. À présent que vous êtes avertie, vous saurez vous défendre ; je ne connais point de femme qui me paraisse avoir, avec aussi peu d’art, tant de prudence que vous. Mais, adieu, je n’ai pas un montent à perdre, ajouta Clarence en s’arrachant d’auprès d’elle.

Bélinde resta immobile à l’endroit où il l’avait quittée, jusqu’à ce qu’elle fût tirée de sa rêverie par différentes personnes qui vinrent voir les tableaux ; et elle courut à la recherche de lady Delacour.

Sir Philip Baddely parlait vivement avec elle ; mais il se tut à l’arrivée de Bélinde ; et lady Delacour dit à Hélène :

Ma chère, si vous avez assez vu les tableaux, nous nous en irons ; car je suis bien fatiguée de la chaleur, et tourmentée par la curiosité, ajouta-t-elle à voix basse en s’approchant de Bélinde ; car je voudrais savoir tout ce que vous a dit Clarence ?

Aussitôt qu’elle fut arrivée, lady Delacour envoya sa fille prendre une leçon de harpe, et s’asseyant auprès de Bélinde :

Ah ! de grace, satisfaites ma curiosité ; c’est celle d’une amie, et non celle d’une indifférente. Clarence s’est-il enfin déclaré ? Il a singulièrement choisi la place ; qu’importe ? je vous pardonne tous les deux. Mais, pourquoi cet air triste ? Pourquoi rougissez-vous ? vous ne devez pas être embarrassée avec moi ; est-ce parce que je vous ai dit que je ne céderais jamais mon empire sur Clarence pendant ma vie ? D’abord, elle ne sera plus longue, puisque je suis décidée à me faire opérer. Je vous aime trop pour exercer votre patience ; il vaut mieux faire les choses de bonne grace, que d’y être forcé ; je vous cède donc les hommages de Clarence. Allons, laissez là toute fausse modestie, et répétez-moi les galanteries que vous a dites Clarence, et tous les sermens qu’il vous a faits ?

Pendant que Bélinde effeuillait son bouquet, elle se ressouvint de la phrase de M. Hervey : Je pense que la plupart des malheurs du monde viennent de la fausse discrétion, ou de la crainte de dire la vérité.

Oui, j’aurai le courage de la dire, pensa-t-elle. Le seul compliment que m’ait fait M. Hervey, dit Bélinde, c’est sur ma prudence, et sur la simplicité de mes manières.

C’est en vérité un grand éloge, ma chère ; mais vous auriez pu aussi bien le recevoir de votre grand-père : je suis fâchée alors qu’Hélène n’ait point entendu une louange si morale ; je n’aurais jamais cru qu’un tête-à-tête avec Clarence se passât en moralités à la glace. Il me semble que cela ne vaut pas la peine de déchirer ces œillets. Est-ce là tout ?

Non ; mais vous m’embarrassez, et je ne puis soutenir vos regards.

Eh bien ! dit lady Delacour en baissant son voile ; êtes-vous contente actuellement ?

Hélène me montrait le portrait de lady Percival, et de ses enfans.

Et M. Hervey enviait ce bonheur, et pour vous, et pour lui ?

Non pas du tout ! il ne pensait pas à lady Anne Percival.

C’était donc pour gagner du temps que vous me parliez d’elle ? Lorsque vous voulez raconter une histoire, n’introduisez jamais de personnage inutile ; c’est une manière détestable. J’étais loin de vous croire d’aussi mauvais goût ; j’imaginais réellement que lady Percival et ses enfans étaient nécessaires à votre récit. Pardon de ma critique ; si je vous ai interrompue, c’est avec bonne intention et pour vous donner le temps de recueillir vos idées. Je sais que vous avez la plus mauvaise mémoire du monde, sur-tout quand il s’agit de Clarence Hervey ; mais laissons là ces plaisanteries, et venons au fait.

Eh bien ! dit miss Portman avec vivacité, M. Hervey observait que miss Delacour m’aimait beaucoup.

Et puis ? s’écria lady Delacour.

À cet instant, Champfort ouvrit la porte du cabinet, et, voyant lady Delacour, il se retira immédiatement.

Que voulez-vous, Champfort ? lui dit-elle.

Mylady, c’est que… je venais de la part de mylord pour voir si mylady et mademoiselle étaient visibles ? Je ne savais pas que mylady fût chez elle.

Vous voyez que j’y suis, répondit lady Delacour : mylord me veut-il quelque chose ?

Non, mylady, pas à mylady, reprit Champfort ; c’était à miss.

À moi, M. Champfort ? Je vous prie de dire à lord Delacour que j’y suis.

Et que je n’y suis pas, Champfort ; car je vais m’habiller, reprit lady Delacour en se levant avec vivacité pour quitter la chambre. Mais miss Portman la retint par la main.

Vous ne vous en irez pas, ma chère, avant que j’aie fini ma longue histoire.

Lady Delacour s’assit, honteuse elle-même de son propre embarras, lorsqu’elle vit que l’air de Bélinde était si calme et si naturel.

Est-ce de la fausseté, de l’innocence ou de l’assurance ? pensa-t-elle ; je ne puis le dire : mais nous verrons.

Lord Delacour arriva alors avec des journaux et un paquet de lettres dans sa main. Il s’excusa auprès de miss Portman d’avoir, par méprise, ouvert une lettre pour elle, qui avait été mise à son adresse. Il avait simplement demandé à Champfort si ces dames étaient chez elles, afin de n’y point aller inutilement. Mais Champfort possédait au plus éminent degré l’art perfide de mettre du mystère aux choses les plus simples.

Quoique je l’aie décachetée continua-t-il, avant d’avoir regardé l’adresse, je vous assure que je ne l’ai pas lue. Il remit la lettre à miss Portman, et quitta la chambre.

Cette explication était tout-à-fait satisfaisante pour Bélinde ; mais lady Delacour, prévenue par l’hésitation de Champfort, se figura que cette lettre n’était que le prétexte de la visite de lord Delacour.

C’est de ma tante Stanhope, dit miss Portman en ouvrant la lettre ; elle en parcourut la première page, et la remit dans sa poche en rougissant.

Tous les soupçons de lady Delacour sur les conseils de mistriss Stanhope se présentèrent alors en foule à son esprit.

Miss Portman, lui dit-elle, que je ne vous empêche point de lire votre lettre ; j’en ai quatre ou cinq à écrire ; ainsi ne vous gênez pas.

Bélinde reprenait sa lettre, lorsque lord Delacour revint suivi de Champfort, qui apportait la superbe housse de la voiture.

C’est une petite surprise pour vous, ma chère, lui dit-il ; j’espère que vous en serez contente.

En vérité, elle est très-belle, dit lady Delacour froidement, en fixant ses yeux sur la frange, qui était noir et orange ; elle ajouta : Je vois que c’est du goût de miss Portman.

Ne m’avez-vous pas demandé la frange noir et orange ? ma chère.

Non, mylord ; je l’avais demandée bleu et blanc.

Lord Delacour dit qu’il ne concevait pas comment on s’était trompé, que c’était une méprise ; mais lady Delacour fut convaincue que c’était fait à dessein, et elle se dit à elle-même :

Miss Portman me fait porter ses couleurs ; je n’ai pas l’ombre de pouvoir dans ma maison ; je suis traitée sans le moindre respect : mais je le supporterai jusqu’à ce que j’aie une entière conviction de sa perfidie.

Renfermant son chagrin, elle loua la housse, et principalement la frange ; lord Delacour se retira satisfait, et miss Portman s’assit pour reprendre la lecture de la lettre suivante :


CHAPITRE XV.

JALOUSIE.


Bath, ce mercredi, juillet.


Ma chère Bélinde,

« J’ai reçu les billets de banque de deux cents guinées qui étaient inclus dans votre dernière lettre ; mais évitez autant que possible de les confier ainsi à la poste ; et, quand vous y serez forcée, séparez-les et ne les envoyez pas tous par le même courrier.

« Il court sur vous et sur un certain lord un bruit qui m’affecte vivement. J’avais toujours pensé que vous plaisiez singulièrement à la personne en question. Je m’en rapporte à votre prudence, à votre délicatesse et à vos principes, pour ne pas négliger cet avis, et je suis persuadée que vous vous conduirez comme vous le devez. Vous croyez bien qu’on ajoute à l’histoire, en blâmant votre conduite et votre peu de soin pour sauver les apparences. Quant à votre conduite, je ris de ceux qui osent en médire ; mais, quant à votre indifférence, je crois tout ce qu’on en dit. Quel que puisse être le sentiment d’un homme pour une femme, à moins qu’elle ne soit dominée par la vanité, ou qu’elle ne soit, comme vous, bien novice dans l’art du monde, elle doit avoir le pouvoir de cacher son triomphe, pour éviter les traits de l’envie. L’envie est la passion que les jeunes et belles femmes doivent le plus redouter, puisqu’elle est infailliblement suivie du scandale. Vous ne la craignez pas assez, et vous en voyez les conséquences, qui doivent alarmer extrêmement une femme d’esprit et de bon sens.

« Les hommes de peu d’esprit et d’un caractère froid, qui sont incapables d’éprouver une vraie passion pour notre sexe, ont souvent l’ambition de paraître bien avec les femmes que leur beauté, leurs qualités ou leurs liaisons ont mises à la mode : ils n’exigent pas un grand retour de sentiment, puisqu’ils n’aiment que pour qu’il soit dit qu’ils aiment. En vous parlant ainsi, je n’ai point précisément en vue l’homme en question : je ne le connais pas assez pour le ranger dans cette classe ; mais vous, qui avez l’occasion de l’observer sans cesse, vous pouvez vous décider, et si vous voulez je vais vous en indiquer le moyen. Remarquez s’il affecte de vous rendre ses devoirs en public ou en secret ; s’il agit en secret, tenez-vous encore plus sur vos gardes ; songez qu’un homme du jugement le plus borné a toujours assez de pénétration ou d’instinct pour sentir que la plus légère tache à la réputation d’une femme, qui est ou qui doit être unie avec lui, détruit la paix de son intérieur, et la déshonore aux yeux du monde. Un mari qui a déjà éprouvé toutes les disgraces du mariage, s’il veut contracter une seconde union, choisira sans doute une jeune personne bien innocente et bien simple ; la plus petite faveur qui lui serait accordée, la moindre publicité qu’il verrait donner à ses sentimens, la réputation de talens, sa supériorité, l’esprit qu’il découvrirait dans l’objet aimé, tourneraient infailliblement à son désavantage, renverseraient ses plans, et détruiraient à la fois sa réputation, sa tranquillité, et toutes ses espérances d’établissement pour l’avenir ; et supposez que, malgré toutes les probabilités, vous réussissiez, si vous avez donné prise à la sévère critique du monde, vous n’aurez pas atteint le but heureux auquel vous devez tendre. Ne craignez pas que je vous ennuie ici par des sermons, je n’en ai nulle envie ; je vous demande seulement d’observer ce qui se passe autour de vous dans le cercle où vous vivez. Voyez les femmes des meilleures familles, qui possèdent le rang, la fortune, la beauté et tous les hommages du monde ; elles ne peuvent pas se dispenser, dans ce pays, de garder strictement toutes les apparences de la vertu. Celles qui ont voulu s’élever au-dessus de ce qu’elles appellent vulgaire, et braver la foudre de l’opinion publique, en ont été écrasées. Voyez ce qu’est devenue lady ****, la comtesse de *****, et tant d’autres. Ces exemples font trembler, et ils nous prouvent, ma chère, qu’un titre ne soustrait point une femme au tribunal de l’opinion.

« Pardonnez, chère nièce, si je vous parle ainsi ; l’histoire qui court sur vous et sur le lord **** m’a donné de cruelles inquiétudes. Encore une fois, vous ne sauriez être trop prudente ; ce n’est que le premier pas qui coûte ; et le scandale ensuite n’a plus de bornes, à moins qu’on n’ait une habileté ou un bonheur bien rare. Mes conseils ne vous manqueront pas ; mais votre sort est entre vos mains. Sur toutes choses, n’allez pas imaginer de quitter lady **** ; c’est la première idée qui, je le parie, se présentera à votre tête légère ; rejetez-la bien loin : quitter le champ de bataille à la première attaque, c’est céder la victoire à vos ennemis. Abandonner la maison de lady **** serait une folie ; tant qu’elle est votre amie, ou du moins qu’elle le paraît, tout va bien ; mais si elle et vous, vous vous sépariez froidement à présent, vous perdriez votre réputation ; par votre timidité vous feriez douter de votre innocence. Je me flatte que votre bon sens vous aura d’avance dicté toutes les raisons que je crains de vous représenter. Rejetez toute fausse délicatesse ; songez-bien que pour le bonheur même de votre amie, aussi bien que pour le vôtre, il est important que vous redoubliez d’attentions pour elle, et que votre intimité paraisse encore augmentée.

« Je suis bien aise d’apprendre que sa santé soit assez rétablie pour lui permettre de recevoir du monde la distraction qui lui est nécessaire. Heureusement qu’il est absolument en votre pouvoir de la convaincre, ainsi que tous ceux qui vous connaissent, de la pureté de vos intentions. Véritablement, lorsqu’on m’a fait cette choquante histoire, j’ai eu besoin de recevoir à l’instant même la lettre de sir Philippe Baddely. Sa proposition, dans cette circonstance, me charme pour vous, ma chère nièce. Vous n’avez rien de mieux à faire qu’à répondre à son amour. Toutes les calomnies s’évanouiront d’elles-mêmes ; c’est un établissement qui passe toutes les espérances que j’avais conçues pour vous. Sir Philip craint que je ne veuille point vous parler en sa faveur ; certainement il se trompe, et, comme je lui ai dit, il a tort de douter de votre sensibilité ; votre indifférence pour lui serait aussi étrange qu’absurde. Sachez, ma chère, que sir Philip Baddely a 15,000 livres sterling de rente en Wiltshire ; les biens de son oncle Burton, en Norforlk, paieront ses dettes. Quant à sa famille, vous le trouverez sur la liste des baronnets, et la possession d’une belle et ancienne baronnie vaut mieux que l’attente incertaine d’un duché. Quand le ciel même ne condamnerait pas une telle pensée, je ne vois pas que vous puissiez faire aucune objection à ce mariage ; et j’aime à croire que vous avez trop de raison pour opposer des difficultés romanesques. Je sais que sir Philip n’est pas ce que vous appelez un homme supérieur ; mais tant mieux pour vous ; ces hommes supérieurs sont des maris dangereux : ils sont plus aimables dans le monde, mais souvent difficiles à vivre, et sur-tout à mener. Votre favori, Clarence Hervey, par exemple, serait le dernier homme auquel je voudrais vous voir unie. Vous n’êtes pas une enfant, et vous ne devez pas vous exposer aux sarcasmes de toutes les femmes de votre société, pour suivre une folle passion qui, peut-être, n’existe que dans votre imagination. Je ne veux même pas penser que ma nièce puisse se dégrader elle-même, au point d’aimer un homme qui ne lui a point fait de déclaration de ses sentimens, et qui, j’en suis sûre, n’en a aucun. Il ne faut pas vous tromper ; le fait, que je ne vous dirais pas sans cette circonstance, est qu’il a une maîtresse, et ses amis assurent que, s’il se marie jamais, il l’épousera. Je ne sais ce qu’elle est ; mais on dit que c’est la plus belle créature possible, et Clarence est philosophe. Si vous avez le sens commun, je vous en ai dit assez. Adieu ; répondez-moi bien vîte que tout va au gré de mes desirs ; je suis impatiente de mander cette bonne nouvelle à votre sœur Tollemache. J’ai toujours prédit que ma Bélinde serait plus heureuse que sa sœur et ses cousines. N’ai-je pas eu une idée admirable de vous envoyer passer l’hiver chez lady **** ? Je vous prie d’offrir mes complimens à lady Delacour ; vous lui direz que notre amie (elle m’entendra) a pris l’autre jour soixante guinées à un homme de ma connaissance. Je sais qu’elle la déteste autant que moi : tromper au jeu, quel méprisable caractère ! N’oubliez pas de lui dire que j’ai une charmante anecdote sur une de nos amies. On m’a donné un manuscrit, qui est un parallèle entre la chevalière Déon et notre amie ; il est fait avec beaucoup d’esprit et de gaieté. Si je ne craignais pas d’augmenter par trop le port de ma lettre, je vous l’enverrais ; ce sera pour une autre fois. Adieu, ma chère nièce ; répondez-moi tout de suite, parlez-moi de sir Philip : je lui écris pour le remercie, et lui donner mon consentement. Croyez à la sincère amitié de

Sélina Stanhope. »

Ce n’est point une lettre que mistriss Stanhope vous écrit, c’est un volume, s’écria lady Delacour.

Quoique Bélinde ne fît que la parcourir, elle en lut assez pour en être extrêmement étonnée et vivement choquée.

Vous n’apprenez point de mauvaises nouvelles, j’espère ? dit lady Delacour en la voyant immobile, la tête appuyée sur sa main, et enfoncée dans une profonde rêverie.

La lettre de mistriss Stanhope lui échappa des mains, et, au milieu de la variété des sentimens pénibles et embarrassans que cette lecture excitait en elle, elle conservait assez de force d’esprit pour se résoudre à tout confier à lady Delacour. Rappelée à elle-même par la question de son amie, elle lui répondit aussitôt, avec toute la force qu’il lui fut possible :

Oui, ma tante a été alarmée par une histoire pleine de méchanceté qu’on a faite sur moi, et que j’ai apprise ce matin de la bouche de M. Hervey. Je suis reconnaissante qu’il ait eu le courage de me dire la vérité.

Alors elle répéta ce que M. Hervey lui avait dit.

Le rouge qu’avait lady Delacour empêchait de voir son changement de couleur ; et, comme elle ne releva pas les yeux tandis que Bélinde parlait, cette dernière ne put juger de ce qui se passait dans son cœur.

M. Hervey a agi en homme d’honneur et d’esprit, dit lady Delacour ; il est malheureux pour vous qu’il ne vous ait pas avertie plus tôt, — avant que cette histoire fût devenue publique, avant qu’elle ne fût parvenue à Bath et à votre tante. — Cela doit la surprendre beaucoup ; — elle a une si parfaite connaissance du monde ! — et…

Lady Delacour prononça ces mots avec l’expression de la colère étouffée, élevant quelquefois sa voix ; et enfin, incapable de parler, elle s’arrêta, mettant avec précipitation de la poudre sur les lettres qu’elle venait d’écrire.

Ainsi, cela est parvenu à Bath, pensa-t-elle ; — le fait est public. — Jusqu’à présent je n’en avais entendu parler qu’à sir Philip Baddely ; mais sans doute c’est la nouvelle de la ville, et l’on se rit de moi comme d’une dupe que je suis. À présent que la chose ne peut pas être plus longtemps cachée, connaissant ma générosité, elle vient à moi avec l’apparence de la simplicité, se livre à moi, et espère qu’en me parlant avec cette audacieuse sérénité, elle me convaincra de son innocence.

Vous avez agi de la manière la plus prudente, miss Portman, dit lady Delacour, en me parlant sur-le-champ de cette étrange, de cette scandaleuse et absurde histoire. Agissez-vous d’après l’avis de votre tante Stanhope, ou entièrement de vous-même, et d’après la connaissance que vous avez de mon caractère ?

— De moi-même, et croyant vous bien connaître. J’espère que je ne me serai pas trompée, dit Bélinde en la regardant avec un mélange de crainte et d’étonnement.

— Non, vous avez admirablement calculé ; c’était la meilleure, la seule manière dont vous dussiez agir. Seulement, continua-t-elle en se renversant sur sa chaise avec un rire forcé, la bévue de Champfort, l’arrivée de lord Delacour, le choix de la frange du siége de ma voiture, (pardonnez-le-moi, ma chère, car je ne puis m’empêcher d’en rire) sont des circonstances malheureuses, et de vrais contre-temps. Mais, ajouta-t-elle en essuyant ses yeux et cessant de rire, vous avez une présence d’esprit si admirable, que rien ne peut vous déconcerter. Vous êtes toujours la même dans toutes les situations, et vous n’avez aucun besoin des longues lettres et des conseils de votre tante Stanhope.

En disant ces derniers mots, ses yeux étaient fixés sur la lettre, qui était tombée aux pieds de Bélinde.

La manière sans suite avec laquelle lady Delacour parlait, la vivacité de ses mouvemens, ses yeux, où se peignaient tour-à-tour la colère et le soupçon, son rire convulsif, ses mots inintelligibles, tout conspirait, dans ce moment, à faire croire à Bélinde qu’elle perdait la tête. Elle était si fort persuadée de son indifférence pour lord Delacour, qu’elle ne pouvait même admettre la possibilité que son cœur fût livré à la jalousie. Elle était encore plus loin de croire à cette espèce de jalousie qu’elle n’avait jamais sentie, et qu’elle ne pouvait comprendre ; mais elle avait quelquefois vu lady Delacour dans des états de passion qui ressemblaient à la folie, et elle se persuada que, dans ce moment, sa raison l’abandonnait tout-à-fait. Elle sentit la nécessité de ne point irriter ce qu’elle appelait folie, et, avec tout le calme qu’elle put affecter, elle prit la lettre de mistriss Stanhope, et chercha le passage qui avait rapport à mistriss Luttridge et à Henriette Freke. Si je puis fixer l’attention de lady Delacour, pensa-t-elle, peut-être reviendra-t-elle à elle-même.

Voici un article qui vous regarde, mylady, lui dit-elle ; cela a rapport à mistriss Luttridge. Sa main tremblait comme elle tournait les feuillets de la lettre.

Je suis tout attention, dit lady Delacour avec un son de voix composé ; prenez garde seulement de vous tromper. Je ne suis nullement curieuse de lire ce que mistriss Stanhope ne voudrait pas que je susse ; il y a certaines lettres qu’il est aussi dangereux d’extraire que de laisser tomber entre les mains d’une amie ; mais vous n’avez rien à craindre de moi.

Sentant bien que cette lettre n’était pas faite pour être vue de lady Delacour, Bélinde ne lui offrit pas de la lire ; elle n’essaya pas non plus de faire l’apologie de sa discrétion et de son embarras ; elle se hâta seulement de lire l’article qui concernait mistriss Luttridge. En lisant, sa voix gagna de la confiance : elle observa qu’elle avait fixé l’attention de lady Delacour, qui, à présent, assise sans mouvement, l’écoutait avec calme. Mais lorsque miss Portman en vint à ces mots, N’oubliez pas de lui dire que j’ai une charmante anecdote sur une autre de ses amies, lady Delacour s’écria avec véhémence :

Amie ! Henriette Freke ! — oui, comme toutes les autres amies. — Henriette Freke ! — à qui peut-elle se comparer ? — C’est trop fort pour moi, — beaucoup trop ; — et elle appuya sa tête sur sa main.

Calmez-vous, ma chère amie, lui dit Bélinde de la manière la plus douce ; et elle s’avança vers elle avec l’intention de l’adoucir par ses caresses ; mais, à son approche, lady Delacour poussa avec violence la table sur laquelle elle avait écrit, frappa du pied, leva son voile, se leva, et jeta sur Bélinde un coup-d’œil qui l’empêcha d’avancer, en lui disant : Si vous faites un pas, vous êtes perdue !

Bélinde sentit son sang se glacer : elle n’avait plus de doute sur la folie de son amie ; elle ferma le canif qui était sur la table, et le mit dans sa poche.

Faible et perfide créature ! s’écria lady Delacour ; et l’expression de la colère, qui était peinte sur son visage, se changea en celle du plus profond mépris ; que craignez-vous ?

Je crains pour vous, répondit Bélinde ; pour l’amour du ciel, écoutez-moi, écoutez votre amie !

Mon amie ! ma Bélinde ! s’écria lady Delacour ; elle s’éloigna d’elle, fit quelques pas en silence ; puis, joignant ses mains, et levant les yeux au ciel avec la plus fervente dévotion, elle s’écria :

Dieu du ciel ! ma punition est juste, la mort de Lawless est vengée ; puisse l’agonie de mon ame expier mon crime, la fausseté préméditée, — l’abus de la confiance, — l’hypocrisie ! — je ne dois point, — oh ! je n’aurai jamais à m’en repentir. Elle s’arrêta : ses yeux se tournèrent involontairement sur Bélinde. — Ô Bélinde, vous que j’aimais ! en qui j’avais tant de confiance !

Des pleurs inondèrent son visage ; elle les essuya avec vivacité sans penser à son rouge, et son visage offrit le plus étrange spectacle. Indifférente sur sa figure, elle poussa Bélinde qui voulait essayer de l’arrêter, dénoua sa ceinture, et ouvrit la fenêtre afin de respirer. Bélinde ferma la fenêtre en disant :

Tout votre rouge est ôté, ma chère lady Delacour, vous ne pouvez pas vous montrer, asseyez-vous sur ce fauteuil ; je vais sonner Mariette pour qu’elle vous apporte du rouge. Regardez-vous dans ce miroir.

Je vois, interrompit lady Delacour en fixant Bélinde, que celle que je croyais la plus noble est la plus basse de toutes les créatures ; je vois qu’elle est incapable de sentir. — Du rouge ! — que j’évite d’être vue ? — Et dans quel moment me parler ainsi ! — Ô digne nièce de mistriss Stanhope ! — Malheureuse que je suis !

Elle se jeta alors sur un canapé, et se frappa la tête plusieurs fois avec violence. Bélinde prit sa main, et, la retenant avec force, lui cria d’un ton d’autorité :

Revenez à vous, lady Delacour, je vous en conjure ! songez que si vous continuez à agir ainsi, votre secret sera découvert par tout le monde.

Ne me retenez pas, vous n’en avez pas le droit, s’écria lady Delacour en se débattant ; malgré votre autorité dans cette maison, vous n’avez plus aucun pouvoir sur moi. — Je ne suis point folle, — et tout votre artifice ne pourra pas me faire conduire à Bedlam. — Vous en avez fait assez pour me faire perdre l’usage de ma raison, mais je la conserve. Il n’est pas étonnant que vous ne me croyiez point ; il est naturel que vous soyez surprise de la vive expression des sentimens qui vous sont si étrangers. Vous deviez appeler folie le désespoir d’un cœur généreux, l’agonie d’une ame généreuse. Votre regard n’exprime point la terreur, je ne vous fais aucune injure. Vous desirez que je vous parle plus bas ! que je sois plus calme ! Sans doute, mistriss Stanhope et miss Portman parleraient d’une manière plus douce, d’un ton plus poli que le mien. — Mais pourquoi tremblez-vous ? vous n’avez rien à craindre, vous voyez que je prends sur moi, et que je souris.

Oh ! ne souriez pas de cette horrible manière.

Pourquoi donc — horrible ? — N’aimez-vous pas la fausseté ?

— Je la déteste de toute mon ame.

En vérité, dit lady Delacour, avec une voix toujours étouffée par la colère ; pourquoi est-elle la règle de toutes vos actions, ma chère ?

Je n’ai jamais été fausse, je suis incapable de tromper ; lorsque vous serez réellement calme, vous me rendrez justice ; mais, à présent, ce que je dois est de supporter votre colère si je le puis.

— Vous êtes la bonté même, la politesse, et la prudence personnifiée ; vous savez parfaitement comment on mène une amie que vous avez voulu rendre folle. Mais, dites-moi, bonne, aimable, et prudente miss Portman, pourquoi vous craignez tant que je perde la raison ? Vous savez que si ce malheur m’arrivait, personne ne me croirait plus ; je ne pourrais plus vous démasquer, ni vous arrêter dans vos projets. Vous jouiriez de toute l’autorité que vous vous êtes acquise ; et ne serait-ce pas aussi commode pour vous que si j’étais morte ? — Non ! — Vos calculs sont meilleurs que les miens. La malheureuse folle vous nuirait encore ; elle serait toujours un obstacle entre vous et l’objet secret des desirs de votre ame. La possession d’un titre. —

En prononçant ces mots, elle fixait les armes de lord Delacour représentées en diamans sur sa montre, qui était sur sa table ; la saisissant alors avec vivacité, elle la jeta loin d’elle avec force.

Vils enfans de l’orgueil ! s’écria-t-elle ; faut-il que pour vous je perde ma seule amie ? Ô Bélinde ! ne deviez-vous pas voir que la grandeur ne donne pas le bonheur ?

Je le vois depuis long-temps, je vous plains de toute mon ame, dit Bélinde en fondant en larmes.

Ne me plaignez point, je ne puis supporter votre pitié, femme perfide ! s’écria lady Delacour en la regardant avec mépris et avec rage ; la plus fausse de toutes les femmes !

Oui, appelez-moi perfide, traître, fausse ; regardez-moi, parlez-moi comme vous voudrez ; je supporterai tout, tout avec patience ; car je suis innocente, et vous êtes trompée et malheureuse, dit Bélinde. Lorsque vous m’aimerez, lorsque vous serez revenue à vous-même, alors seulement je pourrai me fâcher contre vous.

Ne me prodiguez plus vos caresses, dit lady Delacour en s’éloignant de Bélinde ; pourquoi vous dégrader sans motif ? Je ne puis plus être votre dupe. Vos protestations d’innocence ne peuvent plus me convaincre ; je ne suis pas si aveugle que vous l’imaginez ; j’ai beaucoup vu en silence : tout le monde vous suspecte à présent. Pour sauver votre réputation, vous avez besoin de mon amitié ; vous…

Je ne veux rien de vous, lady Delacour, dit Bélinde ; vous m’avez long-temps suspectée en silence : alors j’ai mal jugé votre caractère ; je ne puis plus vous aimer davantage ; adieu pour toujours ; trouvez une meilleure amie.

Elle s’éloigna de lady Delacour avec indignation ; mais à peine était-elle à la porte, qu’elle se ressouvint de la promesse qu’elle avait faite de ne point quitter cette femme infortunée.

Une femme mourante, dans l’excès d’une passion insensée, peut-elle être l’objet de ma colère ! pensa Bélinde, et elle s’arrêta aussitôt.

Non ! lady Delacour, s’écria-t-elle, je ne céderai point à une juste indignation, je n’écouterai point mon amour-propre blessé ; ce que vous m’avez dit dans le feu de la passion ne me fera point oublier vous et moi-même. Vous m’avez donné votre confiance, je ne puis point vous quitter ; ma promesse est sacrée.

Votre promesse ! dit lady Delacour avec dédain ; je vous absous de votre serment, à moins qu’il ne vous soit utile de vous le rappeler ; je vous en prie, oubliez-le ; et si je meurs…

À ce moment la porte s’ouvrit tout-à-coup, et la petite Hélène entra.

Qui vient là, miss Portman ?

Lady Delacour cacha son visage avec son voile, et sortit précipitamment de la chambre.

— Qu’y a-t-il donc ? maman est-elle malade ?

Oui, ma chère, répondit Bélinde ; au même moment elle entendit la voix de lord Delacour, et, quittant Hélène promptement, elle se retira dans son appartement.

À peine une demi-heure s’était-elle écoulée, que Mariette vint frapper à sa porte.

Miss Portman, vous ignorez combien il est tard : lady Singleton et miss Singleton sont arrivées. Mais, mon Dieu ! s’écria Mariette en entrant dans la chambre, que veulent dire tous ces paquets ?

Je vais à Oakly-Parck avec lady Anne Percival, répondit Bélinde avec calme.

Je pensais bien qu’il était arrivé quelque malheur : tout le temps que j’ai habillé madame elle a été agitée et ne m’a point parlé ; je gagerais ma vie que c’est encore des hauts faits de M. Champfort. Mais, bonne et chère miss Portman, quitterez-vous ma pauvre maîtresse, lorsqu’elle a tant besoin de vous ? Je puis vous le dire, madame vous aime de tout son cœur. — Mais, mon Dieu ! comme votre visage est renversé ! Laissez-moi défaire vos paquets ; je voudrais vous empêcher de partir : cependant je sais que cela ne me regarde pas ; je vous demande pardon, j’espère que vous ne m’en voulez pas ; c’est mon attachement seul pour madame qui m’a fait parler.

Cet attachement mérite mes remerciemens, Mariette ; mais il est impossible que je puisse rester ici plus long-temps. Quand je quitte lady Delacour, Mariette, lorsque sa santé et sa force l’abandonnent, votre fidélité et vos services deviennent absolument nécessaires à votre maîtresse ; ce que j’ai vu de la bonté de votre cœur me persuade que plus elle aura besoin de vous, plus vous redoublerez de respect et d’attention pour elle.

Mariette répondit seulement par ses pleurs, et se retira à la hâte.

Rien ne put égaler l’étonnement de lady Delacour lorsqu’elle apprit que miss Portman se préparait à quitter sa maison. Après un moment de réflexion, elle se persuada cependant que c’était un nouvel artifice pour éprouver son affection ; que Bélinde ne voulait point la quitter, mais qu’elle espérait qu’au moment du départ elle la presserait de rester avec elle. Dans cette persuasion, lady Delacour se promit de la traiter avec la plus froide politesse, de soutenir sa propre dignité sans enfreindre les lois de l’hospitalité ; ce qui prouverait à tous que lady Delacour n’était point dupe, et que Bélinde n’était point la maîtresse dans la maison.

Une longue habitude lui avait fait acquérir la facilité de paraître calme et gaie lorsque son cœur était la proie de la plus poignante douleur. Avec la promptitude d’une actrice, elle paraissait dans le monde avec un caractère totalement étranger au sien. Le marteau de la porte, en annonçant l’arrivée de la compagnie, était le signal qui opérait chaque jour sa métamorphose. À cette sorte de nécessité, ses plus violentes passions se soumettaient avec une célérité magique. Elle soigna sa toilette, remit du rouge, et elle était dans son salon, au milieu de la plus brillante assemblée, lorsque Bélinde y arriva. Bélinde la regarda avec beaucoup d’étonnement, mais encore plus de pitié.

Miss Portman, dit lady Delacour, en la regardant négligemment, où achetez-vous votre rouge ? Si lady Singleton avait la pierre philosophale, elle vous la donnerait pour avoir votre rouge. À propos, avez-vous lu Saint-Léon ?

Elle allait continuer cette conversation, lorsqu’un domestique venant avertir que la voiture de lady Anne Percival était arrivée, Bélinde se leva pour partir.

Vous dînez avec lady Anne, miss Portman, il me semble ? Faites-lui mes complimens, et offrez mes hommages à mistriss Mangaretta Delacour. Au revoir. Pensez-vous à quitter Berkeley-Square pour Oakly-Parck ? J’espère que non. Malgré tout, j’ai tant de confiance dans l’attrait irrésistible de cette maison, que je défie Oakly-Parck et tous ses charmes. Ainsi, miss Portman, au lieu d’adieu, je vous dis au revoir.

Adieu, lady Delacour, répondit Bélinde avec un regard et un ton qui allèrent jusqu’au cœur de mylady. Tous ses soupçons, tout son orgueil, toute sa gaieté affectée, s’évanouirent ; sa présence d’esprit l’abandonna, et, pendant quelques momens, elle resta sans mouvement et sans connaissance. Mais, revenant à elle, elle courut précipitamment après miss Portman, et, l’arrêtant au haut de l’escalier, elle s’écria :

Ma chère Bélinde ! vous vous en allez ! ma meilleure, ma seule amie ! me quittez-vous pour toujours ? dites-moi, ne reviendrez-vous pas ?

Adieu, répéta Bélinde : ce fut tout ce qu’elle put dire. Elle abandonnait lady Delacour, et son cœur était agité par la plus profonde compassion pour cette malheureuse femme ; mais elle sentait la nécessité absolue de soutenir avec fermeté le parti qu’elle avait pris.


CHAPITRE XVI.

BONHEUR DOMESTIQUE.


Lady Anne Percival reçut Bélinde avec une franchise et une bienveillance qui firent un bien réel à son esprit agité, à son cœur affligé.

Je crains, lui dit Bélinde, que vous ne me trouviez capricieuse de profiter ainsi tout-à-coup de vos offres, après les avoir refusées si souvent.

Vous vous rendez à discrétion, répondit lady Anne, lorsque je désespérais d’obtenir ce que je desirais avec ardeur, et ce qui me fait tant de plaisir. La seule condition que je prétends vous imposer, c’est de rester à Oakly-Parck, tant que ce séjour vous sera agréable. Il est difficile de décider lequel a tort : de celui qui s’ennuie ou de celui qui ennuie[4]. Lorsque cette question s’élève entre deux amis, je crois plus prudent d’éviter la discussion.

Lady Anne ne pouvait pas douter qu’il ne se fût passé quelque chose d’extraordinaire entre lady Delacour et Bélinde ; mais elle sut retenir sa curiosité. Son exemple prévalut sur mistriss Mangaretta Delacour, qui dînait avec elle, et Bélinde n’eut à redouter aucune question embarrassante.

Les préjugés que cette dame avait conçus contre notre héroïne, comme nièce de mistriss Stanhope, avaient été dernièrement vaincus par sa conduite parfaite envers la petite Hélène, et par l’amitié que Bélinde lui témoignait.

Madame, dit mistriss Delacour en adressant la parole à miss Portman avec une politesse recherchée, permettez-moi, comme la plus proche parente de lord Delacour, de vous exprimer toute la reconnaissance que vos bons procédés m’ont inspirée.

Ma nièce ne m’a pas laissé ignorer combien vous vous serviez de votre influence sur l’esprit de lady Delacour pour le bonheur de sa famille. Ma petite Hélène sent bien les obligations qu’elle vous doit, et je me réjouis de trouver l’occasion d’être l’interprète de ma famille auprès de miss Portman. Je sais qu’elle trouve sa récompense dans son cœur ; les éloges du monde doivent être peu de chose pour elle ; cependant ils méritent d’être remarqués comme un hommage à la vérité, et pour la singularité du fait : car il est bien rare que le monde soit juste envers une aussi belle et une aussi jeune femme que miss Portman.

Il faut qu’elle se soit conduite avec une grande prudence, dit lady Anne, car, à son âge, il est difficile d’éviter les traits de l’envie.

Bélinde remarqua avec un plaisir égal à sa surprise, que ces louanges étaient dites naturellement, et que l’histoire atroce, dont elle craignait la publicité, n’était point parvenue jusqu’aux oreilles de mistriss Delacour et de lady Anne Percival.

En effet, cela n’était connu seulement que de ceux qui avaient été prévenus par la méchanceté de sir Philip Baddely. Piqué de la manière dont Bélinde l’avait reçu, il avait écouté son valet de chambre, qui lui avait assuré, comme le sachant parfaitement de Champfort, homme de confiance de lord Delacour, que miss Portman avait subjugué mylord ; que cette jeune dame marchait à son but dans cette maison ; que, par prudence, elle avait refusé de riches présens ; mais qu’elle était assurée d’être la femme de lord Delacour s’il devenait veuf. Ce fut sir Philip qui en parla à Clarence Hervey ; et ce fut encore lui qui en instruisit mistriss Stanhope dans la lettre qu’il lui écrivit pour implorer sa faveur. Cette femme adroite répéta cette histoire comme universellement connue, afin d’engager sa nièce à céder aux instances du baronnet. Dans toute l’étendue de sa politique, l’imagination de mistriss Stanhope n’avait jamais prévu que sa nièce instruirait entièrement lady Delacour de tout ce qui se passait, et elle ne s’était point mise en garde contre ce danger ; elle ne pouvait juger Bélinde si différente d’elle-même : ainsi son artifice et sa fausseté agirent contre ses propres vues, et produisirent un effet diamétralement opposé à son attente. Ce fut l’exagération de cette histoire qui engagea Clarence Hervey à en parler à Bélinde, et qui fit croire à lady Delacour que cette histoire était publique ; ses propres soupçons, sa jalousie, et sa rage, furent tellement excités, qu’elle ne fut plus maîtresse d’elle-même ; et qu’elle insulta son amie. Miss Portman fut alors obligée de faire ce que mistriss Stanhope craignait le plus, de quitter la maison de lady Delacour et tous ses avantages. Depuis la réception de la lettre de sa tante, jusqu’au moment qu’elle arriva à Oakly-Park, Bélinde ne pensa pas un moment à sir Philip Baddely ; son parti était pris : cependant elle craignait que sa tante ne comprît pas ses raisons, et désapprouvât sa conduite. Elle lui donnait, dans le style le plus tendre et le plus respectueux, l’assurance qu’elle n’avait jamais soupçonné elle-même l’atroce calomnie dont elle était l’objet, et qui la rendait si malheureuse ; que lord Delacour l’avait toujours traitée avec politesse et bienveillance ; et qu’elle était convaincue qu’il n’avait jamais conçu aucune des pensées qu’on lui attribuait ; que la publicité de cette méchanceté avait cependant beaucoup affecté lady Delacour.

Alors, écrivait Bélinde, j’ai trouvé plus prudent de quitter mylady, et d’accepter l’offre de lady Anne Percival, de m’établir à Oakly-Park. J’espère, ma chère tante, que vous ne trouverez pas mauvais que j’aie quitté la ville sans voir sir Philip Baddely. En vérité, notre entrevue aurait été absolument inutile, puisqu’il n’est pas en mon pouvoir de répondre à son sentiment. La connaissance que j’ai de son caractère, de son esprit, de ses manières, me persuade que notre union ferait notre malheur mutuel. D’après tout ce que je vois dans le monde, rien ne pourra me décider à me marier par le motif trop commun de l’intérêt ou de l’ambition.

Quoique Bélinde déclarât ses sentimens avec sincérité, elle ne s’appesantit pas sur ce sujet, ne voulant pas avoir l’air de braver l’opinion de sa tante, à qui elle avait des obligations. Elle fut tentée de passer sous silence la lettre de mistriss Stanhope qui avait rapport à Clarence Hervey ; mais, après y avoir réfléchi, elle surmonta sa répugnance, voulant que la plus parfaite sincérité fût la règle inviolable de sa conduite. Elle lui avoua donc que, de toutes les personnes de sa connaissance, ce jeune homme était celui qui lui plaisait le plus ; mais elle l’assura en même temps que le refus qu’elle faisait des offres de sir Philip Baddely n’était nullement l’effet de ses sentimens pour M. Hervey ; qu’avant d’avoir reçu sa lettre elle savait que M. Hervey était attaché à une autre femme. Elle finit en assurant sa tante qu’elle ne formait point de desirs, qu’elle ne concevait point d’espérances romanesques, et que son cœur était entièrement libre.

En arrivant à Oakly-Park, Bélinde reçut la réponse suivante, où se peignait toute la colère de mistriss Stanhope :

« Puisque vous vous conduisez d’après vos propres idées, je ne vous ennuierai plus de mes avis ; refusez qui vous voudrez, — allez où il vous conviendra. Choisissez vos amis, — vos admirateurs, et établissez-vous comme vous le desirez. Je n’ai plus rien à vous dire ; — je m’en lave les mains ; — je ne me mêlerai plus de conduire une jeune étourdie. — Votre sœur a joliment répondu à ma bonté ; elle quitte son mari, et en rejette tout le blâme sur moi ; — il en sera de même de vous. — Votre cousine Soddrell me refuse cent guinées, quoiqu’elle sache que son piano et sa harpe m’en ont coûté le double, et que, sans ces deux instrumens, elle n’aurait jamais épousé Soddrell. — Quant à mistriss Levi, elle ne m’écrit jamais, et ne pense plus à moi ; mais peu m’importe. Les papiers publics publient le mauvais état des affaires des Levi ; je m’attends bien qu’elle aura la hardiesse de revenir à moi dans sa détresse ; mais elle trouvera ma porte fermée.

« Votre cousine Valleton s’est mariée comme une folle ; elle, son mari, et tous ses parens, sont en guerre ouverte : Valleton mourra bientôt, et lui laissera, pour tout bien, des affaires dans un état que Dieu seul connaît.

« Si elle m’eût consultée avant ce mariage, je viendrais à présent à son secours ; mais les passions aveuglent les jeunes gens, et leur font perdre toute idée de bon sens, de reconnaissance, et de véritable intérêt. C’est ce qui vous arrive, Bélinde ; ne comptez pas cependant sur Clarence Hervey : mais, adieu ; je vous abandonne à vous-même ; je ne veux plus me mêler des affaires de jeunes personnes qui méprisent mes conseils.

Sélina Stanhope. »

P. S. Si vous voulez retourner chez lady Delacour, et épouser sir Philip Baddely, je vous promets d’oublier le passé.

Le regret que sentit Bélinde, en voyant le courroux de sa tante, fut adouci par le témoignage de sa conscience, qui l’assurait qu’elle avait agi d’après les règles de la plus stricte délicatesse ; d’ailleurs, sans le vouloir, mistriss Stanhope l’encourageait encore dans le parti qu’elle avait pris à l’égard de sir Philip Baddely, en lui parlant du malheur, et de l’ingratitude de sa sœur et de ses cousine qui s’étaient toutes mariées avec les vues mercenaires que Bélinde refusait d’adopter.

Il est inutile de dire que Bélinde ne retourna point chez lady Delacour ; qu’elle ne revit point sir Philip ; et qu’elle continua de rester à Oakly-Park.

L’aimable société qui y était réunie rendit bientôt le calme à l’esprit de Bélinde ; elle était digne de sentir et de partager le bonheur dont jouissait cette charmante famille.

La tendre confiance, la gaieté franche, la simplicité, le naturel qui régnait dans cette maison, formaient un contraste frappant avec le ton de celle de lady Delacour. M. Percival et lady Anne étaient unis d’intérêts, d’occupations, de goûts et d’affections. Bélinde fut d’abord surprise de la manière dont ils parlèrent de leurs affaires en sa présence ; il n’y avait parmi eux aucun de ces petits mystères qui s’élèvent du peu d’accord des caractères et de l’envie de dominer. Dans la conversation, chacun exprimait librement ses desirs et ses opinions ; si l’on différait d’avis, la raison et la majorité étaient les seuls juges.

La plus ancienne et la plus jeune partie de la famille étaient confondues dans le salon : les enfans étaient mis au nombre de la société, et avaient leur part et leur intérêt dans les occupations et les amusemens. Ces enfans n’étaient traités ni en esclaves, ni en jouets ; on avait sur eux de l’autorité, ils y cédaient sans avoir l’air de s’en appercevoir. Jamais on n’entendait de ces ennuyeux et continuels sermons qui fatiguent, et ceux qui en sont l’objet, et ceux qui les font, et ceux qui les entendent. Sans violences, et sans encouragemens factices, le goût pour le travail et l’habitude de l’application étaient donnés par l’exemple, et soutenus par le desir de plaire. M. Percival était également versé dans les sciences abstraites et dans la littérature. Il instruisait sa famille de la manière la plus intéressante et la plus amusante, soit en l’agrégeant à ses occupations, soit par sa conversation, que sa connaissance du monde et sa gaieté naturelle rendaient aussi utile qu’agréable. Des badinages les plus légers, il avait l’art de conduire aux résultats les plus abstraits, et savait reposer l’esprit en le ramenant aux agrémens de la littérature, et perfectionner le cœur par les leçons de la philosophie.

Lady Anne Percival, sans pédanterie et sans ostentation, réunissait à des connaissances très-étendues le goût le plus délicat. Son mari l’associait à ses études, et elle était l’orgueil de son esprit comme l’orgueil de son cœur. Il pouvait causer avec elle des choses les plus abstraites[5], et il n’était pas obligé de s’isoler pour s’appliquer à l’étude d’aucune science. Celle qui partageait ses plus tendres affections partageait aussi ses plus sérieuses occupations. Son approbation et le succès journalier de l’éducation de ses enfans l’encourageaient dans ses travaux, et excitaient en lui cette heureuse énergie si utile à la société, ignorée du triste célibataire, et inconnue à l’égoïsme, qui place et cherche sa félicité dans lui-même, et qui ne la trouve pas.

Parmi cette heureuse et nombreuse famille, les goûts n’étaient pas uniformes ; l’un des garçons aimait la chimie, un autre le jardinage. L’une des filles avait la goût de la peinture, une autre celui de la musique. La variété de leurs talens augmentait leur bonheur ; car il n’existait parmi eux ni jalousie ni envie.

Ceux qui n’ont jamais joui de cette douce félicité de la vie domestique en supposeront peut-être la description ou chimérique, ou romanesque. Ceux dont les goûts ont été émoussés par la dissipation trouveront ces plaisirs froids ou insipides ; mais le plus grand nombre de mes lecteurs sentira, je l’espère, la vérité de ce tableau.

On ne juge de ce qui peut nous rendre heureux qu’en comparant les différentes impressions que le cœur a reçues dans différentes situations. Bélinde fut bientôt convaincue qu’un heureux intérieur pouvait seul la satisfaire constamment. Elle ne trouvait à Oakly-Parck aucuns de ces plaisirs bruyans, aucunes de ces nombreuses sociétés auxquelles elle avait été accoutumée chez lady Delacour. Cependant chaque jour s’écoulait agréablement ; et elle oubliait qu’une très-petite distance la séparait de Harrow-Gate, lieu à la mode pendant la saison des eaux. Il y avait à peine une semaine que Bélinde était à Oakly-Parck, lorsqu’elle y vit arriver M. Vincent.

Il était créole, et n’avait que vingt-deux ans ; sa personne et ses manières avaient quelque chose d’attrayant. Il était grand et remarquablement beau : il avait de grands yeux noirs, le nez aquilin, des cheveux et des sourcils noirs. Son abord était franc et amical ; et, lorsqu’il causait sur un sujet intéressant, il s’animait et parlait avec feu : sa conversation était accompagnée de beaucoup de gestes, comme celle des jeunes gens qui ont peu d’usage du monde. Son caractère était ardent et franc, incapable de dissimulation ; il connaissait si peu les hommes, qu’il pouvait à peine croire que la fausseté existât dans le monde, même quand il en était la victime. Si l’on citait un trait de bassesse d’un gentilhomme, son étonnement était extrême ; car il regardait l’honneur et la générosité presque comme le privilége exclusif de la noblesse. Ses opinions étaient extrêmement aristocratiques. Il avait de l’orgueil, et jamais d’insolence. Son esprit s’abandonnait aux préjugés, et rarement il raisonnait. Cependant il était philosophe sans le savoir, puisqu’il jouissait du présent sans être troublé par le regret du passé, ni malheureux par la crainte de l’avenir : il se livrait aux plaisirs en épicurien, et bravait le malheur avec une indifférence stoïque. Son humeur était toujours égale et riante : les personnes d’un caractère froid et réservé auraient pu l’accuser d’égoïsme ; car il parlait avec enthousiasme de ce qu’il aimait, de son chien, de son cheval, de son pays : son cœur espérait obtenir de la sympathie de tout ce qui l’entourait, jugeant les autres d’après lui.

Il était aussi reconnaissant que généreux ; et, malgré l’indépendance de son esprit, il se soumettait avec douceur à la voix d’un ami, et écoutait avec déférence les conseils de ceux dont le jugement supérieur avait gagné sa confiance. La reconnaissance, le respect, l’affection, tout conspirait à donner à M. Percival les droits les plus forts sur son ame. M. Percival lui avait servi de père, lorsque le sien en mourant l’envoya en Angleterre, pour y être élevé, en priant M. Percival, son ami, d’être le tuteur de son fils. L’attachement du jeune Vincent pour lui s’accrut avec son age ; et, lorsqu’il fut majeur, il eut toujours pour M. Percival les sentimens du fils le plus tendre.

M. Vincent était à Harrow-Gate lorsqu’il apprit l’arrivée de M. Percival à Oakly-Parck. Il quitta tous les plaisirs pour aller rejoindre l’heureuse famille. Bélinde ne parut pas d’abord le frapper ; il trouva son teint trop animé, et pas assez de langueur dans ses yeux. Il avoua qu’elle était remplie de graces ; mais qu’elle avait trop de vivacité pour lui plaire.

Il est singulier que Henriette Freke, l’ancienne amie de lady Delacour, soit la première cause de l’opinion favorable que M. Vincent conçut de Bélinde.

Il avait pour domestique un nègre, nommé Juba, qui lui était extrêmement attaché. Pendant le séjour de M. Vincent à Harrow-Gate, il habita la même maison que mistriss Freke. Une dispute s’éleva entre leurs domestiques, au sujet d’une remise que chacun voulait avoir. Juba prit pour juge le maître de l’auberge ; il soutint avec feu les droits de son maître, et conduisit sa voiture en triomphe dans la remise. Mistriss Freke, qui entendit par sa fenêtre toute la querelle, jura qu’elle ferait repentir Juba de ce qu’elle appelait son insolence : elle fit cette menace assez haut pour que Juba la regardât, étonné qu’une telle voix fût celle d’une femme ; mais, l’oubliant aussitôt, il courut danser, à la mode de son pays, devant la remise, en réjouissance de sa victoire. Mistriss Freke, dont la colère augmenta, répéta trois fois ses menaces, et se retira, en fermant sa fenêtre avec violence. M. Vincent, à qui Juba raconta tout ce qui s’était passé, s’amusa beaucoup de la manière dont il contrefit les gestes de ce qu’il appelait l’homme-femme ; c’est le nom qu’il donnait à mistriss Freke. Quelque temps après, Juba perdit son enjouement : on ne l’entendait plus ni chanter ni siffler, et il parlait à peine. Son maître fut surpris de le voir si subitement devenir mélancolique, taciturne ; il le questionna sur son changement. Juba parut extrêmement sensible à l’intérêt que lui témoigna son maître ; mais on ne put tirer de lui aucune explication de ce qui lui arrivait. M. Vincent savait qu’il aimait passionnément la musique ; il lui acheta un tambourin ; mais Juba n’en joua pas. Son humeur sombre semblait augmenter chaque jour ; ils quittèrent Harrow-Gate. À peine eurent-ils été une semaine à Oakly-Parck, qu’on entendit Juba chanter, siffler et parler comme à son ordinaire. Son maître l’en félicita. Un soir il lui ordonna d’aller à Harrow-Gate chercher son tambourin, pour le faire entendre au petit Charles Percival, qui le desirait. En écoutant son maître, Juba parut pétrifié ; il commença à trembler de la tête aux pieds, et regarda fixement M. Vincent ; puis tout-à-coup, joignant les mains, il se jeta à genoux, en disant :

Ô maître ! mort pour Juba si Juba s’en va, mort pour Juba !

Et il fondit en larmes : moi irai si le maître veut ! moi veux bien mourir !

M. Vincent commença à croire qu’il était fou ; il l’assura avec bonté qu’il exposerait plutôt sa propre vie que celle d’un aussi fidèle serviteur ; mais il le pressa de lui expliquer quel danger il redoutait en retournant à Harrow-Gate. Juba garda le silence avec effroi.

N’aie donc point peur de me parler, lui dit M. Vincent, je te défendrai si l’on veut te faire du mal ; confie-moi tes craintes, je te protégerai.

Ô maître ! vous pouvoir pas ; moi mourir si je m’en vais, moi pouvoir pas dire un mot de plus ; et, mettant un doigt sur sa bouche, il secoua la tête.

M. Vincent savait que Juba était extrêmement superstitieux, et soupçonnant que cette secrète terreur n’était qu’un effet de son imagination, il prit un air grave, en l’assurant qu’il trouverait extrêmement mauvais qu’il persistât dans ce silence obstiné. Juba, intimidé, fondit en larmes et répondit :

Je vous dirai tout.

Cette conversation s’était passée dans le parc, devant miss Portman et Charles Percival. Bélinde, voyant que Juba desirait parler seul à son maître, se retira, et le pauvre garçon, quoiqu’avec une sorte d’horreur et de répugnance, avoua que la figure d’une vieille femme lui était apparue au milieu des flammes, chaque nuit, dans la chambre où il couchait à Harrow-Gate, et qu’il était sûr que c’était une des sorcières de son pays, qui l’avait poursuivi en Europe pour se venger de ce qu’il s’était, dans son enfance, moqué de leur pouvoir. L’extrême absurdité de cette histoire fit d’abord rire M. Vincent ; mais son humanité lui rendit bientôt son sérieux. Il plaignit cette pauvre victime de la superstition, qui regardait une apparition comme un arrêt de mort. Juba ajouta qu’il savait bien que la sorcière ne lui pardonnerait pas d’avoir révélé son secret ; et avec l’air du plus profond chagrin, il souhaita de mourir au moins avant la nuit, pour ne pas la revoir davantage. Il ajouta que cette même figure lui était apparue dans la remise ; qu’elle l’avait laissé tranquille depuis qu’il avait quitté Harrow-Gate ; mais qu’en y retournant il était sûr qu’elle le tuerait.

M. Vincent connaissait le pouvoir étonnant que la crainte des sorciers avait sur l’esprit des nègres de la Jamaïque. Il consola donc Juba, sans essayer de combattre sa folie : la première personne qu’il rencontra, après cette conversation, fut Bélinde, à qui il en rendit un compte exact. Dès qu’elle entendit parler de l’apparition au milieu des flammes, elle se ressouvint des effets du phosphore dont elle s’était amusée étant enfant, et elle imagina que quelque personne mal intentionnée avait pu se servir de ce moyen pour intimider et tourmenter ce nègre ignorant.

Lorsque M. Vincent lui répéta les menaces de mistriss Freke, Bélinde, qui connaissait le caractère de cette femme, ne douta pas que ce ne fût un de ces badinages qu’elle appelait ses gaietés. Miss Portman proposa d’essayer de faire paraître, à l’aide du phosphore, un semblable fantôme à Juba, afin de juger s’il en serait aussi effrayé. L’expérience fut donc faite la nuit même, au pied du lit de Juba, qui, le lendemain, en parla avec une nouvelle terreur à son maître, l’assurant qu’il avait revu la sorcière. Bélinde alors lui fit montrer le phosphore par un des enfans, et fit dessiner et paraître en sa présence plusieurs figures grotesques. Cette expérience eut le succès qu’elle desirait ; Juba se familiarisa, par degré, avec l’objet de sa secrète horreur, et, convaincu qu’aucune sorcière n’exerçait contre lui ses enchantemens, il recouvra et la santé et la gaieté. Sa reconnaissance pour miss Portman fut aussi simple et aussi touchante dans son expression qu’elle fut vive et sincère. M. Vincent, dès ce jour, s’occupa particulièrement de Bélinde. On examina la chambre du nègre, à Harrow-Gate, et on découvrit sur la muraille les traces du phosphore, ce qui acheva d’éclairer le pauvre Juba.

Lorsque mistriss Freke avait vu réussir son projet, elle raconta ce méchant tour à qui voulut l’entendre, en se vantant d’avoir chassé de la maison le maître et le valet.

Cet exploit ne fut cependant nullement agréable à mistriss Luttridge : elle avait des vues sur M. Vincent ; la conduite de mistriss Freke excita donc son courroux. Ces dames eurent ensemble une explication ; et mistriss Freke, découvrant par là les vrais sentimens de mistriss Luttridge, changea de ton, et déclara qu’elle se chargeait du retour de M. Vincent ; qu’elle en connaissait le moyen ; qu’il fallait, pour le fixer dans leur société, inviter Bélinde.

Sans doute, dit mistriss Freke, elle est ennuyée à la mort des stupides habitans d’Oakly-Park, Jamais une femme ne manque d’excuse pour faire ce qu’elle desire ; ainsi, rapportons-nous-en à elle pour faire les adieux aux Percival. Elle seule peut retenir chez eux M. Vincent ; quand nous aurons l’une, nous aurons donc l’autre. Je suis sûre qu’elle s’est querellée avec lady Delacour ; j’ai su toute l’histoire par ma femme de chambre, qui la tient de Champfort. Elles sont à couteau tiré ensemble, et ce sera délicieux de l’entendre parler d’elle. Étant les ennemies déclarées de son ennemie, nous ne pouvons pas manquer d’être ses amies. Rien n’unit les fous si promptement et si solidement qu’une haine commune.

Après ce discours, qui persuada mistriss Luttridge, mistriss Freke mit son projet à exécution : elle monta dans son phaéton avec son uniforme de chasse, et alla rendre visite à miss Portman. Elle ne connaissait ni M. Percival ni sa femme, et elle avait toujours traité Bélinde très-légèrement, comme la complaisante de lady Delacour. Mais il ne lui coûtait rien de changer de ton : elle était de ces femmes qui ne suivent de lois que celles de leur plaisir ou de leur intérêt.


CHAPITRE XVII.

DROIT DES FEMMES.


Bélinde était seule à lire lorsque misstriss Freke entra brusquement dans sa chambre.

Bon jour, chère petite, cria-t-elle en lui secouant la main avec force, je suis charmée de vous voir. Sur ma foi, il y avait long-temps que cela ne nous était arrivé. Il fait furieusement chaud aujourd’hui ! Elle se jeta alors sur le canapé auprès de Bélinde, mit son chapeau sur la table, et continua de parler.

Eh ! pourquoi donc êtes-vous ici, pauvre enfant ? — Bon Dieu ! je suis ravie de vous trouver seule ; — je m’attendais à vous voir au milieu d’une nuée d’ennuyeux. Louez mon courage d’être venue vous délivrer de leurs mains. Mistriss Luttridge et moi, nous vous avons plaint de tout notre cœur lorsque nous avons su que vous étiez prisonnière ici. J’ai juré de secourir les belles infortunées en dépit de tous les dragons : laissez-moi vous ramener en triomphe dans mon phaéton ; quittez ces bonnes gens, et la monotonie de leur solitude. — Il n’y a rien qui m’amuse comme leur curiosité dès qu’il arrive un étranger. J’espère que vous pensez comme moi, vos yeux me le disent : à présent, parlez-moi. — Jamais je n’ai vu d’aussi beaux yeux que les vôtres ! vous êtes belle comme un ange ! J’ai parié vingt guinées que la jeune mariée qui est à Harrow-Gate, lady H., serait abandonnée par tous ses adorateurs du moment que vous paraîtriez dans notre société. Je jouis d’avance de son dépit. Je crois déjà compter mes vingt guinées ; allons, venez ; et, si vos hôtes vous en veulent, je prends sur moi tout leur courroux.

Bélinde avait gardé le silence pendant l’étrange discours de mistriss Freke : elle la regarda d’un œil étonné ; mais lorsqu’elle se vit entraînée violemment vers la porte, elle se retira avec une douce fermeté, qui étonna également mistriss Freke. Elle lui dit, en souriant, qu’elle était fâchée que l’esprit chevaleresque de mistriss Freke n’eût pas choisi une meilleure cause que la sienne ; mais qu’elle n’était ni prisonnière, ni malheureuse.

Et vous me feriez perdre mon pari ! s’écria mistriss Freke. Il faut que vous veniez au bal. Je vois que vous êtes effrayée d’affliger vos bonnes gens : je me charge d’obtenir votre congé ; je suis accoutumée à venir au secours des poltrons. Je vous prie, dites-moi, que s’est-il passé entre vous et lady Delacour ? — Je suis ravie… C’est comme mon histoire avec elle. J’ai d’abord eu sur son esprit l’empire que les esprits forts ont sur les faibles ; mais je l’ai quittée : je ne puis souffrir ceux qui n’ont pas le courage d’être bons ou mauvais.

Le courage d’être mauvais, dit Bélinde ; je crois, en vérité, qu’elle ne le possédera jamais.

Mistriss Freke la regarda d’un œil étonné.

J’ai entendu dire que vous étiez brouillée avec elle !

Si je le suis, répondit Bélinde, cela ne peut pas m’empêcher de rendre justice à son mérite. On dit qu’on a souvent moins à souffrir d’une ennemie que d’une amie : j’ai été celle de lady Delacour, et elle n’aura jamais rien à redouter de moi.

— À merveille ! vous avez une présence d’esprit incroyable, et j’admire les personnes telles que vous. Je vois que mylady vous a calomniée : cela ne m’étonne pas ; elle est si ridiculement jalouse de son mari ! Elle ne s’en soucie cependant nullement ; mais elle n’a pas le courage de se moquer entièrement de lui. Qu’elle est faible ! À propos, à quoi en est-elle avec Clarence ? toujours à l’amour platonique ?

M. Hervey était à la campagne quand j’ai quitté la ville.

Alors mistriss Freke se loua avec volubilité d’avoir prévu le peu de durée de l’attachement de Clarence pour lady Delacour, assurant, malgré tout ce que Bélinde put lui dire pour la désabuser, que Clarence avait été séduit un instant par les apparences ; mais qu’il avait un cœur et un esprit trop distingués pour s’attacher à une femme légère.

Comme mistriss Freke disait tout ce qui lui passait par la tête, souvent elle amusait par ses ridicules bouffonneries ; sa manière de railler était quelquefois plaisante. L’esprit moqueur est le plus facile à acquérir, c’est celui qu’on devrait détester, et cependant c’est celui qui toujours réussit ; tant le monde est inconséquent. Elle avait essayé inutilement de triompher de Bélinde en flattant sa beauté ; elle voulut s’insinuer dans son esprit, en lui donnant une haute opinion de son jugement. J’aimerais mieux, lui dit-elle, être un vrai démon qu’un ange faible.

Vous oubliez, lui répondit Bélinde ; ce que dit Satan dans Milton. —

Je vois que vous lisez, dit Henriette en l’interrompant ; je ne vous croyais pas savante : je ne lis jamais ; les livres ne servent qu’à détruire l’originalité. Ils ne sont bons que pour ceux qui ne peuvent pas se former une opinion d’après leurs propres idées. On apprend cent fois plus par la conversation, que par cent ans de lecture ; les livres sont pleins de faux raisonnemens.

Et jamais la conversation n’a le même défaut, répondit Bélinde.

Mistriss Freke regarda les différens titres des livres qui étaient sur la table ; et elle les jugea avec toute la présomption de l’ignorance.

Théorie des sentimens moraux… — quelle fadeur ! Voyage de Moores, — temps perdu. Labruyere, — ennuyeux moraliste. Ne chassez-vous jamais, ma chère ? Vous auriez la meilleure grace du monde à cheval ; laissez-moi venir vous prendre un matin.

Bélinde refusa cette invitation ; mistriss Freke regarda par la fenêtre pour cacher son humeur, et bientôt parla de départ. M. Vincent et M. Percival entrèrent alors dans la chambre ; mistriss Freke secoua fortement la main du premier, en lui disant bon jour. Elle n’inspira qu’une forte antipathie aux deux arrivans.

Elle fit à M. Vincent des excuses d’avoir, en plaisantant, effrayé son nègre ; et, toisant de l’œil M. Percival, elle se prépara à l’attaquer, espérant paraître avec avantage devant Bélinde.

Après avoir engagé la conversation avec M. Percival, elle s’écria : Mon système est, je le déclare, que la honte est toujours la cause des vices des femmes.

Elle en est quelquefois l’effet, répondit M. Percival ; et, comme la cause et l’effet sont réciproques, vous pouvez avoir quelque raison.

Oh ! je hais les demi-argumens ; il faut trancher, je le répète : La honte est la cause de tous les vices des femmes.

Vous voulez dire, sans doute, la fausse honte ?

Par ce jeu de mots, toute honte est fausse ; qu’en dites-vous, miss Portman ? Vous gardez le silence ?

Miss Portman rougit, dit M. Vincent ; peut-elle mieux parler ?

Il faut laisser le silence aux ignorans, reprit mistriss Freke.

Ou à la modestie, repartit M. Percival, ce qui différe bien de l’ignorance. La délicatesse chez les femmes… —

C’est ainsi qu’on les enchaîne, cria mistriss Freke ; la délicatesse du beau sexe fait tout le pouvoir des hommes, leur donne tous leurs droits.

Ou plutôt les leur fait perdre tous, ajouta M. Vincent.

Je hais l’esclavage ; vive la liberté ! je me déclare champion des droits des femmes.

Et moi, l’avocat de leur bonheur, dit M. Percival ; c’est pourquoi je veux qu’elles conservent les vertus et les graces de leur sexe.

La femme la plus délicate est toujours hypocrite. Dites-moi, quand une femme aime un homme, pourquoi elle ne le lui avoue pas honnêtement ; n’est-ce pas par une pure hypocrisie ?

Non ! répondit M. Percival, c’est qu’elle ne veut pas, en s’avançant étourdiment, dégoûter l’objet de ses affections.

Adresse que tout cela ! ce sont les armes de la faiblesse.

Non ! ce sont celles de la prudence, utiles au bonheur général.

Mistriss Freke, sans s’embarrasser de ces réponses, continua à divaguer sur différens sujets. Enfin, demandant l’heure qu’il était, elle pria Bélinde de la conduire dans sa chambre ; là, elle se vanta de la manière dont elle avait triomphé de tous les beaux raisonnemens de M. Percival. Elle regretta de n’avoir pas vu sa femme, dont elle se serait fait un plaisir d’alarmer la pruderie ; puis, regardant un chevalet, elle demanda si les tableaux qui y étaient préparés étaient ceux de lady Anne, ou ceux de Bélinde.

Ce sont les miens, répondit Bélinde.

Tant mieux pour eux ! car sans cela je les aurais déchirés en mille pièces ; ces Percival me donnent de l’humeur en vous retenant auprès d’eux ; et, voulant essayer d’intimider Bélinde, elle ajouta : Vous ne me connaissez pas, je suis une terrible personne quand on me met en colère. (Puis, fixant ses yeux sur miss Portman :) Paix ou guerre ! s’écria-t-elle ; faites-moi gagner mon pari, venez au bal à Harrow-Gate, et je suis à jamais votre amie ; si vous me refusez, je vous jure une haine éternelle.

Bélinde conserva son sang froid, et renouvela son refus.

Vous en prenez donc les conséquences sur vous, dit mistriss Freke en remontant dans son phaéton ; et dans quelques minutes elle disparut.

On peut tirer du bien du mal même. Aidée par ses aimables hôtes, Bélinde fit d’utiles réflexions sur la conversation de mistriss Freke ; elle apprit à distinguer l’esprit juste de celui qui n’est que brillant, et à préférer toujours la raison à l’esprit. Elle compara celui de mistriss Freke au ver luisant qui fait courir les enfans ; celui de lady Delacour, au brillant feu d’artifice qui attire l’admiration du moment ; et enfin, celui de lady Anne Percival, à la douce lueur de la lune qui éclaire sans éblouir.

M. Percival demanda à Bélinde si elle ne redoutait pas le courroux de mistriss Freke. Bélinde assura que son amitié l’effraierait bien plus que son inimitié. M. Vincent s’étonna de la différence qui existait entre cette femme homme et les créoles ses compatriotes, qui sont, disait-il, toutes douceur, grace et délicatesse.

Et tout indolence, ajouta M. Percival.

C’est, selon moi, un aimable défaut, reprit M. Vincent ; il semble les attacher à la vie domestique, et les garantir plus sûrement de la fatiguante activité de mistriss Freke.

Ce défaut, répondit M. Percival, est sans doute préférable à ceux de mistriss Freke ; mais il ne faut pas l’ériger en vertu, puisqu’il s’oppose à l’instruction, et au desir constant et sagement actif qui doit nous porter au bien.

Mais il ne m’est pas prouvé que l’ignorance nuise au bonheur.

Prenez garde, reprit M. Percival ; en suivant ce raisonnement, vous reviendrez à l’état de nature, et vous retournerez parmi les sauvages.

Je n’aurai garde, s’écria M. Vincent en riant ; mon desir est plutôt de m’instruire : j’ai beaucoup de préjugés, miss Portman m’en a déjà fait rougir.

M. Vincent avait tant de naturel et de candeur, que sa conversation ne pouvait manquer d’intéresser et de disposer en sa faveur. Il plaisait d’autant plus à Bélinde, qu’elle était parfaitement à son aise avec lui ; elle lui voyait le desir d’obtenir son amitié. D’après tout ce que lui avait dit M. Percival, et les éloges que M. Vincent donnait à ses compatriotes, elle lui croyait un attachement dans son pays ; et, comme l’amour propre était loin d’être la règle de toutes les actions de Bélinde, elle se livrait avec plaisir à la société d’un homme aussi bon qu’aimable.


CHAPITRE XVIII.

UNE DÉCLARATION.


Après s’être occupée des enfans de lady Anne Percival, Bélinde se mit à copier un dessin qui représentait lady Anne et sa famille.

Quelle charmante femme ! et quelle charmante famille ! dit M. Vincent en regardant le dessin ; et combien le tableau d’une famille aussi heureuse est plus intéressant que tous ceux qui représentent des bergeries et des combats des dieux !

Oui, dit Bélinde, et combien ce même tableau nous paraît-il plus intéressant encore, lorsque nous sommes certains qu’il n’est point un enfant de l’imagination ! lorsque nous savons que c’est la peinture fidelle d’une mère chérie, et que ses enfans que nous voyons se presser autour d’elle font à la fois le bonheur et la gloire de sa vie !

Il est impossible, s’écria M. Vincent avec enthousiasme, de trouver une peinture plus délicieuse. — Oh ! miss Portman, est-il possible que vous ne sentiez pas ce que vous peignez si bien ? —

Serait-il possible, monsieur, que vous me soupçonnassiez assez de fausseté pour penser que j’affecte d’admirer ce que je suis incapable de sentir ?

Vous ne me comprenez pas, dit Vincent tout embarrassé ; de la fausseté ! non, il n’y a point de femme sur la terre que je croie plus éloignée que vous de toute hypocrisie et de toute affectation ; mais, je croyais, — je craignais. —

En prononçant ces mots, son embarras augmenta ; il détourna ses regards, et les porta sur un porte-feuille plein d’estampes. Bélinde fut étonnée d’y remarquer le portrait de lady Delacour représenté sous le masque de muse comique. M. Vincent ne connaissait pas la liaison qui existait entre elle et miss Portman ; — celle-ci, soupira en pensant à Clarence Hervey, et à tout ce qu’elle avait entendu le jour du bal masqué.

Quel contraste ! dit M. Vincent en plaçant le portrait de lady Delacour près de celui de lady Anne ; quelle différence ! Comparez leurs traits, leurs caractères. —

Permettez-moi de vous interrompre, dit Bélinde ; lady Delacour a été mon amie, et je n’aime pas qu’on fasse une comparaison qui est toute entière à son désavantage. Je ne connais pas une femme qui puisse supporter ce parallèle.

J’ai été plus heureux, dit M. Vincent ; je connais une femme également digne d’estime, d’admiration — et d’amour.

La voix de M. Vincent s’affaiblit en prononçant le mot d’amour ; mais Bélinde, toujours prévenue de l’idée qu’il était amoureux d’une créole, répondit simplement sans lever les yeux de dessus son dessin :

Vous êtes heureux, très-heureux ! est-ce une Américaine ?

Une Américaine ! s’écria M. Vincent ; assurément, miss Portman ne peut pas s’imaginer que, dans ce moment, je pense à une femme de l’autre hémisphère.

Bélinde le regarda d’un air étonné.

Charmante miss Portman, continua M. Vincent, j’ai appris en Europe à admirer les beautés et les vertus européennes ; je me suis formé de nouvelles idées sur le bonheur qu’on doit goûter avec une femme : ces nouveaux sentimens doivent me rendre extrêmement heureux ou extrêmement malheureux.

Miss Portman avait été trop souvent appelée charmante pour qu’elle en fût émue ; mais il y avait dans les manières, dans le son de voix de M. Vincent quelque chose de si passionné, qu’elle ne put l’attribuer à de la simple galanterie, et son embarras fut aussi grand que celui de M. Vincent.

Alors, pour la première fois, elle soupçonna qu’il pouvait être amoureux d’elle ; mais, un moment après, elle s’accusa de vanité, et tâcha de dissimuler son émotion.

Extrêmement malheureux, dit-elle d’un ton moqueur ; je croyais que M. Vincent ne pouvait pas être extrêmement malheureux.

Eh bien, vous ne connaissez donc point mon caractère ? vous ne connaissez pas mon cœur ? — Il dépend de vous de me rendre extrêmement malheureux. Cet aveu n’est pas celui d’une froide et banale galanterie ; mais bien celui de la passion la plus vive, s’écria-t-il en lui prenant la main.

Au même instant, un des enfans apporta quelques fleurs à Bélinde. Celle-ci, charmée de voir cette conversation interrompue, rangea son dessin, et quitta la chambre, en disant qu’elle allait vîte s’habiller pour dîner.

Lorsque Bélinde fut devant son miroir, elle oublia qu’il était si tard, et, au lieu de s’occuper de sa toilette, elle resta immobile, profondément peinée, et occupée de ce qu’elle venait d’entendre. Le résultat de ses réflexions fut que son attachement pour Clarence Hervey était plus vif qu’elle ne l’avait cru jusqu’à ce moment.

J’ai assuré ma tante Stanhope, se dit-elle, que M. Hervey n’entrait pour rien dans le refus que j’ai fait des propositions de sir Philip Baddely. Je lui ai dit que mon cœur était parfaitement libre. Et pourquoi donc alors trembler en découvrant les sentimens de M. Vincent ? — Pourquoi le comparer avec un homme que je croyais avoir oublié ? — Mais, cependant, n’ai-je pas raison de vouloir les comparer ? Puis-je avoir un autre moyen de les apprécier l’un et l’autre ? N’est-ce pas toujours d’après des comparaisons que l’esprit peut se former un jugement ? — Faut-il me blâmer d’avoir remarqué en lui une supériorité qui frappe tout le monde ? Est-ce ma faute si je ne puis aimer M. Vincent ?

Pendant que Bélinde se faisait à elle-même ces questions, la cloche du dîner sonna. Il dînait ce jour-là chez M. Percival un jeune homme qui arrivait de Lisbonne ; et la conversation roula sur l’usage des matelots qui jettent de l’huile sur les vagues pour appaiser leur courroux. La curiosité de Charles fut excitée par ce qu’il entendit, et il desira vivement d’essayer si ce moyen leur réussirait.

Après le dîner, son père lui permit de satisfaire son desir. Les enfans furent charmés de cette permission et le petit Charles pria Bélinde de le suivre dans un lieu ou ils devaient tous deux mieux voir que personne.

Prenez garde, Charles, dit lady Anne, vous ferez tomber miss Portman dans l’eau.

Le petit garçon s’arrêta, et fit à son père plusieurs questions sur l’art de nager, et sur les moyens de retirer de l’eau les personnes qui ne savent pas nager.

Vous rappelez-vous, dit-il à son père, que M. Hervey a pensé se noyer dans la rivière Serpentine, et que vous l’avez sauvé ?

Bélinde ne put s’empêcher de rougir, lorsqu’elle entendit prononcer le nom de celui dont elle venait de s’occuper.

L’enfant continua : J’aime beaucoup M. Hervey ; du moment que nous l’avons vu, nous l’avons appelé notre ami. Le connaissez-vous, miss Portman ? — Oh ! sûrement ; car ce fut lui qui porta les oiseaux d’Hélène à sa mère ; et, d’ailleurs, je crois qu’il était souvent chez lady Delacour.

Oui, mon ami, souvent, dit Bélinde.

— Ne l’aimez-vous pas beaucoup aussi ?

Cette question innocente jeta Bélinde dans une confusion extrême ; mais heureusement pour elle sa rougeur ne fut remarquée que de lady Anne. On rentra bientôt.

M. Vincent n’essaya plus de renouer la conversation du matin ; il affecta de montrer sa gaieté ordinaire. Le lendemain matin Bélinde fut charmée d’apprendre qu’il était parti pour Harrow-Gate. Lady Anne remarqua avec étonnement que ce départ la rendait plus gaie.

Après le déjeûner, comme on sortait pour faire une promenade dans le parc, Charles vit un instrument d’une forme singulière suspendu à la muraille ; il demanda à sa mère comment on l’appelait. Lady Anne lui dit que c’était un instrument africain, que les Nègres aiment beaucoup. Elle ajouta que M. Vincent s’était apperçu que Bélinde avait la curiosité d’en avoir un, et qu’il avait aussi-tôt fait travailler Juba.

Mais pourquoi, maman, M. Vincent est-il parti avant qu’il soit fini ? Je suis fâché qu’il ne soit plus ici. — Pendant son absence, il faut que j’aille arroser mes œillets. Il sortit en sautant.

La douleur que lui cause le départ de son ami M. Vincent ne l’empêche pas de penser à ses fleurs, dit lady Percival : ceux qui s’attendent à trouver un sentiment profond dans un enfant de six ans se trompent bien. S’ils veulent le faire paraître, ils ne produisent que de l’affectation. Il faut laisser leur ame s’ouvrir. Le cœur des enfans est un bouton de rose ; si on veut l’épanouir trop tôt, la fleur est perdue.

Bélinde sourit à cette comparaison, qui pouvait, disait-elle, s’appliquer aux hommes et aux femmes comme aux enfans : elle pensait que les sentimens se développaient spontanément.

Cependant, reprit lady Anne, le cœur n’a rien de commun avec un bouton de rose. J’ai souvent remarqué combien de comparaisons singulières on tolère dans la société, c’est-à-dire dans la conversation avec ses amis. On se conduirait mal si on prenait des images poétiques pour la règle de sa conduite : nos sentimens, ajouta lady Anne, dépendent de circonstances tout-à-fait indépendantes de notre volonté.

C’est bien ce que je pense, dit vivement Bélinde.

— Ils sont excités par les qualités utiles et agréables que nous découvrons dans les personnes.

— Il n’y a pas de doute, mylady.

— Ou par les qualités dont notre imagination nous présente la réalité.

Bélinde se tut pendant quelques momens, et elle dit :

Il est bien dangereux, sur-tout pour les femmes, de s’en rapporter à son imagination, sur un objet si essentiel au bonheur de la vie ; et cependant c’est un danger auquel elles sont exposées tous les jours. Les hommes ont presque toujours les moyens de paraître aimables et estimables, et les femmes ont rarement ceux de les démasquer. C’est une réflexion qui est presque triviale à force d’être commune.

Elle ne serait pas si commune, si elle n’était pas si juste, répondit lady Anne ; mais il faut dire aussi qu’en général, dans le monde, les femmes et les hommes qui se voient et qui s’aiment, ne prennent pas la peine de chercher à découvrir quels sont les défauts et les bonnes qualités des personnes auxquelles ils s’attachent. Ils ne le tentent seulement pas ; et c’est peut-être la cause véritable de toutes les suites malheureuses de ces mariages que la mode a formés, que l’intérêt a signés, et que l’incohérence des caractères détruit presque toujours. Mais ne trouvez-vous pas qu’une femme qui aurait des occasions fréquentes de voir un homme qu’elle aime dans une société choisie, n’a plus ce danger à craindre ; car, pour peu qu’elle ait un jugement sain, et que lui ait du bon sens, ils pourront se juger réciproquement : le fard, de quelque côté qu’il soit mis, ne pourra pas tenir à un examen si sévère.

Je pense absolument comme vous, dit Bélinde, qui ne s’appercevait pas que le projet de lady Anne était de faire allusion à M. Vincent. Une femme qui aurait ce bonheur pourrait se décider avec connaissance de cause ; et je trouve qu’elle serait inexcusable si, par vanité ou par coquetterie, elle s’obstinait à cacher ses vrais sentimens.

Miss Portman, qu’on ne peut soupçonner ni de vanité, ni de coquetterie, permettra-t-elle à lady Percival de lui parler avec toute la franchise de l’amitié ?

Bélinde fut touchée de la manière aimable et tendre de lady Anne.

Ah ! oui, ma chère lady, parlez, parlez avec franchise ; je ne vous cacherai aucunes de mes pensées, aucun de mes sentimens.

Ne croyez pas, reprit lady Anne, que je veuille abuser de cet élan de votre ame ; arrêtez-moi lorsque je serai indiscrète : je vous promets d’obéir. — Une personne telle que miss Portman, qui a vécu dans le monde, a sûrement beaucoup observé. Elle s’est aussi certainement formé une idée arrêtée sur les qualités qu’elle voudrait rencontrer réunies dans un homme, si jamais elle voulait se marier ; — et je puis croire, d’après la connaissance que j’ai de son caractère, que, si elle n’a pas cherché à s’éclairer sur ce sujet, c’est qu’elle a de l’aversion pour le mariage.

Je n’ai point d’aversion, répondit Bélinde ; et, si les unions du monde avaient pu m’en inspirer, le bonheur dont je suis le témoin aurait suffi pour la détruire. Mais je vous avoue que ce même bonheur dont je jouis, puisque vous le possédez, me rend bien plus difficile encore sur le choix de la personne à laquelle je dois confier le mien. Il n’est rien que je ne sois capable de sacrifier à ceux à qui j’ai de si grandes obligations ; mais le bonheur de ma vie dépend du choix.

Lady Anne l’assura qu’elle était loin de vouloir influencer même son opinion sur un objet aussi important. Vous voyez bien, ajouta-t-elle, d’après cette conversation, que M. Vincent m’a parlé de ce qu’il vous a dit hier. Je suis son amie ; mais je n’oublierai pas que vous êtes la mienne. Nous sommes loin de desirer que vous formiez une union qui pût vous rendre malheureuse : que l’aveu de M. Vincent soit un secret : lorsque vous le connaîtrez davantage, vous pourrez alors décisivement lui ôter tout espoir ou le payer de retour.

Je crains bien, ma chère lady Anne, dit Bélinde, qu’il ne soit point en mon pouvoir de le payer de retour.

— Puis-je vous demander quels sont vos motifs ?

— Je ne puis trop vous le dire ; mais je suis persuadée que je ne l’aimerai pas.

— Vous ne pouvez être sûre de cette résolution ; souvenez-vous de ce que nous venons de dire tout-à-l’heure sur l’imagination et sur la spontanéité des sentimens en général. — M. Vincent vous paraît-il manquer de quelques-unes de ces qualités, que vous croyez essentielles au bonheur ? M. Percival le connaît depuis son enfance, et il peut répondre de son cœur et de son esprit : vous avez pu le juger dans la conversation.

M. Vincent paraît avoir un jugement sûr, dit Bélinde.

— Eh bien ! qu’avez-vous à lui reprocher ? Y a-t-il dans ses manières ou dans sa personne quelque chose qui vous choque ?

Il est très-beau, il est poli, et ses manières sont simples, dit Bélinde ; mais ne m’accusez pas de caprice, malgré tous ses avantages, il ne me plaît pas, et je crois que de ne point éprouver de l’éloignement pour un homme, n’est pas une raison suffisante pour l’épouser. — C’est cependant la morale du monde.

Ce n’est pas la mienne, je vous assure, dit lady Anne ; je ne suis pas de ces gens qui croient qu’il est plus sûr de commencer par un peu d’indifférence. — Mais, puisque vous sentez le mérite de M. Vincent, je suis contente. Dans un cœur comme le vôtre, l’estime sera bientôt sanctionnée par l’amour. Je lui dirai, ma chère.

— Non, je vous en supplie ; vous avez trop bonne opinion de moi. — Mon esprit n’est pas aussi raisonnable que vous le pensez ; je suis bien plus faible, bien plus inconséquente que vous ne pouvez le concevoir.

Lady Anne lui répondit :

M. Vincent m’a promis de ne pas revenir à Oakly-Park, si vous êtes absolument déterminée à rejeter ses vœux. Il est trop généreux et même trop fier pour vous persécuter par des assiduités qu’il croirait inutiles ; et, quoique M. Percival et moi nous pensions qu’il est digne de vous, nous n’aurons point la manie si commune de prétendre faire le bonheur de notre amie malgré elle.

Vous êtes bonne, trop bonne, répondit Bélinde ; je serai donc cause que M. Vincent se séparera de tous ses amis d’Oakly-Parck ?

Mais ne sera-t-il pas beaucoup plus prudent à lui, dit lady Anne en souriant, d’éviter la charmante miss Portman, puisqu’il lui est défendu de l’aimer ? — Au reste, c’est le conseil que je lui ai donné, lorsqu’il m’en a demandé un hier au soir. — Je ne veux cependant point signer légérement l’arrêt de son exil ; il n’y a que l’engagement de votre cœur avec une autre personne qui puisse le désespérer tout-à-fait ; et rien d’autre que cet aveu, ma chère Bélinde, ne peut justifier à mes yeux ce que vous appelez votre caprice.

Il m’est impossible de donner cette assurance, dit Bélinde embarrassée ; et cependant, pour rien au monde, je ne voudrais vous tromper. Vous avez le droit d’exiger de moi la plus grande sincérité. Elle s’arrêta, et lady Anne lui dit, avec un sourire malin :

Peut-être vous épargnerais-je un vrai tourment, et vous éviterais-je de rougir, en vous faisant la même question que mon petit Charles vous fit hier sur le bord de la rivière.

Oui, je m’en souviens. — Vous m’avez regardée.

— Sans, le vouloir, croyez-moi.

— Je le crois ; mais je fus cependant inquiète de ce que cela pouvait vous faire penser…

— Penser ! — la vérité, ma chère.

— Non, mylady ; mais plus que la vérité… Vous allez l’apprendre cette vérité, et je soumettrai tout à votre jugement et à votre bonté pour moi.

Bélinde fit alors un long récit de la manière dont elle avait connu Clarence Hervey, et de la variation de sa conduite vis-à-vis d’elle ; et elle s’étendit beaucoup sur ses bons procédés envers lady Delacour ; mais elle fut plus concise lorsqu’elle parla de l’état de son cœur. Sa voix s’affaiblit en racontant l’histoire de la mèche de cheveux, et en faisant le portrait de la belle inconnue de Windsor. Elle finit en disant qu’elle savait bien qu’il fallait se résoudre à oublier celui qui, selon toutes les probabilités, était attaché à une autre femme.

Lady Anne lui dit qu’il y avait quelque chose de plus sage et de plus méritoire que cette résolution ; c’est, dit-elle, de la suivre avec constance.

Lady Anne avait une haute opinion du mérite de M. Hervey ; mais, d’après le récit de Bélinde, et d’après plusieurs petites circonstances, qui étaient venues à la connaissance de M. Percival, elle ne put douter que Clarence ne fût engagé à Virginie de Saint-Pierre. Elle souhaita cependant de dissiper le peu de doutes qui restaient à miss Portman, et de la décider à rendre heureux un homme, qui non seulement méritait son estime et les sentimens les plus tendres, mais qui éprouvait pour elle la plus vive passion. Elle ne voulut pas porter plus loin ses efforts pour le moment, elle se contenta de dire à Bélinde :

Ma chère, je vous donne trois jours pour délibérer sur le bonheur ou sur le malheur de M. Vincent.

Le lendemain, elles arrivèrent en se promenant près d’une petite maison que M. Percival venait de faire bâtir, et qu’il avait donnée à un vieillard. Cet homme avait sa femme et sa fille avec lui : la bonne Lucie était courtisée par Juba.

Eh bien ! Lucie, dit Lady Anne, avez-vous toujours peur de la figure noire de Juba ?

Oh ! madame, dit la vieille femme, elle commence à s’y accoutumer ; et d’ailleurs Juba est si aimable pour elle et pour nous ; c’est lui qui a fait tous les petits meubles que vous voyez ici. Le collier de bois d’ébène qui est au cou de Lucie, c’est encore son ouvrage, et un présent de lui. Dans le premier moment, Lucie pensait que jamais elle ne pourrait le regarder sans frayeur, mais c’est une idée, et je ne désespère pas de les voir s’aimer beaucoup. C’est si fou de ne pas croire qu’avec de la raison et de la patience on vienne à bout de vaincre l’indifférence ! on m’a souvent dit cela dans ma jeunesse ; mais je suis si vieille, qu’à peine je puis me ressouvenir de ce que je pensais dans ce temps-là. Madame, pardonnez-moi si je vous importune, quand croyez-vous que Juba reviendra ?

Je ne sais pas, répondit lady Anne.

Bonjour la bonne femme. Adieu Lucie : votre collier est charmant ; il vous sied à merveille.

Ces deux dames continuèrent leur promenade.

On pourrait croire, dit Bélinde, que cette leçon sur les dangers de l’imagination s’adressait à moi ; mais, de quelque manière qu’elle me soit donnée, je veux en profiter.

Heureux ceux qui peuvent faire tourner à leur avantage l’expérience des autres ! dit lady Anne.

Elles marchèrent quelques minutes en silence ; après quoi miss Portman s’écria :

Mais, mylady, si je suis trop engagée pour pouvoir revenir, s’il n’est plus en mon pouvoir d’aimer M. Vincent, il me regardera comme une femme légère, coquette même ; ne vaudrait-il pas mieux que j’évitasse ce soupçon en refusant positivement ses propositions ?

Vous ne devez pas craindre cela de M. Vincent, dit lady Anne ; c’est volontairement qu’il court ce danger, et je suis sûre que si vous finissez par ne pas rejeter ses vœux, il sera charmé que vous ne lui ayez pas d’abord donné son congé.

Mais, au bout d’un certain temps, il est bien difficile de reculer, lorsque le monde croit un homme et une femme engagés. Il est cruel pour une femme d’être réduite à cette extrémité ; car alors ou elle est obligée d’épouser un homme qu’elle n’aime pas, ou elle est blâmée généralement : il faut qu’elle sacrifie sa réputation ou son bonheur. —

Le monde est trop sévère dans ses jugemens, répondit lady Anne ; une jeune personne n’a pas ordinairement assez de temps pour réfléchir ; elle voit, comme dit M. Percival, le glaive de la critique et de la mode suspendu par un cheveu sur sa tête ; — mais…

Et, quoique vous connaissiez si bien ce danger, vous voulez donc m’y exposer ! —

Oui ; parce que je crois que sans ce combat, le bonheur que vous pouvez trouver l’emporte sur le risque qu’il faut commencer par courir. Comme nous ne pouvons pas changer les lois de l’usage, comme nous ne pouvons pas rendre le monde moins injuste dans sa médisance, nous ne pouvons pas espérer d’éviter toujours sa censure. La seule chose qui soit en notre pouvoir, c’est de ne pas la mériter. Sous quelques rapports cependant, il est de la prudence de respecter l’opinion du monde ; dans ce cas-ci, il y aurait de la faiblesse. Il faut aussi considérer que le monde de Londres et celui d’Oakly-Parck sont différens. Dans Londres, si on vous voyait souvent accompagnée de M. Vincent, on pourrait répandre que vous êtes prêts à vous marier ; mais nous n’avons point cela à craindre des habitans peu nombreux d’Oakly-Parck. D’ailleurs ils sont accoutumés à voir M. Vincent continuellement ici, et, parce qu’il restera l’automne avec nous, n’allons pas nous épouvanter d’avance de l’idée que la renommée s’en occupera.

Les raisonnemens et les plaisanteries de lady Anne eurent un tel effet sur miss Portman, qu’elle n’osa plus parler d’éloigner M. Vincent. Il revint donc à Oakly-Parck, mais sous l’expresse condition qu’il ne rendrait pas ses assiduités trop remarquables, et qu’il ne croirait pas, d’après cette permission, que Bélinde favorisât son amour. Ce traité d’amitié

fut garanti par lady Anne.



BÉLINDE,
CONTE MORAL.
TOME TROISIÈME.

BÉLINDE,
CONTE MORAL
DE MARIA EDGEWORTH,
TRADUIT DE L’ANGLAIS
PAR LE TRADUCTEUR D’ETHELWINA,
PAR L. S… ET PAR F. S…
TOME TROISIÈME.
Séparateur
DE L’IMPRIMERIE DE GUILLEMINET.
À PARIS,
Chez Maradan, rue Pavée S. André-des-Arcs,
no 16.
an x — 1802.


CHAPITRE XIX.

UNE NOCE.


Bélinde et M. Vincent ne pouvaient s’accorder sur l’étendue des droits que leur assurait le traité, de manière qu’ils étaient toujours en dispute ; ils s’accusaient l’un et l’autre de le rompre. Malgré toutes ces discussions, au bout de quelques semaines, M. Vincent sut, par son adresse ou par son propre mérite, gagner l’estime et l’amitié de Bélinde.

Elle était dans la plus favorable disposition pour M. Vincent. Il proposa un jour une grande promenade à cheval. On adopta sa proposition, et l’on forma le projet d’aller le lendemain voir les rochers de Brinhams-Craggs.

Le lendemain matin ils arrivèrent tous ensemble près de Brinhams. M. Percival, qui était avec eux, s’écria : Que vois-je sur le sommet d’un de ces rochers ?

Cela ressemble à une statue, dit M. Vincent ; il faut qu’on l’y ait placée depuis la dernière fois que nous y vînmes.

Je crois que votre statue y est montée elle-même, dit Bélinde, car je crois la voir descendre. Ne la voyez-vous pas remuer ? — Mais à présent, je crois remarquer que c’est un homme faisant l’exercice avec un fusil, pour s’amuser, ou plutôt pour notre amusement ; ne voyez-vous pas plusieurs personnes qui le regardent ?

Je jure que c’est une femme, dit Vincent.

Non sûrement, répondit Bélinde, ce ne peut être une femme.

Ce n’est cependant rien moins que mistriss Freke, reprit M. Percival.

En effet, c’était mistriss Freke qui, en chassant avec plusieurs jeunes gens, était montée sur le rocher, et s’amusait à faire l’exercice comme un soldat. Lorsque la troupe d’Oakly-Parck fut près du rocher, Bélinde entendit la voix d’une femme, et elle reconnut mistriss Freke en habit de cheval très-leste.

Miss Moreton est avec elle, je crois, dit M. Vincent.

Pauvre fille ! que fait-elle là ? dit Bélinde ; je crois qu’on veut la forcer de monter aussi sur le rocher ; regardez un peu comme mistriss Freke la tire par le bras.

En approchant, ils entendirent mistriss Freke rire aux éclats de la peur de miss Moreton.

Nous aurions mieux fait, dit Bélinde, de passer d’un autre côté. Mistriss Freke m’a juré une haine éternelle, et je tremble qu’il ne lui prenne la fantaisie de me faire monter sur la pointe de ce rocher, pour se venger de moi.

Elle n’aura pas cette audace, dit M. Vincent avec vivacité, comptez sur nous pour vous défendre.

Je ne doute pas de votre bonne volonté, repartit Bélinde ; mais je ne veux point affronter ce péril pour vous donner le plaisir d’être mon défenseur. En disant ces mots, elle tourna la tête de son cheval.

Vous ne vous en irez point, miss, reprit Vincent en arrêtant son cheval ; Songez, madame, que nous ne pouvons pas nous en aller : lady Anne, son mari, ses enfans sont venus ici pour vous, vous ne voulez point leur ôter tout le plaisir de leur promenade.

Nous la recommencerons un autre jour, dit Bélinde, et je suis sûre que vous aurez la bonté de venir avec moi, quoique vous soyez fâché dans ce moment-ci de me voir éviter le danger.

Miss Portman ne doit pas être surprise de voir la vivacité de M. Vincent, dit en riant M. Percival ; c’est un héros amoureux ; et vous savez que dans tous les romans, un héros ne peut pas être avec sa noble dame sans qu’il leur arrive quelque aventure. Il doit sacrifier ses jours pour les siens, et ensuite la reconnaissance l’engage à lui donner la main.

La reconnaissance ! interrompit M. Vincent ; ce n’est pas un héros de mon caractère qui s’en contenterait.

Oh ! ne vous alarmez point, reprit M. Percival toujours en riant ; il me semble que miss Portman n’est point tentée de vous offrir le choix. Nous devons tous à présent regretter qu’elle vous ait ôté l’occasion de combattre pour elle, ou de la délivrer de quelque horrible danger. Il est si agréable d’être le héros ou la héroïne d’un roman !

Comme cette pauvre miss Moreton criait ! dit Bélinde : quelle peur elle avait !

Je la plains, dit M. Vincent ; mistriss Freke lui fait mener une singulière vie.

Elle est aussi digne de blâme que de pitié, dit M. Percival ; ne savez-vous pas son histoire ? Miss Moreton a quitté toutes ses amies pour vivre avec mistriss Freke : en reconnaissance de cet abandon, celle-ci l’a privée, par tous ses conseils, de l’estime et de l’affection de ceux qui l’aimaient. Miss Moreton est orgueilleuse et faible, et par conséquent facile à tromper. Après mille folies qui l’ont fait tourner en ridicule, elle s’est laissée aimer par un jeune officier. Miss Moreton avait un parent qui lui était encore attaché ; c’était un honnête et respectable ecclésiastique. Il essaya de la ramener dans le chemin de la vertu ; mais mistriss Freke, furieuse de voir son influence combattue, employa toute son adresse à détruire l’effet des bons conseils de cet homme.

Voyant que ses moyens ne réussissaient pas, elle fit tant par son intrigue, qu’elle obtint le renvoi de ce pasteur. Le malheureux avait une famille nombreuse ; il fut obligé de sortir du pays pour pouvoir la faire subsister. Depuis ce moment, elle est tellement détestée de tous les habitans du village qu’elle a privés de ce bon pasteur, qu’il serait dangereux pour elle d’y passer. Voilà un trait de la vie de mistriss Freke.

Ce fut cette histoire, dit M. Vincent, qui m’a fait changer d’opinion sur elle. Jusqu’alors je l’avais toujours regardée comme une femme qui aurait une mauvaise tête, mais un bon cœur, et qui se nuisait à elle-même sans nuire aux autres.

Il est difficile, dans le monde, dit M. Percival, et particulièrement aux femmes, de se nuire à elles-mêmes sans nuire aux autres. On commence par des plaisanteries, et l’on finit par des méchancetés. Elles défient le monde, — le monde se venge en les excommuniant. — Elles désespèrent de revenir de cet arrêt, et font leur unique occupation et l’objet de leur ambition du plaisir perfide de troubler la sécurité vertueuse des autres femmes.

Mistriss Freke n’est pas heureuse, dit Bélinde, quoiqu’elle affecte une gaieté folle ; et, puisque nous ne pouvons pas changer sa manière en la plaignant ou en la blâmant, nous ferons mieux de ne plus nous occuper d’elle.

Permettez-moi de vous dire, reprit M. Vincent, que la méchanceté de mistriss Freke n’a pas eu la suite qu’elle desirait. Ne savez-vous pas, M. Percival, que M. Moreton a été placé par un honnête jeune homme ?

J’en suis charmé, dit M. Percival ; mais quel est cet homme généreux ? je voudrais le connaître.

Je le voudrais aussi, dit M. Vincent ; c’est M. Hervey.

— Clarence Hervey, peut-être ?

— Oui, Clarence était son nom.

Personne, dit M. Percival, n’aime à faire autant de bien que Clarence Hervey.

Il est vrai que personne n’est plus capable que lui d’une action généreuse, dit Bélinde à voix basse. Elle ne put louer Clarence Hervey sans rougir.

La conversation changea, et miss Portman oublia Clarence Hervey, dont elle admirait la générosité en même temps qu’elle blâmait la légéreté. Elle traita M. Vincent avec plus de bonté qu’à l’ordinaire. Peut-être entrait-il dans ce procédé un peu de dépit de l’amour de Clarence.

On passa la soirée dans les jardins, et M. Vincent avoua que jamais le temps ne lui avait paru aussi beau.

Quoi ! jamais ; même en Amérique, dit M. Percival ; je ne croyais pas que vous pussiez en convenir. Ne vous souvenez-vous plus de tous les éloges que vous avez donnés au climat et aux paysages de la Jamaïque ?

— Oui ; mais mon goût est tout-à-fait changé.

— Je me rappelle du temps où vous croyiez impossible que votre goût pût changer : vous m’avez dit bien souvent que l’aspect de toutes les beautés de l’ancien monde ne pourrait toucher votre cœur.

— Miss Portman et vous avez opéré ce changement en moi. Les premières amours rendent souvent un homme ridicule, dit-il en rougissant. Bélinde rougit aussi.

Un premier amour, dit M. Percival, n’est pas nécessairement plus ridicule qu’un second ; mais il a plus de chances contre lui : souvent ce qui le fait naître est plutôt un hasard que le vrai mérite de l’objet aimé, et c’est une folie de penser qu’il doit être toujours durable.

Ne croyez-vous pas, dit Bélinde, qu’il y a cependant de la délicatesse à ne pas penser à un second amour, quand on a déjà éprouvé un sentiment ? Cette délicatesse n’est-elle pas le garant du bonheur de la société ?

Je crois, au contraire, répondit M. Percival, que cette délicatesse doit plutôt contribuer à son malheur ; car je sens par moi-même que si je n’avais pas oublié l’objet de mon premier amour, qui ne méritait peut-être pas une aussi vive tendresse, je me serais figuré que jamais je n’aurais pu trouver le bonheur, et je n’aurais pu ressentir qu’une froide estime pour lady Anne, qui fait à présent le charme de ma vie. — Ainsi donc vous voyez, miss Portman, que cette délicatesse pourrait être taxée d’affectation, et qu’elle peut très-rarement rendre heureux.

Je vois, dit Bélinde en souriant, à la manière dont vous prononcez ce mot délicatesse, que vous ne croyez pas m’avoir persuadée. Je veux donc moi-même vous rendre les armes.

Heureux ceux, dit M. Percival, que des raisonnemens peuvent convaincre ! Il y a tant de personnes qui ferment leur esprit à la conviction, et qui finissent par dire comme ils ont commencé : C’est mon opinion, j’ai toujours pensé ainsi, et je penserai toujours de même !

M. Vincent aimait beaucoup M. Percival ; mais il sentit redoubler dans ce moment son affection pour lui. Quoique Bélinde n’eût jamais désigné Clarence Hervey à M. Vincent, cependant elle lui avait avoué, qu’avant de venir à Oakly-Parck, son cœur n’avait pas été insensible au mérite d’un homme aimable et estimable à-la-fois.

Depuis ce jour, M. Vincent s’apperçut qu’il plaisait de plus en plus à Bélinde, et qu’elle recherchait davantage sa société ; et il espéra que, possédant son estime, il obtiendrait bientôt son amour. Lady Anne lui répétait toujours qu’il fallait laisser à Bélinde le temps de la réflexion, ou qu’il perdrait tout. C’était avec peine que M. Vincent retenait son impatience ; mais il sentait la justesse du conseil de son amie. Ses affaires étaient au même point à la fin de septembre.

Lady Anne Percival entra un jour dans la chambre de Bélinde un ruban à la main.

Savez-vous, lui dit-elle, que nous avons une noce aujourd’hui ? On vient de m’envoyer ce ruban. Vous vous souvenez sans doute de Lucie ? cette jolie fille épouse Juba, qui était amoureux d’elle. M. Vincent leur a acheté une petite ferme dans le voisinage. Mais regardez, ma chère, ne voyez-vous pas la noce passer ?

Elles se mirent à la fenêtre, et virent en effet une troupe de villageois qui revenaient gaiement de l’église. Lady Anne fit dresser une tente dans le parc, afin que cette heureuse journée se terminât par des danses : toute la compagnie s’y rendit. Là, Bélinde n’entendit que l’expression de la joie et de la reconnaissance qu’inspiraient les bienfaits de M. Vincent. Juba, dans quelques couplets, chanta sa gratitude et son amour. Bélinde entendit avec plaisir et étonnement son nom uni à celui de monsieur Vincent.

Lady Anne demanda les couplets de Juba : c’était un mélange de son patois sauvage et de la langue anglaise : il peignait avec force les tourmens que mistriss Freke lui avait fait éprouver. Et ensuite, passant rapidement au bonheur qu’il éprouvait dans sa nouvelle condition, il remerciait vivement miss Portman de l’avoir délivré de cet horrible malheur. Il finissait en lui souhaitant toutes sortes de prospérités, et sur-tout d’être heureuse en amour.

Dès qu’il eut chanté, il offrit à Bélinde l’instrument américain, qu’il avait travaillé avec tant de zèle et de peine. Elle l’accepta, en jetant sur M. Vincent un coup-d’œil qui l’enchanta. — Tout-à-coup on entendit le bruit d’une voiture qui traversait le parc. Bélinde tourna la tête, et découvrit à travers les arbres la livrée de lady Delacour.

Grand dieu ! s’écria-t-elle, c’est la voiture de lady Delacour ! Serait-ce elle-même !

La voiture arrête, et Mariette en descend précipitamment. Bélinde s’avance vers elle ; Mariette était dans une grande agitation.

Oh ! miss Portman, dit-elle, ma pauvre maîtresse est bien mal ; elle m’a envoyée pour vous chercher : voilà sa lettre. — Chère miss Portman, j’espère que vous ne refuserez pas de venir. Elle a été bien souffrante, et elle souffre encore beaucoup ; mais elle serait mieux, si elle vous voyait. Je vous dirai tout, miss, lorsque nous serons seules, et lorsque vous aurez lu sa lettre.

Miss Portman, accompagnée de Mariette, tourna ses pas vers la maison. Elle apprit, chemin faisant, que lady Delacour avait eu recours au charlatan qui lui inspirait une aveugle confiance ; que cet homme lui avait toujours refusé de faire l’opération qu’elle était résolue de subir. Il en craignait le danger, et il lui persuada d’essayer encore des remèdes dont il promettait merveille.

Nous ignorons, dit Mariette, quelles furent ses drogues ; mais, ce qu’il y a de certain, c’est qu’elles affectèrent sa tête de la manière la plus alarmante. Dans son délire, elle vous appelait souvent, et vous parlait comme à l’amie la plus tendre. Mais lorsqu’elle avait sa tête, elle ne prononçait pas votre nom, et ne souffrait même pas qu’on le prononçât devant elle. Un jour je lui disais combien je desirais de vous voir auprès d’elle ; elle me lança le regard le plus terrible.

Lorsque je serai dans le tombeau, Mariette, s’écria mylady, il sera temps que miss Portman revoie cette maison, et alors il sera temps aussi que vous exprimiez votre attachement pour elle.

— Telles furent les propres paroles de mylady ; elles me frapèrent d’étonnement, et je n’osais rien répondre.

— J’avais déjà soupçonné lady Delacour d’être jalouse de vous ; cela me parut extraordinaire, d’après la manière d’être de mylady avec mylord ; et je vis bien clairement alors que cela seul vous avait forcée de nous quitter. — J’ai su depuis que le domestique de sir Philip, qui me fait sa cour, sans, je vous jure, que je lui aie jamais donné le moindre sujet d’espoir, que Champfort était la cause de tout cela, qu’il avait répandu une foule de mensonges sur les billets de banque que mylord vous avait donnés, et qu’il avait fait accroire à mylady qu’aussitôt après sa mort vous épouseriez lord Delacour ; et mille autres calomnies qu’il confia au domestique de sir Philip Baddely, et qui revinrent à ma maîtresse. — Maintenant, madame, je dois vous dire que ce domestique de sir Philip s’est conduit admirablement dans cette affaire. Lorsque je lui peignis l’horreur de pareils mensonges, il m’assura qu’il n’avait agi que dans l’intention de servir son maître, et il m’offrit de lui-même d’aider à démasquer cet hypocrite de Champfort avec quelques bouteilles de claret et un peu de flatterie.

Dès que Champfort fut animé par le vin, le domestique de sir Philip, parla de mylord, de mylady et de miss Portman ; et il lui demanda pourquoi lord et lady Delacour se voyaient plus souvent depuis que vous aviez quitté la maison.

Champfort lui dit avec ses juremens ordinaires, que jamais, tant qu’il vivrait, mylord et mylady ne se raccommoderaient.

C’est pour cela, dit-il, que j’ai fait renvoyer miss Portman ; car, depuis qu’elle a introduit cette petite Hélène chez nous, mylord est un tout autre homme ; et je crois en vérité qu’il aurait abandonné son vin, ce qui ne me convient pas du tout. Si mylady pouvait reprendre de l’empire sur lui, je serais bientôt chassé. — Non, mylord et mylady ne se réconcilieront jamais tant que je vivrai.

Dès que j’eus appris cette profession de foi, je l’écrivis, et j’en fis attester la vérité par le domestique de sir Philip Baddely. Lorsque lady Delacour lut cette lettre, elle fut atterrée, et si indignée d’avoir été la dupe d’un infâme valet, qu’elle m’envoya sur-le-champ chez mylord, pour lui demander le renvoi de Champfort.

Mylord murmura, parce que sa femme avait prononcé le mot Je veux. — Je crois qu’il l’aurait fait de lui-même si on ne l’eût pas exigé de lui ; il répondit enfin :

Lady Delacour, je ne suis pas un homme à être mené par une femme ; je garderai ou je renverrai mes domestiques suivant mon bon plaisir.

Il sortit en disant ces mots. —

Ma maîtresse fut irritée de ce refus. Sa fièvre redoubla, et la mit dans le plus grand danger : elle refusa de voir mylord, à qui Champfort persuadait que cette maladie était feinte. C’était assez vraisemblable, puisque personne que moi n’entrait dans la chambre de mylady. — Au bout de quelques jours, elle se réveilla en criant :

Chère Bélinde, vous voilà donc enfin !

Elle ouvrit ses rideaux, et parut étonnée de ne voir personne dans la chambre : je suis sûre qu’elle espérait vous y trouver. Ce fut alors que j’osai parler de vous, et l’assurer que vous l’aimiez encore. Je lui racontai votre histoire avec mistriss Luttridge et mistriss Freke ; elle en fut surprise.

Depuis cet instant, mylady ne fut pas un instant sans penser à vous et sans vous desirer.

Un jour mylord me rencontra sur l’escalier, me demanda des nouvelles de ma maîtresse, et pourquoi elle n’envoyait pas chercher un médecin.

Le médecin qui lui ferait le plus de bien, mylord, lui dis-je, serait miss Portman ; car j’ose vous assurer que, jusqu’à ce qu’elle soit revenue, ma maîtresse sera toujours plus souffrante.

Eh ! pourquoi ne revient-elle pas cette jeune personne ? Ce n’est pas moi qui m’y oppose ; car je desire de tout mon cœur qu’elle soit ici.

Il est impossible, mylord, repris-je, après tout ce qui s’est passé, que miss Portman desire revenir, ou que ma maîtresse veuille vous demander son retour, tant que M. Champfort sera le maître absolu de la maison.

Oh ! si ce n’est que cela, dit lord Delacour, vous pouvez annoncer à votre maîtresse que je vais renvoyer Champfort sur-le-champ ; le coquin vient d’être insolent avec moi ; je veux lui prouver que je suis le maître chez moi.

Je courus rapporter cette assurance à mylady, qui demanda aussitôt ses chevaux, son écritoire, et vous écrivit quelques mots d’une main tremblante. Je pris sa lettre, et je la quittai, en l’assurant que j’espérais vous ramener.

Comme Mariette finissait ces mots, Bélinde entrait dans sa chambre. Elle décacheta la lettre : ce n’était plus cette éloquence de billet ; son esprit paraissait affaibli par ses souffrances physiques, et elle se terminait par ces mots :

« Je sens ma fin approcher ; peut-être ma chère Bélinde se rendra-t-elle à ma dernière prière, et me permettra-t-elle de la voir encore une fois, avant que je meure. » —

Bélinde résolut de partir aussitôt ; elle était pressée de quitter lady Anne et son aimable famille : les enfans l’entourèrent, et fondirent en larmes quand ils apprirent son départ. M. Vincent demeura interdit ; mais évitons à nos lecteurs les détails touchans de cette séparation. — Miss Portman promit de revenir à Oakly-Parck aussitôt qu’elle le pourrait. M. Vincent lui demanda la permission de la suivre à la ville ; elle le lui défendit expressément, et il obéit à cet ordre avec autant de soumission et de grace qu’on pouvait l’espérer d’un amant qui voyait s’éloigner le moment de son bonheur.


CHAPITRE XX.

RÉCONCILIATION.


Lady Delacour avait bien pensé qu’il paraîtrait extraordinaire qu’elle restât à la ville le temps où il était de mode d’aller à la campagne. Pour éviter les soupçons, elle fit répandre qu’elle ne pouvait trouver de plaisir que dans les choses extraordinaires, et que cette année elle voulait se distinguer de tout le monde en restant l’été à la ville. La plupart de ses connaissances, à qui ses caprices étaient connus, ne furent point étonnées de cette singularité. Le charlatan qui la soignait lui avait défendu de sortir ; elle s’apperçut enfin, au bout de quelque temps, que sa confiance était mal placée, et elle résolut de renvoyer cet homme ignorant. Elle prit cette décision pendant l’absence de Mariette ; mais elle fut obligée d’attendre son retour, parce qu’ayant une somme considérable à lui payer, il n’y avait que Mariette à qui elle osa confier la clef du boudoir et de l’escalier dérobé qui y conduisait.

Mariette seule soignait lady Delacour ; cependant, quand elle fut partie pour chercher Bélinde, elle fut remplacée par une servante dont la bêtise était remarquable. Lady Delacour croyait qu’elle ne pouvait avoir rien à craindre de sa curiosité. Dans la matinée, Bélinde et Mariette arrivèrent : lady Delacour avait passé une mauvaise nuit ; elle était assoupie : en se réveillant, elle vit Mariette assise à côté de son lit.

Eh bien ! s’écria-t-elle, tout a donc été inutile ! miss Portman n’est pas avec vous ! donnez moi mon laudanum.

Miss Portman est arrivée, dit Mariette ; elle est dans votre cabinet de toilette ; mais elle n’a pas voulu entrer ici avec moi, de peur qu’elle ne vous causât trop d’émotion.

Bélinde est arrivée ! dites-vous ; chère et admirable Bélinde ! en levant les mains au ciel.

Lui dirai-je que vous êtes réveillée, mylady ?

Oui ; — non, — restez. — Lord Delacour est chez lui ; — je veux me lever : — dites à mylord que je voudrais lui parler ; — que je le prie de passer d’ici à une demi-heure dans mon cabinet de toilette, pour déjeûner avec moi.

Mariette lui représenta en vain qu’il n’était pas prudent de se lever dans l’état de faiblesse où elle était ; elle insista, et recommanda à Mariette d’être expéditive. Elle mit beaucoup plus de rouge encore qu’à l’ordinaire ; puis, se regardant dans le miroir, elle dit avec un sourire forcé :

Ne suis-je pas charmante, Mariette ? en vérité, je crois que miss Portman sera de l’avis de lord Delacour, et pensera que je ne suis point malade. — Mais non ; elle ne sait que trop la vérité ; vous a-t-elle fait beaucoup de questions sur moi ? — N’était-elle pas bien peinée de quitter Oakly-Parck ? — N’étaient-ils pas tous désespérés de la voir partir ? A-t-elle parlé d’Hélène ? — Lui avez-vous dit que j’avais demandé à mylord de renvoyer Champfort ?

Au mot de Champfort, Mariette allait recommencer ses plaintes avec sa volubilité ordinaire ; lady Delacour, sans attendre qu’elle répondît aux nombreuses questions qu’elle lui avait faites, passa rapidement près d’elle, et ouvrit précipitamment la porte du cabinet de toilette. Dès qu’elle apperçut Bélinde, elle s’arrêta tout court : elle eût sans doute succombé à son émotion, si miss Portman ne l’avait pas serrée dans ses bras, et soutenue jusqu’au canapé. — La voix douce de Bélinde la fit revenir à elle-même ; elle la regarda pendant quelques momens, sans oser lui parler.

Est-il bien vrai que vous êtes ici, chère Bélinde ? s’écria-t-elle enfin, et puis-je encore vous appeler mon amie ? — Me pardonnez-vous ? — Oh ! oui, je le vois, — et de vous, de vous seule, je puis supporter l’humiliation d’être pardonnée. Jouissez, chère amie, de la supériorité que vous donne votre vertu.

Ma chère lady Delacour, vous vous jugez avec trop de sévérité : de quoi donc êtes-vous coupable ? je n’ai rien à oublier, rien à pardonner.

Je ne puis avoir trop de sévérité pour moi ; — vous n’avez rien à pardonner ! Oui, je vous ai offensée, et de la manière la plus sensible, — par une injustice ; oh ! combien vous avez dû me mépriser pour la folie, pour la petitesse de mes soupçons ! — Un esprit soupçonneux est le plus insupportable et le plus difficile à supporter ; mon cœur fut autrefois sincère et généreux comme le vôtre ; — vous avez vu combien les meilleures inclinations peuvent devenir dépravées ; — que suis-je à présent ? un être malheureux, inutile et méprisé. —

À présent que vous avec épuisé vos forces, je puis espérer, dit Bélinde, que vous ne m’empêcherez pas de vous défendre. Je suis absolument de votre avis, et je pense comme vous, qu’un esprit soupçonneux est ce qu’il y a de pis au monde ; mais, comme vous le disait le docteur X., il y a une grande différence entre un élan de jalousie, et l’habitude du soupçon : le cœur le plus pur peut être en proie à la jalousie et alors une bagatelle suffit pour l’enflammer. —

Vous êtes trop bonne, ma chère ; mon égarement n’admet aucune excuse ; j’étais jalouse sans amour.

— Il est certain qu’une telle jalousie n’est guère excusable ; mais vous me pardonnerez si je crois que ce n’est pas celle que vous avez éprouvée. Et ce qui me fait douter de ce que vous pouvez m’assurer dans ce moment, c’est que je vous ai trouvé le cœur d’une mère pour Hélène, quoique cependant vous ayez fait tout votre possible pour me persuader le contraire.

— Ah ! c’est bien différent, ma chère Bélinde, je ne savais pas qu’Hélène méritât toute ma tendresse, et je ne pouvais m’imaginer qu’elle pût m’aimer. Dès que je me suis apperçue de mon erreur, j’ai changé de conduite. Mais je ne puis avoir aucun espoir avec mon pauvre mari. Il ne faut que du bon sens pour voir que lord Delacour n’est point un homme qu’on puisse aimer.

Vous n’avez peut-être pas toujours pensé ainsi, dit Bélinde, en souriant.

Mon dieu ! dit lady Delacour un peu embarrassée, dans mes plus violens accès de folie, je n’ai jamais pensé que vous pussiez aimer lord Delacour : j’avais seulement l’injustice de croire que vous recherchiez son nom et son titre. C’était assez absurde, ma chère ; n’ajoutez pas le ridicule à l’absurdité.

— Il est donc bien ridicule d’aimer un mari ?

— L’aimer, lui ! — Quelle folie : c’est impossible ! — Chut. Je crois entendre le craquement de ses souliers. De bonne foi, un homme peut-il espérer d’être aimé, lorsqu’il porte des souliers qui font un bruit si désagréable.

Lord Delacour entra dans la chambre.

— Point d’explication, lui dit-elle, en l’empêchant de parler à miss Portman, cela n’amène que des désagrémens. — Allons, mylord, asseyons-nous, déjeûnons, et oublions tout ce qui s’est passé.

Lorsque lady Delacour avait assez de force pour oublier ses souffrances, on pouvait à peine résister à la séduction de son esprit. Lord Delacour garda un silence obstiné, jusqu’à ce qu’enfin, se levant de table, il se tourna vers miss Portman, et lui dit :

De tous les caprices des jolies femmes, ce qui me surprend le plus, c’est celui de rester dans son lit sans être malade. Pourriez-vous croire à présent, miss Portman, que lady Delacour, qui vient d’être si animée, si vive, si gaie, si aimable, n’est pas sortie de son lit depuis huit jours ?

— C’est excessivement extraordinaire ; mais ce qui l’est encore plus, c’est que lord Delacour soit, comme tout le reste du monde, trompé par des apparences, s’écria mylady. — Daignez, mylord, m’écouter cinq minutes, et peut-être augmenterai-je encore votre étonnement.

Lord Delacour fut frappé du changement soudain qui s’opéra dans la voix et dans les manières de lady Delacour. Il la regarda attentivement, et retourna s’asseoir. Elle se tut un moment ; puis s’adressant à Belinde :

Mon incomparable amie, dit-elle, je vais vous donner une preuve convaincante du pouvoir sans bornes que vous avez sur mon esprit. — Mylord, c’est miss Portman qui m’a conseillé de faire cette démarche. Elle m’a persuadée de me soumettre à votre prudence et à votre bonté ; elle m’a déterminée à m’abandonner à votre pitié.

Ma pitié ! répéta lord Delacour : il crut qu’elle allait réaliser par un aveu les soupçons qu’il avait formés sur elle. Il la regarda tout effaré.

— Je vais, mylord, vous confier un secret de la plus haute importance ; — un secret qui n’est connu que de trois personnes dans le monde, — miss Portman, Mariette et un homme dont je ne puis vous révéler le nom.

Arrêtez, lady Delacour, s’écria mylord, avec une émotion et une force qu’il n’avait jamais montrées, arrêtez, je vous en conjure ; — je vous l’ordonne, madame : — je ne me sens pas assez maître de moi. — Je vous ai trop aimée pour recevoir de sang-froid un coup si sensible. — Ne me confiez pas un tel secret ; — ne m’en parlez plus. — Vous m’en avez assez dit, — trop dit. — Je vous pardonne : c’est tout ce que je puis faire. Mais il faut nous séparer, lady Delacour, ajouta-t-il avec une vive expression de douleur.

Il a un bon cœur ! — son ame est noble, je le jure, reprit lady Delacour, miss Portman, vous l’aviez mieux jugé que moi. — Eh bien, mylord, vous n’êtes pas encore parti ! — Je vois que vous m’aimiez réellement.

— Non, non, s’écria-t-il avec violence, tout faible que vous me croyez, lady Delacour, je suis incapable d’aimer une femme qui s’est déshonorée, et qui a déshonoré son mari, sa famille.

Sa voix s’éteignit ; il s’appuya sur sa chaise.

— Comment, mylady, avez-vous la barbarie de badiner avec son bonheur ?

Je ne plaisante point, miss, dit lady Delacour ; je suis contente, mylord, il est temps que vous soyez satisfait : je puis et je veux vous prouver, de la manière la plus sûre, que, malgré la légéreté apparente de ma conduite, je n’ai jamais manqué à ce que je dois à votre honneur et au mien. Mais je vous avertis que cette preuve vous dégoûtera, — vous fera frémir. — Si vous avez le courage d’en savoir davantage, — suivez-moi.

Il la suivit. — Bélinde entendit ouvrir et refermer la porte du boudoir. — Quelques minutes après, ils revinrent. — Le chagrin, l’horreur et la pitié étaient peints sur le visage de lord Delacour. Il traversa rapidement la chambre, et sortit.

— J’ai suivi votre conseil, ma chère amie. Plût au ciel que je l’eusse suivi plus tôt ! dit lady Delacour à miss Portman. J’ai fait connaître mon état à lord Delacour. Pauvre homme ! il a été ému au-delà de toute expression ; il s’est conduit à merveille : du moment que ses sentimens jaloux ont disparu, son amour pour moi a repris toute sa force. Le croiriez-vous ? il m’a promis de rompre avec cette horrible mistriss Luttridge. Lorsque je l’ai prié de ne pas lui révéler mon secret, il m’a déclaré qu’il aimait mieux ne la revoir jamais, que de me causer un moment de chagrin. Combien je me reproche à présent d’avoir été pendant tant d’années le tourment de sa vie !

Ne vous affligez pas, ma chère lady Delacour, dit Bélinde, vous pourrez désormais faire le charme et le bonheur de sa vie. Je suis persuadée que ce qui vous a jetée dans la dissipation, c’est que vous désespériez de trouver le bonheur dans votre intérieur ; mais à présent que vous allez trouver un ami dans votre mari, et une aimable et tendre fille dans Hélène, vous aurez le courage de vivre pour vous-même, et non pour ce qu’on appelle le monde !

Le monde ! s’écria lady Delacour avec un ton de mépris, à quel long esclavage ce seul mot a réduit une ame destinée à des sentimens plus élevés !

En prononçant ces mots, elle leva les yeux vers le ciel avec une ferveur que Bélinde avait déjà cru remarquer ; et alors, comme si elle oubliait qu’elle n’était point seule, elle tomba sur son sopha, et parut plongée dans une profonde rêverie. Elle cacha son visage dans ses mains, appela Mariette, et lui dit qu’elle voulait se coucher.

Lorsqu’elle fut au lit, Mariette revint dire à Bélinde que lady Delacour paraissait disposée à dormir, et qu’elle desirait avoir ses livres près de son lit. Mariette chercha parmi plusieurs livres qui étaient sur la table celui que sa maîtresse lui avait demandé. Bélinde les regarda, et vit avec étonnement que c’étaient des livres de piété. Lady Delacour avait marqué plusieurs passages avec son crayon. C’étaient des raisonnemens pour prouver la nécessité de la religion. Miss Portman avait raison d’être étonnée de trouver de tels ouvrages dans le cabinet de toilette d’une femme comme lady Delacour.

Pendant la solitude à laquelle la condamnait sa maladie elle avait commencé à penser sérieusement à une autre vie. Son jugement, affaibli par la douleur, et jamais soumis à sa raison, était incapable de la guider entre la vérité et l’erreur. Son ame, naturellement enthousiaste, la portait toujours aux excès : elle passa du scepticisme outré à une crédulité aveugle. Sa dévotion n’était point réfléchie ; elle n’en éprouvait l’influence que lorsque l’effet de l’opium était fini.

Lorsqu’elle était remontée par son opium, elle était étonnée et honteuse même des frayeurs que sa faiblesse lui avait inspirées. Elle résolut de cacher ce qu’elle appelait sa pusillanimité. La connaissance qu’elle devait avoir du cœur de miss Portman aurait dû la mettre à l’abri de la crainte du blâme et de ses plaisanteries ; mais lady Delacour était gouvernée par l’orgueil, le sentiment, le caprice, l’enthousiasme, la passion ; — enfin, par tout ce qui n’était pas raison.

Lorsqu’elle sortit de cet assoupissement elle sonna Mariette, et demanda miss Portman. Elle fut émue quand Mariette lui dit que Bélinde était restée dans le cabinet de toilette et qu’elle lisait.

Quel livre, s’écria lady Delacour ? sont-ce les miens ? Courez les chercher, enfermez-les dans ma petite bibliothèque et apportez-m’en la clef. Dès que lady Delacour vit entrer miss Portman, elle prit un air de gaieté, et la plaisanta sur la lecture sérieuse qu’elle avait choisie pour s’amuser.

Cependant, ajouta-t-elle, ces livres, malgré leurs titres baroques, sont assez amusans pour ceux qui peuvent trouver, comme moi, du plaisir à observer jusqu’où peut aller l’absurdité des hommes.

Bélinde trompée par l’air de légéreté de lady Delacour, crut que les marques qu’elle avait vues sur les livres étaient plutôt un signe de moquerie que d’approbation, et elle ne pensa plus aux idées qu’elles lui avaient d’abord données. D’ailleurs, lady Delacour changea de conversation, en s’écriant :

— Puisque nous parlons de l’absurdité des hommes, pourquoi ne penserions-nous pas à Clarence Hervey ?

Mais pourquoi y penser ? répondit Bélinde.

Pour deux excellentes raisons, ma chère. D’abord, parce que nous ne pouvons faire autrement ; et ensuite, parce qu’il le mérite. Oui certainement il le mérite ; croyez-moi, quand ce ne serait que pour m’avoir écrit ces charmantes lettres, dit-elle en ouvrant un secrétaire, et en prenant un paquet de lettres qu’elle mit entre les mains de Bélinde.

Lisez-les, je vous prie, et vous jugerez si je dois les placer à côté du Voyage sentimental de Sterne, ou des Sermons de Fordice. Regardez, par exemple, ajouta-t-elle, l’histoire d’une femme de Dorset-Shire, qui a eu le malheur d’épouser un homme aussi différent de M. Percival que ressemblant à lord Delacour. Cependant, ô miracle ! ils sont le plus heureux couple qu’on puisse voir. — Mais, en vérité, je suis bien bonne d’admirer cette lettre ; car chaque mot est une leçon pour moi : je veux bien prendre tout du bon côté, et l’amabilité des plaisanteries de Clarence lui fait pardonner la sévérité de sa morale. Enfin, ma chère, ses lettres sont telles, que si vous les lisez, vous serez forcée d’avoir de l’amour pour celui qui les a écrites.

Eh bien, dit miss Portman, en repliant la lettre qu’elle allait lire, je ne veux point courir un pareil danger.

Pourquoi, ma chère ? dit lady Delacour, Abandonnez-vous mon pauvre Clarence à cause de sa maîtresse des bois, de Virginie Saint-Pierre ? Je vous demande pardon, ma chère ; mais ce jeune homme vous aime à la folie. Parce qu’un doute, un soupçon, une fausse délicatesse, quelque mal-entendu, l’empêchent dans ce moment d’être à vos pieds, vous prenez du dépit (ce qu’une jeune femme ne doit jamais faire) : vous allez vous marier avec quelque sot ! uniquement, sans doute, pour exciter la jalousie de Clarence.

Si je me marie jamais, dit Bélinde avec fierté ce sera pour être heureuse, et non pas par dépit. — Dans tous les cas, j’espère que je n’épouserai pas un sot.

— Je suis certaine que vous ne voudrez jamais… — je veux bien croire que M. Vincent… —

M. Vincent ! et comment le connaissez-vous ? dit Bélinde.

— Comment je le connais ? Mais, ma chère, croyez-vous que je m’intéresse si peu à vous, que je n’aie pas découvert quelques-uns de vos secrets ? Et pensez-vous que Mariette ait pu s’empêcher de me dire d’un air triomphant : Miss Portman n’est pas allée à Oakly-Park pour rien ; elle a fait la conquête de M. Vincent, un Américain, le pupille de M. Percival, l’homme le plus beau, le plus riche qu’on ait jamais vu. — Je fus charmée d’apprendre cette nouvelle ; car je croyais être sûre que jamais vous ne penseriez sérieusement à l’épouser.

— Mais de quoi mylady était-elle charmée alors ?

De quoi, ma chère ? Que vous êtes novice ! Votre tante Stanhope vous renierait pour cette seule question. Ne voyez-vous pas clairement que, si vous rendez Clarence Hervey tout-à-fait jaloux, quels que puissent être les obstacles qui l’empêchent de s’unir à vous, il déclarera qu’il vous aime passionnément. Je ne me ferais aucun scrupule de le pousser à cette extrémité, persuadée que ce serait pour son bien : sir Philip Baddely n’était point un homme à craindre ; mais M. Vincent est un rival redoutable.

— Pourriez-vous croire, mylady, que je pusse tromper M. Vincent d’une manière aussi perfide ?

— Vous savez que pour la guerre et pour l’amour toutes les ruses sont permises ; — mais vous prenez la chose trop sérieusement, je n’ose plus rien dire. — Me permettrez-vous cependant de vous demander — si vous êtes irrévocablement engagée avec M. Vincent ?

— Non : j’ai eu la prudence d’écarter toute idée de promesses, d’engagemens.

Eh bien, interrompit lady Delacour, je vous en remercie ; — tout peut encore bien tourner. Prenez ces lettres, emportez les dans votre chambre, lisez et relisez-les ; et souvenez-vous bien, ma chère Bélinde, que vous n’êtes pas de ces femmes à qui un mariage de convenance puisse donner le bonheur.

Miss Portman raconta en peu de mots à mylady ce qui s’était passé entre elle et lady Percival : elle avoua que tous les raisonnemens de M. Percival et de M. Vincent sur un premier amour l’avaient empêchée de rejeter tout-à-fait les soins de M. Vincent, et qu’elle avait même fini par croire qu’il était dangereux de se livrer à l’espoir d’un bonheur imaginaire, impossible à réaliser, et qu’il valait mieux se consoler d’un amour malheureux par une amitié vraie et tendre.

Les souvenirs que miss Portman réveillait dans le cœur de lady Delacour la firent soupirer amèrement : elle pria Bélinde de la laisser seule. Celle-ci la quitta, et se retira chez elle pour lire les lettres de Clarence Hervey. Elles lui donnèrent encore une plus haute opinion, non-seulement de son esprit, mais même de ses principes. Elle vit qu’il avait employé tout son esprit, toute son adresse, à ramener lady Delacour aux sentimens qui devaient la rendre heureuse, et qui devaient exciter l’admiration, et lui mériter l’estime de tous les gens vertueux. Elle y découvrit avec plaisir que Clarence, loin de profiter pour son propre avantage de l’empire qu’il pouvait avoir sur l’esprit de lady Delacour, ne se servait de son habileté que pour lui faire chérir et son époux et sa fille. Il exprimait tous ses regrets sur l’absence de miss Portman, et il lui faisait sentir vivement tout le prix d’une amie aussi rare. Lorsqu’il parlait de Bélinde, il y avait de l’embarras dans ses expressions, mais jamais rien qui ressemblât à de l’amour. Il détaillait ses nombreux projets, et les plans romanesques qu’il avait formés depuis sa première jeunesse, et lui racontait comment ils s’étaient évanouis. Il finissait par dire, après avoir passé de la gaieté la plus vraie à la philosophie la plus sérieuse :

« Mon ami le docteur X. divise le genre humain en trois classes : ceux qui s’instruisent d’après l’expérience des autres, — ce sont les hommes heureux ; — ceux qui s’instruisent d’après leur propre expérience, — ceux-là sont sages ; — et enfin, ceux qui ne s’instruisent ni d’après leur propre expérience, ni d’après celle d’autrui, — ceux-là sont les fous. — Cette dernière classe est la plus nombreuse. Je suis content, ajoutait Clarence, d’être de la seconde. Peut-être direz-vous que c’est parce que je ne peux pas être de la première. Et cependant, s’il était en mon pouvoir de changer, je ne le voudrais pas. N’allez pas m’accuser de vanité ; mais je pense que ceux qui sont sages d’après leur propre expérience sont plus capables d’obtenir le bonheur et plus sûrs d’acquérir la vertu ; car il est évident que les premiers ont besoin de voir courir aux autres les dangers auxquels nous nous exposons volontairement. C’est à nos dépens qu’ils s’instruisent ; mais leurs progrès sont moins prompts et moins directs que les nôtres. Il y a peut-être plus de prudence à voir de loin le combat ; mais je trouve que cette position est aussi peu desirable que peu honorable. — Faites-moi donc taire, mylady ! Que je suis insensé de croire qu’en mêlant ainsi l’esprit militaire à la philosophie, et en parlant de boucliers et de combats, je pourrai plaire à une belle et jolie femme !

« Notre ami le docteur X. rirait de mon système et de mon choix ; il me demanderait si le vrai but de la philosophie est de faire des expériences ou d’être heureux. Quelle réponse pourrais-je lui faire ? Je vous avoue que je n’en ai aucune de prête : le bon sens me condamne, et mon propre sentiment même réfute mon système. Je paierai bien cher de telles expériences. Sois grand homme et sois malheureux ; telle est, je crois, la loi de la nature, ou plutôt le décret du monde. Mylady ne lira pas ceci sans penser que je me crois un grand homme ; et, comme je déteste l’hypocrisie encore plus que la vanité, je ne chercherai pas à détruire votre idée. Quoi qu’il en soit, je vous dirai sérieusement que tout gai que je parais être, je suis dans un beau chemin pour marcher au malheur, comme si j’étais en effet le plus grand homme de l’Europe. Je suis, etc.

Clarence Hervey. »

P. S. Ne pouvons-nous espérer de voir miss Portman à Londres cet hiver ?

Quoique lady Delacour fût fatiguée de son entrevue avec miss Portman, elle se leva vers le soir pour écrire à M. Hervey. Elle aimait tendrement Bélinde, elle s’intéressait vivement à son bonheur, et elle était bien sûre qu’il dépendait de son union avec Clarence. — Lady Delacour avait la meilleure opinion de M. Hervey, et la plus sincère amitié pour lui. Elle croyait que Bélinde seule pouvait le rendre heureux. Elle trouvait du mérite à diminuer la foule de ses admirateurs ; et d’ailleurs, elle était peut-être un peu jalouse de l’empire que lady Anne avait acquis sur l’esprit de Bélinde. Pour rendre justice à lady Delacour, il faut dire qu’elle prit dans sa lettre le plus grand soin de ne pas compromettre son amie. Elle écrivit à Clarence avec cet art qu’elle possédait si bien. Elle commençait par railler M. Hervey sur son génie mélancolique, et lui prescrivait, comme un remède sûr pour les maladies imaginaires, le bonheur de la vie domestique, qu’il peignait avec tant d’énergie.

« Précepte commence, exemple achève, disait-elle ; vous ne me verrez jamais être la femme comme il y en a peu, jusqu’à ce que vous soyez le bon mari. Bélinde est revenue d’Oakly-Park aussi fraîche, aussi jolie, aussi gaie que jamais. On voit que son cœur et sa tête sont bien remplis. M. Percival et lady Anne se sont emparés de la tête par le droit que leur donne la raison et l’amitié ; et M. Vincent, leur pupille, s’est promis de prendre son cœur par droit de conquête. Il est assez avancé dans son projet. Autant que je puis le comprendre, (car je ne l’ai pas vu) il me semble que le futur est digne de ma Bélinde. À une beauté telle qu’un héros de roman peut la desirer, il joint une ame pure, un cœur honnête, sans tache, sans faiblesse, excepté celle d’être éperdument amoureux, faiblesse que les femmes préfèrent ordinairement à la philosophie d’un stoïcien. — À propos de philosophie, nous pouvons croire que M. Vincent, ayant été élevé par M. Percival, est de la classe de ceux qui s’instruisent d’après l’expérience des autres, et par conséquent nous devons penser qu’il doit être un homme heureux. Suivant la manière de juger de mistriss Stanhope, il est vraiment heureux ; car il a une immense fortune. Nous savons que cela seul n’est pas capable de faire la moindre impression sur l’esprit de sa nièce ; mais ce qui est tout pour Bélinde, c’est l’opinion de lady Anne et de son mari. Depuis le temps qu’elle est avec eux, leur empire sur son esprit ressemble à l’autorité paternelle ; je crois que je serai obligée de mettre l’épée dans la balance pour qu’elle penche de mon côté.

« Si vous pouvez terminer vos descriptions poétiques des tours pittoresques et des vieux châteaux du Dorset-Shire avant les ides de novembre, hâtez-vous de revenir, mon cher Clarence, pour assister aux noces de Bélinde. — N’oubliez pas ma commission auprès de l’ange du Dorset-Shire. — Que l’amour vous ait en sa digne garde ! — ou n’espérez plus un regard de votre sincère admiratrice et de votre amie,

T. C. H. Delacour. »

P. S. Remarquez, mon cher monsieur, que je ne suis pas aussi pressée d’avoir à vous féliciter sur votre mariage, que si vous étiez un autre M. Hervey. Ceci soit dit sans vous donner trop de vanité ; mais, sur cent femmes que j’ai vues dignes d’être vos maîtresses, je n’en ai pas connu plus d’une digne d’être votre femme. Prenez donc garde au choix que vous ferez, car c’est alors que vous seriez dans un beau chemin pour marcher au malheur.

Dès que lady Delacour eut fini sa lettre, elle la remit à Mariette pour qu’on l’envoyât sur-le-champ à la poste : elle espérait que Clarence Hervey partirait pour Londres aussitôt qu’il l’aurait reçue. Elle était fatiguée de sa journée, elle s’endormit ; on n’entra chez elle que le lendemain vers l’heure du dîner.

Miss Portman lui rapporta les lettres de M. Hervey. Lady Delacour ne fut pas contente de l’air froid avec lequel Bélinde loua le style et l’esprit de Clarence. Elle lui dit :

Je vois qu’ils ont fait de vous, à Oakly-Park, un vrai philosophe. — Vous avez bien profité de leurs principes, de ne jamais admirer. Faut-il éteindre ainsi le flambeau de l’amour à l’autel de la raison ?

Il vaut mieux l’y éteindre que de l’y allumer, répondit Bélinde. — Comment avez-vous passé la nuit ? Occupons-nous plutôt de votre santé que de l’amour et de son flambeau.

— Je vous remercie, ma chère ; mais mon intérêt pour vous m’empêche de penser à moi. — Puis-je vous demander pourquoi votre preux chevalier ne vous a pas suivie à Londres.

M. Vincent ? — Il savait que je venais pour soigner mylady, et je lui dis que vous ne pourriez le recevoir. Je lui ai promis de retourner à Oakly-Park quand je le pourrais.

Lady Delacour soupira. Elle ouvrit les lettres de Clarence l’une après l’autre, et comme sans savoir ce qu’elle y cherchait. Lord Delacour entra chez elle en ce moment : il avait été absent depuis le matin de la veille, et il paraissait très-fatigué. Il demanda, d’un ton inquiet, des nouvelles de mylady. Elle était piquée de ce qu’il l’avait quittée pendant aussi long-temps ; elle se contenta de faire une inclinaison de tête, et elle continua de lire.

Lord Delacour regarda les lettres, et reconnut l’écriture d’Hervey : il changea de visage, balbutia quelques lieux communs, et se jeta dans un fauteuil, en jurant qu’il était fatigué à la mort ; que depuis la veille il avait fait à cheval au moins cinquante milles. Il ajouta, en murmurant, qu’il était bien fou de s’être donné tant de peine. —

Lady Delacour entendit cette phrase et ne répondit rien. Alors son mari sortit sa montre : cette ressource ne lui manquait jamais quand il était embarrassé. —

Il est temps que je parte, — j’arriverai tard chez Sudley.

Vous dînez donc chez lui ? reprit lady Delacour d’un air négligent.

— Oui, et j’espère que son bon vin de Bourgogne me remettra de mes fatigues ; car, ajouta-t-il en s’étendant, je n’en puis plus.

— Vous n’en pouvez plus ! nous pouvons donc être sûres que mistriss Luttridge n’est pas à Rantipole ? Rantipole, ma chère, dit-elle en se retournant vers miss Portman, est une maison de campagne de mistriss Henriette Freke, dans le comté de Kent. Quoique ce nom puisse vous paraître bizarre, je puis vous assurer qu’il a fait une grande fortune auprès de certaines personnes. — Je suis vraiment au désespoir, mylord, que vous ayez fait tant de chemin inutilement ; mais aussi pourquoi ne pas prendre des informations avant de partir ? J’ai peur, en vérité, que vous ne soyez obligé de regretter Champfort. Il fallait envoyer demander si mistriss Luttridge était à Rantipole.

Ma chère et bonne lady, reprit lord Delacour d’un ton de voix qui pénétra le cœur de mylady, pourquoi ne pas prendre de meilleures informations avant de me soupçonner d’être un sot et un menteur ? Ne vous ai-je pas promis hier de rompre avec mistriss Luttridge ? comment pouvez-vous penser que, le moment d’après, justement lorsque j’étais encore attendri, ému, effrayé de ce que j’avais vu, j’aie été capable de vous quitter pour aller voir mistriss Luttridge ou quelque femme que ce puisse être ?

Oh ! mylord, je vous demande pardon, s’écria lady Delacour tout émue.

Elle se leva, et courut embrasser son mari.

Vous avez raison de me demander pardon, répondit lord Delacour d’un ton de voix altéré, mais sans quitter son fauteuil.

— Vous avouerez cependant que vous m’avez abandonnée, mylord.

— Abandonnée ! je vous ai quittée pour chercher dans tous les environs une maison de campagne agréablement située, et qui pût vous convenir ; vous aurais-je quittée pour tout autre motif ?

Lady Delacour mit son bras sur l’épaule de mylord.

Je voudrais bien, lui dit-il, en regardant les lettres qu’elle avait encore à la main, que vous ne missiez pas ces papiers ambrés justement sous mon nez ; — vous savez que je déteste l’ambre.

— C’est vrai. Miss Portman, faites-moi le plaisir de serrer ces lettres dans le bureau, à moins que vos nerfs aussi ne puissent pas supporter l’ambre.

Quant à moi, dit mylord d’un ton brusque, je ne puis le souffrir ; j’aimerais mieux sentir l’huile de cette lampe.

Pendant que lord Delacour avait prononcé ces mots, lady Delacour s’était avancée nonchalamment vers miss Portman, qui essayait en vain d’ouvrir le secrétaire.

Attendez, ma chère, il y a un secret que je puis seule ouvrir.

Mylady, répondit Bélinde en lui rendant la clef, je ne puis ni vous aimer ni vous estimer, si vous vous conduisez ainsi avec mylord.

— Comment ! que voulez-vous dire ? — Cette serrure est forcée, je crois ?

— Vous m’entendez fort bien, mylady ; voyez dans quelle inquiétude vous l’avez jeté !

— Je vois et j’entends qu’il est jaloux, malgré tout ce qu’il sait ;c’est un fou. — Êtes-vous sûre que cette clef est celle que je vous ai donnée, Bélinde ?

Pouvez-vous l’accuser de folie, dit-elle, parce qu’il est plus jaloux de votre cœur que de votre personne ? Ah ! chère lady Delacour, si vous mettez quelque prix à mon amitié, à ma tendresse, faites-le sortir de cette inquiétude cruelle !

— Eh bien ! je ferai ce que vous desirez. — Mylord, voulez-vous nous dire ce qu’il y a de dérangé dans cette serrure ?

— Si elle est forcée, il faut envoyer chercher un serrurier ; je ne me pique pas de m’entendre à ouvrir les serrures, — les serrures à secret sur-tout.

Vous ne nous abandonnerez pas dans notre embarras, dit Bélinde en souriant. —

Vous avez peut-être besoin de lumière, dit lord Delacour en approchant la bougie à la main : — voyons, qu’y a-t-il à cette clef, mylady ? — Mais cependant il faut que je sorte ; j’arriverai trop tard chez lord Studley. — Comment voulez-vous que j’ouvre une serrure dont je ne connais pas le secret ?

Eh bien ! mylord, répondit mylady, je vais vous l’apprendre ce secret ; — c’est qu’il n’y en a point, — ni dans la serrure ni dans les lettres. — Prenez ces lettres, si vous pouvez supporter l’ambre, et lisez-les : — gardez-les jusqu’à ce qu’elles ne soient plus infectées de cette horrible odeur.

Lord Delacour pouvait à peine en croire ses yeux et ses oreilles ; il regardait lady Delacour pour voir s’il ne s’était pas trompé.

— J’ai peur que ces parfums ne vous portent à la tête, mylord.

N’ayez point cette crainte, s’écria-t-il en lui baisant tendrement la main. — Que cette complaisance est aimable !

Miss Portman nous prendra pour des vieux fous, dit-elle en essayant faiblement de retirer sa main. — Mais il me semble qu’elle est aussi simple que nous ; car je vois ses larmes couler.

Mylord, dit un domestique, vos chevaux sont mis.

Je donne au diable lord Studley et son vin de Bourgogne ; — je leur souhaite le bon jour pour aujourd’hui ; vous pouvez le lui dire de ma part.

Oui, mylord, dit le domestique.

Lord Delacour dîne chez lui ; on peut ôter les chevaux, ajouta lady Delacour. — Faites servir sur-le-champ. —

Il est impossible de dîner avec de tels convives dans l’état où je suis ; je vole faire un peu de toilette, dit-il en regardant ses bottes toutes crottées ; je serai prêt dans un moment.

Il sortit de la chambre avec une vivacité qu’on n’était pas accoutumé à lui voir.

Ô jour de merveilles ! s’écria lady Delacour, c’est incroyable, en vérité ! ce sera le jour des miracles, si nous pouvons le garder toute la soirée, sans le recours de lord Studley et de son vin : il faudra faire un peu de musique, ma chère Bélinde, et le prier de vous accompagner avec sa flûte ; — il est bon musicien. — Vous lui montrerez ce joli porte-feuille, plein de vos jolis dessins ; il a très-bon goût, il dessine bien. — Faites-lui raconter cette histoire des tableaux de lord Studley. Vous n’avez peut-être jamais remarqué, ma chère Bélinde, qu’il a de l’originalité dans l’esprit : il est vraiment très-aimable quand il veut, et…

Le dîner est servi, mylady.

C’est malheureux ! s’écria lady Delacour ; car je crois que, si l’on m’en eût donné le temps, j’étais en humeur de lui trouver tous les talens et toutes les perfections.

Il ne fallait pas à lord Delacour tant de frais pour lui faire passer une agréable soirée ; la harpe de Bélinde, le goût de lady Delacour, les dessins, tout concourut à le mettre à son aise. Il joua de la flûte, et il fut applaudi ; son histoire fit beaucoup rire ces dames ; il s’apperçut qu’il plaisait, son esprit en fut plus à son avantage. Enfin lady Delacour et miss Portman le trouvèrent très-aimable, et se promirent de recommencer quelquefois ce trio.


CHAPITRE XXI.

HÉLÈNE.


Pendant le déjeûner, Mariette parlait de ses oiseaux, en remerciant encore Bélinde de les lui avoir procurés.

Lady Delacour regardait ces oiseaux : jamais, dit-elle, je n’oublierai l’aimable attention d’Hélène dans cette occasion. Pendant son séjour ici, elle a gagné ma tendresse ; mais vous savez les raisons qui m’ont forcée à l’éloigner de moi.

Je suis sûre qu’à présent, répondit Bélinde, loin de vous gêner, sa société vous charmerait ainsi que lord Delacour, qui l’aime beaucoup.

Ô ma chère ! s’écria lady Delacour, vous oubliez ma position : qui peut encore m’être agréable ? La cloche fatale a sonné pour moi, ma tombe est entr’ouverte ; chaque jour ma vie est un miracle qui ne peut se prolonger. Si vous saviez combien mes nuits sont cruelles ! Mais laissons ce triste sujet de conversation. Quel est ce manuscrit ?

C’est un petit journal de Charles Percival, qu’il envoie à Hélène.

Lady Delacour le prit : je voudrais, dit-elle, revoir ma fille ; mais je n’en ai pas le courage. Vous savez que mylord cherche une maison de campagne, alors il me sera impossible de l’emmener : c’est donc à présent peut-être la dernière occasion que j’aurai de l’embrasser. Je veux vous contenter ; allez la chercher, elle restera ici quelques jours ; lady Boucher vous conduira à la pension de mistriss Dumont dans Sloane-Street ; j’aimerais autant être au milieu d’une volière que parmi une bande de jeunes filles. Je ne suis réellement pas en état d’y aller, je vais me jeter sur ce canapé et lire ce journal ; je doute cependant qu’il puisse m’intéresser.

Bélinde profita avec joie de la permission que lui donnait son amie, et elle partit aussitôt avec lady Boucher pour Sloane-Street.

Lady Boucher était vive, impatiente et babillarde ; elle expliqua donc longuement à Bélinde qu’elle voulait aller à une vente ce matin même ; que tout ce qu’elle craignait était de la manquer, et elle la pria cent fois de presser beaucoup miss Delacour ; ensuite elle s’impatienta contre ses chevaux, son cocher et son laquais. Enfin arrivée chez mistriss Dumont, une petite charrette couverte, arrêtée devant la porte et qu’il fallut déranger, la fit s’écrier plusieurs fois :

Je manquerai ma vente ; en grace ! ne laissez pas à miss Delacour le temps même de s’habiller ; ramenez-la tout de suite, je vous en supplie !

Bélinde promit de n’être qu’une minute.

La porte de la pension était ouverte ; un domestique aidait un vieillard à retirer de la charrette quelques pots de fleurs. Dans la salle, tous les enfans s’empressaient autour du vieillard, et arrangeaient leurs pots de fleurs avec tant de bruit, que mistriss Portman eut d’abord de la peine à faire entendre son nom.

C’est la vôtre. — C’est la mienne. — Qu’elle est belle ! — Qu’elle sent bon ! — Le grand géranium rose pour miss Jefferson. — Le blanc de Provence pour miss Adderly. —

Non, en vérité.

Miss Pococke, répondit le vieillard, le blanc de Provence est pour miss Delacour.

Silence, silence, mesdemoiselles, s’écria une femme en français ; et la petite troupe se tut aussitôt en fixant la porte. Dès qu’Hélène eut apperçu miss Portman, elle courut à elle pour l’embrasser, et en se précipitant elle renversa son pot de fleurs.

Lady Boucher fait ses complimens à mistriss Dumont, dit un domestique ; elle la prie de l’excuser si elle ne descend pas de voiture ; mais elle a une affaire indispensable qui l’empêche de s’arrêter : elle demande d’envoyer miss Delacour sans toilette.

Hélène était loin de penser à s’habiller ; elle était si contente de voir miss Portman, et de savoir que sa mère la desirait, qu’à peine elle donna le temps à mistriss Dumont de lui nouer son chapeau de paille.

Hélène courut à la voiture ; mais, en rencontrant le vieillard, elle s’arrêta.

Mon ami, je ne vous ai pas oublié, lui dit-elle.

En vérité, nous n’avons pas le temps de penser à ce vieillard, cria lady Boucher en la tirant dans la voiture.

Chère miss Portman, de grace, parlez pour moi, demanda Hélène d’un ton suppliant ; car il faut que je le paie et que je lui parle.

Bélinde dit au vieillard de venir chez lady Delacour ; et l’on se remit en route à la satisfaction de tous.

Arrivées dans Berkeley-Square, Mariette vint dire que mylady venait de se coucher. Bélinde donna à Hélène le manuscrit de Charles Percival.

Treize pages ! s’écria-t-elle ; comme il est bon d’avoir tant écrit pour moi ! Elle se mit à les lire, et les avait presque finies quand sa mère se réveilla.

Lady Delacour se recula en voyant Hélène courir au-devant d’elle, en se ressouvenant du mal qu’elle lui avait fait un jour en l’embrassant.

Hélène en parut plus affectée que surprise ; elle baisa la main de sa mère et se remit à lire.

Ce manuscrit vous amuse donc bien, lui demanda lady Delacour, puisqu’il vous empêche de me voir et de me parler ?

Maman, j’essayais de lire, vous croyant en colère contre moi.

Qui peut vous donner cette idée ? dit lady Delacour en souriant.

Ah ! vous souriez, dit Hélène ; je vois que vous n’êtes pas fâchée, chère maman ; je n’ai jamais été si heureuse de ma vie ! Vous ne m’avez jamais regardée avec autant de bonté et de tendresse.

Mon enfant, il ne faut pas toujours juger sur l’apparence : il est possible de sentir plus qu’on n’exprime par ses regards. Mais je vous prie, Hélène, vous qui êtes si bonne physionomiste, dites-moi si vous avez vu dans mes yeux que j’étais mourante ?

Hélène se mit à rire, et répéta :

Mourante ! Oh non ! maman.

Est-ce parce que j’ai beaucoup de couleur ?

Ce n’est pas pour cela, maman.

Vous voyez que j’ai du rouge ; vous appercevez quelque différence entre le teint de miss Portman et le mien. En honneur, vous observez bien, et il est quelquefois dangereux d’avoir près de soi des personnes aussi fines.

J’espère, maman, dit Hélène, que vous ne pensez pas que je veuille jamais savoir ce que vous voulez que j’ignore.

Je ne vous comprends pas, ma chère, s’écria lady Delacour, en se levant vivement et en fixant sa fille.

Hélène rougit ; mais elle répéta, avec une fermeté qui surprit même Bélinde, mot-à-mot ce qu’elle venait de dire.

L’entendez-vous, miss Portman, dit lady Delacour ?

Il me semble qu’elle exprime, dit Bélinde, un très-bon sentiment.

Sans doute, dit lady Delacour, et c’est au-dessus d’un enfant de son âge. Avez-vous lu les Mille et une Nuits, Hélène ? Vous rappelez-vous l’histoire de Zobéide, et de l’extrême discrétion qu’on exigea d’elle ?

Oui, maman.

Eh bien, c’est aux mêmes conditions que je vous permets de rester avec moi quelques jours.

Je ferai tout ce que vous voudrez, maman, dit Hélène avec joie.

Le vieux jardinier, à qui miss Portman avait donné rendez-vous, vint parler à Hélène. Lady Delacour demanda ce qu’il voulait ; Hélène aussitôt, qui ignorait la part que sa mère et la tante de Bélinde avaient dans l’histoire de cet homme, la raconta avec feu, disant qu’il avait été trompé et chassé par de belles dames ; que lady Anne Percival, et sa tante Mangaretta étaient venues au secours de ce pauvre homme, et l’avaient placé jardinier à Twickenham ; qu’il venait vendre des fleurs aux pensionnaires de mistriss Dumont, et qu’elle s’était chargée de le payer, lorsque l’arrivée de miss Portman l’en avait empêchée.

Lady Delacour avait entendu cette histoire avec embarras et impatience ; elle demanda à Hélène le nom des belles dames qui avaient trompé ce jardinier.

Je l’ignore, maman.

Dites-moi la vérité : l’avez-vous jamais demandé à lady Anne, ou à votre tante Mangaretta ? Regardez-moi : ne vous en ont-elles jamais parlé ?

J’en ai fait la question à lady Anne ; elle m’a répondu qu’il m’était inutile de le savoir.

Je dois beaucoup de remerciemens à lady Anne, s’écria lady Delacour ; je vois qu’elle n’a point essayé de me nuire auprès de ma fille. Je suis la belle dame, Hélène, qui a causé le malheur de cet homme. Je rivalisais avec mistriss Luttridge ; je suis honteuse de ma folie ; la restitution est la meilleure preuve de repentir. Allez, chère Hélène, payez cet homme, et dites-lui de revenir demain ; je verrai ce que je pourrai faire pour lui.

Lord Delacour envoya à sa femme une belle bague de diamans, qu’il avait autrefois achetée pour miss Luttridge. Le soir, lorsqu’il demanda à mylady si elle en était contente, elle lui dit qu’elle la trouvait belle ; mais qu’elle espérait qu’elle n’avait point été achetée pour elle.

Il lui répondit que non, mais qu’il lui demandait de la porter.

Lady Delacour l’assura qu’elle ferait ce qu’il souhaitait, mais que son goût pour la parure était passé ; que, s’il voulait, il pourrait lui faire un plus grand plaisir.

Lord Delacour assura qu’il serait heureux toute sa vie de voler au-devant de ses desirs.

Elle lui demanda alors de faire une pension à un vieillard qu’elle avait traité injustement. Elle raconta son histoire avec mistriss Luttridge, et lord Delacour fit aussitôt le billet pour le jardinier.

En parlant à ce vieillard, Lady Delacour pensa que la maison qu’il habitait à Twickenham pourrait lui convenir. Lord Delacour enchanté la loua aussitôt, et, comme on le pense bien, garda le vieux jardinier.

Le sort de lady Delacour allait bientôt être décidé ; son courage augmentait en même temps que sa frayeur de voir découvrir son secret.

Si je conserve la vie, dit-elle, ma ferme intention est de changer absolument de conduite ; je fuirai la dissipation, je romprai avec les connaissances qui sont indignes de moi ; je vivrai avec ma Bélinde et la famille Percival, et le rétablissement de ma santé morale pourra s’attribuer à mon séjour à Oakly-Parck : mais je serais inconsolable que le monde pût croire que je le quitte par force. Une retraite volontaire est honorable, une solitude forcée est humiliante. Il me serait impossible d’entendre dire : Lady Delacour est prude, parce qu’elle ne peut plus être coquette. Devenir le sujet des épigrammes et des caricatures, serait donner une vengeance trop aisée à mistriss Luttridge.

Quoique Bélinde ne partageât pas ces ridicules craintes de lady Delacour, elle essaya de la rassurer.

Je n’ai point oublié, répondit mylady, ma chère, les preuves que lord Delacour m’a données de son cœur. Mais je crains son peu d’adresse à cacher ce qu’il veut taire, et le sujet de ma frayeur. Mariette m’a appris ce matin que mistriss Luttridge était venue d’Harrow-Gate à Rantipole, et que, n’y trouvant pas lord Delacour, elle était revenue à la ville. Vous sentez bien que le motif de son retour ne peut être que sa haine contre moi ; et j’ai tout à craindre de sa curiosité, de sa perfide adresse et de sa jalousie. Mariette est au-dessus de toute séduction. Quant à ce charlatan, la crainte de n’être point payé lui a sans doute fait garder le silence ; je n’ai point d’argent à lui donner : j’ai remis à mistriss Franks le peu que j’avais ; à trois heures je dois le voir pour la dernière fois dans le boudoir mystérieux.

Les craintes de lady Delacour sur la maligne curiosité de mistriss Luttridge n’étaient point entièrement sans fondement. Champfort travaillait pour elle et pour lui : la mémorable scène de la clef du boudoir était encore présente à son esprit. Il espérait, en découvrant le mystère, obtenir à la fois un nouveau pouvoir sur lord Delacour et des présens de mistriss Luttridge. Quoique sorti de la maison, il y avait conservé des agens. La stupide servante n’était point insensible, et Champfort avait cru de son intérêt de lui faire la cour. On sait que les grands événemens ont souvent de petites causes. Avec l’apparence de la bêtise, la digne maîtresse de l’intrigant valet-de-chambre cachait l’oreille la plus fine et l’œil perçant d’un espion. Longtemps elle écouta et regarda en vain, et tout ce qu’elle put rapporter fut que le boudoir était toujours fermé, et que Mariette seule y entrait. Le jour indiqué pour la dernière entrevue entre mylady et le chirurgien, Mariette, selon sa coutume, l’enferma dans le boudoir, et fut chercher sa maîtresse. L’heure à laquelle il était attendu étant passée, lady Delacour était dans sa chambre à coucher, et dormait si bien, que Mariette ne voulut point l’éveiller. En redescendant elle trouva la servante sur l’escalier.

Mylady dort, lui dit-elle ; ainsi prenez garde de faire du bruit.

La chambre de cette fille était précisément au-dessous du boudoir. En prêtant l’oreille avec attention, elle entendit marcher au-dessus d’elle. Elle prit une tasse de bouillon, et, sous ce prétexte, entra dans l’appartement de mylady. En la voyant endormie, elle fut très-étonnée de trouver que Mariette lui avait dit vrai.

Elle prêta l’oreille, entendit tousser dans le boudoir, et crut reconnaître la voix d’un homme ; elle se coucha par terre pour voir si, au travers de la porte, elle n’appercevrait rien. Comme elle était dans cette attitude mylady fit un mouvement, et le livre qui était sur son lit tomba par terre. Le bruit ne l’éveilla cependant pas ; elle dormait d’un sommeil profond, c’était l’effet du laudanum. Le bruit avait été trop fort pour être seulement causé par un livre ; la servante regarda, et apperçut une clef : s’imaginant que c’était celle du boudoir, elle se résolut, à tout hasard de l’essayer, et elle la mettait doucement dans la serrure, lorsqu’elle fut tout-à-coup arrêtée par une voix qui lui cria :

Qui vous a permis d’ouvrir cette porte ?

Elle se retourna, et vit Hélène.

Bon Dieu ! miss, prenez garde d’éveiller madame.

Maman vous a-t-elle envoyée dans ce cabinet ? répéta Hélène.

Non, je voulais seulement donner de l’air à la chambre ; je…

Hélène, sans lui répondre, et sans l’écouter davantage, prit la clef, et alla s’asseoir auprès du lit de sa mère, attendant son réveil pour lui raconter ce qui venait de se passer.

Malgré l’ingénuité de cette aimable enfant, la mère avait bien jugé sa pénétration. Hélène avait bien remarqué que Mariette seule entrait dans le boudoir ; mais, réprimant toute curiosité, elle gardait fidellement sa promesse d’imiter Zobéide, quoique la servante, en l’habillant, eût fait tout son possible pour exciter sa curiosité au sujet du boudoir.

Elle ne fit que déplaire à Hélène, et ce fut le soupçon de cette coupable curiosité qui la fit suivre par miss Delacour.

Lady Delacour ouvrit les yeux.

Hélène ! s’écria-t-elle, comment avez-vous cette clef ?

Oh ! ma mère, ne me soupçonnez pas. Elle raconta alors tout ce qui venait de se passer.

Ma chère enfant vous m’avez rendu un service essentiel ; vous n’en connaissez pas l’importance, au moins celle que j’y attache ; mais sur-tout ce qui cause ma satisfaction, c’est que vous êtes digne de mon estime et de ma tendresse.

Mariette entra alors, et parla bas à sa maîtresse.

Vous pouvez parler devant mon Hélène, dit lady Delacour en se levant ; elle mérite toute ma confiance.

Elle passa dans son boudoir, paya le chirurgien, et revint trouver sa fille.

Je vois que vous n’avez aucune curiosité, vous aurez tout le caractère de votre mère ; puissiez-vous n’avoir jamais ses défauts, et ne jamais éprouver ses malheurs ! Je ne vous parle plus comme à un enfant, Hélène, votre raison est au-dessus de votre âge ; rappelez-vous toute votre vie ce que je vais vous dire : Vous possédez des talens, de la beauté, de la fortune ; vous serez admirée, entourée, flattée comme je l’ai été ; mais ne passez pas votre vie, comme j’ai passé la mienne, à chercher la louange des fous. Si j’eusse employé la moitié des avantages que je possède, comme j’espère que vous le ferez, j’aurais été l’ornement de mon sexe, j’aurais été une lady Percival.

Ici, la voix de lady Delacour fut extrêmement émue.

Choisissez bien vos amis, ma chère fille ; mon malheur et ma folie viennent de m’être liée dans ma jeunesse avec une femme inconséquente, qui m’a entraînée dans toutes sortes d’égaremens. Vous êtes trop jeune pour entendre les particularités de mon histoire ; ma meilleure amie, miss Portman vous la dira : c’est à ses soins que je vous confierai lorsque je mourrai.

Oh ! ma mère, pourquoi donc toujours parler de mort ? Elle jeta ses bras autour du cou de sa mère.

Doucement, mon amour, lui dit-elle, et elle saisit ce moment pour lui apprendre la cause de tous ses maux.

Hélène parut excessivement affligée.

J’aurais voulu, ma chère, lui dit sa mère avec calme, vous épargner le chagrin que je vous cause ; je vous ai donné si peu de plaisir dans ma vie, qu’il est injuste à moi de vous faire tant de peine au moment où… Demain je partirai pour Twickenham, et je vous laisserai avec votre tante Mangaretta ; si je meurs, Bélinde vous emmènera à Oakly-Parck. Ne vous livrez pas alors à votre douleur. Si vous m’eussiez montré moins de tendresse, vous verseriez moins de larmes, et vous m’auriez épargné…

Oh ! ma chère et tendre mère, interrompit Hélène en se jetant à ses pieds, ne me séparez point de vous : tout ce que je desire est de ne point vous quitter. Je serai mille fois plus inquiète en étant loin de ma mère.

Cédant aux prières de sa fille, lady Delacour consentit à l’emmener à Twickenham ; le reste du jour fut employé aux préparatifs du départ. La perfide servante fut renvoyée ; Mariette seule suivit sa maîtresse. Lord Delacour resta à la ville, afin de n’exciter, en aucune façon, la curiosité du public. Naturellement bon et sensible, il avait été touché par la tendresse que sa femme lui avait montrée. Son agitation fut extrême durant toute cette journée qu’il pensait pouvoir être la dernière qu’il passait avec sa femme. Lady Delacour, au contraire, fut calme ; son courage semblait s’accroître avec le besoin qu’elle pouvait en avoir.

Le lendemain matin, lorsque la voiture fut prête, elle remit au lord Delacour un papier contenant ses dernières volontés : il contenait quelques legs à ses domestiques, à Mariette, et un don à Bélinde du secrétaire dans lequel elle conservait les lettres de Clarence.

Ma fille, disait alors lady Delacour, est assez riche pour que je puisse disposer des bijoux qui sont dans ce secrétaire. Si miss Portman fait un mariage riche, elle les portera pour l’amour de moi ; sinon je la prie de les vendre sans scrupule.

Lord Delacour prit ce papier avec beaucoup d’émotion, en l’assurant qu’elle serait obéie si… Il n’en put dire davantage.

Adieu, mylord ; conservez votre courage : j’espère vous revoir bientôt.


CHAPITRE XXII.

UN SPECTRE.


Le chirurgien qui devait opérer lady Delacour, étant attaché à la maison de la reine, ne put venir au jour indiqué. Ce délai fut extrêmement pénible à mylady ; son courage élevé, quoique inébranlable, n’était point préparé à la patience. Elle passa près d’une semaine à Twickenham dans cette cruelle anxiété. Bélinde s’apperçut qu’elle devenait chaque jour plus pensive, plus réservée et plus triste ; elle semblait avoir quelque sujet secret de méditation. Devant sa fille, elle affectait sa gaieté ordinaire ; mais dès qu’elle pouvait s’échapper, et qu’elle croyait n’être plus observée, elle s’enfermait dans son appartement, et y restait des heures entières.

Pour l’amour du ciel, miss Portman, dit Mariette en entrant dans sa chambre avec un visage décomposé, tâchez donc de persuader à madame de cesser la lecture de ces livres systématiques ; je suis sûre qu’ils lui font bien du mal. Après qu’elle les a lus, elle retombe aussitôt dans sa mélancolie ; depuis deux ou trois jours, elle parle de la plus étrange façon.

Bélinde questionna Mariette, mais inutilement.

Je suis sûre, miss, continua-t-elle, que mylady ne dort pas de la nuit : ces livres lui tournent la tête ; je voudrais qu’ils fussent brûlés. Pareil malheur est arrivé à un de mes cousins, il a fini le plus tristement du monde.

Il fut impossible à Bélinde de faire expliquer Mariette plus clairement ; la seule circonstance qu’elle put tirer lui parut à peine digne d’attention. Mariette se plaignait de ce que lady Delacour avait choisi un appartement au rez-de-chaussée, et de ce qu’elle l’empêchait de fermer le rideau devant une porte vitrée qui était au pied de son lit.

Elle est comme mon cousin, ajouta Mariette, elle aime la lune, le clair de lune ; elle en parle sans cesse : elle prétend qu’elle est habitée par des êtres malfaisans. Je me ressouviens que quand mon cousin était au plus mal, il avait cette triste folie de parler toujours de la lune.

Bélinde, ne put s’empêcher de sourire ; mais, persuadée qu’au fond Mariette pouvait avoir raison, elle résolut de parler à lady Delacour de ses lectures. Mylady, avec une apparente tranquillité, répondit seulement de froids monosyllabes, et changea de conversation aussitôt.

Un soir, comme elle se retirait, Mariette, en les éclairant, dit qu’elle était fâchée que mylady eût pris une chambre à coucher aussi humide. Bélinde la pressa de changer d’appartement.

J’ai choisi cette chambre, répondit froidement lady Delacour, parce qu’elle est loin de celle des domestiques, et qu’alors mes cris pendant l’opération, si j’en laisse échapper, ne pourront pas être entendus. Le chirurgien doit venir bientôt, ce n’est pas la peine de changer pour si peu de temps.

Le lendemain, vers le soir, le docteur X. arriva avec le chirurgien. Lorsque Bélinde les apperçut son sang se glaça dans ses veines. Mariette la pria instamment de se charger d’avertir mylady de leur arrivée. La porte de la chambre de mylady était fermée en dedans. Elle vint ouvrir ; et, regardant fixement Bélinde, elle lui dit d’une voix tranquille :

Vous venez m’avertir que le chirurgien est là, j’ai connu cela à votre manière de frapper. Je vais le recevoir tout à l’heure.

En achevant ces mots, elle mit une marque dans un livre qu’elle lisait. Elle porta ce livre sur le rayon à l’autre bout de la chambre ; puis, se tournant vers Bélinde, elle lui dit d’un air de dignité calme :

Allons, ma chère Bélinde.

Celle-ci s’était jetée dans un fauteuil, et paraissait n’avoir pas la force de se relever.

— Oh dirait, à vous voir, que c’est vous que l’on doit opérer. Ne tremblez point pour moi, car je ne tremble pas moi-même. Je dois à l’amitié de ne pas vous tourmenter de ce spectacle.

Non, non, assurément, reprit Bélinde, je veux y être ; Mariette est incapable de vous servir dans cette occasion. J’admire votre courage, je veux l’imiter et remplir ma promesse.

— Votre promesse est de recevoir mon dernier soupir.

— J’espère n’avoir pas à remplir cette promesse.

Allons ! répondit mylady, sans ajouter une parole ; et elle marcha la première, d’un pas ferme, jusqu’à la chambre où le docteur et le chirurgien l’attendaient. Sans avoir l’air de savoir quel était le but de leur visite, elle les reçut avec sa politesse ordinaire. Elle ne parut pas remarquer le sérieux de leur physionomie, et parla indifféremment de choses et d’autres, en détachant un cachet de sa chaîne de montre.

Voici, dit-elle au docteur, une tête d’Esculape, qu’on dit être d’un grand prix, c’est un présent de Clarence Hervey ; et je vous l’ai destiné par mon testament comme une marque de ma parfaite estime. M. Hervey est un excellent jeune homme, et je desire que, lorsque je ne serai plus, il sache par vous que telle a été mon opinion sur lui jusqu’à mon dernier moment. Ayez la bonté de lui remettre cette lettre, vous pouvez le faire sans scrupule ; elle n’a aucun rapport à moi. Je lui donne quelques conseils relativement à une personne que vous estimez autant que je le fais : ma tendresse et ma reconnaissance n’ont point influencé mon jugement dans l’avis que j’ose donner à M. Hervey.

Mais, mylady, dit le docteur, monsieur Hervey sera ici tout à l’heure, et alors…

Alors, interrompit lady Delacour, je serai partie pour ce pays inconnu dont les voyageurs ne reviennent jamais.

Le docteur voulait l’interrompre ; mais elle continua :

— Avouez, mon cher docteur, que vous n’avez vu en moi aucun signe de lâcheté.

— J’admire votre courage, mylady, plus que je ne puis le dire.

— S’il est ainsi, vous ne me soupçonnerez pas de faiblesse, si je demande que l’opération ne se fasse pas aujourd’hui. Je desire de la renvoyer à demain, par une raison que vous trouverez très-bonne, j’en suis sûre : croyez que ce n’est pas par caprice.

Le docteur parut mécontent.

— Je vais vous expliquer ma raison, dit-elle, et vous ne me blâmerez pas. J’ai la conviction intime que je mourrai ce soir. Subir une opération douloureuse aujourd’hui, ce serait sacrifier sans but les derniers momens de mon existence. Si je suis vivante demain matin, vous ferez de moi ce que vous voudrez ; mais j’en doute.

Le docteur la regarda d’un air d’étonnement et de compassion. Elle avait le pouls extrêmement élevé ; et il pensa que ce qu’il y avait de mieux à faire était de ne la point quitter jusqu’au lendemain matin. Il obtint du chirurgien qu’il resterait ; et Bélinde se joignit à eux pour distraire lady Delacour pendant le reste de la journée.

Elle avait assez de pénétration pour sentir qu’on n’ajoutait pas la moindre foi à ses pronostics. Elle ne reparla pas de sa mort, et elle montra le desir de se laisser distraire.

La soirée s’écoula, et elle parut avoir tellement oublié sa triste prophétie, qu’elle parla de ce qu’elle devait faire le lendemain. Comme Hélène fut présente une partie de la soirée, Bélinde imagina que lady Delacour se gênait devant sa fille ; mais quand l’enfant fut éloignée elle continua à être tout aussi gaie. Le docteur n’y comprenait rien, et il s’imaginait qu’il y avait plus de caprice que de courage dans son fait, sur-tout lorsqu’il la vit lui rire au nez, sur la proposition qu’on lui faisait de la veiller pendant la nuit.

— Mon cher docteur, lui dit-elle, est-ce la première fois que vous êtes la dupe d’une femme ? Je voulais un jour de répit, et je l’ai obtenu : j’ai passé ce jour de la manière la plus agréable, et je vous en remercie. Demain, dit-elle en se retournant du côté du chirurgien, j’inventerai quelque nouvelle excuse pour gagner du temps. Je fais comme Barington avant de voler les gens. Je vous préviens de la chose, et pourtant vous serez mes dupes. Bon soir.

En achevant ces mots, elle se retira précipitamment dans sa chambre à coucher. Bélinde était convaincue que lady Delacour affectait cette gaieté pour empêcher que le docteur ne la veillât lui-même. Le docteur, la jugeant d’après le caractère qu’il croyait avoir remarqué en elle, dit que tout cela était du caprice ; et le chirurgien était persuadé que la crainte seule la faisait agir. Chacun des trois dit son opinion et la garda. Ils se retirèrent.

La chambre à coucher de Bélinde était à côté de celle d’Hélène : après qu’elle eut été une heure dans son lit sans dormir, elle crut entendre marcher dans la chambre voisine : elle se leva, et trouva lady Delacour debout auprès du lit de sa fille. Elle dit tout bas à Bélinde :

Prenez garde, ne la réveillons pas ! La lune éclairait le visage de l’enfant : sa mère, écartant les boucles de cheveux qui couvraient son front, la baisa doucement.

Vous en aurez soin, dit-elle à Bélinde d’une voix attendrie, quand je ne serai plus : j’ai voulu la voir encore une fois avant de mourir.

— Parlez-vous sérieusement, ma chère lady Delacour ?

Chut ! prenez garde ! parlez bas ! dit lady Delacour ; et elle regagna sa chambre en défendant à Bélinde de la suivre. Si mes craintes sont vaines, lui dit-elle, pourquoi vous en occuperais-je ? si elles sont fondées, vous m’entendrez sonner, et vous viendrez.

Bélinde ne se coucha pas d’abord : elle resta debout, et prêtait l’oreille avec inquiétude pour savoir si lady Delacour n’appellerait pas. La pendule sonna deux heures ; elle prit enfin le parti de se jeter sur son lit. Peu-à-peu le sommeil la gagna, et, à l’instant où elle s’endormait, elle crut entendre une sonnette. Elle n’était pas bien sûre : elle écouta, et, n’entendit plus rien. Quelques minutes après, lady Delacour sonna avec force. — Bélinde courut à son appartement. Le chirurgien y était déjà : il veillait dans la chambre voisine, et avait entendu sonner la première fois. Lady Delacour était sans connaissance. Le chirurgien pria Bélinde d’aller appeler le docteur, qui était à l’autre bout de la maison. Quand elle revint, lady Delacour avait repris ses sens. Elle demanda d’être laissée seule avec Bélinde, et lui fit signe de s’asseoir à côté d’elle pour l’écouter.

Ma chère amie, lui dit-elle en lui tendant sa main déjà couverte d’une sueur froide, ma prophétie s’accomplit, je vais mourir.

Le chirurgien m’a assuré, dit Bélinde, que vous n’étiez pas du tout en danger ; c’est un simple évanouissement : ne vous laissez point effrayer par votre imagination.

— Ce n’est point une erreur de mon imagination ; j’ai toute ma raison : je le sens, et pourtant, quand je vous dirai la vérité, vous allez vous moquer de moi.

Me moquer de vous ! dit Bélinde ; comment imaginez-vous que je puisse faire de vos maux un sujet de ridicule ?

Lady Delacour, entraînée par l’accent pénétré de Bélinde, lui avoua, quoiqu’avec répugnance, que son émotion venait d’une apparition qu’elle avait vue.

Une apparition ! s’écria Bélinde.

— Trois fois elle s’est renouvelée à la même heure. La nuit dernière encore, et tout-à-l’heure, j’ai vu l’image de ce malheureux dont j’ai causé la mort. Vous êtes étonnée, vous êtes incrédule ; je dois vous paraître folle ; mais rien n’est plus vrai cependant : je l’ai vue comme je vous vois.

Ces visions, dit Bélinde, sont l’effet de l’opium.

— Les images légères qui voltigent devant mes yeux entre la veille et le sommeil, sont, je le crois comme vous, les effets de l’opium ; mais il est impossible que je puisse croire à une illusion lorsque je suis parfaitement éveillée, aussi éveillée que je le suis en vous parlant. Vous comprenez que mon naturel insouciant et léger, ainsi que les habitudes de ma vie entière, me disposent plutôt à l’incrédulité qu’à la superstition ; mais il y a des choses dont on ne peut douter, quoi qu’on fasse. Je vous le répète, j’ai vu ce fantôme comme je vous vois, et je regarde cette apparition comme un avertissement de me préparer à la mort.

La conversation fut interrompue par l’arrivée de Mariette, qu’on n’avait pas pu empêcher plus long-temps d’entrer. Le docteur la suivait : il alla auprès du lit de la malade pour lui tâter le pouls.

Vous n’êtes pas plus en danger que moi, dans ce moment, dit-il.

Mon pouls vous trompe peut-être, docteur, dit lady en souriant.

Bélinde perdit tout-à-coup la faculté d’entendre ce qui se disait, parce qu’elle apperçut par la porte vitrée du jardin la même figure dont lady Delacour avait parlé. Bélinde eut pourtant la présence d’esprit de ne rien dire : elle s’approcha de la porte, et vit distinctement cette figure se glisser dans un bosquet du jardin.

Bélinde fit signe au docteur qu’elle voulait lui parler. Ils sortirent ensemble, et elle se hâta de lui dire ce qu’elle venait d’appercevoir, en ajoutant qu’il était de la plus grande importance pour son amie qu’on allât immédiatement dans le jardin, avec les valets de la maison, pour chercher si l’on ne trouverait point l’empreinte récente des pas d’un homme. Le docteur y courut, et trouva en effet des traces qu’il commençait à suivre lorsqu’il entendit des cris perçans à l’autre bout du jardin.

En se dirigeant vers la voix, ils trouvèrent le vieux jardinier monté sur le mur avec une lanterne.

Oh ! oh ! criait-il, je tiens le voleur ; j’espère que le coquin qui vient me voler chaque nuit mes cerises se sera pris dans le piége : s’il n’a pas la jambe cassée, il a du bonheur.

Le jardinier conduisit le docteur auprès de son cerisier favori.

Là, ils trouvèrent un homme évanoui. Bélinde courut vîte chercher des secours ; mais comme elle s’approchait pour les lui prodiguer, elle fut étonnée de sa ressemblance avec Henriette Freke.

C’est mistriss Freke elle-même, s’écria Mariette en la regardant.

Il y a des gens qui, incapables de bons sentimens, sont disposés à croire tout le mal qu’on dit de leurs semblables.

Mistriss Freke avait su confusément, par le moyen de Champfort et de sa stupide maîtresse, qu’un homme s’était caché dans le boudoir de lady Delacour avec le secours de Mariette ; qu’il y était resté pendant plusieurs heures, et que la servante avait été renvoyée parce qu’innocemment elle avait voulu ouvrir la porte. On lui rapporta aussi que lady Delacour avait loué une maison à Twickenham pour voir plus aisément son amant, et que miss Portman et Mariette étaient les seules qui fussent admises à cette partie de plaisir.

Sur la foi de cette intelligence, mistriss Freke, qui était venue à la ville avec mistriss Luttridge, alla aussitôt rendre visite à un de ses cousins qui demeurait à Twickenham, afin d’avoir une occasion de découvrir l’intrigue, et de la rendre ensuite publique. Le desir de se venger de miss Portman stimulait encore son active méchanceté, sachant que, si elle prouvait que Bélinde était la confidente des intrigues de lady Delacour, sa réputation serait perdue, et son mariage avec M. Vincent manqué. Avec l’espoir de ce double triomphe, la vindicative Henriette n’eut aucune honte de prendre le caractère d’espion. Le nom de folle, qu’elle avait pris, couvrait, à ce qu’elle croyait, toute espèce de bassesse. Elle jura que rien n’était si charmant que de s’habiller en homme, et de faire une sortie pour reconnaître les mouvemens de l’ennemi.

Elle arriva jusqu’à la fenêtre de la chambre de lady Delacour, et ce fut cette figure qui, paraissant la nuit à une certaine heure, semblait être, à l’imagination troublée de mylady, l’ombre du colonel Lawless. Pendant plusieurs nuits, mistriss Freke n’obtint aucun résultat satisfaisant de ses visites nocturnes ; mais, cette nuit, elle se crut payée de toutes ses peines, et, prenant le chirurgien pour l’amant de lady Delacour, elle s’enfuyait avec une perfide joie lorsqu’elle tomba dans le piége du jardinier. L’extrême douleur qu’elle ressentit pendant quelques heures l’empêcha de parler ; mais, dans un moment de repos, elle dit à Bélinde avec un sourire méchant :

Je suis punie de ma curiosité, mais je ne la paie pas si cher que quelques-unes de mes amies.

Comme miss Portman ne la comprenait pas, elle ajouta :

Il vaut sans doute mieux pour une femme de perdre sa jambe que sa réputation : pour moi, j’aime mieux me cacher dans un jardin, que de cacher un homme dans ma chambre. Mes complimens à lady Delacour ; — dites-lui de ma part.

— Savez-vous quelle est la personne que vous avez vue dans la chambre de mylady ?

— Non, pas encore ; mais je le saurai. Vous m’avez trop provoquée, vous ne vous moquerez pas de moi impunément : ce que j’ai vu, je suis capable de le peindre. Quel que soit l’homme, cela est égal à mon dessein.

Mistriss Freke parlait d’un air triomphant ; elle fut interrompue par les éclats de rire du chirurgien, qui lui apprit que l’amant favorisé qu’elle avait vu chez lady Delacour était lui. Rien ne peut exprimer la mortification de mistriss Freke. Sa jambe était fracassée, et son courage n’étant pas soutenu par l’espoir de la vengeance, elle se mit à jeter de grands cris. Tout ce qu’elle craignait était de paraître devant lady Delacour, dans le déplorable état où elle s’était jetée pour lui nuire. Chaque fois qu’on ouvrait la porte de sa chambre, elle regardait avec terreur, croyant la voir entrer ; mais mylady était trop généreuse pour insulter à une ennemie vaincue.

Le lendemain matin mistriss Freke fut, selon son desir, conduite dans la maison de son cousin, où nos lecteurs ne seront pas fâchés de la laisser, pour nous occuper de lady Delacour.

Voilà donc toutes mes visions expliquées, dit lady Delacour à miss Portman, comment ne me suis-je pas confiée plus tôt à vous ? Henriette Freke est à peine plus méprisable que moi. Les poltrons et les espions doivent être rangés dans la même classe. Sa malice et sa folie sont une suite de son caractère ; mais mes craintes et ma superstition sont une réelle inconséquence du mien. Oubliez la manière dont je vous ai parlé cette nuit, ma chère, ou croyez que c’était l’effet du laudanum. — Ce matin, vous verrez lady Delacour encore elle-même. Le docteur X. et le chirurgien sont-ils prêts ? je les attends : le courage que je vais montrer vous fera oublier ma faiblesse.

Le docteur X. et le chirurgien obéirent aussitôt.

Hélène les entendit aller chez sa mère, et vit, à la contenance de Mariette, que l’opération allait commencer. Elle s’assit en tremblant sur l’escalier, et resta long-temps dans la plus pénible anxiété. Enfin elle s’entendit appeler, et vit son père devant elle.

— Hélène, comment est votre mère ?

— Je ne le sais pas. Mais, mon père, vous ne pouvez pas entrer.

Pourquoi ne m’avez-vous pas écrit ? répondit lord Delacour d’une voix qui montrait qu’il n’osait faire aucune question.

— Parce que nous n’avions rien à vous dire, papa : dans ce moment, le chirurgien est avec ma mère.

Lord Delacour resta d’abord sans mouvement ; puis, saisissant sa fille par la main, approchons-nous de la porte, lui dit-il, nous entendrons. — L’appartement s’ouvrit au bout de quelques momens, et Bélinde parut avec un visage radieux.

— Bonne nouvelle ! chère Hélène ! Mylord, vous êtes arrivé dans un heureux moment.

Vive le chirurgien ! s’écria Mariette ; ma bonne maîtresse est sauvée !

C’est fini ? dit lord Delacour.

Et sans un seul cri ? demanda Hélène ; quel courage !

L’opération a été moins cruelle qu’on ne s’y attendait, répondit Bélinde ; le chirurgien n’a trouvé qu’une glande à extirper : les remèdes du charlatan avaient causé la plaie ; remercions tous le docteur X. et son habile ami ; lady Delacour en conservera même peu de marques, et tout annonce que sa guérison sera aussi prompte sûre.

Courons donc l’embrasser, dit lord Delacour les larmes aux yeux.

— Arrêtez, lui dit le docteur X., modérez vos transports, l’intérêt de mylady exige qu’on lui évite toute espèce d’émotion ; je prononce à regret cet arrêt ; vous serez quinze jours sans la voir.

Lord Delacour et Hélène se soumirent avec peine. On peut croire que leur première entrevue avec mylady fut très-touchante.

Combien j’ai peu mérité votre tendresse, mylord ! et vous, chère Hélène ! s’écria lady Delacour en fondant en larmes ; miss Portman… Mais je ne veux point vous faire de vains remerciemens ; ma conduite à l’avenir vous prouvera seule et mon repentir et ma reconnaissance.


CHAPITRE XXIII.

LE CHAPELAIN.


Lady Delacour, en se livrant à son bonheur, sentit le desir de le faire partager à tout ce qui l’entourait.

Elle voulut que sa fille lui demandât dans cet instant ce qu’elle desirait le plus, l’assurant qu’elle se trouverait heureuse de remplir ses souhaits :

Regarde, mon enfant, ce talisman, lui dit-elle en lui montrant sa bourse, et parle avec confiance.

Ah ! maman, répondit Hélène, ce que je desire dépend de vous seule ; c’est que vous soyez réconciliée avec ma tante Mangaretta Delacour.

Mylady écrivit à l’instant même à sa tante ; Hélène fut chargée du message ; et sa mère l’assura que, dès qu’elle serait en état de sortir, elle irait voir mistriss Delacour.

Le chirurgien était parti aussitôt après l’opération : il était essentiel, pour garder le secret de mylady, qu’il ne prolongeât point son séjour chez elle. Le docteur X. la soigna avec un zèle que chaque jour semblait couronner de succès.

Cet homme, estimable autant qu’habile, ne se contentait pas de lui prodiguer les secours de son art : remontant aux causes morales, il cherchait à rendre lady Delacour à elle-même, en même temps qu’à la santé.

Il lui prescrivit un régime sévère, lui défendit absolument l’opium. Son séjour à la campagne lui permettait un genre de vie aussi réglé que sain ; elle n’avait plus d’inquiétude sur sa santé, plus de tourmens à cacher. Sa réconciliation avec son mari et sa famille la faisait jouir de ce bonheur qu’elle n’avait jamais goûté. Sa petite Hélène était chaque jour pour elle une source de nouveaux plaisirs.

Le docteur X. n’avait cependant pas négligé les remarques de Mariette sur les lectures de sa maîtresse. Toutes les circonstance de la nuit où mistriss Freke avait été trouvée ne lui avaient pas échappé, et il était persuadé que les idées superstitieuses nuisaient au courage et à la santé de la malade. Il savait que la dévotion bien entendue pouvait seule guérir cet esprit, affaibli par l’usage trop fréquent de l’opium, et exalté par des ouvrages trop mystiques que lady Delacour avait lus depuis quelque temps. La controverse était entièrement étrangère au docteur ; mais il connaissait une personne qui, par état et par caractère, pouvait répondre à ses vues, et il résolut de saisir le moment favorable pour introduire cet homme respectable chez mylady.

Un matin, lady Delacour se plaignit du désordre qui régnait dans la bibliothèque.

Il nous faudrait un bibliothécaire, docteur ; mais, sur-tout, je ne veux pas un chapelain.

Puis-je vous demander pourquoi, mylady ? dit le docteur.

Oh ! parce que j’en ai eu un pour bibliothécaire qui m’a dégoûtée de tous. C’était l’homme du monde le moins instruit, et cependant le plus impertinent ; il se plaignait toujours : intrigant, voulant gouverner la maison, et faisant sa cour au dernier des domestiques ; flatteur vis-à-vis de l’évêque, insolent pour le pauvre curé, anathématisant tout ce qui différait de son opinion, et n’ayant aucune dignité pour la soutenir. Il passait de l’autel à la table, et, lorsqu’il avait bu, il parlait de la manière la plus indécente sur la religion. Vous trouverez que j’en parle avec aigreur ; mais ce fut lui qui conduisit mylord à Newmarket, et qui l’engagea à boire. Dans ces parties sa conversation ne pouvait être entendue que par Henriette Freke, et par très-peu d’hommes. Je n’ai jamais été prude ; mais, loin de m’amuser, il me dégoûtait. Il a si bien fait, qu’il m’a donné de l’horreur pour tous les ecclésiastiques.

C’est un monstre, répliqua le docteur, qui, n’appartenant à aucune caste, n’en dégrade aucune.

Avouez au moins, dit lady Delacour, que ses pareils devraient être chassés de la société.

L’opinion publique fait justice d’eux, répondit le docteur ; votre juste indignation le prouve : mais il ne faut pas confondre avec ces hommes vicieux ceux qui prêchent et qui pratiquent la vertu.

Il est piquant, dit lady Delacour, de voir un médecin, un homme de lettres, un philosophe, prendre la défense du clergé.

La vraie philosophie, répliqua le docteur, doit se faire une loi de la justice ; par exemple, elle se condamnerait au ridicule, si, par un scepticisme grossier, elle ne partageait pas l’admiration générale pour les vrais martyrs de leur foi dont le clergé français vient de nous donner l’exemple.

Vous me surprenez, docteur, dit lady Delacour ; j’avais jugé différemment votre caractère et vos opinions.

Ceux qui persécutent pour renverser la religion, mylady, ne peuvent pas plus prétendre à la philosophie et à la tolérance, que ceux qui persécutent pour l’établir.

Mais peut-être, docteur, voulez-vous seulement parler pour le peuple ?

Il me semble que je dis vrai, répondit le docteur ; et je ferai toujours tout ce qui dépendra de moi pour rendre la vérité populaire.

Lady Delacour, qui avait affecté au commencement de cette conversation de parler en esprit fort, afin de ne point donner au docteur une idée défavorable de son jugement, se mit à son aise en l’entendant se prononcer de cette manière ; et, laissant le ton de raillerie, elle lui dit :

Sérieusement, docteur je suis loin de condamner toute une classe d’hommes, parce que j’en ai trouvé un indigne d’elle. Mais croyez-vous, dans ce siècle pervers, pouvoir m’indiquer un honnête ecclésiastique ? Je me charge de le recommander à mylord.

Sans doute, répondit le docteur ; j’ai justement ce qui vous convient. —

Quel homme est-ce ?

Ce n’est pas un ignorant.

Ni un pédant, j’espère ; car je ne connais rien de pis : ah ! de grace, faites-moi son portrait.

Je n’ai, pour cela, qu’à vous rappeler celui du chapelain de Chancey, du vicaire de Wakefied, ou du curé du village de l’abbé Delille.

Oui, je vous en prie ; je serai contente de le connaître avant de le voir : celui de l’abbé Delille me convient mieux ; les autres sont bien anciens pour me plaire.

Pardonnez-moi : on peut changer de mode, d’usage ; mais la vertu qu’embellissent l’indulgence et la simplicité réussit dans tous les temps, dans tous les lieux. Laissez-moi donc vous faire connaître mon ami ; quand je vous l’aurai présenté, je suis sûre que vous croirez qu’il a servi de modèle à l’archevêque de Cantorbery, ou à l’inimitable auteur de l’Homme des Champs.

Allons, répondit lady Delacour, je suis prête à vous écouter, je jugerai de votre mémoire.

Voyez-vous ce modeste et pieux presbytère ?
Là vit l’homme de Dieu, dont le saint ministère
Du peuple réuni présente au ciel les vœux,
Ouvre sur le hameau tous les trésors des cieux,
Soulage le malheur, consacre l’hyménée,
Bénit et les moissons et les fruits de l’année,
Enseigne la vertu, reçoit l’homme au berceau,
Le conduit dans la vie et le suit au tombeau.

Par ses sages conseils, sa bonté, sa prudence,
Il est pour le village une autre providence :
Quelle obscure indigence échappe à ses bienfaits ?
Dieu seul n’ignore pas les heureux qu’il a faits.
Souvent, dans ces réduits où le malheur assemble
Le besoin, la douleur et le trépas ensemble,
Il paraît ; et soudain le mal perd son horreur,
Le besoin sa détresse, et la mort sa terreur.
Qui prévient le besoin, prévient souvent le crime.
Le pauvre le bénit, et le riche l’estime ;
Et souvent deux mortels, l’un de l’autre ennemis,
S’embrassent à sa table et retournent amis.

Lady Delacour, enchantée, pressa le docteur de lui amener l’original de ce charmant portrait ; et le docteur promit de lui présenter le lendemain son ami M. Moreton.

M. Moreton ! s’écria Bélinde ; celui dont M. Percival m’a raconté l’histoire avec mistriss Freke ?

Oui, répondit le docteur, et c’est celui à qui Clarence Hervey a fait une pension.

Ces circonstances disposèrent fortement lady Delacour en sa faveur ; et, lorsqu’elle le connut, il acquit bientôt une salutaire influence sur son esprit. Opposant la vérité à l’erreur, il substitua aux terreurs de son imagination ces douces consolations d’une piété éclairée. En paix avec sa conscience, son courage ne fut plus factice, son humeur devint égale, et sa conversation eut de nouveaux charmes. Ses idées semblèrent renouvelées, sa santé se rétablit, elle jouit du bonheur que donne un intérieur tranquille ; et, se livrant à sa bonté naturelle, sa bienfaisance augmenta sa félicité ; sa reconnaissance pour Bélinde augmenta sa tendresse pour elle. Jamais cette aimable amie ne se fit valoir ; elle ne se donnait point tout le mérite de la conversion de lady Delacour ; et ce n’était pas seulement avec le docteur et M. Moreton qu’elle aimait à le partager, c’était avec Clarence ; elle se plaisait à rappeler avec quelle générosité il louait son amie : mais, en s’occupant de M. Hervey, elle se mettait en garde contre son cœur.

La santé de lady Delacour étant tout-à-fait rétablie, Bélinde lui demanda la permission de retourner à Oakly-Parck, comme elle l’avait promis à lady Anne Percival et à M. Vincent.

Je ne vous demande qu’une semaine encore, dit lady Delacour ; l’amour peut bien faire un tel sacrifice à l’amitié.

Vous espérez, je le vois, dit miss Portman avec franchise, que M. Hervey sera de retour avant ce temps.

Il est vrai ; mais n’avez-vous donc aucune amitié pour lui ? reprit lady Delacour en souriant ; ou ne vous permettez-vous d’aimer que d’après les lois d’Oakly-Parck ?

Les seules lois d’Oakly-Parck sont la raison, dit Bélinde.

La raison, s’écria lady Delacour, est souvent faible contre l’amour.

Je le sais, dit Bélinde ; aussi je ne veux point braver l’amour, je veux le fuir.

C’est de la poltronnerie.

Peut-être : la prudence, et non pas le courage, est la vertu de notre sexe. Et sérieusement, ma chère lady, n’employez pas votre influence sur moi à combattre une résolution utile à mon bonheur.

Touchée par les prières de Bélinde, lady Delacour ne s’opposa plus à son départ.

Puis-je vous faire souvenir, lui dit miss Portman, de la promesse que vous m’avez faite de venir avec moi chez M. Percival ?

Lady Delacour s’en excusa, en disant qu’il serait mal à elle de quitter si brusquement son mari.

Bélinde lui remit alors une lettre d’invitation pour lord Delacour.

Eh bien ! lui dit lady Delacour, engagez mylord à passer les fêtes de Noël à Oakly-Parck. Attendez-moi quelques jours, et nous partirons ensemble : un amour-propre mal entendu pourrait seul me retenir.

Bélinde était persuadée que le séjour de lady Delacour à Oakly-Parck romprait toutes les liaisons frivoles qu’elle avait à la ville ; elle était persuadée que le contraste de leur insipide conversation avec l’intéressante société de lady Anne l’en dégoûterait absolument. L’intimité de lord Delacour avec lord Studley était seule cause de cette intempérance qui nuisait également à sa santé et à son esprit. Loin de lui depuis quelques semaines, il s’était abstenu de tout excès ; mais il pouvait revenir à ses anciennes habitudes. Bélinde espérait, en lui faisant faire connaissance avec ses amis d’Oakly-Parck, l’attacher encore plus à sa femme, et lui faire renoncer à Rantipole.

Elle s’était apperçue que, depuis leur réconciliation, lady Delacour cherchait toujours à faire paraître son mari à son avantage. M. Percival possédait l’heureux talent de faire valoir ceux avec qui il vivait. Lord Delacour avait de l’esprit naturel, un bon cœur, un sens droit. Sa femme, par ses railleries, lui avait ôté toute confiance en lui-même ; il s’était abandonné au mal, croyant ne pouvoir faire le bien. En lui rendant l’estime de lui-même et celle de sa femme, Bélinde croyait assurer leur bonheur mutuel. C’était sur M. Percival qu’elle comptait pour la seconder dans ses vues généreuses : elle consentit donc à attendre lady Delacour pour partir avec elle.


CHAPITRE XXIV.

PEU-À-PEU


Un beau matin Mariette parut à la toilette de sa maîtresse avec un visage qui annonçait que quelque chose d’extraordinaire lui était arrivé, et qu’elle était impatiente de l’expliquer.

Qu’est-ce que vous avez, Mariette ? dit lady Delacour ; je vois bien que vous attendez cette question avec impatience.

Oh ! pour cela, mylady, je vous assure que non : — en vérité, c’est même une chose qui me coûterait beaucoup à dire ; car je pensais tant de bien sur certaine personne, que je desirais ce dont aujourd’hui je n’ose pas seulement parler, sur-tout en présence de miss Portman, qui mérite tout ce qu’il y a de meilleur en tout genre dans ce monde.

Eh bien, madame, continua-t-elle, en s’adressant à Bélinde, je vous dirai en deux mots que je suis très-contente qu’il n’y ait rien de terminé ; je dois l’avouer en même-temps, mon dessein et mon opinion n’ont pas toujours été les mêmes que dans ce moment, j’en demande pardon à M. Vincent et à vous ; mais j’espère qu’on me pardonnera, parce que je pense à présent absolument comme lady Anne Percival, d’après ce qu’on m’a dit. Pour finir, miss Portman, je vous répéterai que je suis convaincue que les choses sont pour le mieux.

Mariette nous informera, j’espère, avec le temps, de ce qui l’a si promptement et si heureusement convertie dit lady Delacour à Bélinde, qui paraissait surprise et embarrassée de l’interpellation de Mariette.

Mon Dieu ! continua Mariette, je croyais, en vérité, que nous étions délivrés de tous ces gens à double face lorsque M. Champfort est sorti de la maison ; mais, hélas ! ils sont si nombreux, qu’il n’y a pas assez de piéges pour les attrapper. C’est bien là cependant le sort que méritent tous les hypocrites, Champfort à leur tête ; cela est certain.

Il faut prendre patience, ma chère Bélinde, dit lady Delacour tranquillement, jusqu’à ce que Mariette ait épuisé toutes ses invectives contre Champfort et ses pareils ; nous pourrons alors ensuite espérer qu’elle arrivera au fait.

Mon Dieu, je vous assure, mylady, qu’il ne s’agit pas du tout de M. Champfort ou d’un de ses pareils ; et, en vérité, j’aurais cru devoir mépriser un millier de personnes telles que M. Champfort, plutôt qu’un seul tel que M. Clarence Hervey.

Clarence Hervey ! s’écria Lady Delacour, croyant être sûre que Bélinde rougissait, quoique véritablement elle ne rougît pas. Lady Delacour, avec une adresse inutile, se tourna de manière que Mariette ne put apercevoir le visage de son amie.

Eh bien, Mariette, à propos de quoi est-il question de M. Hervey ?

Oh ! mylady, c’est quelque chose qui vous surprendra, et miss Portman aussi. Vous savez, mylady, que je ne suis pas ni assez prude ni assez innocente pour ignorer que les jeunes gens de famille entretiennent des maîtresses, souvent par affaire de mode, (pardonnez si je parle aussi librement.) Mais, pour les gens du monde, ils ne sont pas si près regardans ; cependant, ajouta-t-elle en jetant un regard sur Bélinde, moralement parlant, c’est bien méprisable, et cela fait rougir pour eux, jusqu’à ce qu’on y soit accoutumé. Mais, mylady, vous savez que, quand il s’agit d’un jeune homme qui a la fortune et les prétentions de M. Hervey, ce serait vouloir se faire passer pour curieuse et médisante, que de croire qu’une pareille circonstance vaille la peine d’être rapportée.

Au nom de Dieu, taisez-vous, dit lady Delacour, ou dites-nous quelque chose qui mérite d’être écouté.

Eh bien, mylady, vous saurez donc qu’hier ayant besoin de chenevis pour l’oiseau de miss Hélène, — vous savez, miss Portman, que c’est miss Hélène qui a trouvé ce joli petit oiseau ; vous ne savez peut-être pas comment ? le voici : Il s’était tellement embarrassé les pattes dans le filet sur le cerisier, qu’il ne pouvait pas en sortir ; très-heureusement miss Hélène l’apperçut, le prit et l’apporta. La pauvre petite bête était presque morte, mylady.

Vraiment ! j’en suis fâchée. C’est cela que vous voulez que je dise, n’est-ce pas ? À présent, continuez, et dites-nous ce que cet oiseau a de commun avec Clarence Hervey.

C’est ce que je vais vous expliquer le plus vîte que je pourrai, mylady.

Je demandai donc du chenevis et d’autres graines pour l’oiseau : on m’en apporta qui étaient enveloppées dans un morceau de papier imprimé. Je le jetai de côté ; mais miss Delacour le ramassa, et elle trouva en le lisant que c’était la réclamation d’un oiseau volé ou perdu. Oh ! madame, je ne puis vous exprimer à quel point je fus saisie quand j’appris que le signalement de cet oiseau était exactement celui de notre petit Bobby. Gris sur le dos et rouge sur le…

Oh ! de grace, épargnez-moi la description de toutes les plumes. Eh bien, vous prîtes l’oiseau, et je présume que vous l’avez rendu à son véritable maître ?

— Non, madame, je vous demande pardon ; ce n’est pas cela tout-à-fait.

— Eh bien ! alors, si vous n’avez pas rendu cet oiseau à son maître, vous avez commis un vol. — Mais voyons : continuez.

— Mais, mylady, vous me pressez tant, que vous mettez de la confusion dans mes idées ; je parlerais plus vite, si vous me laissiez dire à ma manière.

— Allons, à votre aise donc.

— J’étais au moment de pleurer, quand je pensai qu’on viendrait sans doute nous enlever notre petit Bobby ; mais miss Delacour observa que ceux qui l’avaient perdu étaient certainement encore plus affligés d’en être séparés, et alors je résolus de faire une bonne action, en remettant moi-même l’oiseau à la personne qui avait fait l’avertissement, et en refusant les cinq guinées qu’on offrait pour récompense. Le nom de la dame était Ormond.

Ormond, répéta lady Delacour regardant fixement Bélinde ; n’est-ce pas là le nom dont sir Philip Baddely vous a parlé ? — Vous rappelez-vous ?

Oui, c’était le nom d’Ormond autant que je puis m’en ressouvenir, dit Bélinde avec un air assuré et tranquille qui impatienta lady Delacour.

— Continuez, Mariette.

— Il était dit dans l’avertissement qu’il fallait remettre l’oiseau chez un parfumeur de Twickenham ; mais n’importe. — Je portais donc ce matin l’oiseau chez le parfumeur ; mais j’avais aussi le desir de voir mistriss Ormond, parce que, mylady, ce petit rouge-gorge chante un air singulier. Je me décidai d’après cela à demander à mistriss Ormond de me nommer les airs que chantait son oiseau, avant de lui montrer celui que j’apportais ; et, si elle ne faisait aucune mention de l’air que chantait le nôtre, mon projet était de garder l’oiseau, ma conscience pouvant alors être tranquille.

Quand j’arrivai chez le parfumeur, je m’informai donc où logeait mistriss Ormond ; on me répondit qu’elle ne recevait jamais la visite d’aucunes femmes, qu’il fallait que je laissasse là l’oiseau jusqu’à ce qu’on le demandât. Je réfléchissais à ce que je devais faire, et à la singularité de ce qu’on venait de me dire, quand un monsieur entra dans la boutique, et m’épargna la honte de faire quelques questions. Mon oiseau se mit à chanter, par hasard dans ce moment, l’air remarquable dont je vous ai parlé. Ce monsieur le fixa alors avec des yeux où se peignaient l’étonnement, et me dit : — Comment se fait-il que cet oiseau se trouve ici ?

— Je l’ai apporté, monsieur.

Il m’offrit alors des monts d’or, si je voulais lui apprendre des détails sur la personne à qui il appartenait. — Le marchand s’approcha alors, et lui dit tout bas qu’il pourrait lui donner quelques renseignemens sur cette dame, si cela l’intéressait ; et ils se retirèrent ensemble dans une petite chambre, au fond de la boutique, et je n’entendis plus parler d’elle. Mais, très-heureusement pour moi, qui mourais d’envie de satisfaire ma curiosité, il arriva une jeune femme pour prendre soin de la boutique, à qui j’avais rendu quelques services autrefois. — Quand je lui eus dit à quel point j’étais embarrassée au sujet de cet oiseau, elle m’expliqua l’affaire. — Madame, me dit-elle, tout ce qu’on sait sur mistriss Ormond, ici ou ailleurs, vient de moi. J’ai habité avec elle pendant six mois dans la même maison qu’elle occupe à présent ; par conséquent personne ne peut être mieux informée que moi.

Elle ajouta : Mistriss Ormond ne voit jamais personne, parce qu’entre nous je ne la crois pas très-honnête, et qu’elle ne pourrait pas voir la bonne compagnie. Elle a une jeune personne charmante, qu’elle tient renfermée, et qui a été séduite, et ensuite abandonnée cruellement par un M. Hervey.

Ô mylady ! comme ce nom a frappé mon oreille ! J’espérais cependant que ce n’était pas notre M. Hervey, mais c’était effectivement et trop sûrement lui, et je demandais à cette femme de me dépeindre celui dont elle voulait parler ; car elle l’avait vu très-souvent lorsqu’il venait voir cette jeune infortunée. Dans tout ce qu’elle me dit de lui, je reconnus M. Clarence Hervey : ainsi, madame, ajouta Mariette en regardant Bélinde, et en continuant de coiffer mylady, il me parut bien prouvé que c’était notre M. Hervey.

Ô Mariette ! que vous m’avez fait mal ! s’écria lady Delacour ; vous m’avez tiré horriblement les cheveux. Tout en parlant, elle arracha le peigne avec lequel Mariette venait de retenir ses cheveux, et le jeta sur un canapé, à quelques pas d’elle.

Tandis que Mariette allait le chercher, lady Delacour pensa que Bélinde aurait le temps de se remettre de l’embarras dans lequel elle croyait qu’elle avait été ; mais quand elle examina la contenance de Bélinde, elle vit qu’elle s’était encore trompée.

Allons, Mariette, dépêchez-vous, je vous ai rendu un vrai service en me décoiffant, parce que, tandis que vous arrangerez mes cheveux, vous aurez le temps de finir votre longue histoire.

Eh bien, mylady, pour être aussi brève que possible, je vous dirai donc que ma curiosité ne fit qu’augmenter, et que, d’après ce que j’avais entendu, je desirai en savoir davantage. Je demandai donc à mon amie comment elle avait pu rester dans une maison avec de pareilles créatures ; elle se justifia, en m’assurant sur son honneur qu’elle avait cru d’abord que la jeune personne était mariée secrètement avec M. Hervey ; car un prêtre était venu mystérieusement, avait lu des prières, ce qui la persuadait même que la pauvre petite avait été trompée de la manière la plus barbare ; qu’enfin M. Hervey, se démasquant, avait cessé de la voir, sous prétexte de faire un voyage. Il l’abandonna entre les mains de cette mistriss Ormond, qui essaya de la consoler, en lui disant tout ce que disent ces femmes-là ; mais la pauvre petite s’apperçut bien de la vérité, et son cœur fut prêt à se briser, non pas par les éclats violens de sa douleur, mais par un chagrin sombre et profond. Mon amie ne put pas alors supporter la vue de mistriss Ormond, lorsqu’elle sut ce qu’elle était, et elle quitta sa maison aussitôt, sans donner aucune raison.

J’ai oublié de vous dire que le nom de cette jeune personne est Saint-Pierre ; mais je ne me rappelle plus son nom de baptême.

N’importe, dit lady Delacour, nous pouvons nous en passer, ou bien l’inventer.

Il est vrai que les noms de pareilles personnes sont sans conséquence, et, en vérité, j’ai eu grand tort d’avoir été dans cette maison d’après tout ce que j’avais entendu.

— Vous avez donc été dans la maison de mistriss Ormond ?

— Je dois l’avouer à ma honte, la curiosité l’emporta, et j’y allai ; mais, aux yeux du monde, c’était pour l’oiseau. Ce ne fut qu’après avoir attendu très-long-temps qu’on me fit entrer. Oh ! jamais je n’ai vu une aussi belle créature ! aussi charmante ! aussi gracieuse ! aussi modeste en apparence !

Bélinde soupira ; Mariette soupira aussi, et continua :

— Elle était seule et tout en pleurs ; quand j’entrai dans sa chambre, elle parut effrayée, comme si elle n’avait jamais vu personne dans sa vie ; mais aussitôt qu’elle apperçut l’oiseau, elle joignit ses mains, et, souriant comme un enfant à travers ses pleurs, elle accourut vers moi, me remercia cent fois, baisa l’oiseau et le mit dans son sein.

Ah ! pauvre jeune fille ! (pensais-je.) Mais qu’importe ce que je pensais alors ? dit Mariette en fermant les yeux, pour cacher les larmes qui les remplissaient. J’étais embarrassée, quand tout-à-coup mistriss Ormond entra. Sa présence me fit ressouvenir dans quelle compagnie je me trouvais. Ah ! mylady, que la vue de cette vilaine femme me fit horreur ! Elle me regarda d’un air tout effaré, quoique ses manières fussent polies ; elle demanda tout bas à miss Saint-Pierre pourquoi je me trouvais là, et elle lui fit ensuite toutes sortes de signes pour qu’elle sortît de la chambre. Comme je ne m’étais jamais trouvée dans une pareille position, je fus tout-à-fait privée de ma facilité ordinaire à m’exprimer, et je ne pus prononcer un seul mot qui eût le sens commun ; j’avais même oublié la raison qui m’amenait. Enfin, très-heureusement, l’oiseau se mit à chanter, et me rendit la mémoire. Je demandai alors si elles pouvaient me prouver que l’oiseau leur appartenait, en me répétant, un des jolis airs qu’il chantait. Oh ! oui, dit miss Saint-Pierre ; et elle chanta le même air dont je vous ai parlé. Je n’ai jamais entendu une voix aussi douce ; mais elle s’arrêta tout court, comme si elle se rappelait soudain quelque chose, et elle me remercia encore de lui avoir rapporté son oiseau, qu’elle avait, me dit-elle, depuis bien long-temps, et qu’elle aimait tendrement. — Je restais là debout toute stupéfaite, quand mistriss Ormond m’offrit les cinq guinées de récompense dont il était question dans l’avertissement ; mais la vue de son argent me fit peur, comme si c’eût été un serpent ; je le repoussai, et, quand elle me pressa encore de l’accepter, je le jetai sur la table, sachant à peine ce que je faisais. Dans ce même moment, j’apperçus sur la cheminée une lettre adressée à Clarence Hervey : oh ! combien je détestais alors ce nom, et tout ce qui lui appartenait ! — Je suis sûre que je n’aurais pu m’empêcher de dire quelque chose de tout-à-fait outrageant, si je ne m’étais pressée de sortir aussitôt de la maison.

Pouvez-vous concevoir, ajouta Mariette, qu’il existe des femmes assez mal élevées, assez méchantes, pour desirer qu’un jeune homme comme M. Clarence Hervey emploie tout son esprit et tous ses talens pour séduire et corrompre une créature douce et innocente, et l’abandonner ensuite après l’avoir trompée par la plus noire perfidie ? Il n’y a point de mode qui tienne ; rien ne peut balancer une telle vilenie ! c’est la plus atroce, la plus cruelle ; et je penserai et dirai cela jusqu’au dernier jour de ma vie.

Vous parlez très-bien, Mariette, dit lady Delacour.

J’ai toujours pensé que Mariette avait un cœur bon et sensible, dit Bélinde.

Et à présent madame, dit Mariette, que vous savez pourquoi je suis bien aise que rien ne soit terminé, n’est-il pas vrai que bien d’autres que moi pensaient autrement ? — Mais, c’est fait à présent — Et je répète encore que je suis bien aise que tout se soit ainsi passé.

Lady Delacour fixa encore ses yeux pénétrans sur Bélinde, et fut très-contrariée en lisant sur son visage qu’elle approuvait beaucoup plus les réflexions philosophiques de Mariette, qu’elle ne partageait son indignation.

Elle n’est pas jalouse ! pensa lady Delacour ; ainsi, tout est fini pour Clarence. Si une seule étincelle d’amour existait dans son cœur, la colère, en dépit de la dissimulation, l’aurait emportée ; — mais elle n’est pas jalouse. Hélas ! son amour pour Hervey a cédé aux raisonnemens de la froide philosophie d’Oakly-Parck. — Cependant je ne peux croire qu’il soit tout-à-fait éteint.

Quand elles furent seules dans la soirée, lady Delacour fit tomber encore la conversation sur le même sujet, et observa que, comme probablement elles verraient M. Hervey dans quelques jours, elles devraient, avant de se former une opinion arrêtée sur cette affaire, s’assurer si elle n’était point fausse ou exagérée.

Il faut plutôt juger Clarence par sa conduite en général, et son caractère connu, dit lady Delacour, que par une anecdote particulière ; ses lettres ne peignent-elles pas la générosité et l’élévation de son ame ?

Mais, interrompit miss Portman, ce n’est point à moi de juger sa conduite privée, ou publique ; ses lettres et sa générosité ne sont rien. —

Pour vous ? dit lady Delacour en souriant.

Ce n’est point le moment de railler, mylady, dit Bélinde ; je vous ai refusé de différer notre départ pour Oakly-Parck, jusqu’à l’arrivée de M. Hervey. Comme je crois remarquer que mylady a changé d’avis, j’espère que mylady me permettra…

Tout ce que vous voudrez, chère Bélinde, excepté de m’appeler deux fois mylady dans une seule phrase. Vous irez à Oakly-Parck après-demain ; — cela vous convient-il, ma chère ? J’admire la force de votre esprit, et je pense que vous vous conduiriez beaucoup mieux par vous-même que par mes conseils. — Trêve de plaisanterie. — Mon premier, mon unique objet est votre bonheur. — Je vous respecte, et vous estime, autant que je vous aime ; et je vous aime plus que tout au monde, — sans aucune exception, croyez-moi ; et, si vous êtes comme de certaines personnes, qui ne croient rien sans preuve, vous allez en avoir une positive, ajouta-t-elle, en sonnant. Je ne veux pas rivaliser plus long-temps avec votre lady Anne Percival ; je vais donner à Mariette des ordres en votre présence, pour qu’elle prépare notre voyage : je ne l’appelle pas une retraite ; et, quoiqu’il faille beaucoup de talent pour faire une bonne retraite, je crois cependant, que je préférerais une victoire.

Et moi aussi, dit Bélinde, en souriant, je suis tellement portée à préférer la victoire, que, plutôt que de n’en obtenir aucune, je me contenterais d’en remporter une sur moi-même.

Bélinde avait à peine prononcé ces paroles, que lord Delacour entra dans la chambre, suivi de M. Vincent.

Permettez-moi, lady Delacour, dit mylord, de vous présenter un jeune homme qui desire vivement de cultiver votre connaissance.

Lady Delacour le reçut avec la politesse qui la distinguait ; et sa partialité pour Clarence Hervey ne put l’empêcher d’être frappée des agrémens de sa figure. Il a, en vérité, l’air d’un héros de roman, pensa-t-elle, et Bélinde n’est pas tout-à-fait aussi philosophe que je le croyais. Mylady se ressouvint très-à-propos qu’elle avait des ordres à donner à Mariette, qui la forçaient absolument de laisser miss Portman seule avec M. Vincent ; Lord Delacour sortit aussi, donnant pour excuse, comme à l’ordinaire, qu’il avait des lettres à écrire.

Je devrais être enchantée de votre galanterie, M. Vincent, dit Bélinde, puisque c’est elle qui vous a fait venir de si loin pour me rappeler ma promesse au sujet d’Oakly-Parck ; mais, au contraire, je suis fâchée que vous ayez pris une aussi grande peine inutilement. Lady Delacour s’occupe, dans ce moment, des préparatifs de notre départ, pour aller chez lady Percival ; nous comptons partir après demain.

— J’en suis vraiment charmé ; je serai bien dédommagé de mon voyage, si j’ai le plaisir d’y retourner avec vous.

C’est encore plus galant ; — mais, allons, dit Bélinde, dites-moi sérieusement le véritable motif de votre visite ; car je vois que vous avez quelque chose à me dire.

Rien, ma chère Bélinde, ne me plaît davantage qu’une telle franchise ; je l’admire en vous, et je suis fier de ne pas vous voir vous contraindre avec moi ; mais ces deux qualités ne peuvent-elles pas être poussées trop loin ? Est-il sage de dire ce qui peut affliger, quand cela n’est pas absolument nécessaire ? Par exemple, si vous entendiez dire du mal de moi, trouveriez-vous aimable de le répéter, sur-tout n’étant point du tout portée à croire que cela fût vrai ?

Oui, non-seulement je trouverai que c’est bien fait, mais je regarde même à présent comme absolument nécessaire que vous m’informiez de ce qui me regarde. Vous pouvez donc me dire sans hésiter ce que vous avez entendu sur mon compte ?

M. Vincent mit alors dans ses mains la lettre suivante, qui était anonyme.

« Imprudent jeune homme ! gardez-vous bien de lier votre sort à celui de la jeune dame qui paraît vous plaire. C’est la plus artificieuse de toutes les femmes : elle a été élevée, comme vous pouvez le savoir de tout le monde, par une tante qui s’est occupée avec succès d’attirer chez elle des jeunes gens riches, afin qu’ils pensassent à épouser ses nièces ; et elle a obtenu par cela même la haine et le mépris de tous les jeunes gens sensés. Il lui resta une nièce dont elle ne put se débarrasser : elle la renvoya chez une femme distinguée par son nom et ses titres, mais plus encore par son immoralité et son goût pour la dissipation. Cette femme, que j’appellerai la vicomtesse, tomba malade, et il se répandit généralement que la jeune demoiselle épouserait le vicomte dès qu’il serait veuf. La vicomtesse apprit cela, et la jeune amie, pour échapper à sa rage, fut obligée de se mettre à couvert dans le voisinage d’Harrow-Gate ; et là elle acquit la réputation d’une sainte dans l’esprit de ceux qui étaient trop honnêtes eux-mêmes pour soupçonner une si profonde hypocrisie.

« Au bout de quelque temps elle se raccommoda avec la vicomtesse, en déclarant que, si on ne la rappelait pas, elle divulguerait quelque secret concernant un certain boudoir mystérieux qui se trouve dans la maison de mylady. Cette menace a épouvanté la vicomtesse, qui envoya aussitôt un exprès pour faire revenir celle que, peu de temps avant, elle avait chassée de chez elle. La querelle fut assoupie, et la jeune personne est à présent avec sa noble amie à Twickenham. — La personne que miss Mariette introduisait, par l’escalier dérobé, dans le boudoir, est reçue à présent encore plus commodément à Twickenham. »

La lettre était encore très-longue ; mais Bélinde ayant apperçu le nom de Clarence Hervey à la dernière page, elle lut la fin avec plus de curiosité que le commencement.

« On croit que le vicomte n’a pas été sans rival auprès de la jeune demoiselle ; un jeune homme, très-riche, qui a beaucoup de talens et d’agrémens personnels, est depuis quelque mois l’objet caché de ses affections ; mais il a eu la prudence d’échapper aux piéges du mariage, quoi qu’elle lui ait écrit par le moyen de son amie la vicomtesse, avec qui il est aussi en correspondance. La noble dame a balancé un moment avant de céder à sa confidente tout l’intérêt qu’Hervey lui portait. On attend tous les jours son retour ; et, si le projet qu’on a sur lui réussit, soyez sûr qu’on ne pensera pas à remplir sa promesse et à retourner près de Harrow-Gate. On congédiera monsieur Vincent. Dans tous les cas, le cœur de la jeune personne est à Clarence Hervey. On promet d’autres détails à M. Vincent, s’il fait quelque attention aux avis d’un sincère ami. »

Aussitôt que Bélinde eut fini cette singulière épître, elle tendit la main à M. Vincent avec plus d’amitié qu’elle ne lui en avait encore témoigné.

— Je vous remercie, M. Vincent, de m’avoir fait connaître à quel point on cherche à injurier ma réputation. Non seulement c’est bien à vous, mais c’est même très-sage et très-prudent. Si jamais nous sommes unis, ceci formera une base assurée à la confiance, qui soutient et fait durer le bonheur domestique. L’auteur méprisable de ce tissu de mensonges n’avait pas apparemment pensé que je vous aurais informé de tout ce qu’il était essentiel que vous apprissiez relativement à ce qui s’est passé entre moi et lady Delacour. Il a fait mention de M. Hervey, ce que je n’aurais pas osé moi-même, parce que j’aurais peut-être eu l’air de lui imputer quelques fautes. Au reste, je suis bien aise qu’on en ait parlé, puisque c’est en lui accordant du mérite et des talens. Son nom n’a excité dans mon ame aucune émotion qui puisse vous faire de la peine.

On s’imagine bien quelle fut la réponse de M. Vincent.

Il est donc suffisant de dire que M. Vincent se crut au comble du bonheur : il consentit avec plaisir à montrer la lettre anonyme à lady Delacour, quoiqu’il eût craint d’abord l’effet qu’elle pourrait produire sur la sensibilité de mylady.

En voyant la lettre elle s’écria :

— C’est un tour d’Henriette Freke ? Mais comme lady Delacour n’éprouvait plus, depuis long-temps, pour mistriss Freke que le plus parlait mépris, elle ne fit aucune autre remarque sur l’auteur de cette horrible lettre ; mais elle employa aussitôt toute l’énergie de son esprit et tout le feu de son éloquente, pour faire un éloge de son amie : oubliant tout ce qui pouvait la regarder personnellement, elle expliqua, sans hésitation, chaque circonstance qui devait prouver l’innocence et la vertu de Bélinde. Elle raconta les diverses situations embarrassantes dans lesquelles son amie s’était trouvée ; elle fit mention du secret qu’on lui avait confié ; et la générosité avec laquelle, même au hasard de sa propre réputation, elle avait rempli sa promesse, quand lord Delacour, dans une attaque de jalousie et d’ivresse, avait essayé d’arracher à Mariette la clef du boudoir mystérieux. Elle avoua l’absurde jalousie qu’elle avait ressentie ; expliqua comment elle avait été excitée par les artifices de Champfort et de sir Philip Baddely, et ajouta que les plus légères circonstances avaient tellement exaspéré son esprit, qu’elles l’avaient presque portée à la démence.

Je n’oublierai jamais, dit lady Delacour, la douceur, la dignité, la patience de Bélinde pendant cette attaque de folie, ni la prudence qui lui fit quitter ma maison, quand elle me crut indigne de son estime et ingrate envers elle. Je n’oublierai pas non plus la générosité magnanime avec laquelle elle revint auprès de moi, quand je me trouvai sur mon lit de mort. Une conduite aussi noble a fait une impression sur mon ame qui ne s’effacera jamais. Elle a sauvé ma vie : elle a donné un prix à mon existence ; car c’est elle qui m’a fait connaître le bonheur, qui m’a réconciliée avec mon mari, et qui m’a rapprochée de mon enfant. Elle a été mon ange gardien ; et on dit qu’elle est la confidente de mes intrigues ! qu’elle marche avec moi dans le chemin du vice ! — Non : les liens qui m’attachent à elle sont bien plus forts que tous ceux que le vice inventa pour retenir ses plus zélés partisans.

Fatiguée de la véhémence qu’elle avait employée à s’exprimer, lady Delacour cessa de parler. M. Vincent, qui partageait son enthousiasme, continua de fixer les yeux sur elle, espérant qu’elle avait encore quelque chose à dire.

Vous pensez peut-être, ajouta lady Delacour en souriant, que j’aurais pu me dispenser de vous raconter ce qui me regarde personnellement ; mais, M. Vincent, j’ai cru nécessaire de vous faire part des faits que la plus noire calomnie avait défigurés. Vous savez à présent quelle a été la querelle, et ensuite la réconciliation, dont votre officieux ami a été si bien informé. À présent, quant à Clarence Hervey… —

J’ai expliqué à M. Vincent, interrompit Bélinde, tout ce qu’il pouvait desirer de savoir relativement à M. Hervey. Je voudrais que vous lui dissiez seulement que je me rappelais fidellement ma promesse d’aller à Oakly-Parck, et que nous nous préparions dans le moment même à partir.

Regardez ici, monsieur, s’écria lady Delacour, en ouvrant la porte de son cabinet de toilette, où Mariette était à genoux, occupée à fermer une malle ; — voilà, je crois, les terribles préparatifs d’un voyage.

M. Vincent renouvela ses remerciemens à Bélinde, et lui protesta qu’il était inutile qu’elle se donnât la peine de lui prouver davantage combien on l’avait lâchement calomniée.

Vous êtes encore plus heureux que vous ne pensez, M. Vincent, continua lady Delacour, car je puis vous dire qu’on a employé la persuasion, la raillerie et le persiflage même pour éloigner miss Portman de vous.

D’Oakly-Parck, plutôt, interrompit Bélinde.

— D’Oakly-Parck aussi. Il faut que je sois franche avec vous, M. Vincent ; car je ne peux pas faire autrement. Je ne suis pas comme ceux qui écrivent des lettres anonymes ; je ne saurais, en particulier ou publiquement, me dire le sincère ami de quelqu’un, sans l’être véritablement de toute mon ame. Mes sentimens ont toujours été d’accord avec mes paroles, et mes paroles avec mes sentimens. — Clarence Hervey est mon ami. — Ne vous effrayez pas, monsieur, vous auriez tort ; car, s’il est mon ami, vous êtes celui de miss Portman. Qu’est-ce qui a le meilleur lot ? Quoi qu’il en soit, M. Clarence Hervey est mon ami ; ma voix, mon intérêt et mon influence ont donc été employés en sa faveur. J’ai eu des raisons pour croire qu’il a longtemps admiré l’ame élevée de miss Portman, et la touchante simplicité de son caractère, continua lady Delacour, en regardant Bélinde d’un air fin ; et, quoiqu’il soit trop homme d’esprit pour l’avouer à présent, cependant j’étais et je suis encore convaincue qu’il aime miss Portman.

Pouvez-vous, chère lady, s’écria Bélinde, parler de cette manière, et vous ressouvenir de tout ce que Mariette nous a dit hier ? À propos de quoi, tout cela ?

— À propos de quoi, ma chère ? c’est pour convaincre votre ami M. Vincent que je ne suis ni folle ni fausse ; mais que j’en agis franchement et loyalement pour vous, pour lui, et aux yeux de tout le monde entier. J’avoue que la conduite de M. Hervey envers miss Portman n’a pas été assez prononcée ; (et quoique des circonstances qui sont venues dernièrement à ma connaissance jettent quelques doutes sur son honneur et sa probité,) je suis persuadée que tout sera éclairci, au moins à ma propre satisfaction, aussitôt que je le verrai, ou aussitôt que ce sera en son pouvoir : d’après cette conviction et la croyance où je suis qu’aucun homme sur la terre ne convient autant à Bélinde, pardonnez-moi, M. Vincent, si mes souhaits diffèrent des vôtres : quoique ma sincérité puisse vous affliger à présent, songez qu’elle peut vous sauver des peines pour l’avenir.

Quelque chagrin que me cause votre sincérité, mylady, je ne puis m’empêcher de l’admirer, dit M. Vincent avec quelque fierté ; mais je vois qu’il faut que je perde tout-à-fait l’espérance de recevoir vos félicitations.

Pardonnez-moi, interrompit lady Delacour ; vous vous trompez sur ce point. — Celui que Bélinde choisira doit toujours recevoir mes vœux ; et plus encore, il faut qu’il devienne mon ami. Je n’aurai pas de repos jusqu’à ce que j’aie gagné son affection, et jusqu’à ce qu’il m’ait pardonné la sincérité avec laquelle je me suis exprimée. Je sais bien que les formes ordinaires de la politesse me condamnent ; mais une ame élevée, un cœur noble me pardonnera.

L’amour-propre de M. Vincent fut entièrement vaincu par ce discours, et, avec cette franchise qui caractérisait ses manières, il la remercia de l’avoir distingué des ames communes, et l’assura que sa franchise était beaucoup plus de son goût que la politesse raffinée qui, dans le monde, sert de manteau à la flatterie la plus perfide.

Leur conversation finit ainsi ; et, comme il était tard, M. Vincent prit congé d’elle.

Vraiment, ma chère Bélinde, dit lady Delacour quand il fut parti, je ne m’étonne plus de votre impatience de retourner à Oakly-Parck. Je ne suis pas assez aveuglée sur les charmes de mon chevalier pour les comparer à ceux de votre héros. Je reconnais aussi qu’il y a quelque chose de bien séduisant dans ses manières ; il s’est comporté admirablement au sujet de cette abominable lettre ; mais ce qu’il y a de mieux par-dessus tout, aux yeux d’une femme, c’est qu’il est éperdument amoureux.

Pas éperdument, j’espère, dit Bélinde.

Puisque vous ne trouvez pas nécessaire que votre héros soit éperdument amoureux, en suivant votre principe, je présume, dit lady Delacour, que vous ne trouverez pas non plus nécessaire que l’héroïne éprouve le plus léger sentiment. J’espère que M. Vincent est de la même opinion.

Je l’espère, dit Bélinde ; car nous nous conviendrons alors parfaitement.

— Ainsi, l’amour et l’hymen doivent être séparés autant par la philosophie que par la mode. C’est la doctrine de lady Anne Percival. J’en fais mon compliment à M. Percival. Je me rappelle du temps où il s’imaginait que l’amour était essentiel au bonheur.

— Je crois que non-seulement il se l’imagine, mais qu’il en est sûr, à présent, par expérience.

— Ce n’est donc qu’à ses amis qu’il interdit l’amour ? Il trouve donc possible que vous épousiez son pupille sans éprouver pour lui de l’amour ?

Mais pas sans l’aimer, dit Bélinde.

Vous rougissez, ma chère, en prononçant ces mots. Est-ce que vous devez rougir d’aimer M. Vincent ?

J’espère et je crois que je n’aurai jamais de raison pour rougir de mon sentiment pour lui, dit Bélinde.

— Votre rougeur augmente : bon Dieu ! dois-je en croire mes sens ! est-ce la rougeur de la colère ou de l’amour ?

Ce n’est pas de la colère, dit Bélinde.

Lady Delacour garda le silence quelques momens.

— Est-il possible que vous soyez sérieusement attachée à cet homme ?

— En quoi cela serait-il impossible ? Vous n’en serez plus étonnée, ma chère amie, quand vous connaîtrez aussi bien que moi ses bonnes qualités.

— Ses bonnes qualités ! Mais, ma chère, ce ne sont pas toujours les bonnes qualités qui captivent notre cœur.

— Nous les estimons, cela ne vaut-il pas mieux ? Et d’ailleurs, il faut que vous me permettiez de répéter qu’il y a une grande différence entre aimer ou avoir de l’amour ; c’est ce que vous savez par expérience.

— Eh bien ! je vous assure que vous ne changez pas beaucoup de couleur quand il s’agit de Clarence Hervey. Vous m’avez enfin prouvé que tout est fini pour lui : nous savions tous qu’un petit nez retroussé peut renverser les lois d’un empire. Mais qui pourrait comparer le pouvoir d’un petit nez retroussé à celui d’un nez aquilin ?

C’est une comparaison que je n’ai jamais faite, dit Bélinde. — Mais vous avouez cependant que la figure de M. Vincent vous plaît.

— Oui, et je suis obligée d’avouer, comme je vous l’ai dit d’abord, que M. Vincent a l’avantage sur Clarence, pour les agrémens extérieurs.

— Certainement ; mais, fût-il un Adonis, il n’aurait fait dans le premier moment aucune impression sur moi ; c’est à mesure que nous acquérons la connaissance des bonnes qualités de ceux qui cherchent à nous plaire, qu’ils nous paraissent plus aimables ; on s’accoutume alors à leurs hommages, et le temps…

On s’accoutume ! dit lady Delacour en riant ; pardonnez-moi, ma chère. — Mais je ne peux pas m’empêcher de rire ; je n’avais jamais entendu dire qu’une femme aimât son adorateur parce qu’elle était accoutumée à lui.

Et n’avez-vous jamais entendu dire qu’une femme ait aimé son mari davantage depuis qu’elle était accoutumée à sa personne ? dit Bélinde.

On s’accoutume certainement à ce qui paraît d’abord désagréable, et c’est même très-heureux, dit lady Delacour un peu embarrassée ; mais, à ce compte-là, ma chère, je ne doute pas que vous ne puissiez vous accoutumer à un monstre.

Je ne crois pas que l’empire de l’habitude puisse aller si loin, dit Bélinde en riant ; il ne s’étend pas jusqu’aux monstres, quoique nous ayons vu un auditoire français applaudir avec transport à Zémire et Azor, et un auditoire anglais sourire à cet opéra.

Faites-moi le plaisir, ma chère, de limiter votre royaume d’habitude, dit lady Delacour.

— Faites-moi le plaisir d’abord de fixer les limites du royaume de la nouveauté ; vous conviendrez que la nouveauté doit avoir le pas.

Je conviens, dit lady Delacour, que la nouveauté et l’habitude composent le monde imaginaire. Les jeunes gens sont soumis à la première, et les gens âgés à l’autre. Vous voyez que moi-même j’obéis à mon souverain ; mais la jeune et brillante Bélinde doit se ranger sous l’étendart ambitieux de la nouveauté.

Si la nouveauté abandonne tôt ou tard ses plus zélés admirateurs, il est sûrement plus prudent, dit Bélinde, de nous attacher d’abord à celui dont la victoire est permanente.

— Ma chère Bélinde, l’habitude ne peut venir qu’après la nouveauté ; vous commencez par conséquent par où il faut finir.

Mon projet, en vous disant que je commence à m’accoutumer à M. Vincent, n’est pas, dit Bélinde, de vous faire entendre qu’il a toujours été pour moi un homme indifférent ; mais je pense sérieusement, qu’outre la religion, l’honneur et la prudence, qui doivent mettre notre vertu en garde contre tous les piéges de la séduction, la force de l’habitude ne doit pas être méprisée. Je ne parle pas seulement des habitudes du monde, mais de celles qui peuvent nous empêcher de changer par caprice.

C’est votre tante Stanhope qui vous a dit cela, je le parierais.

— Oui, quelle que soit l’histoire de sa vie, je suis toujours bien aise d’être éclairée par son expérience, pourvu cependant que ses maximes ne se trouvent pas absolument en contradiction avec mes sentimens.

— Dans cette occasion, par exemple, votre tante n’a pas tort. Le croiriez-vous ? Henriette Freke convient que, malgré tout l’attrait d’un nouvel amour, il y a quelque chose de désagréable, d’embarrassant, dans le changement.

— Vous me permettrez donc, chère lady Delacour, de dire, sans que vous me riiez au nez, que je suis accoutumée à M. Vincent.

Je suis obligée de reconnaître que vous avez raison, ma chère, dit lady Delacour ; et j’en suis fâchée.

Bélinde s’assit gaiement à son forte-piano, et se mit à chanter l’air charmant :

Un peu d’amour, un peu de soin,
Mènent souvent un cœur bien loin.


CHAPITRE XXV.

QUI M’AIME AIME MON CHIEN.


Nos lecteurs seront charmés d’apprendre que lord Delacour trouva les moyens de prouver que la lettre anonyme avait été envoyée par Champfort ; la justice s’empara de cet infâme calomniateur. Pendant ce temps, mistriss Freke payait par d’horribles souffrances le prix de son acharnement à vouloir nuire à lady Delacour. Mais laissons ces deux personnages ; leur sort est digne d’eux.

Revenons à M. Vincent : animé par de nouvelles espérances, il voulut avancer le terme de ses desirs ; il pressa Bélinde avec toute l’ardeur de son bouillant caractère. Cependant, malgré tout le bonheur de sa position présente, il n’était pas sans inquiétude ; le prochain retour de Clarence Hervey lui donnait des craintes : il attendit donc avec la plus vive impatience le jour du départ pour Oakly-Parck ; et il ne fut content que lorsqu’il apperçut les voitures à la porte. Il fit connaître dans cette occasion tout son goût pour la magnificence : son équipage était extrêmement brillant. Lady Delacour fut très-étonnée de ce que Clarence Hervey ne parût pas ; mais, ne voulant pas retarder son départ, elle laissa un billet pour qu’on le lui remît à son arrivée ; elle espérait par là l’engager à venir immédiatement à Oakly-Parck. Les malles étaient déjà arrangées ; Mariette était aussi affairée que si elle eût eu le monde entier à emballer ; lord Delacour examinait les harnois de ses chevaux suivant sa coutume ; Hélène caressait le grand chien de M. Vincent ; et Bélinde plaisantait M. Vincent sur le luxe, la pompe même qu’il mettait à ce voyage, quand un exprès arriva d’Oakly-Parck. C’était pour retarder leur voyage de quelques semaines. M. Percival et lady Anne mandaient qu’ils s’étaient tout-à-coup trouvés obligés de s’absenter de chez eux.

Lady Delacour ne resta pas là pour relire le billet ; elle était transportée de ce retard. M. Vincent supportait avec peine cette fâcheuse contrariété. Bélinde observa que le cœur était le même partout, et qu’elle croyait que le sien serait le même à Twickenham qu’à Oakly-Parck. Elle ne lui donna effectivement aucune raison pour douter de sa résolution, ou pour lui donner des regrets sur ce qu’elle n’était pas à portée d’être influencée par ses amis à lui. La crainte d’être entraînée par la vivacité de lady Delacour, et l’extrême desir de se conduire honorablement avec M. Vincent, de lui prouver qu’elle ne se faisait point un jeu de son bonheur, et qu’il n’était pas pour elle un pis-aller, furent des motifs qui agirent avec plus de force sur l’esprit de Bélinde, que tout ce qu’aurait pu lui dire lady Anne Percival en faveur de M. Vincent. Le contraste de la franchise de celui-ci, avec la vacillation et le mystère qui caractérisait la conduite de Clarence Hervey, la presque certitude qu’elle avait que M. Hervey était attaché à une autre femme, la conviction que M. Vincent l’aimait sérieusement, et qu’il possédait plusieurs bonnes qualités essentielles au bonheur, toutes ces pensées opéraient chaque jour davantage sur ses sentimens. Nous épargnerons au lecteur les détails des doutes et des scrupules d’une jeune personne, et les alternatives d’espérance et de crainte d’un amant passionné. Il sera suffisant de dire que l’espoir de l’amant fut flatté par un demi-consentement, et qu’il n’attendait plus que le moment où les flambeaux de la religion allumeraient ceux de l’hymen.

Où donc était Clarence Hervey pendant tout ce temps ? Lady Delacour, hélas ! ne pouvait pas le deviner. Elle espérait tous les jours le voir arriver, et chaque jour son espoir était trompé : elle avait fait beaucoup de recherches avec adresse et persévérance ; mais rien ne pouvait éclaircir l’histoire mystérieuse de Virginie et de mistriss Ormond, et son impatience de voir son ami Clarence augmentait à toute heure. Elle était combattue, d’un côté, par la bonne opinion qu’elle avait de lui ; et d’un autre côté, par son affection pour Bélinde ; elle ne voulait pas absolument abandonner Clarence, et elle craignait cependant de nuire au bonheur de Bélinde, ou de l’offenser par des conseils imprudens, et par un intérêt mal entendu. La seule chose qui ranimait l’espoir de lady Delacour fut l’assurance que lui donnait miss Portman de ne se lier par aucune promesse, ou par aucun engagement, à M. Vincent, quand même elle serait tout-à-fait décidée en sa faveur ; et qu’elle se regarderait, ainsi que lui, comme parfaitement libre, jusqu’à ce qu’ils fussent mariés. Cette détermination s’accordait avec les principes de lady Anne et de M. Percival ; et lady Delacour ne se lassait jamais d’exprimer directement ou indirectement son admiration pour la prudence et la convenance de leur doctrine. Mais l’observation de cette promesse devenait tous les jours plus difficile ; et on voyait clairement qu’on faisait les préparatifs du mariage d’Auguste Vincent et de Bélinde Portman.

Lady Delacour rappelait la promesse qu’elle avait donnée de féliciter sincèrement le chevalier victorieux ; et elle tâcha de se persuader, ainsi qu’à Bélinde, qu’elle était contente de son union avec M. Vincent. Cependant, elle se trouva moins que jamais bien disposée en faveur de ce dernier, depuis la découverte accidentelle qu’elle fit de sa liaison avec l’odieuse mistriss Luttridge.

Hélène, un matin, était à jouer avec le grand chien de M. Vincent, et qu’il aimait excessivement ; il s’appelait Tomy.

Ma chère Hélène, prenez garde, dit lady Delacour ; ne confiez pas votre main à ce monstrueux animal.

Je puis vous assurer, mylady, s’écria M. Vincent, que c’est le plus doux et le plus aimable chien qu’il y ait dans le monde.

Sans aucun doute, dit Bélinde, en souriant, puisqu’il vous appartient ; car vous savez, M. Percival vous l’a souvent dit, que tout ce qui est sous votre protection devient excellent.

— Sérieusement, lady Delacour, vous ne devez pas du tout vous effrayer si miss Delacour se fie à cette pauvre bête ; pendant un mois entier, je le laissai à mistriss Luttridge à Harrow-Gate ; elle le faisait toujours coucher dans sa chambre ; et à présent, quand il la voit, il la caresse, il lui lèche les mains aussi doucement que s’il était un petit chien à mettre sur les genoux. Hier encore, mistriss Luttridge m’assura qu’il était charmant.

Au nom de mistriss Luttridge, lady Delacour changea de couleur, et garda le silence pendant quelques momens. M. Vincent, attribuant cette tristesse subite à la crainte qu’elle éprouvait de son chien, le conduisit hors de la chambre.

Ma chère lady Delacour, dit Bélinde, observant qu’elle avait toujours l’air contrarié, j’espère que votre antipathie pour mistriss Luttridge ne s’étend pas sur tous ceux qui la voient.

Non, s’écria lady Delacour, sortant tout-à-coup de sa rêverie, et prenant un air dégagé ; j’ai fait un abandon général de toutes mes anciennes haines ; et l’odieuse mistriss Luttridge elle-même, quoiqu’elle m’ait bien vivement offensée, doit être comprise dans cette généreuse amnistie : ainsi, vous ne devez rien craindre pour M. Vincent. Quoique je ne puisse en cela sympathiser avec lui, je lui pardonne d’aimer ce grand chien et cette petite femme ; d’autant plus que je le soupçonne d’aimer autant les tables de jeu que la société de la dame elle-même.

Le jeu ! grand Dieu ! vous ne pouvez pas penser que M. Vincent…

— Je vous en prie, ma chère, n’ayez pas l’air si terriblement alarmée ! je vous assure que je n’ai pas voulu faire entendre qu’il avait un attachement sérieux ou déplacé pour les tables de jeux, mais seulement, peut-être, une légère inclination, que sa passion pour vous a sans doute écartée.

Je lui demanderai dès que je le verrai, s’écria Bélinde, s’il aime le jeu : je sais qu’il jouait beaucoup au billard à Oakly-Parck ; mais seulement pour s’amuser. Les jeux d’adresse, dit M. Percival, ne peuvent pas se comparer aux jeux de hasard.

— On peut cependant perdre beaucoup d’argent au billard, comme lord Delacour peut vous le dire. Mais, je vous en supplie, ma chère, ne me dénoncez pas à M. Vincent ; il y a dix à parier contre un que je me suis trompée : ce vilain chien m’a mise de si mauvaise humeur !

— Mais c’est un doute que je veux dissiper.

— Vous serez satisfaite, — lord Delacour prendra des informations pour moi.

M. Vincent, après avoir renfermé son chien, rentra dans la chambre, et assura poliment lady Delacour que Tomy ne viendrait plus l’importuner. Pour faire sa paix avec M. Vincent, et pour distraire Bélinde, lady Delacour fit tomber la conversation sur Juba. Elle parla d’une sorcière favorite d’Henriette Freke, qui avait, disait-elle, tiré l’horoscope de miss Portman. Elle parla du mariage de Juba, et de la générosité de son maître envers lui. Ensuite, elle parla du contraste de son heureuse liberté avec l’esclavage des Africains ; et elle finit précisément, comme c’était son intention, et comme M. Vincent pouvait le desirer, par donner des louanges à un poème appelé le Nègre Mourant, qu’il avait apporté, la veille au soir, à Bélinde, et qu’il louait beaucoup. Cet éloge lui fut particulièrement agréable, parce qu’il ne s’en rapportait pas à son propre jugement. Ses connaissances en littérature anglaise n’étaient pas aussi étendues que celles de Clarence Hervey ; lady Delacour s’en était bien apperçue. M. Vincent fut donc très-flatté, dans cette occasion, de voir que le goût de lady Delacour confirmait son jugement, et il consentit aussitôt à la demande qu’on lui fit de lire ce poème à Bélinde. Ils étaient tous trois profondément pénétrés des charmes de la poésie, quand ils furent tout-à-coup interrompus par l’arrivée de — Clarence Hervey !

Le livre s’échappa des mains de monsieur Vincent, au moment qu’il entendit prononcer ce nom. Les yeux de lady Delacour étaient brillans de joie. Bélinde rougit un peu ; mais son visage conserva l’expression d’une dignité calme. Monsieur Hervey paraissait d’abord s’être préparé à soutenir le rôle d’un philosophe ; mais à peine eut-il fait quelques pas dans la chambre, que sa résolution l’abandonna. Il parut extrêmement touché de la bonté avec laquelle lady Delacour le recevait. Il fut frappé de la réserve des manières de Bélinde, mais pas du tout surpris ni fâché de la présence de M. Vincent. Au contraire, il desira de lui être présenté, avec l’air d’un homme qui voulait cultiver son amitié. Impatientée et tourmentée, lady Delacour, d’un ton mêlé de reproches et d’étonnement, s’écria :

— Quoique vous ne m’ayez pas fait l’honneur, M. Hervey, de répondre à ma dernière lettre, je présume, d’après la manière dont vous desirez que je vous présente à M. Vincent, que vous l’avez reçue.

— Reçue ! grand Dieu ! n’avez-vous pas eu ma réponse ? s’écria Clarence d’une voix émue, et avec l’air d’une extrême surprise. Mylady n’a donc pas reçu un paquet de lettres de moi ?

— Je n’ai reçu aucun paquet ! — je n’ai eu aucune lettre ! — M. Vincent, faites-moi le plaisir de sonner, s’écria lady Delacour avec impétuosité. — Je veux savoir dans l’instant même ce qu’elle est devenue.

— Vous avez dû penser, mylady ; — et, comme il parlait, ses yeux se tournèrent volontairement sur Bélinde.

Qu’importe ce que j’ai pensé de vous ? dit lady Delacour, à qui le seul regard qu’il avait jeté sur Bélinde avait fait impression. Si j’ai été injuste envers vous, Clarence, dans le moment où j’étais fâchée, il faut que vous me pardonniez ; car je vous assure que je vous rends bien justice dans d’autres momens.

— Est-il arrivé quelques lettres, quelque paquet pour moi ? demanda-t-elle impatiemment au domestique qui entra.

Non, madame.

M. Hervey se ressouvint alors qu’il l’avait adressée à la maison de ville de lady Delacour. Elle donna aussitôt des ordres pour qu’on allât les chercher. Mais à peine le domestique était-il parti, qu’elle se tourna vers M. Hervey, se mit à rire, et lui dit :

Il faut avouer que c’est un drôle de compliment que je fais à vous et à votre lettre ; car certainement vous parlez aussi bien que vous écrivez, et même mieux, je pense, quoique vous n’écriviez pas mal non plus. Mais vous pouvez me dire en deux mots ce qui, par écrit, composerait un volume. Laissez ce monsieur et cette demoiselle avec le Nègre Mourant, et laissez-moi entendre vos deux mots dans le cabinet de lord Delacour, je vous en prie, dit-elle, ouvrant une porte qui donnait dans sa chambre. Lord Delacour ne sera pas jaloux, je vous le promets, s’il nous trouve en tête à tête. Mais je ne veux pas vous contraindre. Vous avez l’air…

J’ai l’air, dit M. Hervey, affectant de rire, de sentir l’impossibilité de mettre la moitié d’un volume en deux mots. C’est une longue histoire, et…

— Et il faut que j’attende le paquet de lettres, que je le veuille ou non. — Eh bien, soit, dit lady Delacour. Frappée de l’extrême agitation qu’il paraissait éprouver, elle ne continua point à le plaisanter ; mais elle essaya aussitôt de reprendre la conversation générale.

Elle eut encore recours au Nègre Mourant. M. Vincent, à qui elle adressa la parole, lui dit :

Quant à moi, je n’ai ni ne prétends avoir beaucoup de talens pour juger un ouvrage ; mais j’admire dans ce poème la force et l’énergie qu’il donne à la vertu.

Du poème on passa facilement à l’auteur ; et Clarence Hervey, qui faisait des efforts sur lui-même pour se joindre à la conversation, observa que l’auteur de ce poëme (M. Day) prouvait bien que le génie de l’éloquence devait avoir sa source dans le cœur.

Cicéron avait certainement raison, continua-t-il, s’adressant à M. Vincent, quand il définissait un bon orateur, d’exiger qu’il fût un homme vertueux.

M. Vincent répliqua froidement : Cette définition exclurait trop d’hommes d’un talent supérieur pour qu’on puisse l’admettre.

Peut-être l’apparence de la vertu, dit Bélinde, pourrait, dans plusieurs occasions, réussir aussi bien que la réalité.

Oui, si cet homme est aussi bon acteur que M. Hervey, dit lady Delacour, et s’il sait faire accorder les actions avec les paroles, et les discours avec les actions.

Bélinde ne leva pas les yeux pendant que lady Delacour prononçait ces paroles : M. Vincent était, ou paraissait être si profondément occupé à chercher quelque chose dans le livre qu’il tenait à la main, qu’il pouvait bien ne prendre aucune part à la conversation : on garda le silence pendant quelques momens.

Lady Delacour, qui était naturellement très-vive et impatiente, sur-tout quand il s’agissait de prendre la défense de ses amis, vit avec chagrin, par la contenance de Bélinde, qu’elle n’avait pas oublié l’histoire de Virginie de Saint-Pierre ; et quoique mylady fût persuadée que le paquet de lettres éclaircirait tout ce mystère, cependant elle ne pouvait pas souffrir que, jusqu’à ce qu’elle en eût pris lecture, le pauvre Clarence fût injustement soupçonné. Elle voulut donc essayer un moyen de le juger ; il se présenta tout-à-coup à sa pensée. Elle rompit le silence, et dit :

Pour vous rendre justice, messieurs, il faut convenir que vous êtes tous de bien bonne compagnie ce matin. M. Vincent est excusable, parce qu’il est amoureux ; et Bélinde est excusable parce que, — parce que… M. Hervey, je vous en prie, aidez-moi à excuser l’indifférence de miss Portman, car je suis inquiète, effrayée de découvrir la vérité. — Mais pourquoi implorai-je votre secours ? vous avez l’air tout-à-fait incapable de pouvoir vous excuser vous même. — Pas un mot ! allons, parcourez les lieux communs de la conversation, — parlez de la mode, — de la médisance, — des duels, — des morts, — des mariages, — rien de tout cela ne vous convient ? Inventez, ayez recours à votre imagination, — ne vous dit-elle rien ? Eh bien, parlez-moi des pensées des autres, puisque vous m’en avez aucune à vous. — Allons, lisez-nous ce petit poème, M. Hervey : voulez-vous ?

Il allait commencer aussitôt ; mais lady Delacour mit la main sur le livre et l’arrêta.

Un moment ; quoique je sois tyrannique, je ne veux pas être perfide. Je vous avertis donc que je vous ai imposé une tâche difficile et dangereuse. Si vous avez commis quelque faute impunie par la justice, voici quelques lignes que je vous défie de lire sans balbutier. Écoutez la préface.

Mylady commença comme il suit :

M. Day conserva pendant toute sa vie, ce qu’on devait attendre de son caractère, une grande horreur pour la séduction. — Il lut quelques vers écrits par une jeune personne sur un événement de cette nature, qui fut suivi d’une funeste catastrophe. — La malheureuse femme, victime de la perfidie de son amant, était morte de douleur et de honte. — Comme M. Day sympathisait avec les sentimens de cette jeune poète, il lui adressa les vers suivans.

Lady Delacour s’arrêta, et fixa les yeux sur Clarence Hervey. Lui, avec l’apparence de l’innocence, reçut le livre de ses mains sans hésitation, et lut tout haut ce qu’elle lui indiqua.

M. Hervey lut ces vers avec une énergie si naturelle, et une expression si facile, que lady Delacour ne put s’empêcher de jeter sur Bélinde un regard triomphant, qui semblait dire :

Vous voyez que j’avais raison dans mon opinion sur Clarence !

La contenance de Bélinde exprimait ouvertement la satisfaction ; elle était charmée que M. Hervey parût digne de son estime, quoiqu’il ne pût avoir aucun droit à son amour. Ses manières envers lui furent conformes à sa façon de penser. Cette réserve qu’elle avait gardée aussi long-temps qu’elle avait eu des soupçons sur sa moralité, se dissipa tout-à-fait, et elle lui parla avec cette familiarité douce et aimable, à laquelle un homme d’esprit ne peut se méprendre. Si M. Vincent s’était abandonné à ses propres observations, il aurait su la vérité. Mais il fut alarmé et trompé par l’expression imprudente de la joie de lady Delacour, et par les regards significatifs qu’elle lançait à son amie miss Portman, et qui paraissaient être des regards d’une intelligence mutuelle. Il osait à peine lever les yeux du côté de sa maîtresse, ou sur celui qu’il croyait être son rival préféré ; mais il les fixa avec inquiétude sur lady Delacour, et il examinait sur son visage, comme dans un miroir, où tout ce qui se passait venait se peindre tour-à-tour.

Avez-vous joué aux échecs, depuis que je ne vous ai vu ? dit lady Delacour à Clarence. J’espère que vous n’oubliez pas que vous êtes mon chevalier. Quant à moi, je ne l’oublie pas, je vous assure ; car je vous reconnais comme mon chevalier vis-à-vis de tout le monde, en public comme en particulier : n’est-il pas vrai, Bélinde ?

Un nuage épais obscurcit aussitôt le front de M. Vincent. — Il n’écouta pas la réponse de Bélinde ; il fut saisi d’un transport de jalousie ; il jeta sur M. Hervey un regard plein de mépris et de rage, et, après avoir dit quelques mots inintelligibles à miss Portman et à lady Delacour, il sortit.

Clarence Hervey, qui paraissait craindre de rester plus long-temps en présence de Bélinde, sortit quelques minutes après.

Ma chère Bélinde, s’écria aussitôt lady Delacour, — que je suis contente qu’il soit parti ! Je puis vous dire à présent tout le bien que je pense de lui. D’abord Clarence Hervey vous aime, je n’en fus jamais si persuadée qu’aujourd’hui. — Que n’avons-nous reçu cette lettre plus tôt ; elle nous expliquera tout ! — Mais je ne demande aucune explication ; je n’ai besoin d’aucune lettre pour confirmer mon opinion, ma conviction. — Il vous aime ; je ne puis, je ne veux pas être trompée sur ce point ; il vous aime à la folie.

Il l’aime à la folie ! Oui, certainement, j’aurais pu vous apprendre cette nouvelle il y a long-temps, s’écria la douairière lady Boucher, qui était dans la chambre sans qu’on l’eût vue entrer, tant l’une était vivement occupée à parler, et l’autre à écouter.

Il l’aime beaucoup, répéta la douairière. — Oui, et sans le cacher, je vous promets, lady Delacour. Se tournant ensuite vers Bélinde, elle commença une phrase de complimens sur ce qu’on lui avait dit de son prochain mariage avec M. Vincent. Je vous chagrine, je le vois ; je sais qu’il est tout-à-fait contre l’usage de parler ainsi ; mais, miss Portman, je suis une vieille connaissance, une ancienne amie, et une vieille femme ; ainsi, j’espère que vous me pardonnerez. Je ne puis m’empêcher de dire que je me sens toute contente de ce que vous faites ce mariage, convenable sous tous les rapports, et agréable de toutes manières. C’est un charmant jeune homme, à ce que j’ai entendu dire, lady Delacour : je vois bien que c’est à vous qu’il faut que je parle ; car je risquerais d’embarrasser beaucoup miss Portman, ce que je ne desire pas du tout. C’est un charmant jeune homme ! Il a, dit-on, une fortune considérable aux Indes, et un caractère distingué ; il a des parens connus, et, par-dessus tout, il est passionnément amoureux. — C’est tout simple. —

Lady Delacour demanda ce qu’il y avait de nouveau dans le monde : elle savait que cette question occuperait agréablement la douairière. Je suis ici tout-à-fait hors du monde ; mais, puisque lady Boucher a la bonté de venir me voir, nous apprendrons, de la manière la plus certaine, les secrets qui sont dignes de notre connaissance.

Eh bien ! la première nouvelle que j’ai pour vous, c’est que mylord et mylady Delacour sont absolument réconciliés, et qu’ils forment le plus heureux couple qui existe.

Tout cela est très-vrai, répliqua lady Delacour.

Vrai ! répéta lady Boucher ; mais ma chère lady Delacour, vous m’étonnez beaucoup ! — Parlez-vous sérieusement ? — Y-a-t-il jamais eu quelque chose de plus choquant ? — J’ai contredit cette nouvelle par-tout où j’ai été ; car j’étais convaincue que toute l’histoire était une invention.

Les circonstances de la réconciliation peuvent bien ne pas être exactes, mais elle n’en est pas moins véritable. Mylady, vous pouvez le croire, puisque vous l’entendez de ma bouche.

C’est surprenant ! je n’en reviens pas ! Dieu soit loué ! — Mais certainement, mylady, vous plaisantez ; car vous n’avez pas du tout changé de manières, vous êtes toujours la même ; je n’apperçois aucune altération, je l’avoue.

Et quelle altération, ma bonne lady Boucher, comptiez-vous trouver ? Avez-vous cru que, pour avoir l’air d’une vertu exemplaire, comme lady Q. — je ne parlerais plus que par sentences, en m’arrêtant une minute sur chaque mot ? ou bien, avez-vous cru que, dans l’espérance de servir d’exemple à la génération future, je ne ferais aucun mouvement de mon visage, et que mes traits resteront immobiles, comme — quelques-unes de ces pauvres dames d’Antigues, qui, après avoir bien peint leurs visages pour embellir leur teint, sont forcées, pendant qu’elles font peau nouvelle, de rester assises sans parler ni remuer un seul muscle, de crainte qu’une ride ineffaçable n’en soit la conséquence.

Lady Boucher attendait impatiemment la fin de ce discours ; car elle avait une autre nouvelle à débiter.

Eh bien ! dit-elle, on ne sait plus ce qu’il faut croire ou réfuter : on fait tant de rapports si extraordinaires ; mais j’ai une autre nouvelle pour vous, sur laquelle vous pouvez compter ; c’est un secret qui vaut la peine d’être connu, et je suis sûre que mylady et miss Portman l’apprendront avec plaisir. Votre ami Clarence Hervey va se marier.

Se marier ! se marier ! s’écria lady Delacour.

Vous pouvez, mylady, être aussi étonnée qu’il vous plaira, vous ne pouvez pas l’être plus que moi, quand je l’ai appris. Clarence Hervey ! miss Portman, que nous regardions tous comme l’homme le moins disposé à se marier, et sur-tout à faire un mariage dans ce genre-là.

Dans quel genre ? — Ma chère Bélinde, comment pouvez-vous tenir devant ce feu ? dit lady Delacour, plaçant un écran adroitement pour cacher son visage aux yeux observateurs de la douairière.

Je ne desire rien ; je n’ai pas besoin d’un écran ; je vous remercie, dit Bélinde le mettant de côté d’un air doux et composé.

À présent, devinez celle qu’il va épouser, continua lady Boucher. — Qui devinez-vous, miss Portman ?

Je devine que c’est une femme aimable, d’après le caractère de M. Hervey, dit Bélinde.

Oh ! sans doute, c’est une aimable femme : toutes les femmes sont charmantes, comme le disent les journaux, quand elles vont se marier, répondit la douairière. — Mais une aimable femme, cela ne signifie rien ; devinez encore, ma chère Bélinde.

Cherchez donc aussi, lady Delacour, dit Bélinde.

Vous ne devinerez ni l’une ni l’autre, d’ici au jour du jugement…… dernier… s’écria lady Boucher. Je vous dirai donc que M. Hervey va se marier de la manière la plus étrange ! c’est une fille que personne ne connaît, et dont le père s’appelle Hartley. Il donne une fortune considérable à sa fille, il est vrai ; mais personne n’aurait pu supposer que M. Hervey fît attention à la fortune. — Réellement on a de la peine à le croire.

C’est si difficile à croire, que je le regarde comme impossible, dit lady Delacour en riant.

Vous pouvez en être assurée, ma chère lady Delacour, dit la douairière en accablant du poids de son bras celui de lady Delacour. Soyez certaine, ma chère, que ma nouvelle est certaine. Devinez de qui je la tiens.

Volontiers. Mais, d’abord, laissez-moi vous dire que j’ai vu M. Hervey, il y a environ une demi-heure, et je n’ai jamais vu d’homme avoir moins que lui l’air d’aller se marier.

— Vraiment ! Eh bien, j’ai entendu dire aussi que ce mariage ne lui plaisait pas. Mais quel malheur, puisque vous l’avez vu ce matin, que vous n’ayez pas appris de lui-même des détails ! Au reste, qu’il ait l’air de ce qu’il voudra, ma nouvelle est parfaitement vraie. Devinez qui me l’a dit : c’est mistriss Mangaretta Delacour ; c’est chez elle que Clarence Hervey a rencontré, pour la première fois, ce M. Hartley, qui est le père de la jeune personne. Il y a eu une scène charmante, et une histoire tout-à-fait romanesque, au sujet de la rencontre imprévue qu’il fit de cette jeune fille dans une chaumière, et du nom de Virginie qu’il lui a donné ; mais je ne sais rien de bien clair là-dessus. Au reste, il est bien certain que la jeune personne, comme son père l’a dit à mistriss Delacour, est passionnément amoureuse de M. Hervey, et ils vont être mariés tout de suite. Comptez là-dessus ; vous verrez que mon information est juste. — Dieu me pardonne ! je me rappelle à présent que j’ai entendu dire que M. Hervey était un grand admirateur de miss Portman.

Votre information sur ce point, mylady, n’est point juste, je puis vous l’assurer de bonne part, dit Bélinde.

— Vous n’avez pas, j’espère, la présomption d’appeler votre propre autorité la meilleure de toutes ? dit lady Delacour.

La curiosité de lady Boucher, excitée sur un nouveau sujet, la détermina à tenir aussitôt ses yeux attachés sur Bélinde ; mais cela ne lui servit à rien. — Était-ce parce qu’elle n’avait pas la vue bonne, ou bien parce qu’il n’y avait rien à voir ? Pour résoudre cette question, elle prit sa lorgnette ; mais lady Delacour détourna son attention, en s’écriant tout-à-coup : Ma chère lady Boucher, quand vous retournerez en ville, envoyez-moi, je vous prie, de cette eau admirable pour les nerfs.

— Ah ! ah ! je vous ai enfin convertie, dit la douairière, satisfaite de la gloire de cette conversion. Adieu.

Admirez ma profonde connaissance sur l’esprit humain, ma chère Bélinde, dit lady Delacour. À présent, elle ne parlera où elle va que de ma confiance dans la vertu de son eau, et elle oubliera de faire une histoire ridicule sur ce qui m’est échappé imprudemment de l’admiration de Clarence Hervey pour vous.

Bélinde se levait pour sortir.

— Ne quittez pas la chambre, Bélinde ; j’ai mille choses à vous dire, ma chère.

— Excusez-moi pour le moment, ma chère lady Delacour ; je suis impatiente d’écrire quelques lignes à M. Vincent. Il est parti…

— Dans un transport de jalousie ; j’en suis bien aise.

Et moi j’en suis fâchée, dit Bélinde ; sur-tout parce que cela me prouve qu’il a peu de confiance en moi, et qu’il peut sentir de la jalousie sans raison. — Je dois vous le dire, mylady, vous m’avez fait de la peine par la manière dont vous avez reçu M. Hervey.

— Mon Dieu, ma chère, vous gâteriez tous les hommes de la terre. Vous n’agiriez pas plus follement si cet homme était votre mari. — Seriez-vous mariée secrètement avec lui ? — Si vous ne l’êtes pas, — pour moi, — pour vous-même, — pour M. Vincent, n’écrivez pas, avant que nous sachions ce que contient le paquet de lettres de Clarence Hervey.

— Cela ne peut rien changer à ce que j’écrirai, dit Bélinde.

— Eh bien, ma chère, écrivez tout ce qu’il vous plaira ; j’espère seulement que vous n’enverrez pas votre lettre avant l’arrivée du paquet.

— Pardonnez-moi, je l’enverrai le plus tôt que je pourrai : le plaisir de faire

de la peine n’est pas de mon goût.



BÉLINDE,
CONTE MORAL.
TOME QUATRIÈME.

BÉLINDE,
CONTE MORAL
DE MARIA EDGEWORTH,
TRADUIT DE L’ANGLAIS
PAR LE TRADUCTEUR D’ETHELWINA,
PAR L. S… ET PAR F. S…
TOME QUATRIÈME.
Séparateur
DE L’IMPRIMERIE DE GUILLEMINET.
À PARIS,
Chez Maradan, rue Pavée S. André-des-Arcs,
no 16.
an x — 1802.


CHAPITRE XXVI.

VIRGINIE.


Aussitôt que lady Delacour fut seule, elle se livra à ses réflexions relativement à l’histoire de la douairière. Malgré sa prétendue incrédulité, elle était alarmée, et elle ne pouvait pas s’empêcher d’en croire quelque chose, en pensant que c’était mistriss Margaretta Delacour qui l’avait répandue. Cette femme était d’une scrupuleuse véracité, et sévère sur l’article de la médisance ; ainsi il était à peine probable qu’un fait raconté par elle fût tout-à-fait dénué de fondement. Le nom de Virginie se rapportait avec ce que Philip Baddely avait donnée à entendre, et avec les découvertes de Mariette. Toutes ces circonstances réunies embarrassaient lady Delacour ; et elle attendait les lettres de M. Hervey avec plus d’impatience que jamais. Elle allait et venait dans sa chambre, — regardait à sa montre, — la croyait arrêtée, — la portait à son oreille, — sonnait à tous momens pour s’informer si le courrier n’était pas venu. À la fin, arriva le paquet si long-temps attendu : elle le saisit, et le porta aussitôt à Bélinde.

— Les lettres de Clarence Hervey, mon amour ! — À présent, malheur à celui qui nous interrompra ! Elle mit le verrou à la porte, prit un fauteuil, et s’assit.

Commençons, dit-elle. — Je suis sûre que si, dans ce moment, le diable boiteux me regardait du toit de la maison voisine, il jurerait que je vais ouvrir une lettre d’amour. — Je l’espère bien aussi. Allons, voyons ! s’écria-t-elle en rompant le cachet.

Ma chère amie, dit Bélinde, mettant sa main sur celle de lady Delacour, avant que nous ouvrions ce paquet, laissez-moi vous parler pendant que vos esprits sont calmes.

— Calmes ! vous choisissez bien votre moment pour avoir l’esprit calme ! — Mais il ne faut pas que je vous fasse un affront par mon incrédulité. Parlez donc ; mais dépêchez-vous, car je ne prétends pas être calme. Dieu merci, ce n’est pas mon métier d’être philosophe. Crac, voilà le second cachet qui va partir. Parlez à présent, ou bien retenez pour jamais votre langue, ma douce philosophe d’Oakly-Parck. — Mais desirez-vous que j’écoute ce que vous avez à me dire ?

Oui, répliqua Bélinde, en souriant, c’est assez le desir ordinaire de ceux qui parlent.

Il est vrai, et je peux écouter passablement bien, sur-tout quand je ne sais pas ce qu’on va me dire ; mais, lorsque je le sais d’avance, j’ai la mauvaise habitude de ne pouvoir pas écouter un seul mot. À présent, ma chère, laissez-moi deviner ce que vous alliez me dire, et, si je devine mal, alors vous me l’expliquerez, et alors, je vous écouterai, dit-elle (en mettant un doigt sur sa bouche) comme Harpocrate, sans faire un seul mouvement.

Bélinde consentit à écouter ce qu’on avait à lui dire, afin d’être mieux écoutée ensuite.

Je vous dirai, poursuivit lady Delacour, sinon ce que vous alliez me dire, au moins ce que vous pensez, cela revient absolument au même. Vous dites en vous-même : N’importe ce que contiennent les lettres de Clarence Hervey, elles arrivent trop tard ; qu’il dise et fasse ce qu’il voudra, cela m’est absolument égal — Parce que — (à présent voici votre raisonnement) parce que les choses ont été trop loin avec M. Vincent ; lady Anne Percival, ainsi que tout le monde (d’Oakly-Parck) me blâmerait si je me rétractais.

J’ai déjà écrit à ma tante Stanhope, et on fait définitivement des préparatifs pour la noce. En un mot, les choses ont été si loin, que je ne peux plus reculer ; parce que — les choses ont été trop loin, — ceci est le refrain de votre argument. Il faut que vous m’écoutiez, et vous aurez après cela votre tour, pour une heure si vous voulez. Quand même les choses auraient été portées aussi loin, elles peuvent être arrêtées tout court. Lady Anne Percival est votre amie, n’est-ce pas ? par conséquent elle doit desirer votre bonheur. Si vous croyez qu’elle a la qualité rare d’être une femme raisonnable, elle ne peut pas être fâchée contre vous, parce que vous desirez d’être heureuse à votre manière. Il n’est donc pas nécessaire, comme disent les orateurs, que je discute ce point-là plus long-temps. Quant à votre tante, vous avez certainement eu tort de lui écrire si précipitamment, c’est bien contre mon avis. Mais la crainte de déplaire à mistriss Stanhope un peu plus ou un peu moins ne peut pas être mise en comparaison avec l’espérance du bonheur de votre vie : d’ailleurs, depuis quelques mois, vous êtes tout-à-fait en défaveur auprès d’elle. Après tout, vous savez que mistriss Stanhope ne regrettera que la fortune de M. Vincent, et celle de M. Hervey la satisfera aussi bien ; et, au surplus, si la fortune de Clarence est un peu moindre, elle trouvera le contre-poids de cette différence, en pensant qu’un Anglais membre du parlement est aux yeux du monde (les seuls yeux par lesquels elle voit) une alliance plus honorable que celle d’un colon des Indes occidentales, quand bien même il serait le protégé de lady Anne Percival. — Épargnez-moi votre indignation, ma chère ! — Quel regard vous me lancez ! Puisque je raisonne pour mistriss Stanhope, ne faut-il pas raisonner comme elle ? Quant aux préparatifs pour la noce, vous ne vous marierez pas, j’espère, seulement parce que votre robe de noce est faite. Quelques guinées seront perdues peut-être ; mais ne perdez pas de même le bonheur de votre vie ; ce serait une mauvaise économie. Confiez-vous à moi, ma chère, comme je me suis confiée à vous, dans le temps où j’en avais besoin ; ou bien, si vous craignez de devoir quelque chose à celle qui n’a pas craint de vous être obligée, — qu’importe à mistriss Frank quelle est la mariée, pourvu que son mémoire soit payé par mistriss Vincent, ou par mistriss Hervey. — J’espère que je vous ai convaincue, je suis sûre du moins de vous avoir fait rougir ; et c’est une satisfaction pour moi. La rougeur, dans ce moment, est l’avant-coureur de la victoire. Je triomphe ! À présent, je vais ouvrir le paquet ; vous ne me retiendrez plus la main.

Je ne veux pas vous imposer la pénitence de m’écouter une heure, ma chère amie ; mais je réclame votre promesse pour quelques minutes, dit Bélinde. Je vous remercie sincèrement de votre bonté, et je n’hésiterai jamais à vous devoir toutes sortes d’obligations.

— Des remerciemens ! des obligations ! — voilà une bonne fille ! — ma Bélinde !

— Mais, vraiment, vous ne me comprenez pas du tout ; votre raisonnement…

— Montrez-moi en quoi il n’est pas bon ; je défie la logique de tous les Percival.

— Votre raisonnement serait excellent si la base n’en était pas idéale : vous prétendez que M. Hervey est amoureux de moi.

Non, dit lady Delacour, je ne prétends rien, comme vous verrez quand j’aurai ouvert ce paquet.

Vous prétendez aussi, continua Bélinde, que je lui suis encore secrètement attachée. — Je vous assure que je ne le suis pas.

Je puis parler de cela sans ouvrir le paquet, dit lady Delacour.

Ainsi, vous regardez donc aussi comme certain, dit Bélinde, que ce n’est que la crainte de lady Anne Percival, de ma tante et du monde, qui m’empêche de rompre avec M. Vincent. Si vous voulez lire la lettre que je lui écrivais quand vous êtes entrée dans la chambre, peut-être reviendrez-vous de votre méprise.

— Ainsi, vous aimez donc de bonne foi et réellement M. Vincent ?

Pouvez-vous croire que je consentirais à l’épouser sans l’aimer ? dit Bélinde avec indignation.

— Non ; vous pouviez l’aimer, — mais pas d’une manière comparable à — en un mot, ma chère, vous pouviez vous tromper, et l’arrivée de M. Hervey aurait pu vous faire appercevoir le véritable état de votre cœur. J’ai vraiment tant de peur de vous offenser, que je puis à peine trouver des mots… mais, dans le vrai, avouez qu’il y a quelque temps vous aimiez mon pauvre Clarence ; et, en dépit des argumens de M. Percival contre les premières amours, je suis portée à croire…

Vous êtes portée, dit Bélinde, à considérer l’amour comme une maladie qu’on ne peut avoir qu’une fois.

— Vous ne seriez pas si spirituelle, ma chère, si vous éprouviez une passion. Croyez-moi, Bélinde, vous vous trompez vous-même ; vous n’avez pas d’amour pour M. Vincent ; si vous l’épousez, vous vous en repentirez, vous serez malheureuse.

— Je ne prétends pas avoir ce qui s’appelle de l’amour pour M. Vincent, et je ne crois pas même que cela soit nécessaire à mon bonheur ou au sien ; mais je l’estime, je l’aime.

Ah ! ah ! dit lady Delacour, comme font tant de gens quand ils se marient.

Ils seront heureux s’ils sont comme nous, répliqua Bélinde doucement, mais avec une fermeté dans le ton, que lady Delacour sentit. — Je me mépriserais moi-même, et je ne mériterais la pitié d’aucun être humain, si, après tout ce que j’ai vu, je me mariais seulement par des motifs de convenance et d’intérêt.

— Oh ! pardonnez-moi ! je n’ai jamais eu une pareille pensée ; je voulais seulement vous faire entendre, ma chère Bélinde, qu’un cœur tel que le vôtre est formé pour l’amour le plus tendre, le plus pur et le plus heureux.

— Le bonheur d’une femme n’est-il pas assuré par son union avec un homme aimable et vertueux ? M. Vincent s’est conduit avec moi avec délicatesse et franchise ; il m’a donné des preuves de la stabilité de ses affections et de sa confiance en mon caractère. J’ai eu tout le temps de consulter mon jugement et mon sentiment ; le premier est en sa faveur, le second n’est pas contre lui.

— Pas contre lui ! Ah ! si vous découvriez que M. Vincent entretient une Virginie, ne l’effaceriez-vous pas pour toujours de votre pensée ?

— Si je découvrais qu’il en a agi d’une manière déshonorante avec une femme quelconque, certainement je le bannirais de ma pensée.

— Aussi facilement que vous avez fait pour Clarence Hervey ?

— Peut-être plus.

— Ainsi vous convenez : — c’est tout ce que je demande, — que vous avez aimé Clarence plus que vous n’aimez M. Vincent ?

— Oui ; mais ce temps-là est entièrement passé, et jamais je n’y pense.

— Mais si vous étiez forcée d’y penser, ma chère ; si Clarence Hervey se proposait, ne jetteriez-vous pas un regard en arrière ? cela ne ferait-il aucun changement ?

— Aucun.

— Vous le refuseriez ?

— Sans hésiter.

S’il en est ainsi, je vais lire mes lettres dans ma chambre s’écria lady Delacour se levant précipitamment et d’un air triste.

Votre chagrin ne peut pas même, ma chère amie, dit Bélinde, changer ma détermination ; et je peux supporter votre colère, parce que je sais qu’elle vient de votre amitié pour moi.

— Je ne vous ai jamais aimée aussi peu que dans cet instant, Bélinde.

— Vous me rendrez justice quand vous serez de sang froid.

De sang froid ! répéta lady Delacour en quittant la chambre ; je ne souhaite pas de l’être jamais autant que vous, Bélinde.

Le paquet de lettres de Clarence Hervey contenait l’histoire de sa liaison avec Virginie de Saint-Pierre.

J’étais revenu de mes voyages (disait Hervey) un an avant que d’avoir vu pour la première fois miss Bélinde Portman. J’étais en France à la veille de la révolution, et dans le moment où le luxe, la dissipation et l’esprit de galanterie étaient à leur plus haut période. Je sentais que des êtres qui ne sont que vanité, affectation et artifice, dont les goûts sont pervertis et les sentimens dépravés, ne peuvent donner ni goûter aucun bonheur réel. Les œuvres de Rousseau, que je lus dans le même temps, ne contribuèrent pas peu à me confirmer dans cette manière de voir et de sentir. Mon imagination s’exalta sur la possibilité de trouver une Julie, que je formerais pour devenir la compagne de mes jours ; et je résolus de renoncer à tout projet de mariage, s’il fallait ne choisir qu’entre les femmes élevées pour le monde. Je revins en Angleterre pour y chercher l’objet qui devait me fixer.

Ce n’était point une chose facile que d’accomplir mon projet. On trouve aisément la beauté dans le malheur, et l’ignorance dans la pauvreté ; mais ce que l’on ne trouve pas aussi facilement, c’est la simplicité sans bassesse, sans cette teinte vulgaire qui répugne à l’homme qui a vécu en bonne compagnie. Ce qu’on ne trouve pas aisément, c’est l’ingénuité sans grossièreté, et l’ignorance sans préjugé ; c’est un esprit qui, quoique sans culture, vous garantisse le succès de l’instruction ; un cœur qui s’ignore, mais qui puisse apprendre à se connaître, qui soit également susceptible des délicatesses du sentiment et de l’enthousiasme de la passion. Je cherchai longtemps, et enfin je crus avoir découvert cet objet dont mon imagination m’avait créé le modèle.

Dans une belle soirée d’automne, je faisais une promenade à cheval, au travers de New-Forest. Je quittai la grande route pour suivre un sentier peu battu, et, tout en méditant sur les beautés de la nature, je laissai arriver le coucher du soleil, avant de songer à retourner chez moi. Un chien, qui sortit du bois pour aboyer après moi, me servit de guide ; je le suivis, et j’arrivai à une esplanade, au milieu de laquelle était une petite habitation simple et propre, entourée d’arbrisseaux et d’une palissade qui renfermait un jardin.

En m’approchant, je vis une jeune fille qui arrosait des rosiers fleuris, et une vieille femme qui cueillait des roses pour les mettre dans un panier. La vieille ressemblait à toutes les vieilles ; quoique sa physionomie eût quelque chose de remarquablement doux ; mais la jeune fille me parut plus belle que toutes les femmes que j’avais connues. Les derniers rayons du soleil éclairaient sa physionomie ; le zéphyr du soir agitait ses cheveux blonds ; la rougeur de la modestie couvrit ses joues lorsqu’elle jeta ses regards sur moi. La douce et tendre expression de ses grands yeux bleus me fit complétement oublier que je m’étais approché pour demander le chemin. La vieille ne m’apperçut que lorsque je fus tout près d’elle ; mais, à l’instant où elle me vit, elle dit à la jeune fille de porter le panier de roses dans la maison. Celle-ci, en passant devant moi, me présenta une rose en souriant, et me pria de l’accepter.

Allons, donc, Rachel ! s’écria la vieille, rentre tout de suite ! la voix de la vieille lui fit peur ; elle tressaillit, et le panier tomba. En ramassant ses roses, elle déploya les graces de sa taille, de ses bras arrondis et de ses mains délicates : tous ses mouvemens était gracieux, faciles, charmans.

Rentre donc, je te dis ! reprit la vieille d’un ton grondeur, je ramasserai les roses. — Oui, ma grand’maman, répondit la jeune fille les larmes aux yeux ; et elle rentra sur-le-champ. La porte se referma sur elle, avant que j’eusse repris assez de présence d’esprit pour demander à la vieille où était mon chemin ; dès que sa petite fille fut retirée, elle se radoucit, et me reconduisit très-obligeamment.

Quelques jours après, je revins visiter ce lieu, qui me semblait déjà un paradis terrestre. Mais l’habitation était fermée ; le chien n’aboyait point ; la cheminée ne fumait pas ; les rosiers n’avaient point été arrosés, et un panier à moitié plein de roses fanées était à terre au milieu du jardin. Je descendis de cheval, j’essayai d’ouvrir la porte de la maison ; elle était fermée à la clef. J’écoutai, et je n’entendis rien ; je fis le tour de l’habitation, et je vis une petite fenêtre entr’ouverte. Je m’en approchai, et je crus entendre une voix plaintive qui articulait quelques sons ; j’écartai doucement un rideau qui était en dedans, mais je ne pus rien découvrir : la chambre était sombre, et je ne voyais rien ; mais j’entendis des gémissemens sourds ; et enfin la voix répéta :

Oh ! parlez-moi ! parlez-moi encore une fois seulement !

J’essayai de donner plus de jour dans la chambre, en ouvrant tout-à-fait le rideau qui l’obscurcissait ; et je vis la jeune fille, qui, se levant d’auprès du lit, où elle était à genoux, le visage baigné de larmes, et les cheveux épars, me fit signe d’entrer. Elle me montra alors la pauvre femme étendue sur son lit, et me dit avec l’accent de la plus vive douleur :

Elle ne peut plus me parler ; — il y a trois jours qu’elle ne peut se remuer ; mais pourtant elle n’est pas morte ! sûrement elle n’est pas morte !

La vieille femme avait une attaque de paralysie ; cependant, comme je m’approchai du lit, elle ouvrit les yeux, et les fixant sur moi, elle étendit sa main desséchée vers sa fille qu’elle saisit fortement par le bras ; puis, faisant un effort pour se mettre sur son séant, elle m’ordonna de sortir. La violence du sentiment qui l’animait épuisa le peu de forces qu’elle avait encore ; et elle retomba sur son lit agitée de mouvemens convulsifs.

Je sortis précipitamment, et, montant à cheval, je courus à toute bride chercher un médecin, dont les soins ranimèrent la pauvre femme au point qu’on l’entendit parler assez distinctement. Elle sentait néanmoins sa fin approcher, et paraissait résignée à son sort. Je retournai souvent à la chaumière ; mais, quoique cette pauvre femme fût reconnaissante de mes soins, ma présence semblait lui être pénible ; elle jetait des regards inquiets sur sa fille et sur moi. Enfin, un jour elle dit un mot à l’oreille de la jeune personne, qui sortit à l’instant de la chambre. Alors elle me fit signe d’approcher de son lit, et me dit :

Vous avez peut-être cru, monsieur, que je n’étais pas dans mon bon sens le jour où je vous dis avec tant de vivacité, sortez ! ce fut tout ce que je pus dire, alors ; et, à la vérité, je ne puis guère mieux me faire entendre à présent ; mais, que la volonté de Dieu soit faite ! tout ce que je voulais vous dire est pour cette pauvre enfant.

Je l’écoutai avec un vif intérêt, elle s’arrêta ; et mettant sa main glacée sur la mienne, elle me dit, en me fixant attentivement :

Vous avez l’air bon et sensible ; mais qui peut se fier aux apparences ! celui qui a fait mourir ma pauvre fille de chagrin n’avait pas non plus l’air d’un méchant. Elle avait à peine seize ans lorsque ce malheureux l’enleva d’une pension ; il l’épousa secrètement, et abandonna, au bout de deux ans, sa femme et son enfant, sans qu’on ait jamais pu, depuis, avoir aucune nouvelle de lui. Ma fille mourut de douleur : Rachel n’avait encore que trois ou quatre ans. Le bel enfant que c’était ! Dieu fasse grace à son père !

Elle s’arrêta pour contenir son émotion ; ensuite elle ajouta :

Ma seule consolation, c’est que j’ai donné tous mes soins à Rachel. Je n’aurais pas voulu, pour rien au monde, la mettre dans une pension. Non ! elle ne m’a pas quittée un moment depuis sa naissance ; nous avons vécu ensemble dans cette chaumière, séparée du reste du monde ; vous êtes le seul homme qu’elle ait jamais vu ; c’est l’innocence même que ma Rachel. Oh ! monsieur, si vous voulez obtenir la miséricorde de Dieu quand vous serez comme moi au lit de la mort, épargnez l’innocence de cette enfant ! ne venez pas la chercher quand je serai morte. Promettez-moi que vous ne causerez pas la ruine de mon enfant ; et je pourrai mourir en paix.

Je fus profondément touché ; je fis la promesse qu’elle me demandait, et je la confirmai, à sa prière, par un serment solennel.

À présent, je suis tranquille, dit-elle, tout-à-fait tranquille ; Dieu vous bénisse, pour le bien que vous m’avez fait ! Il y a, ici près, une mistriss Smith, la femme d’un bon fermier qui nous connaît bien ; elle aura soin de pourvoir à ma sépulture ; et m’a promis de se charger de ma fille, et de recueillir pour elle le peu de bien que je lui laisse ; vous promettez de ne jamais la revoir ?

Moi, répondis-je, je ne vous ai point promis cela.

La pauvre femme parut de nouveau inquiète sur le sort de sa fille.

Ah ! mon cher monsieur, dit-elle, croyez-moi ; c’est pour votre bien à tous deux. Si vous la revoyez vous ne pourrez pas vous empêcher de l’aimer ; et elle-même… La pauvre petite ! comme elle vous souriait innocemment en vous offrant cette rose ! oh ! monsieur, je vous en conjure, renoncez à la revoir ; je ne puis pas moi-même l’éloigner de vous, c’est trop tard. Je sens bien que cette nuit sera la dernière de ma vie ; promettez-moi de ne jamais revenir ici.

Après le serment solennel que j’ai prononcé, lui dis-je, cette promesse serait inutile ; confiez-vous à mon honneur.

Ah ! oui, l’honneur ! l’honneur ! c’est le mot que répétait celui qui a trahi sa mère ; et qui l’a laissée mourir dans l’abandon.

L’émotion était trop violente pour ses forces ; elle retomba épuisée, et ne prononça pas une seule parole. Une heure après, elle expira dans les bras de sa petite fille. La malheureuse orpheline ne pouvait se persuader que sa grand’mère eût cessé de vivre ; elle nous faisait signe, au chirurgien et à moi, de garder le silence, afin de l’entendre respirer. Elle baisait ses lèvres glacées, ses joues flétries, ses paupières que la mort avait fermées pour jamais ; puis elle s’efforçait de la réchauffer. Enfin les signes de la mort devinrent trop évidens pour lui laisser le moindre doute ; elle se jeta à genoux, et s’écria :

Elle est donc morte sans me donner sa bénédiction ! je ne l’entendrai plus bénir son enfant chéri !

Nous la transportâmes au-dehors de la maison, et, quand elle fut un peu calmée, je la laissai aux soins du chirurgien, et j’allai chercher mistriss Smith, dont sa grand mère m’avait parlé.

Vous m’abandonnez donc aussi ? me dit-elle, en fondant en larmes. Je me sentis trop vivement ému par ses pleurs pour oser me livrer à mon sentiment ; je la quittai avec précipitation, et je ne revins que le lendemain.

Sa simplicité, sa sensibilité, me charmaient : il me semblait qu’elle aurait pu se passer de beauté. L’idée de m’attacher par les liens de la reconnaissance et du sentiment un être pur, désintéressé et sans art, enflammait mon imagination, et me paraissait le rêve le plus délicieux à réaliser. La culture de son esprit allait être une occupation facile et douce ; et toutes les difficultés de l’entreprise disparaissaient devant l’ardeur de mes espérances. La sensibilité, me disais-je, est la source des grands talens et des grandes vertus : Il est évident qu’elle est douée d’une sensibilité exquise ; je développerai cette faculté avec adresse, avec patience, avec délicatesse ; j’aurai soin de mériter ma récompense, avant de la demander.

Le lendemain je revins à la cabane, accompagné de mistriss Ormond, qui était réellement la meilleure personne du monde. Elle parut plaire à la jeune orpheline, et mistriss Smith consentit sans peine à mettre celle-ci sous sa protection. Mistris Smith savait peu de détails sur la jeune fille ; mais cela s’accordait avec ce que j’en avais appris. Voici ce qu’elle me raconta :

— Cette vieille dame, dit-elle, était une personne extraordinaire dans sa conduite avec sa petite-fille ; mais, dans le fond, l’on ne peut pas la blâmer, après le malheur dont sa fille a été la victime. Il y a bien des années qu’elle habitait cette maison isolée dans la forêt, et elle vivait du produit de ses ruches, et en faisant de l’eau de rose. Elle s’est toujours refusée à mettre Rachel dans une pension, disant qu’il ne fallait pas qu’elle fût élevée au-dessus de ses moyens, ce qui avait été la perte de sa fille. Elle n’a pas voulu non plus que Rachel apprît à écrire : et je trouve qu’elle n’avait pas tant de tort ; car toutes ces écritures ne font souvent que mettre l’amour dans la tête des jeunes filles. Eh bien, malgré cela, cette enfant a appris à lire, et elle aime beaucoup les livres. C’était un tourment pour la pauvre grand’mère, parce qu’elle avait toujours peur qu’elle ne lût quelque chose qu’il n’eût pas fallu lire. Un jour je me souviens qu’elle fut dans une inquiétude terrible, parce que j’avais apporté je ne sais quoi, qui était dans un papier public : la défunte le jeta au feu avec précipitation, quand elle eut apperçu ce qu’il y avait sur ce papier. Et puis les hommes, c’était bien autre chose ! Jamais cette enfant n’a parlé à un homme : jamais la vieille n’a laissé entrer un homme dans son habitation. Je me suis souvent moquée d’elle, moi ; je lui disais : Ne faut-il pas qu’elle apprenne à parler aux hommes ? Un jour viendra qu’elle sera plus facile à séduire, parce que vous ne lui parlez jamais de séduction. Tout était inutile : elle n’entendait pas raison sur ce point. Je ne faisais que la tourmenter ; je n’en parlai plus.

On a raison de dire qu’il ne faut pas parler mal des morts : aussi ne voudrais-je pas dire contre cette pauvre femme des choses qui fissent tort à sa mémoire ; mais, pour des bizarreries, elle en avait de tout-à-fait singulières. Un jour elle se mit dans une colère épouvantable, parce que Rachel avait trouvé le portrait d’un homme : comme si un portrait pouvait faire du mal à quelqu’un : c’était celui d’un de mes enfans. Moi, je commençai par en rire, et puis je m’arrêtai, parce que je vis que la pauvre femme avait les larmes aux yeux, et que je compris qu’elle pensait à sa fille défunte. De ce moment-là, je lui promis d’avoir soin de sa petite-fille, si elle venait à mourir. Et je pensai que, par la suite, elle pourrait peut-être devenir la femme d’un de mes fils, quoiqu’elle soit bien un peu trop délicate pour les travaux de la campagne. — Pour honnête et douce, si celle-là ne l’est pas, il n’y en a point au monde. Puisqu’il a plu à Dieu de vous envoyer, monsieur, ainsi que madame que voilà, pour prendre soin de cette enfant, je vous la remets en toute confiance : elle emportera avec elle ce qu’elle voudra.

Rachel ne voulut rien emporter qu’un chardonneret apprivoisé qu’elle aimait tendrement. Il y avait en elle une chose qui ne me semblait point d’accord avec le reste : c’était son nom. Ce nom de Rachel me faisait un effet désagréable. Je résolus de le changer, en lui trouvant des rapports avec l’héroïne de Bernardin de Saint-Pierre : je la nommai Virginie.

Madame Ormond était la mère de mon premier gouverneur. La mort de son fils l’avait laissée dans une position si gênée, qu’elle fut obligée d’avoir recours à ses amis pour subsister. Je connaissais tout son mérite ; j’avais pour elle beaucoup d’attachement et de respect ; j’avais considéré comme de mon devoir de lui donner quelque aisance. Ce n’était point une femme fort instruite, ni d’un esprit supérieur. Elle n’avait aucun de ces talens qui excitent l’admiration ; mais elle avait une parfaite égalité d’humeur, un cœur aimant et un caractère aimable. Je connaissais son intégrité ; et j’étais sûr qu’elle suivrait exactement mes intentions : je comptais suppléer par moi-même à ce qui pouvait lui manquer du côté de l’instruction.

Je la plaçai, avec son élève, dans une habitation que je louai à Windsor ; et j’exigeai sa promesse solennelle qu’elle ne ferait ni ne recevrait aucune visite. M. Moreton, respectable ecclésiastique, était seul excepté : il venait tous les dimanches nous lire des prières. Virginie ne témoignait jamais le moindre desir de porter ses regards plus loin que l’enceinte du jardin de la maison. Cette solitude n’était pas plus complète que celle dans laquelle elle avait vécu, et semblait remplir tous ses desirs. Elle était parfaitement indifférente à tout ce qui était luxe ; les seuls objets qui excitassent fortement son attention et son intérêt étaient ceux qui lui rappelaient la cabane où elle avait vécu.

Je lui demandai un jour si elle serait contente d’aller vivre dans cette cabane.

Elle hésita d’abord à me répondre ; puis elle me dit, d’une voix émue :

— Oui, certainement, si vous y habitiez avec moi.

— Chaque jour je croyais découvrir en elle des sentimens analogues à cette réponse ingénue ; et chaque jour aussi je lui trouvais des qualités et des talens nouveaux. Je me plaisais à la comparer aux élèves de l’affectation et de l’artifice, dont j’avais été si long-temps entouré, et je m’exerçais à éprouver la rectitude naturelle de son jugement et de sa naïve simplicité. Je lui présentai un jour des boucles d’oreilles de diamans à côté d’une rose, en lui demandant lequel elle préférait ; elle prit la rose, qu’elle mit sur son sein, en disant :

— Ah ! quelle charmante odeur ! elle me rappelle notre heureuse cabane. — Regardant ensuite les diamans, elle dit :

— Comme cela brille ! À quoi cela sert-il ? — Ensuite examinant la monture, elle parut beaucoup plus occupée de la manière dont les boucles s’ouvraient et se fermaient que de l’éclat des brillans. Madame Ormond lui dit qu’on suspendait ces bijoux aux oreilles. Elle se mit à rire, et elle demanda comment on pouvait les faire tenir.

— N’avez-vous jamais remarqué que j’en porte moi-même ?

— Oui ; mais ils ne sont pas comme ceux-là. Laissez-moi voir : je n’ai jamais remarqué comment vous les faites tenir. Oh ! vous avez de petits trous aux oreilles ! mais moi je n’en ai point. —

Madame Ormond lui dit que rien n’était plus facile que de lui percer les oreilles avec une aiguille. Elle fit un mouvement en mettant une main sur son oreille, et repoussant de l’autre les diamans, elle s’écria :

Non, non, non !… à moins, ajouta-t-elle en me regardant d’un air gracieux, à moins que cela ne vous fasse plaisir.

— Je fus à peine maître de moi, en entendant prononcer ces paroles. Cette absence totale de prétentions et de vanité me parut l’indice le plus sûr d’un jugement sain. Si Virginie eût été moins jolie, j’aurais peut-être jugé avec plus de sang froid son indifférence pour les objets de parure. Isolée comme elle était du monde, sans objets de comparaison, d’émulation et de rivalité, sans occasion de briller par ses avantages extérieurs, elle ne devait naturellement mettre aucun prix à ce qui peut relever l’éclat de ses charmes : les diamans lui étaient aussi inutiles que les guinées l’étaient à Robinson Crusoé. Son ignorance parfaite du monde donnait à ses moindres observations une originalité qui m’intéressait vivement. Toutes ces idées de bonheur se concentraient dans les objets dont elle avait été entourée dès son enfance. Le long séjour qu’elle avait fait dans la demeure champêtre dont je l’avais tirée lui avait donné, pour les beautés de la nature, un goût passionné. Toutes les fois que je lui montrais des tableaux ou des dessins, ses observations indiquaient ce tact naturel qui semble si précieux à ceux qui ont un goût sûr et bien exercé. Tout ce que Virginie possédait d’aimable et d’estimable avait encore pour moi plus de charmes : j’avais su découvrir ces précieux trésors de la nature ; j’étais parvenu à développer des qualités charmantes. Ses affections, n’ayant d’autre objet que moi et son institutrice, semblaient d’autant plus fortes qu’elles étaient plus concentrées. La familiarité, l’abandon même de ses manières, devaient exciter dans mon ame les sentimens les plus purs et les plus généreux, en même temps qu’ils redoublaient mon attachement. Je la traitais avec la réserve la plus délicate : le serment que j’avais fait était toujours présent à ma pensée, et je sentais avec quelque orgueil que, n’eussé-je point été lié par cet engagement solennel, je n’en aurais pas été moins sûr de moi-même.

Je jouissais d’avance de la satisfaction que j’aurais à me montrer supérieur aux considérations de fortune et aux préjugés du monde dans le choix d’une femme ; mais je ne sentais pas moi-même jusqu’à quel point mon attachement s’était accru dans un temps si court : un incident me le fit remarquer.

C’est aujourd’hui le jour de naissance de Virginie, me dit un jour madame Ormond : elle a dix-sept ans.

— Comment ! elle n’a que dix-sept ans ! c’est encore une enfant.

Certes, tant mieux ! répondit madame Ormond.

— Certes, tant pis ! mais je suis sûr qu’elle se trompe au moins d’un an : elle doit avoir dix-huit ans.

— À Dieu ne plaise ! nous n’avons pas trop de temps devant nous. Vous devez desirer, je pense, ajouta-t-elle, que votre femme sache au moins ce que tout le monde sait.

Oh ! quant à cela, je m’en passerai fort bien, repris-je.

Mais enfin, dit-elle, vous voulez que votre femme sache écrire ?

— Oui.

— Eh bien, il n’y a que deux mois qu’elle est entre mes mains ; je n’y ai pas épargné ma peine ; mais je vous assure que ce n’est point une chose facile que d’apprendre à écrire à cet âge. Vous m’avez défendu de lui parler de l’avenir, sans quoi je saurais bien un moyen d’exciter son émulation : je lui dirais qu’elle ne recevra point de lettres de vous qu’elle ne soit en état d’y répondre ; mais ce serait une bien grande imprudence, soit par rapport à elle, soit par rapport à vous-même ; parce que, si vous changiez d’avis avant qu’elle fût en âge d’être votre femme, vous ne sauriez plus que faire d’elle. Avec la disposition tendre que nous lui voyons, elle serait extrêmement malheureuse si vous l’abandonniez. Tout va bien tant qu’elle ne sait rien.

Je ne prévoyais guère la possibilité de changer de projet sur le compte de Virginie ; cependant je sentis tout le bon sens qu’il y avait dans les observations de mistriss Ormond, et j’éprouvai une sorte d’effroi en sentant que la passion me rendait incapable de faire des réflexions si simples. Je résolus de prendre de l’empire sur moi-même ; je me répétais que c’était une femme que je cherchais, et non une maîtresse ; et je sentais bien qu’une femme, quelque belle, quelque sensible qu’elle pût être, ne serait point véritablement ma compagne et mon amie, si elle était profondément ignorante.

Je ne pouvais croire que Virginie eût véritablement de l’attachement pour moi. Quant à mistriss Ormond, elle en était convaincue ; mes doutes revenaient sans cesse, et elle avait à cœur de me convaincre. Elle chercha donc à la sonder ; et un jour, pendant qu’elle donnait à manger à son chardonneret, mistriss Ormond lui dit :

Virginie, je suis sûre qu’il n’y a rien au monde que vous aimiez autant que ce petit oiseau.

Ah ! répondit Virginie en souriant, comment pouvez-vous croire cela ?

— Au moins, vous l’aimez mieux que moi, que M. Hervey ? je gage.

— Quelle idée ! vous me croyez assez ingrate pour préférer un petit oiseau à mon bienfaiteur ? Le chardonneret se mit à chanter et à sauter sur l’épaule de Virginie. Mon cher petit chardonneret, continua-t-elle, vous êtes bien gentil, bien aimable ; mais si M. Hervey me disait un mot, j’ouvrirais la fenêtre, et je vous donnerais la liberté. Peut-être a-t-il envie que je m’en défasse ? poursuivit-elle en regardant mistriss Ormond. Est-il vrai ? le lâcherai-je ? et elle s’approcha pour ouvrir la fenêtre.

Doucement, doucement, ma chère amie, lui dit son institutrice ; votre imagination va bien vîte !

J’ai cru voir quelque chose dans votre regard, reprit Virginie.

Et moi j’ai pensé à une chose, dit mistriss Ormond.

À quoi donc ? à quoi donc ? dit vivement la jeune personne, en rougissant beaucoup.

Je vous le dirai un jour, répondit mistriss Ormond. Puis, observant que Virginie gardait le silence de l’embarras, elle ajouta : Mon intention n’a point été de vous faire un reproche, ni de vous blâmer, ma chère amie. Il est très-naturel que vous ayez de la reconnaissance pour M. Hervey, et même que vous l’aimiez jusqu’à un certain point.

Virginie leva les yeux, et le plaisir brillait dans ses regards.

M. Hervey, continua mistriss Ormond, est un de ces hommes les plus distingués et les plus excellens qui existent ; et je vous en aime mieux, ajouta-t-elle en l’embrassant, de voir que vous l’aimez aussi. Il faut seulement prendre garde que cet attachement n’aille pas trop loin.

Et comment, reprit Virginie, pourrais-je vous aimer trop l’un et l’autre ?

Pour moi, non, sans doute.

— Ni lui non plus, parce qu’il est si bon, si bon, que je ne l’aime point peut-être assez ; c’est-à-dire je l’aime bien assez quand je ne le vois pas ; mais, quand je le vois, c’est autre chose. Il se mêle alors une sorte de crainte à mon sentiment. J’ai une extrême envie de lui plaire ; et pourtant, s’il me donnait des témoignages d’attachement comme ceux que vous venez de me donner tout-à-l’heure, je crois que cela me ferait une espèce de peine.

— Ma chère enfant, vous avez bien raison ; cela ne serait point convenable.

— Réellement, ai-je raison ? j’avais peur que ce ne fût un signe que je ne l’aimais pas autant que je le devais.

— Oui, oui, ma pauvre petite, vous l’aimez bien assez.

— Ah ! j’en suis bien aise !

Mistriss Ormond contente de ses découvertes, changea de conversation. Elle ne me dit point cela d’abord : elle ne voulait ni mettre mon imagination trop en jeu, ni exalter la sensibilité de Virginie avant que son éducation fût plus avancée et son jugement plus formé.

Cependant je continuais à croire Virginie indifférente ; et, pour être conséquent dans mes résolutions, pour laisser à mistriss Ormond le temps d’achever son ouvrage, je me jetai dans le monde, et je renouvelai connaissance avec lady Delacour. Elle avait conservé de moi un souvenir agréable ; elle me reçut avec une distinction marquée, et je devins un des hommes les plus assidus de sa société. Son esprit, ses graces me charmaient ; personne ne me faisait passer le temps plus agréablement dans le monde : elle paraissait flattée de mon assiduité ; elle me montrait le plaisir qu’elle avait à causer avec moi ; et c’est une séduction assez sûre que de voir distinctement qu’on plaît beaucoup. Je n’avais pensé d’abord qu’à m’amuser ; mais, à côté de ses talens brillans, je lui trouvai des qualités qui m’attachèrent.

Je m’apperçus que mon attachement pour Virginie prenait un caractère plus calme. Dans la société de lady Delacour, toutes mes facultés étaient en action ; et je sentais mieux ma propre portée. Quand j’étais auprès de Virginie, les pouvoirs de mon intelligence étaient, pour ainsi dire, passifs, et cette comparaison n’était pas à l’avantage de ma jeune pupille. Cependant, je sentais aussi que sa simplicité naïve me reposait de ce luxe d’esprit, de vivacité, de gaieté, qui allait quelquefois jusqu’à me fatiguer chez lady Delacour. En quittant celle-ci, il m’arrivait souvent de me dire : Je ne voudrais pas pour rien au monde que ma femme eût autant d’esprit et autant de besoin de le montrer. Alors Virginie, avec sa parfaite innocence, sa naïveté, son petit cercle d’idées, me semblait la personne par excellence, pour assurer mon bonheur domestique.

Telles étaient les dispositions de mon cœur, lorsque je rencontrai dans le monde miss Bélinde Portman. Je me prévins d’abord contr’elle, parce que c’était une nièce de mistriss Stanhope ; mais plus je la vis et plus ma prévention s’affaiblit. En comparaison de Bélinde, Virginie me parut un enfant insipide : Bélinde pouvait devenir véritablement la compagne de ma vie ; je ne voyais pas encore clairement comment Virginie pouvait être autre chose que mon élève, mon enfant adoptif. Bélinde avait un esprit actif et orné, un goût exquis, un jugement sûr, un cœur sensible et une tête froide. Virginie était indolente : elle n’avait qu’un petit nombre d’idées, et ne cherchait point à les étendre. Son ignorance du monde était si complète, que l’apprentissage qu’elle aurait à en faire serait nécessairement accompagné d’inconvéniens et de quelques dangers. Je me plaisais à me confier en l’innocence de Virginie ; mais la prudence de Bélinde me promettait plus de sécurité : Virginie avait l’instinct de ce qui est bien, les vertus de Bélinde étaient le fruit du sentiment et de la raison.

Mistriss Ormond, avec tout son bon sens et ses bonnes intentions, n’avait pas les moyens nécessaires pour diriger l’imagination et l’ardente sensibilité de Virginie. La tâche était d’autant plus difficile que la solitude dans laquelle cette enfant avait vécu et vivait encore était plus parfaite, sans autre objet d’affection que son bienfaiteur, qu’elle voyait rarement, et son institutrice qu’elle voyait sans cesse ; privée de toute occasion d’observer, d’exercer ses organes et ses facultés à recevoir et à comparer les impressions. L’esprit de Virginie passait de l’indolence absolue à des projets enchanteurs de félicité. Elle n’avait rien appris que par les livres ; elle les regardait comme la source de toute instruction, et l’aliment le plus agréable à la curiosité. Elle était passionnée pour la lecture ; sa grand mère avait été très-sévère sur ce point.

Tout en prescrivant à mistriss Ormond un choix scrupuleux parmi les romans, je n’avais pas prétendu en interdire la lecture à Virginie. Les bons romans me semblaient propres à lui donner des idées assez justes du monde.

Elle y trouvera, me disais-je, de quoi ouvrir ses dispositions naturelles à tout ce qui est honnête et bon, et de quoi enflammer son enthousiasme pour tout ce qui est grand, élevé, généreux. Elle dévorait ces ouvrages d’imagination ; et mistriss Ormond, soupçonnant qu’ils lui exaltaient trop la tête, trouvait commode de nourrir ainsi sans effort l’activité de sa pupille, et de remplir les vides que laissait dans leur vie l’absence des intérêts ordinaires de la société.

Un soir, la jeune personne trouva sur la cheminée de mistriss Ormond Paul et Virginie. Sa curiosité fut vivement excitée : elle savait que je l’avais fait peindre dans le costume de la Virginie de Saint-Pierre ; que je l’avais nommée d’après cette héroïne : c’en était bien assez pour qu’elle desirât ardemment de le lire. Mistriss Ormond fut embarrassée ; ce charmant ouvrage n’était pas sur le catalogue des romans permis, mais ne ressemblait pourtant point aux romans exclus. Je n’étais pas là pour donner mon avis : Virginie était pressante ; son institutrice crut qu’il y avait moins d’inconvénient à céder à sa curiosité qu’à la piquer davantage par des refus.

Virginie, en possession du livre, ne le quitta pas qu’elle ne l’eût presque achevé. Elle paraissait si absorbée dans cette lecture, que mistriss Ormond en prit de l’inquiétude.

À quoi pensez-vous donc si sérieusement, ma chère amie ? lui dit-elle : Montrez-moi cet endroit où vous vous êtes arrêtée.

— Oh ! non, non !

— Eh ! pourquoi donc ? Avez-vous peur de moi ?

— Ce n’est pas de vous que j’ai peur, c’est de moi-même.

— Voyons donc ce passage ? Mistriss Ormond prit le livre, que Virginie ne lâcha qu’avec peine, elle lut le morceau suivant :

« Elle pense à l’amitié de Paul, plus douce que les parfums, plus pure que l’eau des fontaines, plus forte que les palmiers unis ; et elle soupire. Elle songe à la nuit, à la solitude, et un feu dévorant la saisit. Aussitôt elle sort, effrayée de ces dangereux ombrages, et de ces eaux plus brûlantes que les soleils de la zone torride. Elle court auprès de sa mère chercher un appui contre elle même. Plusieurs fois, voulant lui raconter ses peines, elle lui pressa les mains dans les siennes ; plusieurs fois elle fut près de prononcer le nom de Paul ; mais son cœur oppressé laissa sa langue sans expression, et, posant sa tête sur le sein maternel, elle ne put que l’inonder de ses larmes. »

Et ne suis-je donc pas votre mère, ma chère Virginie ? reprit mistriss Ormond. Quoique je ne sache pas vous exprimer mon affection en une langue si douce, croyez que jamais une mère n’aima sa fille avec plus de tendresse.

Virginie, en larmes, se jeta dans les bras de sa protectrice, sans pouvoir articuler une parole.

Pourquoi ne me parlez-vous pas, ma bonne amie ? lui dit celle-ci. Je sais quel est le nom qui est prêt à sortir de votre bouche : il ne me surprendra point.

Comment pouvez-vous savoir ce que je sens ? dit Virginie, en regardant son institutrice avec timidité. Je ne sais pas bien moi-même ce que j’ai dans le cœur : c’est un peu d’un livre, et un peu d’un autre.

— Mais, qu’est-ce qui vous a tant frappée dans ce que vous venez de lire ?

— Je me demandais si c’était bien là ce qu’on appelle de l’amour ; mais je vous assure que je n’avais pas sur les lèvres le nom que vous dites.

— Il ne faut point vous en défendre, ma chère Virginie ; dans votre position, il est impossible que vous n’aimiez pas M. Hervey.

— Réellement !

— Tout-à-fait impossible ; ainsi, il ne faut pas vous en vouloir pour cela.

— Je ne m’en veux pas non plus ; au contraire, je m’en veux de ne pas l’aimer assez.

— Plus vous me dites cela, plus je suis convaincue de votre affection pour lui ; c’est le plus sûr symptôme de l’amour, que de croire qu’il n’est pas assez fort. Quand on aime bien, il semble qu’on n’aime point assez.

— Je suis tout de même avec M. Hervey.

— C’est tout-à-fait naturel ; et tôt ou tard il pensera de même.

— Tôt ou tard ! et à présent que pense-t-il ?

— Eh, mais… quelle question ! nous devons juger de ce qu’il pense par ce qu’il exprime : quand il dit qu’il vous aime, il faut le croire.

— Il m’a toujours montré qu’il m’aimait ; mais, depuis quelque temps, quand il vient, il a l’air sérieux et presque fâché.

— Quelle folie ! ne vous tourmentez pas de ces idées-là.

— J’ai des doutes et des craintes que je ne puis vaincre ; mais il faut me retirer ; car il est bien tard, et je vous empêche de vous coucher.

Non, non, je n’ai pas sommeil : dites-moi tout ce qui vous afflige.

— Eh bien, je vous dirai donc… Ah ! mistriss Ormond, vous le voulez, — je tremble de vous le dire ; — je crains toujours — que M. Hervey n’aime mieux une autre que moi.

— Ma chère enfant, n’ayez point cette crainte. — Il est tard, il faut, vous coucher…

Ce fut peu de temps après cette conversation que M. Rochefort et sir Philip Baddely escaladèrent le jardin pour voir ce qu’ils appelaient ma maîtresse. Virginie fut effrayée, et dégoûtée de leur présence et de leurs discours. Ces personnages ne répondaient à rien de ce qu’elle avait dans l’imagination ; et leur langage était si complétement différent de tout ce qu’elle avait lu, qu’elle les comprenait à peine.

Par dieu ! lui dit l’un d’eux, vous ne pouvez pas aimer l’homme qui vous tient en prison ici ; venez avec un de nous, nous vous débarrasserons de ce tyran.

Ce n’est point un tyran, et je l’aime autant que je vous déteste, dit Virginie avec une expression de dégoût et d’horreur.

Bonne actrice ! sur mon honneur, bonne actrice ! il la mettra au théâtre quand il n’en voudra plus. Vous avez raison, ma fille ; faites la prude : il vous épousera peut-être. Or çà ! vous ne voulez pas venir ? Eh bien, adieu, au revoir…

Cette scène laissa à Virginie une profonde impression de tristesse ; cette idée de passer pour la maîtresse de Clarence Hervey l’humiliait excessivement. Les romans lui avaient inspiré les idées les plus relevées de la délicatesse d’une femme. Mistriss Ormond, qui vit qu’elle se tourmentait, lui dit qu’elle écrirait à M. Hervey pour qu’il vînt.

— Il me semble que j’aurai honte de le voir après ce qui s’est passé. Mais dites-moi je vous prie, ma chère amie, que voulait dire cet insolent quand il prétendait que M. Hervey m’épouserait peut-être ?

— Il disait une sottise, et cela ne vaut point la peine de vous inquiéter.

Ma chère mistriss Ormond, ne vous détournez pas au lieu de me répondre ; jamais je n’ai eu tant besoin de vous entendre.

— Eh bien, ma chère amie, que voulez-vous donc que je vous dise ?

— Une chose, une seule chose, et vous mettrez mon cœur tranquille.

M. Hervey desire-t-il que je devienne sa femme ?

— Mais… ma chère enfant… je ne peux pas vous dire cela… peut-être son cœur n’est-il pas encore décidé.

Virginie se couvrit le visage de ses deux mains, et se mit à fondre en larmes. Mistriss Ormond ne put tenir à ces accens de douleur ; elle se dit à elle-même : il se décidera sûrement à l’épouser : pourquoi ne tarirais-je pas ces larmes, en offrant à ma pauvre Virginie la certitude d’être aimée, adorée ? Sans faire attention si Clarence avait fixé son choix sur Virginie, elle lui parla de son sentiment pour elle dans les termes les plus positifs. Les larmes de Virginie cessèrent de couler, son cœur s’ouvrit à un espoir si cher, si consolant, et elle chercha, en rentrant chez elle, à s’expliquer d’où pouvait venir cette froideur nouvelle qu’elle avait cru remarquer en moi.


CHAPITRE XXVII.

UNE DÉCOUVERTE.


Nous allons continuer l’histoire de Virginie, et en épargner la peine à Clarence,

Au lieu de la familiarité enfantine et franche avec laquelle Virginie recevait Clarence Hervey, elle ne le voyait plus qu’avec embarras et réserve. Frappé de ce changement dans sa manière, et alarmé de la profonde tristesse qu’elle essayait en vain de dissimuler, il demanda avec vivacité à mistriss Ormond la cause de cette altération.

Les réponses de mistriss Ormond et le récit qu’elle lui fit de ce qui s’était passé pendant son absence augmentèrent son inquiétude. Il fut indigné de l’insulte que Virginie avait reçue de la part des étrangers qui avaient escaladé les murs du jardin. Tous les efforts pour découvrir leur nom furent inutiles ; mais, de crainte qu’ils ne répétassent leur visite, il fit quitter Windsor à Virginie, et la mena directement à Twickenham. Il y resta quelques jours avec elle et mistriss Ormond, afin d’observer par lui-même la vérité et la justesse des remarques de mistriss Ormond. Jusqu’à ce moment il était persuadé que le sentiment de Virginie pour lui était plutôt l’effet de la reconnaissance que de l’amour ; avec cette opinion, il crut n’avoir sérieusement aucun reproche à se faire d’avoir trahi aussi imprudemment le penchant invincible qui l’entraîna vers elle dans le commencement de leur liaison. Il s’était flatté que, quand même elle eût su discerner ses intentions, son cœur n’aurait point murmuré d’un changement dans ses sentimens ; et comme alors son bonheur n’aurait point souffert, Clarence Hervey croyait que, sans blesser l’honneur, il pouvait être inconstant ; — mais tout était changé. — Quoique bien peu disposé à le croire, il ne put en douter plus long-temps. — Virginie ne pouvait plus rencontrer ses yeux ou lui parler sans une sorte d’embarras qu’elle ne pouvait cacher : elle tremblait toutes les fois qu’il s’approchait d’elle ; et, s’il avait l’air sérieux ou distrait, ses yeux se remplissaient de larmes. Dans d’autres momens, malgré l’indolence naturelle de son caractère, elle s’efforçait de lui plaire par une conversation vive et animée ; elle apprenait tout ce qu’il voulait ; tout ce qu’il lui disait paraissait l’intéresser. Clarence s’imagina d’abord que ses momens de mélancolie étaient causés par un secret desir de connaître le monde dont elle avait été jusque là séparée. Il essaya un jour de pénétrer sa pensée sur ce sujet ; mais elle trompa son attente en paraissant n’avoir aucune envie de quitter sa retraite. Elle lui dit qu’elle était persuadée qu’aucun des amusemens dont il lui avait fait la description ne pourrait lui plaire, et qu’elle ne desirait nullement d’entrer dans le monde.

Pendant le temps de sa passion pour elle, Clarence avait fait peindre son portrait sous le nom de Virginie de Saint-Pierre. Il était dans la chambre où ils causaient alors, lorsqu’elle lui parla de son goût pour une vie retirée ; les yeux de Clarence se fixèrent par hasard sur le portrait, et ensuite sur l’original. Elle détourna la tête, — soupira profondément ; et, quand il lui demanda d’une voix tendre si elle était malheureuse, elle cacha son visage dans ses mains, et ne fit aucune réponse.

Hervey ne put être insensible à sa douleur, et à la délicatesse de ses sentimens ; il voyait sa fraîcheur se ternir et son caractère perdre sa gaieté ; son existence semblait devenir un fardeau pour elle. Il craignit alors que ce ne fût l’effet de sa propre imprudence.

Il se reprocha de l’avoir tirée de son obscurité, dans laquelle elle aurait pu trouver le bonheur.

J’ai fait naître, se disait-il, de fausses espérances dans son cœur, et à présent elle est malheureuse ! j’ai gagné sa tendresse, son bonheur dépend entièrement de moi ; et je l’abandonnerai ! Mistriss Ormond m’a dit qu’elle était convaincue que Virginie ne survivrait pas d’un jour à mon mariage avec une autre ; je ne suis pas disposé ordinairement à croire que les femmes meurent d’amour ; et je ne suis pas assez fat pour supposer que le sentiment qu’on a pour moi peut aller jusqu’au désespoir : mais cette jeune fille est d’un caractère naturellement mélancolique, elle a beaucoup de sensibilité, toutes ses affections sont concentrées, et rassemblées sur un seul objet ; au milieu de sa solitude, une même pensée l’occupe sans cesse, et son imagination exaltée peut la porter aux dernières extrémités. Ah ! pourquoi n’ai-je point connu Bélinde avant Virginie ? —

La délicatesse, la pitié et la générosité, déterminèrent Clarence Hervey à ne point abandonner cette infortunée ; quoiqu’il sentît, chaque fois qu’il la voyait, combien il lui préférait Bélinde. Ce combat de l’amour et de l’honneur produisait en lui cette apparente irrésolution qui impatientait tant lady Delacour, et tourmentait Bélinde. Cette mèche de cheveux charmans qu’il laissa tomber si maladroitement aux pieds de Bélinde était de Virginie ; il allait les porter chez le peintre, afin qu’il en pût imiter la couleur. Il faut expliquer à présent pourquoi ce portrait fut exposé aux regards du public.

Dans le même temps où l’esprit de M. Hervey était agité et troublé par les circonstances dont nous venons de parler, il arriva un incident qui parut devoir adoucir un peu sa position pénible : M. Moreton, ce ministre qui venait lire des prières tous les dimanches en présence de mistriss Ormond et de Virginie, manqua un jour à sa visite accoutumée : le lendemain matin, il alla trouver M. Hervey, avec un visage qui annonçait qu’il avait quelque nouvelle importante à lui communiquer.

J’ai des espérances, mon cher Clarence, dit-il, je crois avoir trouvé le père de votre Virginie. Hier, un de mes amis, qui est musicien, me persuada d’aller avec lui entendre l’orgue à l’église de l’asile des enfans à saint-George fields. Je vis un homme de trente à quarante ans passer en revue une pension de jeunes filles, et demandant avec beaucoup de curiosité et d’inquiétude leurs âges et le nom de leurs parens. Cet étranger tenait dans sa main un portrait, dont il cherchait à trouver la ressemblance parmi ces jeunes personnes. Je n’étais pas assez près de lui, continua M. Moreton, pour voir distinctement le portrait ; mais ce que je pus en appercevoir me parut ressembler à Virginie, quoique la figure parût être celle d’un enfant de quatre ou cinq ans. J’imagine que ce monsieur se trouvera encore dimanche prochain dans cette église ; je lui ai même entendu exprimer le desir de voir celles des jeunes personnes qui se trouvaient absentes ce jour-là.

Savez-vous le nom de cet étranger, et où il demeure ? dit Clarence.

Je ne sais rien de lui, répliqua M. Moreton, je lui ai seulement entendu dire qu’il était fou de la peinture, et que ce portrait avait fait depuis long-temps son bonheur.

Impatient de voir cet homme, qu’il croyait être le père de Virginie, Clarence Hervey se rendit le dimanche suivant à l’église ; mais l’étranger ne parut pas ; et la seule chose qu’il apprit de lui, fut qu’il avait fait beaucoup de questions à l’un des administrateurs de l’hospice, dans l’espérance de retrouver sa fille parmi les jeunes orphelines, et qu’il avait donné une demi-guinée à l’une d’elles, en lui disant qu’elle ressemblait un peu à sa Rachel.

À ce nom, Clarence, ne doutant pas qu’il fût le père de Virginie, se désola d’avoir manqué l’occasion de lui parler ; et, après avoir fait de nouvelles tentatives, toutes inutiles, pour le rencontrer, il se rappela ce que M. Morton lui avait dit sur le goût de cet étranger pour la peinture, et il résolut de faire exposer publiquement le portrait de Virginie, dans l’espérance qu’il pourrait lui faire découvrir celui qu’il cherchait. Le jeune artiste qui avait peint Virginie, et qui avait beaucoup d’obligation à Clarence, lui promit de se trouver tous les matins à Sommerset-House, tant que l’exposition durerait, et de faire une attention particulier à tous ceux qui regarderaient son ouvrage. Il promit d’informer M. Hervey si quelqu’un le questionnait relativement à ce portrait.

Justement le jour où lady Delacour et Bélinde se trouvaient à l’exposition, le peintre appela Clarence, et l’informa qu’un homme venait de lui demander avec beaucoup d’empressement si le tableau de Virginie était un portrait. Cet homme n’était point l’étranger qui avait été vu à l’Asilum, c’était un fameux bijoutier. Il dit à M. Hervey que sa curiosité avait été excitée en voyant ce tableau par sa ressemblance avec une miniature qu’on l’avait chargé de remonter. Elle appartenait à M. Hartley, qui a fait une fortune considérable aux Indes occidentales ; c’est le portrait d’une fille unique dont la perte le met au désespoir. Clarence s’informa avec vivacité où il pourrait trouver M. Hartley ; mais le bijoutier l’ignorait, et lui dit seulement que son domestique en lui remettant la miniature, lui avait dit que son maître venait de partir à la hâte pour Portsmouth, où la flotte des Indes occidentales devait bientôt mettre à la voile.

Clarence se détermina à le suivre immédiatement à Portsmouth. Il n’avait pas un moment à perdre, et il quitta Bélinde et lady Delacour avec une précipitation qui les étonnèrent.

Il savait bien que cent fois, devant lady Delacour, son amour pour miss Portman s’était trahi ; mais il ne pouvait espérer d’être payé de retour, tant que sa conduite aurait une apparence si mystérieuse. Le seul espoir qui lui restât était fondé sur le changement qui pouvait s’opérer dans la fortune de Virginie, s’il parvenait à trouver son père. Il croyait alors que son sentiment pour lui s’affaiblirait à mesure que sa fortune lui donnerait plus de moyens de briller dans le monde. Il espérait que Virginie environnée de plaisirs et d’adorateurs, oublierait peu-à-peu celui que le malheur et la solitude lui avait fait aimer. Quand elle aura des objets de comparaison, son cœur se détachera de moi, se disait-il ; alors je serai libre de suivre l’impulsion de mon cœur, et je pourrai déclarer ma passion pour Bélinde.

La tête pleine de ces idées, il se hâta de courir à la recherche du père de Virginie. Lorsqu’il fut arrivé à Portsmouth, il demanda si la flotte pour l’Amérique était prête à partir.

Non, c’est demain à une heure du matin qu’elle met à la voile.

Il fit sur-le-champ les perquisitions les plus exactes pour trouver M. Hartley. Personne de ce nom ne devait s’embarquer. Hartley était cependant bien le nom que le jouaillier avait prononcé. Ce fut en vain qu’il le demanda ; à la fin cependant le munitionnaire se rappela qu’il était venu sur son vaisseau, et qu’il lui avait parlé de retourner en Amérique sur le même vaisseau, si jamais il quittait l’Angleterre. Mais, ajouta-t-il, nous ne l’avons pas revu depuis.

Le diable m’emporte, dit un matelot qui se trouvait là, s’il n’est pas parti pour l’autre monde, il est sûrement enfermé à Bedlam, aux petites maisons de Londres, car sa tête était diablement timbrée. Jack, ne te souviens-tu pas de cet homme qui se promenait toujours sur le pont d’un air morne, et avec un petit morceau de peinture à la main, grand comme un écu de six francs ? Monsieur, il est inutile de le chercher ; vous pouvez être sûr que s’il n’est pas dans l’eau, il est dans la maison des fous.

Malgré ces discours, Hervey persista dans ses recherches, et il pensa que M. Hartley avait été arrêté en route par quelque accident, et qu’il arriverait sûrement à Portsmouth avant le départ de la flotte. Il attendit donc, mais ce fut vainement ; la flotte partit sans M. Hartley. Il resta encore quelques jours, et retourna enfin à Londres, désespéré du malheureux succès de son voyage. Il fit une tournée sur les côtes pittoresques de Dorset et de Dévonshire, et ce fut pendant cette absence qu’il écrivit à lady Delacour les lettres dont nous avons parlé. Il essaya de se distraire, mais toutes ses pensées se tournaient involontairement sur Bélinde.

Dans ses lettres, il osait à peine prononcer le nom de Bélinde ; il craignait de trahir son sentiment ; tous les conseils qu’il donnait à lady Delacour, étaient le résultat des conversations qu’il avait eues avec Bélinde. C’était elle qui lui avait appris à connaître lady Delacour ; et c’était avec Bélinde qu’il avait formé le projet de rappeler leur commune amie à la raison et au bonheur. Quoiqu’il regardât comme un obstacle invincible à ses desirs l’attachement qu’il avait inspiré à Virginie, sa surprise et son effroi furent extrêmes lorsqu’il reçut la lettre de lady Delacour, dans laquelle il apprenait la nouvelle du mariage prochain de M. Vincent avec Bélinde. Par un de ces hasards malheureux, l’arrivée de cette lettre fut retardée de quinze jours. Dès qu’il la reçut il se mit en route pour la capitale : son premier desir, sa première pensée fut d’aller sur-le-champ chez lady Delacour. Il partit cependant pour Twickenham, afin que Virginie décidât de son sort : il vit bien, d’après ce que mistriss Ormond lui dit, que l’absence n’avait produit aucun effet sur son cœur.

Mistriss Ormond était également sensible et faible ; elle aimait beaucoup Virginie, et son inquiétude sur le sort de cette jeune personne augmentait en raison de sa tendresse pour elle. Lorsque Clarence Hervey lui parla de son amour pour Bélinde, elle ne put retenir son émotion.

En vérité, M. Hervey s’écria-t-elle, il n’est plus temps de faire des raisonnemens ou d’hésiter ; personne ne peut être assez aveugle pour douter de l’amour de Virginie pour vous.

J’en suis vraiment peiné, dit Clarence.

— Pourquoi, pourquoi donc, M. Hervey, avez-vous oublié le temps où vous étiez si impatient de l’appeler votre femme ? — le temps où vous la trouviez la plus charmante personne du monde !

— Je n’avais pas encore vu Bélinde Portman.

— Eh ! plût à Dieu que vous ne l’eussiez jamais vue ; sûrement alors, monsieur, vous n’abandonneriez pas ma Virginie ! — Sa santé, son bonheur, sa réputation, vont donc être sacrifiés ?

— Sa réputation ! mistriss Ormond ?

— Oui, monsieur ; vous ne savez pas sous quel jour nous sommes considérées, et je ne le sais moi-même que depuis peu de temps ; mais je puis vous assurer que sa réputation est calomniée : on ne s’en cache plus ; on dit par-tout qu’elle est votre maîtresse. L’oiseau chéri de Virginie s’était envolé ; une femme me le rapporta, et elle me parla dans des termes qui m’ont mise hors de moi-même. Il est inutile que je vous donne les détails de notre conversation ; il me suffit de dire, d’après les informations que j’ai prises, que votre mariage seul avec Virginie peut sauver sa réputation ; ou — Mistriss Ormond fut interrompue par Virginie, qui entra dans la chambre à pas lents, les jeux fixés sur la terre, et ayant l’air d’être plongée dans une profonde rêverie.

Depuis mon retour, dit Clarence d’un ton embarrassé, je n’ai pas entendu parler de miss Saint-Pierre.

Miss Saint-Pierre ! — Il a coutume de m’appeler Virginie, dit-elle en se retournant du côté de mistriss Ormond. — Il est donc fâché contre moi ?

— Il vous appelait Virginie lorsque vous n’étiez qu’une enfant.

— Ah ! plût à Dieu que je fusse encore une enfant !

Puis elle s’approcha de M. Hervey, ouvrit un porte-feuille, et lui dit :

Si vous avez le temps, monsieur, je vous montrerai mes dessins. Je veux vous prouver que j’ai vaincu mon indolence, ma paresse accoutumée, comme vous m’en aviez témoigné le desir.

Elle avait travaillé de mémoire : c’était l’hermitage de sa grand’mère. Ce dessin rappela tout-à-coup à Clarence les émotions qu’il avait éprouvées dans New-Forest. Il se représenta Virginie lui offrant une rose ; il se ressouvint de la voix sombre de la vieille femme, de ses dernières paroles, et de la promesse qu’il lui avait solennellement donnée.

Ce dessin ne vous plaît pas beaucoup, dit Virginie ; en voici un autre ; j’espère que vous l’aimerez mieux.

Celui-ci est charmant ! s’écria-t-il, il est fait à merveille !

Je savais bien qu’il en serait content ; je vous l’avais bien dit, miss, dit mistriss Ormond.

Vous voyez, dit Virginie, que si, depuis votre retour, vous n’avez pas entendu parler de miss Saint Pierre, elle n’a pas oublié, pendant votre absence, de suivre vos conseils. — Mais ne vous fatiguez pas à regarder plus long-temps ; je voulais seulement vous prouver que si je n’ai pas de talens, j’ai au moins le desir constant de vous plaire, et que Virginie n’est pas ingrate.

Oh ! j’en puis répondre, dit mistriss Ormond ; Virginie n’est point ingrate.

Ingrate ! répéta Clarence ; qui jamais eut cette pensée ? Pourquoi lui inspirez-vous de telles idées ?

Virginie, s’appuyant sur l’épaule de mistriss Ormond, se mit à fondre en larmes.

Vous avez exalté sa sensibilité de manière à nuire à son bonheur, s’écria Hervey d’un ton affligé. — Virginie, Virginie, écoutez-moi, lui dit-il en serrant tendrement sa main, ne me considérez pas comme un maître, — comme un tyran, — N’allez pas penser que je vous crois ingrate !

Virginie continua de pleurer.

Ma chère, dit mistriss Ormond, si vous vous livrez toujours à vos pensées mélancoliques, vous ferez votre malheur et celui de M. Hervey.

— Dieu m’en préserve ! le premier vœu de mon cœur est de…

Elle s’arrêta ; puis ajouta :

Je serais la femme du monde la plus coupable, si je le rendais malheureux.

— Mais comment peut-il être heureux s’il vous voit malheureuse ?

Eh bien, il ne le verra pas, dit-elle en essuyant ses larmes.

De penser que vous n’êtes pas heureuse et que vous nous le cachez, serait encore plus pénible, dit Clarence.

Mais comment le pourriez-vous penser ? répondit Virginie ; vous êtes trop bon, vous êtes trop aimable. N’allez pas vous imaginer que je ne suis pas heureuse. — Je le suis, je dois l’être.

Regrettez-vous votre hermitage ? lui demanda Clarence ; ces dessins prouvent que vous en conservez un souvenir bien vif.

Virginie rougit ; elle répondit avec embarras :

Est-ce ma faute si je ne puis l’oublier ?

Vous avouez donc que vous y étiez plus heureuse qu’ici ? dit mistriss Ormond.

Virginie ne répondit rien à cette question. Son silence attendrit Clarence ; et lorsque mistriss Ormond répéta la même demande, il tira d’embarras la tremblante Virginie, en disant :

Ma chère mistriss Ormond, vous savez bien que la confiance se gagne, mais ne se demande pas.

Il est vrai que je n’ai aucun droit à une confiance si grande, reprit mistriss Ormond ; mais cependant…

Je ne prétends pas vous rien cacher, mistriss Ormond ; mais je sais qu’une femme doit mettre des bornes à sa franchise avec… je veux dire… que… je ne sais pas ce que je veux dire, s’écria Virginie en se jetant sur un sopha, dans une extrême confusion.

Pourquoi vous plaisez-vous à la troubler ainsi, mistriss Ormond, dit M. Hervey ? Il jeta sur Virginie un regard si tendre, que mistriss Ormond ne se repentit pas d’avoir causé ce moment d’embarras.

— Ne croyez jamais que nous puissions soupçonner l’aimable et noble franchise de ma chère Virginie.

— Oh ! non, je n’ai pas cette crainte ; je vous connais trop bien pour avoir cette idée de vous. — Il est des sentimens qu’il faut taire ; — mais ce que je ne dois ni ne puis cacher, c’est que vous ne serez jamais malheureux par ma faute. — Ne pensez pas tant à mon bonheur, ajouta-t-elle avec un sourire forcé, je suis et je serai heureuse. — Ne me cachez seulement aucun de vos vœux et de vos sentimens, et je dirigerai les miens d’après les vôtres.

Aimable, charmante, généreuse fille ! s’écria Clarence.

Prenez garde, dit mistriss Ormond, prenez garde, Virginie, de promettre plus que vous ne pouvez tenir : des vœux et des sentimens ne se dirigent pas facilement.

Je n’ai pas dit, je crois, que cela fût aisé, répondit Virginie ; mais j’espère que ce n’est pas impossible.

J’en doute, dit mistriss Ormond. — Vous êtes et vous serez heureuse, dites-vous : chère Virginie, ne vous trompez pas vous-même, — ne vous trompez pas ; — je suis fâchée de vous faire rougir, mais…

C’est assez, madame, dit M. Hervey en l’interrompant d’un air sévère.

Mistriss Ormond, pour la première fois, continua malgré cet ordre.

Je vous demande à vous-même, ma chère Virginie, si vous étiez heureuse ce jour…

— Il est bien cruel à vous, mistriss Ormond, de me persécuter ainsi, dit Virginie en retirant brusquement sa main de celles de mistriss Ormond. Elle sortit en jetant sur elle un regard indigné.

Dès qu’elle fut sortie, mistriss Ormond s’écria :

Mon Dieu, que je voudrais que miss Portman fût mariée ! — Jamais je ne me le pardonnerai. — Nous avons cruellement abusé cette pauvre Virginie ! — Elle vous aime à la folie. J’ai nourri sa passion ; je l’ai trompée. J’ai été assez insensée pour lui dire qu’elle serait certainement votre femme.

— Vous lui avez dit cela ! — Ne vous avais-je pas dit, au contraire, mistriss Ormond, de…

— Oui ; mais je n’ai pu me taire, lorsque j’ai vu ma pauvre Virginie languir pendant votre absence. — D’ailleurs, j’ai bien cru qu’elle s’en doutait depuis long-temps, d’après votre assiduité et toutes vos manières. Avez-vous déjà oublié vous-même combien vous l’aimiez, il n’y a pas encore un an ? Avez-vous oublié combien peu vous cherchiez à déguiser vos vrais sentimens ? Croyez-vous qu’elle ne se soit pas bien apperçue que vous la traitiez plus froidement ? Comment pouvez-vous donc la blâmer de ce qu’elle vous aime, et de ce qu’elle est malheureuse ?

Je ne blâme personne que moi, s’écria Clarence, je supporterai la peine que j’ai méritée. Je tâcherai de la rendre heureuse.

Il parcourut la chambre à grands pas. Au bout de quelques minutes il s’assit pour écrire à Virginie.

Lorsqu’il eut fini sa lettre, il la remit à mistriss Ormond.

— Lisez-la, — cachetez-la, et veuillez la lui donner. Vous adresserez la réponse chez le docteur X. rue de Chiffard.

Ah ! je reconnais-là M. Hervey, s’écria mistriss Ormond en jetant les jeux sur la lettre, qui demandait la main de Virginie. Elle voulait encore lui exprimer toute sa joie, lorsqu’elle s’apperçut qu’il était parti.

Une probité délicate prescrivait à Clarence de sacrifier son amour au bonheur de Virginie. Il avait fait un violent effort sur lui-même ; car plus il la voyait, plus il sentait qu’elle n’aurait jamais que son amitié. Il n’avait aucun doute sur la réponse qu’elle ferait à sa lettre : son sort était donc décidé ; et il résolut d’écrire aussitôt à lady Delacour pour lui en faire part ; car il sentait bien qu’il n’aurait pas le courage de lui parler. Il s’efforça d’éloigner Bélinde de sa pensée ; mais cependant il ne put résister au desir de savoir si elle était engagée irrévocablement à M. Vincent.

Il pensa que le docteur X. pourrait l’en instruire positivement ; et il prit le chemin de la ville. Le docteur n’était pas chez lui ; et son domestique dit à Clarence qu’il le trouverait sans doute chez mistriss Mangaretta Delacour. Hervey s’y rendit sur-le-champ.

Hélène l’apperçut la première. — Ma chère tante, voilà M. Hervey, s’écria-t-elle. — Justement nous desirions le voir.

M. Hervey, dit la vieille dame avec un sourire aimable, votre petite amie Hélène vous dit la vérité ; nous desirions votre présence. Je suis sûre que vous apprendrez avec plaisir, qu’enfin mon opinion sur lady Delacour est tout-à-fait changée ; elle vient d’abandonner toutes ces connaissances dangereuses ; elle s’est réconciliée avec son mari et avec ses amis ; Hélène va en fin aller habiter chez elle. — Je viens de recevoir d’elle un billet charmant ! Venez dîner ici jeudi prochain, vous y trouverez lady Delacour, et la réunion d’une famille heureuse. — Vous avez contribué à sa conversion, et c’est pourquoi je desire beaucoup que vous soyez avec nous jeudi. Vous voyez, M. Hervey, que je ne suis pas aussi entêtée que je l’ai d’abord paru ; et que je me rends à l’évidence. Pardonnez-moi la sévérité un peu exagérée avec laquelle je vous ai parlé la première fois que je vous ai rencontré chez lady Anne. Je reconnais avec plaisir que je m’étais tout-à-fait trompée sur votre compte. — Mais il me semble que la lecture du billet de lady Delacour vous rend stupéfait d’étonnement.

Il y avait effectivement dans ce billet quelques mots qui privèrent Clarence de l’usage de la parole. Les voici :

Ce que vous avez entendu dire est parfaitement bien fondé. Bélinde Portman va épouser M. Vincent. — Je le mènerai chez vous jeudi.

Heureusement pour M. Hervey, le docteur X. entra dans ce moment, et déroba ainsi à mistriss Delacour l’angoisse qu’il éprouvait. — Une autre personne entra avec le docteur X ; mais, dans la confusion où il était alors, Clarence n’y fit d’abord aucune attention. Le docteur X. s’approcha de lui, tandis que l’étranger tira des papiers de sa poche, et se mit à parler bas à mistriss Delacour.

Dites-moi maintenant, Clarence, si vous le pouvez, dit le docteur, quelle est celle de vos trois maîtresses que vous aimez le mieux ? Je vous ai donné quelques mois pour vous tirer de l’incertitude où votre cœur jetait votre esprit. — Seriez-vous encore dans ce pénible état ?

Non, lui répondit Clarence, toute hésitation est terminée, toute incertitude finie. Je vais me marier…

— Vrai ? — Mais vous me paraissez consterné ! — Puis-je vous demander, sans indiscrétion, quelle est l’heureuse femme qui va porter votre nom ?

— Virginie de Saint-Pierre. — Vous saurez son histoire lorsque nous serons seuls, dit M. Hervey en baissant la voix.

Vous pouvez, reprit le docteur, parler sans la moindre crainte : mistriss Delacour est trop occupée de ses affaires pour se mêler de celles des autres. Quant à M. Hartley, il est si…

M. Hartley ! dites-vous, s’écria Clarence en l’interrompant, et en se retournant vers l’étranger.

— Oui, c’est M. Hartley. — Qu’a donc ce nom qui doive vous étonner autant ? dit le docteur X. d’un ton calme. C’est un Américain : j’ai fait connaissance avec lui l’été dernier chez son ami M. Horton : il est très-bon et très-sensible. Dans ce moment il parle à mistriss Delacour d’une terre qu’elle possède près de celle de M. Horton : voilà tout ce que je sais de lui. — Votre curiosité n’est-elle pas satisfaite ?

Je veux savoir, dit vivement Clarence, si M. Hartley possède une miniature qui m’intéresse beaucoup. Présentez-moi sur-le-champ à lui, je vous en supplie…

Le docteur satisfit Clarence, qui, dans son impatiente curiosité, n’hésita pas à questionner l’étranger sur le portrait de sa fille.

M. Hartley soupira profondément et salua Clarence, en tirant de son sein un petit médaillon qu’il lui présenta.

— Hélas ! monsieur, je crains bien que vous ne puissiez me donner aucun renseignement sur l’original de ce portrait. — Je n’ai pas vu ma fille depuis son enfance, et j’ai perdu tout espoir de la retrouver.

Clarence reconnut bientôt tous les traits de Virginie ; mais au moment où il allait faire une exclamation de surprise et de joie, il regarda M. Hartley, et vit sur son visage l’émotion la plus vive ; il eut assez de force sur lui-même pour vaincre son premier mouvement, et pour lui dire d’une voix composée :

— Il serait trop cruel, monsieur, de vous donner de fausses espérances.

— J’en mourrais, monsieur, oh ! oui, j’en mourrais ! s’écria M. Hartley en mettant la main sur son front. — Mais dites-moi, je vous en prie, ce que signifiaient ce regard, cet étonnement, que j’ai remarqués lorsque vous avez jeté les yeux sur le portrait ? — Parlez, je vous en supplie, si vous avez pitié d’un homme dévoré d’inquiétudes. Connaîtriez-vous quelqu’un qui ressemblât à ce portrait ?

J’ai vu, je crois, dit Clarence, un tableau qui a quelque ressemblance…

— Ciel ! où donc ? Ne puis-je le voir ?

Le docteur voulut représenter qu’il n’était point raisonnable de se fier à de telles ressemblances. — Mais, dit Clarence, il est bon que monsieur voie le tableau dont je parle ; il est chez M. R., peintre, dans la rue de Newman : j’y accompagnerai M. Hartley quand cela lui plaira.

— Sur-le-champ ! si vous avez cette bonté : ma voiture est à la porte, et nous demanderons à mistriss Delacour la permission de…

Messieurs, dit-elle, point de complimens ; je vous laisse partir, à condition que vous n’oublierez point mistriss Mangaretta, et que vous lui ferez savoir le résultat de votre visite.

Il était si tard lorsqu’ils arrivèrent chez le peintre, qu’on fut obligé de prendre des lumières. M. Hartley, tremblant, s’approcha, pendant que Clarence éclairait le tableau.

Cette ressemblance est si frappante, dit M. Hartley en soupirant, que je puis à peine en croire mes yeux. Docteur X., regardez, je vous prie ; ma vue est tellement troublée… Qu’en pensez-vous, monsieur ? qu’en dites-vous, docteur ?

— Ma foi, je pense que la ressemblance est tout-à-fait frappante ; mais ce tableau est peut-être un ouvrage d’imagination.

D’imagination ! répéta M. Hartley avec anxiété ; pourquoi donc m’avez-vous amené dans ce lieu ?

Non, monsieur, c’est un portrait, dit Clarence ; et, si vous me promettez de calmer votre émotion, je…

— Je serai calme ; — dites-moi seulement — existe-t-elle encore ?

La femme dont voici le portrait existe, reprit Clarence Hervey en s’efforçant de conserver son sang froid, et vous la verrez demain matin.

— Pourquoi pas tout de suite ? Ne puis-je la voir ce soir ?

Il est impossible, monsieur, dit Hervey, que vous la voyiez aujourd’hui ; car elle est à plusieurs milles d’ici, à Twickenham.

Il est trop tard pour y aller, dit le docteur d’un ton ferme. M. Hartley obéit.

Clarence avait pensé très-à-propos qu’il fallait préparer à cette entrevue la pauvre Virginie, et il fit partir immédiatement un messager pour avertir mistriss Ormond de lui apprendre cette nouvelle avec prudence. Le lendemain, M. Hartley et Clarence partirent pour Twickenham. Pendant la route, Hervey convainquit M. Hartley que Virginie était sa fille, en lui racontant toutes les circonstances qu’il avait apprises de sa grand’mère, et de la fermière mistriss Smith. Le nom, l’âge, chaque détail, tout excitait son espérance et sa joie. Il y avait cependant une marque, légère, à la vérité, qui, disait-il, lui ferait reconnaître sa fille de la manière la plus évidente. Il se ressouvint que, lorsqu’elle était enfant, elle avait un signe au-dessus de la tempe droite.

J’ai regardé hier, dit-il, dans le portrait, et je ne l’y ai pas apperçu ; mais peut-être le peintre l’a-t-il omis comme un défaut ; et d’ailleurs, les cheveux, il me semble, descendaient assez pour le cacher.

M. Hartley lui raconta, en peu de mots, son histoire ; il lui parla, dans le transport de sa joie, de sa conduite envers la mère de Virginie, et du repentir qui avait déchiré son cœur.

Elle avait, dit-il, à peine seize ans lorsque je l’enlevai de sa pension. J’étais alors un jeune officier étourdi, pétulant, et ne doutant de rien. Elle avait eu la tête tournée par la lecture des romans. Son père avait eu une petite place à la cour : il possédait peu de fortune ; il mourut, et laissa sa femme dans la plus grande détresse. Ce fut quelque temps après sa mort que j’enlevai sa fille. La bonne veuve en fut inconsolable. Nous nous mariâmes. Mes parens, irrités de cette union, m’obligèrent, deux ans après, de me séparer de ma famille, et de partir pour les îles. Mon mariage avait été fait secrètement ; mes amis le désavouèrent. Ma femme, après une longue maladie, succomba et mourut. Elle m’écrivit de son lit de mort, qu’elle me recommandait sa fille, et qu’elle m’envoyait son portrait, pour que je ne l’oubliasse jamais. Au bout de plusieurs années, je me mariai, à la Jamaïque, avec une femme très-riche. J’eus d’elle un fils, sur qui toutes mes affections se concentrèrent. Ma femme et mon fils me furent ravis par une de ces maladies épidémiques qui ravagent ces climats brûlans. Je crus alors que tout bonheur était perdu pour moi : je me ressouvins de ma fille, et je sentis qu’elle seule pouvait encore donner du charme à mon existence. Je partis pour le continent, et j’arrivai à Portsmouth.

Après beaucoup de recherches inutiles, je me décidai à retourner en Amérique ; une fièvre assez violente me retint. Cette maladie me fit connaître M. Horton, et ce fut lui qui me guérit. Le docteur X., que je vis chez lui, me présenta à mistriss Delacour, où j’ai eu le bonheur de vous trouver.

Tel fut l’entretien des deux voyageurs en approchant de Twickenham.

Mistriss Ormond, instruite par Clarence, prépara Virginie à son entrevue avec M. Hartley. Elle avait à peine vu son père ; mais elle se ressouvenait de tout ce que lui avait dit sa grand’mère ; elle pensait souvent à lui, et elle nourrissait en secret l’espoir de le revoir un jour.

Lorsque mistriss Ormond lui fit entendre que M. Hervey croyait avoir trouvé son père, elle fut transportée de joie.

Mon père ! s’écria-t-elle ; combien ce nom flatte agréablement mon oreille ! me reconnaîtra-t-il ? m’aimera-t-il ? me donnera-t-il sa bénédiction ? me serrera-t-il dans ses bras ? m’appellera-t-il sa fille, sa chère fille ? Oh ! combien je l’aimerai ! je veux consacrer toute ma vie à son bonheur.

Toute votre vie ? dit mistriss Ormond en souriant.

Non, non, dit Virginie, j’espère que mon père aimera M. Hervey. Ne m’avez-vous pas dit qu’il était riche ; je souhaite qu’il le soit beaucoup.

— C’est le dernier vœu que je me serais attendue à vous voir former, ma chère Virginie.

— Mais ne devinez-vous pas pourquoi je le forme ? c’est afin de pouvoir m’acquitter envers M. Hervey.

Chère enfant, dit mistriss Ormond, je reconnais là vos sentimens généreux ; mais n’allez pas cependant vous laisser égarer par votre imagination ; M. Hervey est assez riche.

— Je voudrais qu’il fût pauvre.

— Il ne vous en aimerait pas plus, ma chère, reprit mistriss Ormond.

Virginie soupira.

Si cet homme n’est pas mon père, dit-elle, que je serais cruellement trompée ! j’aimerais mieux que vous ne m’en eussiez jamais parlé.

— Je ne vous en aurais pas parlé, dit mistriss Ormond, si M. Hervey ne l’avait pas desiré ; et je crois qu’il n’aurait pas voulu vous donner un faux espoir.

— Mais il ne dit pas qu’il est certain, qu’il est parfaitement sûr que ce soit lui. Comment pourrait-il en être assuré ? — Ma grand’mère m’a souvent dit qu’il n’avait aucune tendresse pour moi.

— Votre grand’mère s’est donc trompée, car il vous a cherchée par toute l’Angleterre, à ce que dit M. Hervey ; et il est tombé malade de chagrin, d’inquiétude, et de remords.

— De remords !

— Oui, de remords de vous avoir si long-temps abandonnée ; il croyait que vous le haïssiez.

— Le haïr ! est-il possible de haïr son père ?

— Il tremble que vous ne lui pardonniez jamais.

— J’ai lu que des pères pardonnaient à leurs enfans ; mais jamais qu’une fille pût pardonner à son père. Non, je ne puis pas lui pardonner ; mais je sens que je puis l’aimer, et lui faire oublier tous ses chagrins.

J’aimerai mon père mieux que personne.

Je ne le crois pas, ma chère, dit mistriss Ormond en riant.

Que je le voudrais ! dit Virginie, mon bonheur en serait plus assuré. — J’aime M. Hervey ; mais son air froid me glace souvent.

Dans ce moment un carrosse s’arrêta près de la porte ; mistriss Ormond courut à la fenêtre. Virginie fut immobile, son cœur battit avec force.

Est-ce lui ? dit-elle.

— Il descend de voiture dans ce moment.

Virginie resta les yeux fixés sur la porte. Arrêtez, dit-elle, à mistriss Ormond, que nous puissions entendre sa voix.

Elle osait à peine respirer.

Personne ne vient, dit-elle, en pâlissant. Son teint se ranima, lorsqu’elle entendit les pas de deux personnes sur l’escalier.

Entendez-vous ? Est-ce là mon père ?

Dans le même moment, M. Hartley parut.

Ma fille est l’image de sa mère ! s’écria-t-il. Il s’arrêta, et tomba évanoui.

Mon père ! — Elle se précipita à ses pieds.

C’est la voix de sa mère, dit M. Hartley, en reprenant ses sens : Ma fille ! ma chère et tendre fille ! depuis si long-temps que je ne l’ai vue ! Il essaya de la faire relever ; mais il ne put y parvenir : ses bras serraient ses genoux avec force ; et, quand il voulut l’embrasser, il la trouva sans connaissance.

Lorsqu’elle revint à elle-même, elle était dans les bras de M. Hartley ; elle pouvait à peine en croire ses yeux ; il écarta la boucle de ses cheveux, et découvrit le signe sur sa tempe.

— Ma chère enfant, unissez-vous à moi pour prier Dieu de me pardonner.

Ma grand’mère est morte sans me donner sa bénédiction, dit Virginie ; mais, à présent, j’ai le bonheur de recevoir celle de mon père. Heureux moment ! oh ! si elle pouvait en être le témoin ! si, de sa demeure céleste, elle pouvait en ce moment jouir du bonheur de sa fille !

À ces premiers transports succédèrent un silence expressif, et un langage muet qu’il est plus facile d’imaginer que de décrire.

Mistriss Ormond, dont la sensibilité n’était pas aussi vive, et dont le cœur n’était pas aussi ému, voyait avec peine que Virginie perdait un temps précieux, et que M. Hervey était sorti de la chambre.

Ma chère Virginie, dit-elle, M. Clarence est parti pour ne point vous gêner par sa présence ; — je vais aussi, me retirer ; — mais, parlez donc, vous êtes muette ? —

— Mon cœur est si plein, que je ne sais que lui dire.

— Je le conçois ; mais vous aviez tant de choses à dire à monsieur votre père avant qu’il ne fût arrivé !

— Oui, mais du moment que je l’ai vu, j’ai tout oublié pour ne penser qu’à lui.

À lui, et à M. Hervey, dit mistriss Ormond.

Je ne pensais pas à M. Hervey dans ce moment, répondit Virginie en rougissant.

Eh bien, ma chère amie, je vais vous laisser parler et penser comme bon vous semblera, reprit mistriss Ormond en sortant.

M. Hartley avait entendu parler au docteur X. de l’amour de M. Clarence Hervey pour miss Bélinde Portman. Ce qu’il venait d’entendre dire à mistriss Ormond, la rougeur de Virginie, et l’intérêt même que M. Hervey avait pris à sa fille, lui firent craindre que l’ingénue et tendre Virginie ne fût éprise de Clarence, et qu’elle ne fût pas payée de retour. Le bonheur de la revoir était déjà troublé par cette alarme ; il voulut lui peindre tous les plaisirs qu’une fortune considérable pourrait lui procurer dans le monde ; elle entendit cette longue énumération avec froideur.

Toute ma fortune est à vous, lui dit-il.

— Vous avez de la fortune !

— Oui, ma chère fille, elle est à vous.

— Ah ! que je serais heureuse de pouvoir reconnaître tous les bienfaits de M. Hervey !

Croyez-vous qu’il se contente de votre fortune, et qu’il ne veuille pas aussi le don de votre cœur ? — Ne rougissez pas, Virginie, et parlez avec franchise à votre père ; dites-moi, devrais-je lui refuser votre main s’il me la demandait ?

Je vois bien, dit Virginie, que les vœux de mon père seront toujours d’accord avec les miens ; mais, ajouta-t-elle en changeant de ton, ce n’est qu’hier que M. Hervey m’a parlé de mariage.

— Eh bien, qu’avez-vous répondu ?

Voici ma réponse, dit Virginie, en montrant la lettre suivante :

« Je serai heureuse si toute ma vie peut être consacrée à faire votre bonheur, et à vous prouver ma reconnaissance. »

M. Hartley approuva Virginie, et lui exprima le desir de jouir de la satisfaction de M. Hervey.

Je voudrais le voir content, s’écria Virginie ; mais, hélas ! il est toujours mélancolique avec moi, toujours distrait ; une peine secrète semble oppresser son cœur ; et ce n’est que lorsqu’il me croit triste qu’il me dit qu’il m’aime.

Ces paroles fortifièrent les craintes de M. Hartley, et il résolut de s’assurer des sentimens de Clarence, avant de lui remettre la lettre de sa fille ; mais mistriss Ormond avait déjà instruit M. Hervey du contenu de ce billet. Cette réponse positive fixait irrévocablement son sort. Pour soutenir son courage, il voulut être témoin de la préférence que Bélinde donnait à M. Vincent ; ce qui, peu d’heures avant, aurait causé son désespoir, devenait l’objet de ses desirs.

Déterminé à résister à son amour, il voulut l’ensevelir dans son cœur. Il recommanda le secret à mistriss Ormond, et il dissimula si bien ses sentimens, que M. Hartley ne douta plus qu’il ne partageât les sentimens de sa fille ; en lui exprimant sa reconnaissance, il le pressa de conclura l’union à laquelle il attachait le bonheur de sa vie.


CHAPITRE XXVIII.

LE CREPS.


En quittant Twickenham, Clarence courut chez lady Delacour. Son entrevue avec Bélinde, loin de rendre le calme à son ame, augmenta ses regrets et son amour ; mais, ne voyant aucune possibilité de reculer avec honneur, il voulut que les choses s’avançassent de manière à le lier sans retour. Il écrivit donc à M. Hartley qu’il le mènerait, quand il voudrait, chez son notaire, pour y prendre les arrangemens nécessaires au mariage. Ses passions étaient naturellement impétueuses ; mais il avait pris depuis long-temps l’habitude de se soumettre à l’empire de la raison. Son pouvoir sur lui-même fut mis à une sévère épreuve.

Comme il retournait à Londres, il rencontra lord Delacour à cheval dans le parc. Il aurait fort desiré passer sans être apperçu. Lorsque le lord Delacour le regardait comme le successeur du colonel Lawless auprès de sa femme, il fuyait et détestait sa vue ; mais depuis qu’il avait lu ses lettres, et depuis qu’il était racommodé avec mylady, sa société lui était devenue extrêmement agréable. Il aborda Clarence avec une amitié et une cordialité qui, dans tout autre moment, l’aurait autant surpris que charmé : mais Clarence n’était pas en humeur d’entrer en conversation.

— Vous paraissez pressé, M. Hervey ; mais, connaissant votre bon cœur, je ne me ferai cependant pas scrupule de vous retenir un moment : en disant ces mots, il descendit de cheval, et s’approcha de Clarence, dont les regards exprimaient l’impatience et le trouble de son ame.

Vous ne me refuserez pas, j’en suis sûr, continua lord Delacour, lorsque vous saurez que j’ai à vous demander un service pour une jeune dame de nos amies, pour miss Bélinde Portman.

Au nom de Bélinde, Clarence prêta toute son attention, et assura qu’il n’était nullement pressé ; il ne chercha plus qu’à modérer sa curiosité.

Faisons un tour ou deux dans le parc, personne ne nous entendra, et plus tôt vous saurez ce que j’ai à vous dire, mieux ce sera.

Certainement, dit Clarence.

La plus méchante personne du monde n’aurait pas tourmenté davantage le pauvre Hervey que ne le fit lord Delacour, le plus innocemment possible, par ses éternelles circonlocutions.

Il s’étendit beaucoup sur l’extrême difficulté de trouver dans le monde un ami à qui on pût se fier dans une affaire qui demandait de la délicatesse, de l’honneur et de l’adresse ; observant que les hommes d’esprit et de talent manquaient souvent de probité, et que les hommes honnêtes étaient quelquefois privés d’esprit et de talent. Lorsqu’il eut fait convenir Hervey de la justesse de cette proposition, il fit de longs complimens à Clarence, se réjouissant de son bonheur d’avoir trouvé en lui un véritable ami. Enfin, après avoir reçu tous les remerciemens de Clarence, il vint au fait, et informa M. Hervey que lady Delacour l’avait chargé de découvrir ce qui pouvait attirer si constamment M. Vincent chez mistriss Luttridge. Il allait expliquer ce qu’était M. Vincent ; mais Clarence l’assura qu’il le connaissait parfaitement bien.

L’homme qui prétend à la main de Bélinde nous intéresse vivement, et vous aussi, sans doute, dit lord Delacour.

Sans doute : ce fut tout qu’Hervey put répondre.

Vous savez, ajouta lord Delacour, que mylady a une pénétration peu commune. Avant que miss Portman vînt à Oakly-Parck, M. Vincent jouait beaucoup au billard chez mistriss Luttridge, à Harrow-Gate, avec M. Luttridge ; c’est un homme que je n’ai jamais aimé, même lorsque j’ai travaillé à le faire élire. On sait qu’il a peu de fortune, cependant il fait beaucoup de dépense. Tous les jeunes gens qui aiment à jouer gros jeu sont sûrs d’être bien reçus chez lui ; j’espère que M. Vincent n’est pas fêté par les mêmes motifs. Depuis que nous sommes bien ensemble, lady Delacour et moi, j’ai rompu avec les Luttridge ; je ne veux pas y retourner de crainte d’être tenté de jouer encore, j’ai trop perdu chez eux. Vous qui êtes au-dessus de toute séduction, vous nous obligeriez d’aller cette nuit chez mistriss Luttridge, et de découvrir ce qui s’y passe. M. Vincent est certainement un jeune homme bon et aimable ; mais, s’il est joueur, Dieu préserve miss Portman d’être sa femme !

Dieu l’en préserve ! dit Clarence Hervey.

Celui, ajouta lord Delacour, qui veut posséder miss Portman doit être un homme supérieur. Ah ! monsieur Hervey, vous ne pouvez pas connaître comme moi tout son mérite. Il est bien différent de vivre avec une personne, ou de la rencontrer dans la société ; c’est alors seulement qu’on peut juger de l’humeur égale, de la générosité, de la bonté, de la douceur unie à la fermeté, qui caractérisent miss Portman.

Vous vous enflammez, mylord, dit Clarence.

Je parle, M. Hervey, du fond de mon cœur. Je serais insensible et ingrat si je n’étais reconnaissant des obligations que nous avons, mylady et moi, à Bélinde. Elle a été pour nous l’ange de paix. — Mais revenons à M. Vincent ; il peut être entraîné. Sans aimer à jouer gros jeu, j’ai joué beaucoup chez mistriss Luttridge, et je vous dirai, entre nous, que la dernière somme considérable que j’ai perdue, j’ai soupçonné fortement mistriss Luttridge de friponnerie. À présent, M. Hervey, que je vous ai tout confié, tâchez de sauver M. Vincent pour l’amour de Bélinde.

Clarence serra la main de lord Delacour avec une reconnaissance vraie et affectueuse, en l’assurant que sa confiance n’était point mal placée. Lord Delacour était loin de soupçonner qu’il le sollicitait pour son rival ; mais l’ame de Clarence était trop noble, pour que son amour pût se changer en haine en se voyant privé d’espoir. Son cœur fut en proie aux plus amers regrets en renonçant à Bélinde, mais son courage fut soutenu par le sentiment de sa propre générosité : il voulut travailler au bonheur de la femme qu’il aimait le plus, aux dépens du sien propre. Il résolut donc de sauver son rival, et d’en faire son ami malgré l’éloignement que M. Vincent paraissait avoir pour lui.

Plein de ces généreux sentimens, il attendit avec impatience le moment de se présenter chez mistriss Luttridge ; il arriva de si bonne heure, qu’il trouva la salle de billard vide ; la compagnie était encore à dîner. Les domestiques arrangeaient les tables de jeu et allumaient dans le salon. Il ne voulut point qu’on l’annonçât, et, heureusement pour son projet, mistriss Luttridge fut retenue au dessert par les toasts de Madère que lui présenta lady Newland, ce qui donna à Clarence les moyens d’exécuter son dessein. D’après les doutes que lui avait témoignés lord Delacour sur la loyauté des Luttridge, il cherchait à découvrir s’il n’y avait pas quelque chose d’extraordinaire aux tables de jeu. Il trouva d’abord que celle du billard n’était pas parfaitement horizontale. En examinant avec plus de soin la table du creps, il trouva bientôt qu’elle cachait le moyen de mettre la fortune des joueurs au pouvoir de celui qui connaissait les dés. Il y en avait de pipés qu’un tiroir particulier renfermait, c’était justement à la place où mistriss Luttridge se mettait toujours. Son premier mouvement fut d’en avertir aussitôt M. Vincent ; mais il se détermina ensuite à taire sa découverte jusqu’à ce qu’il se fût assuré de la conduite de ce jeune homme.

S’il a la passion du jeu se dit Clarence, à lui-même, il est de la plus grande importance pour miss Portman qu’il en soit guéri à jamais. Lui sauver quelques heures de remords ne serait pas lui rendre un service essentiel. Je veux que sa propre expérience le corrige. Je l’abandonnerai donc à lui-même ; je lui laisserai sentir les horreurs de la destinée d’un joueur, avant de lui dire que j’ai le moyen de le sauver ; je suis sûr de pouvoir toujours confondre mistriss Luttridge.

À peine Clarence eut-il arrangé son plan, qu’il entendit la voix des convives qui venaient de souper ; mistriss Luttridge était accompagnée de sa nièce, miss Annabella Luttridge, jeune personne jolie, mais affectée, et maniérée dans tous ses mouvemens. Sa coquetterie fut perdue pour Clarence dont l’œil était fixé sur la porte en attendant M. Vincent. Il parut enfin, et sembla préparé à la vue de M. Hervey. Il le salua avec froideur, et parut toute la soirée si occupé de la belle Annabella, qu’on pouvait croire qu’elle était la cause de ses fréquentes visites chez mistriss Luttridge. Pendant trois heures que Clarence passa chez elle, M. Vincent ne s’approcha d’aucune partie. Comme il allait partir, il entendit quelqu’un s’écrier : Eh bien, Vincent, serez-vous paresseux toute cette nuit ? Cette question lui rendit tous ses doutes ; mais n’ayant rien de certain à dire au lord Delacour, il résolut d’attendre une autre occasion pour éclairer son jugement.

Il était étonné que le pupille de M. Percival fût devenu joueur ; il oubliait que M. Vincent avait vécu jusqu’à dix-huit ans dans les Indes orientales, et que, lorsqu’il y avait été confié aux soins de M. Percival, son caractère et ses habitudes étaient déjà formés en grande partie. Il avait acquis le goût du jeu dans son enfance : son père s’amusait à le voir chaque jour lutter avec vivacité contre le hasard d’un dé avec ses nègres ou avec les fils de ses voisins. Il était loin de s’alarmer de ce penchant : tout occupé d’enrichir sa famille, il ne pensait pas comment ses trésors seraient dépensés, et il ne prévoyait pas que son fils pourrait, en peu d’heures, perdre ce qu’il avait employé tant d’années à amasser. M. Percival n’eut pas d’abord l’occasion de découvrir le faible de son pupille ; il s’apperçut seulement qu’il avait une confiance présomptueuse dans sa bonne fortune, ce qui conduit naturellement à l’amour du jeu. Aucun raisonnement ne fut épargné par M. Percival pour convaincre et toucher le jeune Vincent ; ses sentimens étaient toujours plus forts que sa raison ; il dédaignait la prudence, comme la vertu des esprits inférieurs. Le sentiment de l’honneur était seul son guide ; et, pour sa conduite comme homme et comme gentilhomme, il déclarait hautement qu’il suffisait de se livrer au sublime instinct d’une belle ame. Lorsque son tuteur doutait de l’infaillibilité, ou même de l’existence de cet instinct moral, il blessait son orgueil sans éclairer son jugement ; il lui faisait desirer l’occasion de s’exposer au danger, afin de prouver qu’il était supérieur à la tentation. Il était bien difficile d’imprimer la vérité dans l’esprit d’une jeunesse si vive et sans expérience.

Lorsqu’il fit connaissance avec mistriss Luttridge à Harrow-Gate, il sut qu’elle était joueuse de profession ; il méprisa son caractère, mais il continua ses visites, pour le plaisir de convaincre M. Percival. D’abord il fut spectateur passif ; ensuite il réfléchit que le billard était un jeu d’adresse et non pas de hasard. Il se ressouvint qu’il y avait un billard à Oakly-Parck aussi bien que chez mistriss Luttridge. Il joua donc ; son adresse fut admirée ; il gagna et il continua à jouer. M. Percival fut retenu à Londres plus de temps qu’à l’ordinaire, ce qui fit qu’il ignora la manière dont son jeune ami employait son temps. Dès qu’il fut de retour chez lui, M. Vincent vint l’y trouver, et les charmes de Bélinde l’y fixèrent : son cœur, agité par une nouvelle passion, était surpris lorsqu’il se rappelait le vif plaisir qu’il avait trouvé chez mistriss Luttridge ; et, précisément parce qu’il était dominé par une forte passion, il croyait ne pouvoir être jamais sous l’empire d’une autre ; ainsi il persistait à dédaigner la raison. À peine Bélinde eut-elle quitté Oakly-Parck, que l’ennui s’empara de lui : pour se consoler de son absence, il courut au billard ; une émotion quelconque lui était devenue nécessaire ; pour lui, ne pas sentir n’était plus vivre ; bientôt l’anxiété, l’espérance, la crainte, les perpétuelles vicissitudes de la vie d’un joueur, lui parurent aussi agréables que celles d’un amant. Mistriss Luttridge crut qu’il avait oublié Bélinde, et espéra encore pouvoir lui faire épouser sa nièce Annabella. Comme M. Vincent ne pouvait pas souffrir mistriss Freke, toujours de concert avec mistriss Luttridge, celle-ci la pria d’éloigner ses visites. Le départ d’Henriette d’Harrow-Gate fit croire M. Vincent à leur brouillerie ; elles étaient liguées secrètement entr’elles par leur haine contre Bélinde. Mistriss Freke écrivit contre elle une lettre anonyme à M. Vincent : elle ne servit qu’à faire paraître son amour pour Bélinde dans toute sa force ; et, dès qu’il la vit accusée, il la défendit avec tout l’enthousiasme d’un amant. Il fit mettre aussitôt les chevaux à sa voiture, disant qu’il voulait aller déchirer cette infâme lettre en présence de Bélinde. Mistriss Luttridge ne pensa pas prudent de s’opposer à sa colère ; elle se contenta, ainsi qu’Annabella, de faire les plus tendres adieux à son chien Tomy, et de protester qu’elles ne pourraient vivre sans lui. M. Vincent, qui aimait extrêmement son chien, crut, comme elles le souhaitaient, que leur affection pour cet animal venait de leur amitié pour son maître. Cependant il ne consentit pas à s’en séparer ; mais il promit que, dès que mistriss Luttridge reviendrait à Londres, Tomy serait chez elle. Annabella affecta la plus vive sensibilité, et mistriss Luttridge joua son rôle à merveille en blâmant sa nièce, et en lui souhaitant le calme philosophique de miss Portman.

Comme M. Vincent était sur le chemin de Londres, il réfléchit sur ces derniers mots, et il ne put s’empêcher de penser que si Bélinde était moins parfaite, elle serait plus aimable. Il craignait qu’elle ne partageât jamais la vivacité de sa passion, et que, pour son bonheur, elle ne fût pas assez tendre.

À peine l’eut-il revue qu’il oublia toutes ses idées mélancoliques. La noblesse, la franchise et la bonté qu’elle lui témoigna le même soir qu’il lui remit la lettre, le touchèrent autant qu’elles le charmèrent. Bélinde lui ouvrit son cœur, et ne lui cacha pas son premier attachement pour M. Hervey. Cet aveu causa la plus violente jalousie à M. Vincent. Son amour-propre fut piqué ; cependant miss Portman parut encore plus intéressante à ses yeux, lorsqu’il vit que son maintien froid et réservé était loin d’être causé par un défaut de sensibilité. La pensée qu’elle était occupée d’une autre personne lui parut aussi plus supportable que l’idée qu’elle pût être indifférente. Transporté par son amour, il ne pouvait se résoudre à quitter sa maîtresse, et il fallait une lettre de mistriss Luttridge pour l’arracher de Twickenham. Cette femme adroite profita même de son absence ; elle lui représenta que lady Delacour ayant les nerfs en très-mauvais état, il serait plus prudent de ne pas lui mener son énorme Tomy, et qu’il pouvait être dangereux pour Hélène. M. Vincent céda à d’aussi bonnes raisons, et le gros chien fut remis aux soins de la touchante Annabella. Tomy devint un très-utile auxiliaire pour les ennemis de son maître. M. Vincent, qui l’aimait extrêmement, allait le voir tous les jours : on jouait tous les soirs, ou pour mieux dire toutes les nuits, chez mistriss Luttridge. M. Vincent fut d’abord scandalisé à la vue de la table de creps, en pensant à M. Percival ; mais son activité dans la société ne lui permettait pas de rester oisif et ennuyé au milieu de gens si vivement occupés. D’ailleurs la générosité de son caractère lui faisait croire mal-honnête de censurer par sa conduite celle de tous ses amis ; il faisait le faux calcul de suivre le mauvais exemple au lieu de donner le bon : il pensait qu’il pouvait risquer, sans imprudence, cent louis ou même mille, et qu’avec son énorme fortune, il y avait de l’avarice à craindre la chance du jeu. Il se décida donc à se mêler parmi les joueurs : une fois assis à cette fatale table, sa ruine était inévitable. Mistriss Luttridge hésita cependant un instant si elle continuerait ses menées, pour lui faire épouser sa nièce, ou si elle se rendrait maîtresse seulement de sa fortune. Ce dernier parti lui parut le plus sûr, en réfléchissant à la violence de sa passion pour Bélinde, que la lettre anonyme n’avait fait qu’augmenter. Il fut donc résolu que M. Vincent serait sa victime ; et, dans peu de soirées consacrées au creps, il ne perdit pas seulement mille livres sterlings, mais dix mille ; elle parut peinée de son bonheur, et l’assura que si elle continuait à jouer avec lui, c’était dans l’espoir que sa persévérance lui rendrait enfin la fortune favorable.

L’horreur de sa situation à cette ruine imprévue, le souvenir de M. Percival, celui de Bélinde, le plongèrent dans de profondes réflexions ; il quitta le jeu, jurant qu’il ne hasarderait plus une guinée. Mais il lui en restait encore ; et son ennemie voulait que sa perte fût complète. Elle vint à bout de lui persuader de tenter encore la fortune ; pour lui rendre le courage, elle lui permit alors de regagner une légère partie de son argent. Il se crut sauvé ; il se réjouit à la seule idée de pouvoir échapper à l’humiliant aveu de son malheur, et il revit Bélinde le lendemain matin, espérant bien n’être jamais obligé de lui avouer son malheur. Clarence Hervey paraissant chez elle, et lady Delacour se permettant de le plaisanter, il retourna chez mistriss Luttridge. Pendant le dîner, il entendit annoncer tout bas Clarence Hervey : l’effet que cette arrivée imprévue lui causa n’échappa point à l’œil pénétrant de son hôte ; elle se douta qu’il craignait de jouer devant Clarence ; elle prétexta donc un violent mal de tête, priant M. Vincent de remettre la partie au lendemain.

M. Vincent, enchanté de pouvoir échapper aux soupçons de Clarence, rentra triomphant dans le salon, et parut, comme on l’a dit, toute la soirée occupé d’Annabella.

Le lendemain, M. Vincent fut exact au rendez-vous : il était extrêmement empressé de regagner ce qu’il avait perdu. Il se promettait bien, si une heureuse nuit lui rendait ses biens, de quitter pour toujours et le jeu et les joueurs. Peu de mois auparavant, il aurait rougi de la seule pensée de cacher une de ses actions à son meilleur ami, M. Percival ; mais à présent, s’abandonnant à son amour-propre, il employait tout son esprit à excuser sa dissimulation. Il ne manquait pas de prétextes spécieux ; et la pureté de ses intentions le rassurait. Ah ! comme cet instinct moral, auquel il se confiait, est un guide trompeur, quand il n’est point éclairé par la raison et la religion !

M. Vincent fut cruellement trompé dans son espoir de regagner tout ce qu’il avait perdu. Il joua avec toute l’impétuosité de son caractère. Son jugement l’abandonna : il savait à peine ce qu’il disait, ce qu’il faisait. Dans son désespoir, dans sa folie, il paria tout ce qu’il possédait ; il perdit. Il resta pétrifié. Il n’entendait plus : il voyait remuer autour de lui sans distinguer personne.

On annonça le souper, et la salle était presque déserte, qu’il était toujours immobile, appuyé sur la table de creps. Il fut tiré de cet état en entendant mistriss Luttridge dire : — Ne venez-vous pas souper, M. Hervey ? — M. Vincent leva la tête, et vit Clarence assis vis-à-vis de lui. Son visage changea tout-à-coup : la colère vint se peindre dans ses yeux. Il ne prononça pas une syllabe, mais ses regards semblaient dire : — Quoi ! monsieur, vous êtes encore ici à m’épier pour jouir de ma ruine, sans doute, et pour en porter les premières nouvelles à Bélinde ? —

Ensuite, se frappant la tête avec violence, il passa devant Clarence sans vouloir l’écouter, et entra dans la salle à manger. Là, il s’assit entre mistriss Luttridge et sa nièce, déterminé à braver Clarence. Il affecta la plus extravagante gaieté ; et rit et but plus que tous les convives. Appercevant son chien qui caressait mistriss Luttridge, il l’appela.

— Viens boire, Tomy, s’écria-t-il, en faisant avaler du vin à son chien ; et arrachant les fleurs qui ornaient la table, il en couronna Tomy, en jurant que, désormais, il ne l’appellerait plus qu’Anacréon. Annabella s’empressa de l’aider à parer Tomy ; mais le pauvre chien, qui mourait de faim, demanda à manger, avec sa confiance ordinaire, à mistriss Luttridge, qui l’avait accoutumé à recevoir des morceaux choisis : il ignorait le malheur de son maître.

À bas, Tomy, à bas, s’écria-t-elle d’une voix aigre.

À bas, Tomy, à bas, comme votre maître, répéta M. Vincent : et perdant aussitôt sa gaieté, il se leva de table précipitamment, et quitta la salle.

On prit peu garde à sa retraite ; les convives approchèrent leurs chaises ; et on ne s’apperçut pas de son départ. Annabella et mistriss Luttridge sourirent du désespoir de leur victime. Clarence, qui avait continué d’observer M. Vincent, et de veiller à tous ses mouvemens, le suivit immédiatement. Il ne put cependant pas le joindre : on lui dit seulement que l’on croyait qu’il était allé à l’hôtel de Neroz, dans Portland-Place. C’était près de la maison de mistriss Luttridge. Clarence y courut. On lui dit que M. Vincent venait de monter dans sa chambre.

Où est-il ? Il faut que je le voie, s’écria M. Hervey.

— Vous ne le verrez pas ce soir : il a défendu expressément sa porte ; il l’a même fermée à double tour, en jurant terriblement.

— Où est son domestique ?

M. Vincent vient de l’envoyer en commission, reprit le portier ; et il commença à s’étonner et à se plaindre de l’obstination de Clarence.

Conduisez-moi à sa porte, lui dit M. Hervey, en lui mettant une guinée dans la main.

Oh ! à présent, monsieur, je me rappelle qu’on entre dans sa chambre par la porte d’un petit cabinet, qu’il n’aura peut-être pas fermée.

Clarence s’y fit conduire, et renvoya le portier : il s’approcha avec prudence : il crut entendre armer un pistolet. Il poussa doucement la porte, et vit ce malheureux jeune homme à genoux, approchant un pistolet de son front, et levant les yeux au ciel. Clarence fut en un moment derrière lui ; et, saisissant l’arme meurtrière, il l’arracha des mains de M. Vincent, avec tant de présence d’esprit et d’adresse, que le pistolet, quoique armé, ne partit pas.

M. Hervey ! s’écria M. Vincent. L’étonnement le rendit muet ; mais la colère vint bientôt l’animer.

Est-ce la conduite d’un gentilhomme, M. Hervey ? est-ce d’un homme d’honneur, s’écria-t-il, de vous introduire chez moi pour m’espionner ? Il regarda alors avec fureur le pistolet que tenait Clarence, et il dit, en prenant un autre sur la table : — Je sais que vous êtes mon ennemi, que vous êtes mon rival ; je le sais : Bélinde vous aime ; ne le dissimulez plus. Pour l’amour d’elle, tuez-moi. Vous m’avez épié ; je vous demande satisfaction : pour peu que vous ayez de l’honneur et du courage, vous ne vous refuserez pas de vous battre avec moi. Feu !

Si vous tirez sur moi, répondit Clarence, vous vous en repentirez ; car je ne suis ni votre ennemi, ni votre rival.

Vous êtes mon rival, interrompit monsieur Vincent avec indignation : le nier est le comble de la bassesse et de la fausseté. Oh ! Bélinde ! est-ce là l’être que vous me préférez ? Je suis un joueur malheureux ; mais mon cœur est toujours digne de posséder Bélinde. Je vous demande, monsieur, continua-t-il avec le mépris le plus marqué, de me laisser seul à moi-même.

Vous n’êtes point à vous, répondit Clarence ; rappelez votre raison, et vous serez bientôt convaincu que je suis votre ami.

— Mon ami !

— Si votre mort eût servi mes intérêts, pourquoi aurais-je arraché le pistolet de votre main ? Est-ce là la conduite d’un ennemi ? Réfléchissez.

Je ne sais ce que je dois penser, répondit M. Vincent. Je ne suis plus maître de moi-même. Je vous en conjure, pour votre sûreté, laissez-moi.

Pour ma sûreté, répéta Hervey avec dédain ; mon seul dessein est de vous sauver de votre ruine, pour l’amour d’une femme que j’ai aimée long-temps, peut-être plus que vous.

Il y avait quelque chose de si vrai et de si profond dans l’expression d’Hervey, que M. Vincent s’écria d’une voix altérée :

— Vous reconnaissez que vous l’avez aimée ; il est impossible de ne pas l’aimer encore. Vous devez me détester.

Non, lui dit Clarence en lui prenant la main ; je n’ai point la bassesse de vouloir priver les autres du bonheur, parce que je n’en puis pas jouir : ne me redoutez point ; je n’ai aucune prétention sur miss Portman. Je suis engagé avec une autre femme ; dans peu de jours vous entendrez parler de mon mariage.

M. Vincent jeta le pistolet, et serrant la main d’Hervey :

— Pardonnez-moi, lui dit-il, tout ce que le désespoir m’a dicté : votre cœur est trop généreux ; mais vous êtes venu trop tard : je suis ruiné ; j’ai perdu tout espoir. Ses yeux alors s’arrêtèrent sur son pistolet : il garda un morne silence.

Tout ce que vous avez souffert cette nuit, lui répondit Clarence, était nécessaire pour assurer votre bonheur à l’avenir.

Mon bonheur ! s’écria M. Vincent, il n’en est plus pour moi. Ma folie l’a détruit, les remords me tourmentent vainement : la prudence est trop tardive. Savez-vous, dit-il, en le regardant fixement, que, semblable aux mendians, je ne possède plus rien sur la terre ? Allez, dites à Bélinde que je ne mérite plus son estime ; dites-lui qu’elle m’oublie, qu’elle me méprise, qu’elle me déteste. Dites-lui qu’elle se réjouisse d’avoir échappé au malheur de devenir la femme d’un joueur.

Je lui dirai, si vous voulez, lui répondit Clarence, que vous avez acheté cher l’expérience.

À quoi me servira-t-elle ? interrompit Vincent ; rien ne pourra me sauver.

Jurez-moi solennellement, pour l’amour de Bélinde, lui dit Hervey, que jamais vous ne jouerez, et je vous rendrai la fortune et le bonheur.

Vincent, hors de lui-même, fit avec transport ce serment, et Clarence lui révéla le secret de la table de creps.

Ayant le pouvoir, ajouta-t-il, de confondre publiquement mistriss Luttridge, je suis sûr qu’elle vous rendra tout ce qu’elle vous a volé, et qu’elle craindra de s’exposer à la rigueur des lois : demain j’irai chez elle, et je finirai vos tourmens.

Ô le plus généreux des hommes ! s’écria Vincent ; comment pourrai-je vous exprimer toute ma reconnaissance ?

Adieu, lui dit Clarence, j’ai réussi ; je voulais que le mari de Bélinde fût mon ami. Il ferma la porte, et, content de lui-même, il partageait le bonheur de l’homme qu’il venait d’arracher au désespoir. Ô combien la providence a été sage, en attachant de si doux plaisirs à la bienfaisance !


CHAPITRE XXIX.

LE JUIF.


Dans le silence de la nuit, lorsque Clarence ne sentit plus l’enthousiasme de la générosité, les mots échappés à Vincent dans son désespoir, Bélinde vous aime, revinrent à son esprit. Il s’efforça de bannir cette pensée trop flatteuse, et il voulut se persuader que ces mots n’avaient aucun fondement, et qu’ils étaient seulement dictés par la jalousie. Il réfléchit à la tristesse de Virginie, se répéta que ses engagemens avec elle étaient inviolables, et jura de nouveau de servir son rival. Le lendemain, avant deux heures, M. Vincent reçut la lettre suivante :

« Vous trouverez ci-incluse la reconnaissance de mistriss Luttridge, qui prouve que vous ne lui devez rien. Je n’ai point parlé de l’argent que vous lui avez déjà payé. La dame s’est trouvée mal ; mais je ne me suis point laissé toucher : le mari me demande raison ; je serai à ses ordres quand toute l’affaire sera rendue publique. J’aurais été vous voir ce matin, si je n’étais pas occupé avec des avocats, et de tous les préparatifs d’un mariage.

« Votre sincère ami,
Clarence Hervey.

À la lecture de cette lettre, Vincent, ivre de joie, répéta son serment de ne plus jamais jouer. Impatient de voir Bélinde, et abandonnant son cœur à la générosité et à la reconnaissance, il résolut de ne lui rien cacher, de lui faire connaître tous ses torts, et tout ce qu’il devait à Clarence. Il allait partir pour Twickenham, lorsque son oncle l’envoya chercher, pour causer avec lui d’affaires relatives aux Indes occidentales.

Il reçut chez son oncle une lettre de Bélinde, qui lui annonçait que lady Delacour arriverait le lendemain à Berkeley-Square, et qu’elle y passerait une semaine, pour voir mistriss Mangaretta Delacour.

Lady Delacour voyait avec chagrin la froideur de Bélinde pour Hervey, et la manière dont elle favorisait M. Vincent.

En arrivant à Londres, elle vint dans la chambre de Bélinde, avec l’air le plus satisfait.

Grande nouvelle ! grande nouvelle ! ma chère, s’écria-t-elle, n’avez-vous pas entendu du bruit sur la place ?

Oui ; mais Mariette a appaisé ma curiosité en me disant qu’il n’était causé que par deux chiens.

— Il est vrai ; mais que direz-vous si ce combat entre deux chiens a fini par un duel entre deux hommes ?

Il me semble que ce malheur vous réjouit extrêmement, dit Bélinde ; mais qu’avez-vous entendu dire de M. Vincent ?

Que miss Annabella Luttridge, répondit lady Delacour, se meurt d’amour pour lui, ou pour sa fortune ; que M. Vincent, tout parfait qu’il est, a peut-être été flatté par cette préférence, et y a répondu, et que s’étant trop avancé, lorsqu’il a voulu se dégager, il s’est attiré la colère de la tante. Il est certain qu’il y a eu une querelle ; car Juba a dit à Mariette que son maître jurait qu’il ne retournerait point chez mistriss Luttridge, et qu’il lui avait donné l’ordre d’aller rechercher son chien. Miss Annabella l’a remis au nègre, en lui disant de prier M. Vincent d’ôter lui-même le collier de son chien ; peut-être, ma chère, serez-vous aussi simple que Juba, et ne suspecterez-vous aucune finesse dans ce message. Miss Luttridge, connaissant l’attachement de Juba pour vous, n’a point voulu le charger de ses billets doux, elle les a confiés au collier de Tomy. Chemin faisant, le digne ambassadeur a rencontré, dans Berkeley-Square, sir Philip Baddely et son chien : ils se sont pris de dispute ; dans la fureur du combat le collier de Tomy s’est défait ; sir Philip s’est saisi du papier qui y était attaché ; le nègre a voulu le lui arracher, le baronnet l’a menacé ; Tomy est venu au secours de Juba, et sir Philip s’est réfugié enfin dans la boutique du libraire. Le pauvre Juba l’a poursuivi, et le voyant lire le billet de miss Luttridge, il l’a réclamé avec courage, comme appartenant à son maître. Un homme qui était là a pris aussitôt son parti. Dans ce montent, lord Delacour, qui regardait la bataille de sa fenêtre, est descendu chez le libraire, et, comme vous le croyez bien, a pris la défense de Juba ; sir Philip a jugé à propos alors de céder, et il s’est retiré en jurant, comme à l’ordinaire. Lord Delacour, qui est aussi humain que juste, touché de voir le pauvre nègre blessé et souffrant, l’a fait porter chez lui, et l’a confié aux soins de lady Boucher. Quant à votre ami, M. Vincent, je voudrais le savoir à la Jamaïque, depuis que je n’ai plus de raison de le soupçonner d’être joueur.

Bélinde voulut faire expliquer cette dernière phrase à lady Delacour, et n’y put parvenir. Le soir, mylady plaisanta M. Vincent sur la belle Annabella, et il se réjouit de voir que rien de ce qui s’était passé entre lui et Clarence n’était connu. Son projet de tout confier à Bélinde devint chancelant ; et, comme toutes ses bonnes résolutions étaient plutôt l’effet de son premier mouvement que celui de ses principes, la crainte de perdre par sa sincérité le cœur de sa maîtresse lui fit oublier ce qu’il se devait à lui-même ; et il s’abandonna bassement à la dissimulation. Pour rassurer sa conscience, il pensa qu’ayant juré de ne plus jouer, il alarmerait sans nécessité Bélinde en lui parlant de son imprudence. Sa générosité fut d’abord révoltée de cacher tout ce qu’il devait à Clarence ; mais la jalousie vint combattre ce bon mouvement : cependant ce ne fut qu’avec un extrême embarras qu’il resta seul avec Bélinde ; les bontés qu’elle lui témoignait étaient pour lui autant de reproches amers ; il gardait un silence pénible.

Si j’étais d’un caractère jaloux, lui dit Bélinde, je vous reprocherais de penser à la belle Annabella.

Vous vous trompez, s’écria M. Vincent d’une voix émue. Il allait tout dévoiler à Bélinde ; mais, tout-à-coup changeant d’idée, il commença à défendre sa conduite avec mistriss Luttridge.

Je ne vous ai point interrompu, lui répondit Bélinde ; je n’avais point besoin de vos excuses ; je n’ai pas oublié votre conduite avec moi lorsque vous reçûtes cette lettre anonyme. En disant ces mots, elle lui donna la main de l’air le plus tendre ; il la pressa contre ses lèvres, en s’écriant : Pourrais-je abuser de la confiance que vous avez en moi ?

Je me confie, avec plus de plaisir, dit Bélinde, en ceux qui non seulement n’ont pas le pouvoir, mais n’ont pas la possibilité de me tromper ; mais, observant l’excessive agitation de M. Vincent, sa gaieté l’abandonna.

Vous n’êtes pas bien ; qu’avez-vous donc ? s’écria Bélinde. Vous est-il arrivé quelque malheur ? Ne persistez pas dans ce pénible silence ; parlez-moi comme à votre amie, avec votre sincérité ordinaire.

— De la sincérité ! ô Bélinde ! mais si elle me devient fatale, si elle me coûte le bonheur de la vie, si elle me prive de votre amour ? Il est vrai ; j’ai quelque chose à tous confier.

Bélinde le regardant avec terreur : Est-ce un malheur ou un crime ? demanda-t-elle.

Ce n’est pas un crime, répondit Vincent.

Alors, dit Bélinde, pourquoi avoir l’injustice de craindre qu’un malheur influe sur mon sentiment ?

Vous êtes un ange ! s’écria Vincent. Avant-hier je fus privé, par la fraude et la perfidie d’une personne, de presque toute ma fortune ; jugez de mon malheur !…

Je ne suis pas assez romanesque pour croire, lui dit Bélinde, qu’on puisse être heureux en étant sans fortune ; mais sans doute vous n’êtes pas ruiné entièrement ? Je saurai me faire des privations : je pense comme Johnson que le malheur est de desirer ce qui n’est point nécessaire au bonheur.

M. Vincent, ravi, exprima son admiration et sa reconnaissance.

Vos louanges, loin de me plaire, m’offensent, lui dit Bélinde : êtes-vous surpris que j’aie agi comme vous auriez fait à ma place ? Pourriez-vous croire que je vous abandonnasse dans votre malheur ? C’est assez de voir votre confiance trahie une fois, celle en qui vous avez placé votre bonheur ne vous trahira pas, lui dit Bélinde avec sensibilité. Rassurez-vous donc, continua-t-elle, et expliquez-moi ce qui vous est arrivé.

Généreuse, charmante, adorable Bélinde ! ma fortune n’est point perdue : vous le savez, la ruse est permise en amour ; tout ceci n’était qu’un stratagème pour exciter votre compassion.

Votre conduite me peine, lui dit Bélinde avec l’air le plus sérieux ; je croyais avoir votre estime, et n’avoir pas besoin de subir des épreuves.

M. Vincent n’osa point achever l’aveu de sa conduite, il n’eut pas le courage d’accroître son chagrin, et l’arrivée de lady Delacour vint à propos le tirer d’embarras. La conversation fut générale le reste de la soirée, et il partit en se persuadant avec joie qu’il était nécessaire qu’il reculât toute explication ; il eut même l’idée de la supprimer entièrement ; il comptait sur la discrétion de Clarence ; il savait que mistriss Luttridge garderait le silence pour son propre intérêt, et que ni lady Delacour, ni Bélinde, n’avaient aucune liaison avec sa société. Le lendemain miss Portman, en voyant la tristesse de M. Vincent, fut adoucie par le chagrin qu’il exprimait de lui avoir déplu ; elle se reprocha la dureté avec laquelle il lui avait parlé la veille, excusa une erreur qu’elle croyait trop punie, et M. Vincent reçut son pardon. Il s’occupa des préparatifs de ses noces avec une extrême agitation, remettant de jour en jour à ouvrir son cœur à l’aimable Bélinde.

La veille du jour fixé pour son mariage, M. Vincent alla chez Gray pour acheter quelques présens qu’il destinait à Bélinde ; lord Delacour parlait à Gray d’une bague de diamans qu’il lui avait commandée ; sir Philip Baddely et M. Rochefort arrivèrent dans la boutique. M. Vincent ne l’avait pas encore vu : Lord Delacour, pour l’empêcher de se battre pour un aussi peu digne sujet qu’Annabella Luttridge, avait positivement refusé de dire à M. Vincent ce qu’il avait su de la conduite de sir Philip avec son nègre. Le bijoutier, en nommant M. Vincent tout haut, le fit connaître à sir Philip, qui dit aussitôt à Rochefort que c’était le maître du nègre. Malheureusement Vincent l’entendit, et il demanda à lord Delacour si c’était là le gentilhomme qui s’était si mal conduit envers son domestique. Lord Delacour lui répondit qu’il devait s’en inquiéter peu, et qu’il était trop prudent pour commencer une querelle la veille de son mariage. S’il vous provoque, vous pourrez lui répondre ; mais, pour l’amour du ciel, ne commencez pas l’attaque.

L’impétuosité de Vincent ne put être calmée ; ils se battirent. Le baronnet perdit un doigt, et M. Vincent reçut une blessure dans le côté ; qui, sans mettre en danger sa vie, l’obligea à garder la chambre plusieurs jours. La vive impatience qu’il éprouvait augmenta sa fièvre, et retarda sa guérison et son mariage.

Lady Delacour ne cacha pas sa satisfaction de voir cette union retardée. Quand l’inquiétude de Bélinde pour M. Vincent fut calmée, elle questionna lord Delacour sur tout ce qui s’était passé, afin de juger de la conduite de son amant ; et lord Delacour, qui était la franchise même, confessa que M. Vincent avait montré plus de vivacité que de sagesse, et plus de courage que de prudence. Lady Delacour vit avec plaisir l’air sérieux de Bélinde à ce récit.

Dès que M. Vincent se crut en état de marcher, il quitta sa chambre sans attendre l’ordre du médecin, en disant à Juba d’avertir le docteur qu’il n’avait plus besoin de lui.

Il rassembla son courage en allant chez Bélinde, pour lui apprendre enfin tout ce qu’il lui cachait depuis si long-temps. Il était au bas de l’escalier lorsqu’il fut frappé par le son d’une voix qu’autrefois il ne craignait pas d’entendre ; c’était celle de M. Percival. Pour la première fois il eût voulu se cacher à son ami : interdit et honteux, il retourna précipitamment dans sa chambre, se jeta dans un fauteuil, et attendit avec agitation l’arrivée de M. Percival. Au bout de quelque temps, ne le voyant pas entrer il sonna, et on lui dit que l’ayant vu sortir de sa chambre son nègre avait renvoyé M. Percival ; qu’il avait laissé une lettre dont il reviendrait chercher la réponse à huit heures du soir. Vincent se réjouit de ce court répit.

Hélas ! s’écria-t-il, combien je suis changé !

Il était loin de prévoir les nouveaux embarras qui l’attendaient. Voici la lettre de M. Percival :

Mon cher Vincent,

« Ne suis-je pas un homme heureux de trouver un ami dans mon pupille ? mais j’ai peu de temps pour vous exprimer mes sentimens pour vous. Vous êtes si riche et si prudent, qu’une demande d’argent ne peut pas vous effrayer. Le cousin de lady Anne, M. Carysfort, est mort ; je suis tuteur de ses fils, qui sont mal partagés du côté de la fortune. Je viens de réussir heureusement à placer le cadet dans une bonne maison de commerce ; mais 15,000 livres me sont nécessaires pour l’établir. Je suis obligé d’avoir recours à vous ; vous trouverez ci-inclus le billet que vous me fîtes l’été dernier en achetant le petit bien de Juba. Je sais que vous avez toujours chez vous le double de la somme que je vous demande ; ainsi je ne fais point de cérémonie : si vous pouvez, comptez-moi ce soir ces 10,000 livres, car je desire retourner à Oakly-Parck le plus tôt possible. »

Votre sincère ami,
Henry Percival.

M. Vincent avait payé à mistriss Luttridge cet argent destiné à acquitter sa dette envers M. Percival ; il en attendait des Indes occidentales, dans quelques semaines ; mais il lui en fallait sur-le-champ : il résolut donc d’en emprunter. Le juif auquel il s’adressa n’eut pas plutôt découvert combien il était pressé d’avoir cette somme, que ses demandes devinrent exorbitantes. M. Vincent impatient de terminer, conclut le marché le plus désavantageux pour lui. Le juif promit d’apporter les 10,000 livres à cinq heures du soir ; mais il en était près de sept lorsqu’il arriva, et il était si vétilleux et si circonspect en lisant et signant les billets et en comptant l’argent, qu’avant qu’il eût fini on vint avertir de l’arrivée de M. Percival. Vincent renvoya le juif dans la chambre voisine en lui défendant de se montrer jusqu’à ce qu’il l’eût appelé. Quoique M. Percival n’eût aucun soupçon de tout ce qui se passait, il fut frappé du trouble dans lequel il trouva son jeune ami. M. Vincent lui parla aussitôt de son duel et du retard de son mariage ; et M. Percival, croyant que c’étaient là les causes de son agitation, s’efforça de changer de conversation, et lui parla de l’affaire qui l’amenait de Londres. J’espère, dit-il, en observant que l’embarras de M. Vincent augmentait, que je ne vous gêne point en vous demandant cet argent.

— Pas le moins du monde ; si vous voulez m’attendre ici un moment, je vais passer dans la chambre voisine, et vous le rapporter aussitôt.

On entendit alors beaucoup de bruit ; c’étaient les voix de Juba et de Salomon le juif, qui se disputaient. M. Vincent avait envoyé Juba en commission pendant qu’il était enfermé avec le juif ; Juba, de retour, revint dans la chambre à coucher de son maître pour y lire une lettre qu’il venait de recevoir de sa femme. D’abord il n’apperçut pas le juif qui s’était caché ; mais, l’entendant respirer, il fut frappé de voir les pieds d’un homme paraître dessous les rideaux de la fenêtre. Quoique superstitieux, Juba ne manquait pas de courage, un voleur ne lui faisait pas la même peur qu’une sorcière ; avec une présence d’esprit digne d’un aussi grand danger, il prit un pistolet qui était sur la cheminée, et marchant bravement à l’ennemi, il saisit le juif à la gorge en s’écriant :

Vous mort, si volez mon maître.

Pétrifié à la vue du pistolet, le juif voulut aussitôt expliquer qui il était ; et, montrant sa bourse, il assura Juba que loin de vouloir prendre de l’argent à son maître, il lui en apportait. Juba ne voulut point le croire ; il croyait son maître le plus riche des hommes ; d’ailleurs, le langage du juif était tout-à-fait inintelligible pour lui, et Salomon, ayant une antipathie particulière pour les nègres, ne pouvait s’empêcher de montrer par ses grimaces toute son aversion. Juba n’aurait point lâché sa proie pour tout au monde ; et, sans l’écouter davantage, il l’entraîna en présence de son maître et de M. Percival.

Il est impossible de décrire la confusion de M. Vincent, et l’étonnement de M. Percival. L’explication du juif lui apprit en un instant la vérité ; et M. Vincent, incapable de prononcer un seul mot, exprima son désespoir par ses regards.

Il est inutile d’emprunter cet argent pour moi, dit M. Percival avec calme ; et, si cela était, nous en trouverions, sans doute, à un intérêt plus raisonnable que celui que cet homme propose.

L’intérêt ne me fait rien, s’écria monsieur Vincent ; je suis trop malheureux.

M. Percival, toujours conservant son sang froid, renvoya le juif, et, par un signe, ordonna à Juba de les laisser seuls.

— J’emprunterai l’argent dont j’ai besoin ; ne craignez point mes reproches, mon cher Vincent : je devine que vous avez perdu cette somme au jeu. Il est encore heureux que ce soit pas toute votre fortune. Je n’ai qu’une seule question à vous faire : de sa réponse dépend mon estime. Miss Portman est-elle instruite de ce malheur ?

— Je ne le lui ai point encore dit ; mais j’allais lui apprendre.

— Alors, M. Vincent, vous êtes encore mon ami ; je sais combien un tel aveu est pénible ; mais, il est nécessaire.

— Ne pouvez-vous pas, mon cher M. Percival, me sauver la honte insupportable de confesser ma propre folie ? Épargnez-moi cette mortification : portez-lui vous-même cette nouvelle, et soyez le médiateur en ma faveur.

Je le ferai avec plaisir, dit M. Percival ; j’y vais aussitôt : mais je n’espère point persuader à Bélinde que vous êtes guéri à jamais de cette passion funeste.

— En vérité, mon excellent ami, elle peut se fier à moi. J’ai senti trop d’horreur pour ma conduite ; et le serment de ne plus jouer, je l’ai prononcé si solennellement, que vous pouvez répondre de moi.

M. Percival promit de plaider la cause de son ami ; mais il ne put consentir à être son garant à l’avenir.

— Si j’ai de bonnes nouvelles vous me reverrez bientôt, lui dit-il ; mais jamais je ne pourrai me résoudre à venir vous affliger. Il partit, laissant M. Vincent dans la plus cruelle anxiété. Juste punition de son imprudence et de sa dissimulation.

M. Percival ne revint pas ; et le lendemain matin, M. Vincent reçut la lettre suivante de Bélinde.

« Vous m’avez souvent reproché de n’avoir pas pour vous cette espèce d’enthousiasme que vous croyez inséparable de l’amour : loin de nous en plaindre, nous devons nous en réjouir aujourd’hui, puisque cela nous sauve des chagrins inutiles. Cela m’épargne le tourment de combattre une passion qui aurait été fatale à mon bonheur, et cela diminuera vos regrets de notre séparation.

« Je vous connais assez pour ne pas vous redemander la parole que je vous avais donnée. Je suis obligée d’avouer que cette union, qui me paraissait, il y a quelques jours, si desirable, ne peut plus faire le bonheur de ma vie. Votre dangereuse passion pour le plus dangereux des amusemens vient renverser toutes les idées de félicité que je m’étais formées. Je me réjouis, et pour vous et pour moi, que vous ayez conservé votre fortune ; ma conduite ne pourra pas être accusée d’être la conséquence d’un sordide intérêt. J’avoue que je croyais avoir mérité votre confiance ; et je me figurais que vous n’aviez ni le pouvoir, ni la possibilité de dissimuler. J’espère que vous ne m’accuserez point de caprice : je puis vous assurer que je ne suis influencée par aucun autre sentiment que ceux que j’avoue : en renonçant à tout droit sur votre cœur, je ne veux point perdre ceux à votre estime. Ma détermination est irrévocable : j’ai cru devoir vous en faire part sur-le-champ. Comptez sur les vœux sincères que je fais pour votre bonheur : croyez à ma reconnaissance pour l’attachement que vous m’avez marqué ; et recevez les adieux de

Bélinde Portman. »

Peu d’heures après la réception de cette lettre, M. Vincent partit pour l’Allemagne. Voyant qu’il n’avait plus d’espoir d’être uni à Bélinde, il voulait s’éloigner d’elle le plus tôt possible. Sa conscience lui reprochait de n’avoir pas rendu à la conduite d’Hervey l’hommage qu’il lui devait. Avant de quitter Londres, il écrivit en détail à miss Portman tout ce qui s’était passé, et chargea Juba de porter sa lettre à Bélinde. Le pauvre nègre eût bien voulu accompagner son maître dans son exil ; mais M. Vincent ne le lui permit pas. Allez, lui dit-il, retournez avec votre femme, et soyez heureux.

Le pauvre nègre remit la lettre de son maître à Bélinde, sans parler, mais en fondant en larmes.

Bélinde fut profondément touchée de la sensibilité de ce fidèle serviteur, qui lui rappela les traits les plus aimables du caractère de son maître pendant le temps qu’elle avait passé avec lui à Oakly-Parck. Elle ne put lire sa lettre sans une grande émotion. Elle était écrite avec le sentiment le plus profond, mais sans un mot de plainte ; et elle sentit et apprécia la manière généreuse dont il parlait de Clarence Hervey. Quoiqu’elle éprouvât une véritable peine de cette séparation, la raison et la prudence, qui avaient dicté sa décision, la soutinrent dans sa résolution : et comme elle n’avait jamais eu de passion pour M. Vincent, et que son affection pour lui était toute fondée sur l’estime et sur la raison, le temps et l’approbation de lady Anne Percival rendirent peu à peu le calme à son ame.


CHAPITRE XXX.

NOUVELLES.


Lady Delacour se réjouit du départ de M. Vincent, et elle se glorifia devant Bélinde d’avoir su le juger mieux que ne l’avait fait lady Anne. Bélinde la défendit, et témoigna la reconnaissance qu’elle devait à M. Percival. Lady Delacour prétendit qu’elle devait étendre cette reconnaissance sur Juba et Salomon ; et commença à louer Bélinde de sa conduite dans toute cette affaire. À ces éloges, elle fit succéder celui de M. Hervey, ajoutant qu’elle espérait qu’elle penserait quelquefois à lui.

Pas plus qu’à un autre, répondit Bélinde. Plaisantez-moi tant que vous voudrez, chère mylady ; je vous assure que je vous ai dit la simple vérité.

— Je ne puis vous soupçonner de dissimulation ; cependant, répondez-moi : Si Clarence Hervey était à vos pieds, à présent, le repousseriez-vous ?

— Le repousser ! Non ; mais je ne répondrais point à ses avances.

Vous le refuseriez ! interrompit lady Delacour, en la regardant avec indignation.

— Je ne vous ai pas dit cela, je crois.

— Vous l’accepteriez donc ?

— Je ne vous ai pas dit cela non plus, j’en suis sûre.

— Oh ! je le vois ; vous lui diriez que vous voulez réfléchir.

— Peut-être.

Oh bien, repris lady Delacour, tout ce que je vous demande c’est de vous ressouvenir de ce que vous venez de dire, si jamais vous êtes mise à l’épreuve. Pour être philosophe, il faut sur-tout être conséquent.

— Heureusement pour ma philosophie, je n’ai point à redouter ce combat.

— Je pourrais à présent faire valoir contre vous les argumens de M. Percival sur les premières amours.

— Comment, contre moi ?

— Oui. Ils peuvent être appliqués aux secondes comme aux premières.

Bélinde prit un livre, et lady Delacour garda le silence pendant quelques momens. Elle le rompit bientôt en s’écriant :

— Si Clarence Hervey n’était pas le plus entêté des hommes, il pourrait être le plus heureux. Oh ! combien je hais Virginie ! Je suis sûre que Clarence ne peut pas l’aimer.

Parce que vous ne l’aimez pas, et parce que vous ne la connaissez pas, dit Bélinde.

— En dépit de toute votre générosité, ma chère, je me figure ce qu’elle doit être. Je remuerai le ciel et la terre pour rompre cet absurde mariage.

Oh ciel ! s’écria Bélinde, que prétendez-vous faire ? Je vous en conjure, si vous vous intéressez le moins du monde à mon honneur et à mon bonheur, gardez-vous d’agir !

— Reposez-vous sur moi, ma chère ; je n’agirai jamais contre cette délicatesse d’ame, cette dignité de caractère que j’admire et que j’aime autant que Clarence Hervey. Lady Anne Percival ne serait pas plus soigneuse d’observer les convenances que je ne le suis pour mes amis, et, depuis ma conversion, j’espère, pour moi-même. En disant ces mots, elle sonna, demanda sa voiture, et quitta Bélinde en la priant de compter sur sa prudence.

Lady Delacour passa la matinée hors de chez elle ; et, à son retour, contre son ordinaire, elle ne parla point à Bélinde de ce qui l’avait occupée. Bélinde était loin de se fier à la raison de son amie.

Vous m’avez reproché, mylady, lui dit-elle en riant, de manquer de curiosité ; vous m’avez complétement guérie de ce défaut : jamais femme ne fut plus curieuse de savoir ce qui cause votre secrète agitation.

— Un peu de patience, et vous saurez tout le mystère : dites-moi seulement si vous êtes brouillée avec l’amour à tout jamais.

— Je ne puis répondre pour l’avenir ; mais, à présent, il m’est tout-à-fait étranger.

— Vous avez un cœur ?

— Mais, je l’espère.

— Ainsi, vous ne pouvez exister sans amour.

Lady Boucher et mistriss Mangaretta Delacour arrivèrent pour dîner, ce qui interrompit la conversation.

À dîner, la douairière, voulant fixer l’attention de la compagnie, s’écria :

Enfin M. Hervey est marié !

Marié ! répéta lady Delacour en regardant tour-à-tour lady Boucher et Bélinde ; en êtes-vous sûre ?

— Je le sais positivement ; il s’est marié hier chez sa tante lady Alméria, à Windsor, — avec miss Hartley. En vérité, c’est un mariage bien extraordinaire pour Clarence ! Cette fille a été sa maîtresse pendant quelques années ; je suis sûre que personne ne voudra la voir. Lady Alméria est désolée ; elle n’a pu obtenir de son frère l’évêque qu’il les unisse.

— Je croyais l’évêque à Spa.

Vous vous trompez, reprit la douairière ; je suis certaine que l’évêque a refusé de voir son neveu. Je plains ce pauvre Clarence d’avoir été entraîné dans une telle affaire ; c’est sans doute la fortune qui l’a engagé à passer par-dessus la réputation. M. Hartley menaçait d’emmener sa fille aux Indes.

Vous êtes mal informée, ma chère lady Boucher, dit lord Delacour ; Clarence Hervey n’est pas homme à se marier pour la fortune ; son ame est trop noble et trop généreuse.

Je suis tout-à-fait de votre avis, mylord, reprit lady Delacour.

De l’avis de mylord ! s’écria la douairière : en vérité, rien n’est plus extraordinaire ! mais qui a donc pu engager M. Hervey à ce mariage ?

Ma chère lady Boucher, dit mistriss Mangaretta Delacour, qui jusqu’alors avait gardé le silence, on a calomnié miss Hartley ; elle n’a jamais été la maîtresse de Clarence.

— Vous êtes très-charitable, mistriss Delacour ; mais je parle d’après une vieille expérience : vous pouvez m’en croire, personne ne verra la nouvelle mariée, personne ne la jugera comme vous.

Alors la douairière et tout le reste de la compagnie continuèrent à s’égayer aux dépens de Clarence. Lady Delacour les laissa causer, afin d’examiner Bélinde sans distraction. Elle fut impatientée du sang froid qu’elle conservait. Enfin, lasse de tous les propos qui se tenaient, mistriss Mangaretta demanda encore à lady Boucher si elle était bien sûre de sa nouvelle.

— La chose n’est pas douteuse, madame ; c’est le suisse de lady Newland qui l’a dit à la femme-de-chambre de lady Singleton.

Cette nouvelle a passé par trop de bouches pour qu’on puisse y ajouter foi, répondit lady Delacour.

J’ai vu miss Hartley il y a deux heures, dit mistriss Mangaretta, et elle n’était point mariée.

Point mariée ! s’écria la douairière avec terreur.

Elle dîne actuellement, avec son père, chez moi, dit mistriss Delacour, et Clarence Hervey est, je crois, à Windsor, chez sa tante, qui a un accès de goutte. Vous voyez que les personnes qui vivent peu dans le monde savent quelquefois les nouvelles très-sûrement.

Quand donc M. Hervey reviendra-t-il de Windsor ? dit l’incorrigible douairière.

Demain, madame, répondit mistriss Delacour ; et comme, sans doute, vous verrez beaucoup de monde ce soir, j’espère que vous serez assez charitable pour contredire l’atroce calomnie qui répand que miss Hartley a été la maîtresse de Clarence.

— Il faut cependant qu’il y ait de bonnes raisons pour que cette jeune personne ne soit pas mariée. De quel côté le mariage a-t-il été rompu ?

D’aucun, répondit mistriss Mangaretta Delacour.

Alors, la chose se fera donc ? Quel jour aura-t-il lieu ? dit lady Boucher.

Un des jours de la semaine, répondit mistriss Mangaretta, pour se moquer de la curiosité de ceux qui l’entouraient.

La douairière se consola en continuant à lancer les sarcasmes les plus méchans contre Clarence et miss Hartley, assurant que le silence de lady Delacour devait être interprété en faveur de son avis.

Pour miss Portman, il n’est pas étonnant qu’elle ait été muette, ajouta-t-elle, je suis même encore étonnée de sa gaieté après la mauvaise tournure qu’ont prise ses affaires avec M. Vincent. Je sais de bonne part que M. Percival a refusé son consentement à son pupille, et l’a fait partir pour l’Allemagne. Sans doute sir Philip Baddely finira par être choisi. Si ce mariage se conclut, mistriss Stanhope pourra être appelée la ressource universelle, car ce sera la septième de ses nièces qu’elle aura établie. Mais regardez comme mistriss Delacour paraît occupée avec miss Portman dans le cabinet de trictrac ; peut-être lui propose-t-elle d’épouser le vieux M. Hartley ; il n’y aurait rien d’impossible.

Mistriss Mangaretta, sans s’occuper de la curiosité qu’elle avait inspirée, causait en effet avec Bélinde.

Ma chère miss Portman, lui dit-elle, vous êtes si bonne, que j’ose vous prier de servir un de mes amis qui a toujours été un de vos admirateurs.

Si la chose m’est possible, j’en serai charmée, dit Bélinde ; mais, dites-moi de qui vous voulez parler.

De M. Hervey. Vous saurez, continua mistriss Delacour en feuilletant un paquet de lettres, si vous voulez bien lire ce papier, tout ce que souffre le pauvre M. Hartley. Il aime sa fille à la folie ; et, après l’avoir retrouvée si heureusement après une longue recherche, il est le plus malheureux des hommes. Parmi toutes les calomnies qu’on répand sur son compte, vous voyez, par les discours de lady Boucher, qu’on dit que Virginie, au lieu d’être la pupille de Clarence, a été sa maîtresse. L’idée que la réputation de sa fille est détruite met M. Hartley au désespoir. Dès que j’ai reçu cette lettre, j’ai envoyé chercher cette jeune personne et sa gouvernante ; mais je ne suis qu’une vieille femme contre une confédération de méchans. Je voudrais que lady Delacour vînt s’unir à moi. Virginie est pour quelques jours dans ma maison ; je voudrais obtenir de mylady qu’elle vînt avec vous la voir, tout le monde alors suivrait son exemple. Il y a bien des gens qui ne sont méchans que par peur. Avez-vous le courage, ma chère miss Portman, d’être la première à faire une bonne action. Je serais désolée de vous demander une chose peu convenable ; mais tout ce que je desire est d’avoir votre suffrage en faveur de Virginie : la prudence de Bélinde et sa sagesse sont si connues ! je suis fermement convaincue que lorsque vous la verrez, vous partagerez l’opinion que j’ai de cette intéressante enfant.

Je vous assure, mistriss Delacour, répondit Bélinde, que vous avez employé beaucoup trop d’éloquence…

Je suis fâchée, interrompit mistriss Delacour en se levant, de voir que j’ai offensé miss Portman : la connaissance que j’avais de son caractère me faisait peu craindre ce refus.

Mais je ne vous ai point refusée, dit Bélinde ; je vous disais seulement que vous aviez employé beaucoup trop d’éloquence pour me persuader une chose sur laquelle je pense absolument comme vous. Je suis prête à faire tout ce qui vous conviendra.

Je suis une vieille folle, et vous êtes la plus charmante et la plus généreuse des femmes, répondit mistriss Delacour ; je vous remercie mille fois.

Vous ne devez pas m’en avoir d’obligation, dit Bélinde ; après la réponse que vous avez faite à lady Boucher, il est impossible d’ajouter foi à ces propos.

C’est impossible à vous, reprit mistriss Mangaretta ; vous m’avez convaincue, ainsi que lady Anne, que l’indulgence ne se trouve que dans la vertu. J’admire votre courage d’oser venir défendre l’innocence.

Je n’ai point de droit à votre admiration, répondit Bélinde, car je vous avoue franchement que je n’aurais point de courage si je voyais du danger dans cette démarche. Je ne crois pas qu’une jeune femme doive hasarder sa propre réputation pour préserver celle d’une autre. Je n’ai point encore assez de confiance dans la mienne pour oser lutter contre l’opinion ; c’est le devoir d’une femme comme mistriss Delacour, qui est au-dessus des traits de la calomnie, de défendre l’innocence opprimée ; mais pour Bélinde, loin d’être du courage, ce serait de la présomption et de la témérité.

Lorsque la compagnie se fut retirée, lady Delacour parut aussi surprise que charmée de la vivacité avec laquelle Bélinde la pressa de se rendre au desir de mistriss Delacour ; elle profita de la générosité de Bélinde.

Elle parut préoccupée toute la soirée, causa beaucoup tout bas avec mistriss Mangaretta, sans que Bélinde pût savoir le sujet de leur conversation, et le lendemain matin, de bonne heure, elle demanda ses chevaux, et partit avec miss Portman pour se rendre chez mistriss Delacour.


CHAPITRE XXXI.

CONCLUSION.


À mesure que la voiture approchait de la maison de mistriss Mangaretta, Bélinde sentait son trouble augmenter ; son cœur battait vivement, et elle était si agitée, qu’elle avait oublié sa curiosité.

Cependant lady Delacour l’observait attentivement ; son visage était radieux et son impatience d’arriver était extrême. La voiture s’arrêta enfin, les dames descendirent, et reçurent l’accueil le plus flatteur de mistriss Delacour. Elle les conduisit aussitôt dans un salon où était Virginie. Bélinde fut extrêmement surprise en voyant miss Hartley se jeter dans les bras de lady Delacour, avec l’air de la connaître. Mylady l’embrassa, lui dit quelques mots à l’oreille, et prenant le bras de M. Hartley, elle l’entraîna dans le cabinet de mistriss Mangaretta. Je vous laisse avec Bélinde, dit-elle à Virginie ; votre cœur et votre esprit la jugeront.

Virginie vint s’asseoir entre Bélinde et mistriss Delacour ; ses yeux étaient remplis de larmes. Il régna un silence parfait pendant quelques momens.

Miss Hartley, vous voyez la meilleure des femmes, s’écria mistriss Mangaretta, et, si vous la connaissiez vous ne pourriez vous empêcher de l’aimer.

Virginie considérait Bélinde d’un air naïf et curieux : elle lui prit la main, et sans retenir ses pleurs, elle dit :

Si je la connais, oh ! oui, madame ; mais j’avais besoin de la voir. — Je sais combien je vous dois de reconnaissance, continua-t-elle en s’adressant à Bélinde ; mistriss Mangaretta ne m’a pas laissé ignorer toute votre générosité pour moi. — Ô mon Dieu ! s’écria-t-elle en joignant les mains et levant ses yeux au ciel, — j’avais le cruel pressentiment qu’il la sacrifiait pour moi ! — Chère miss Portman, comme j’ai besoin que vous m’aimiez ! Vous ne savez pas combien je suis malheureuse ! — C’est vous qui méritez le bonheur ; — oh ! j’en ai la conviction, — vous le trouverez. —

Bélinde ne pouvait comprendre ce qu’elle entendait ; son ame était entraînée vers Virginie. — Sa figure, ses manières, son aimable ingénuité la charmaient : se persuadant que les pleurs et les idées mélancoliques de Virginie étaient causés par les atroces méchancetés qu’elle avait entendues la veille, elle lui dit, en la serrant contre son cœur :

Vous êtes un ange ; le monde n’est point digne de vous ; pourquoi le redouter ? Vous n’avez qu’à vous montrer, non pour vous justifier, mais pour vous faire admirer, pour vous voir adorée.

Adorée ! je n’y dois pas prétendre ; non, miss Portman, non, il ne faut pas me louer, il faut me donner du courage.

De grace ! mistriss Delacour, continua-t-elle en s’adressant à mistriss Mangaretta, conduisez-moi près de mon père ; il faut absolument que je lui parle devant mylady. Mon parti est pris, je ne dois plus perdre un instant.

Elle se leva aussitôt avec une dignité et une fermeté qui inspirait le respect ; car il ne diminuait en rien sa charmante modestie. Mistriss Mangaretta ouvrit la porte du cabinet, où lady Delacour lisait à M. Hartley les lettres de Clarence : Virginie se précipita aux pieds de son père.

De grace, ne me refusez pas, lui dit-elle ; emmenez-moi avec vous dans les Indes, laissez-moi consacrer ma vie à soigner mon père : là personne ne me calomniera, je pourrai toujours penser à lui, et, quand je le saurai heureux, je supporterai la vie. Oui, je la supporterai avec plaisir si je puis embellir la vôtre, mon père. Ah ! partons le plus tôt possible, je vous en supplie.

Tu seras malheureuse, répondit M. Hartley, en inondant de larmes le front de sa fille. Ah ! pourquoi ne m’as-tu pas laissé conclure cet hymen que je desirais tant.

Ne le regrettez pas, mon père, reprit Virginie ; j’aime Clarence, (elle rougit en prononçant son nom) oh ! je l’aime bien plus que moi-même ; je le voyais triste et rêveur quand je le lui répétais ; il me disait : Virginie, vous croyez m’aimer ; mais votre imagination trompe peut-être votre cœur. Élevée dans la solitude la plus entière, défiez-vous du premier élan de votre sensibilité. Je pleurais ; il me voyait malheureuse quand il me suppliait de le regarder comme un ami ; il souffrait de ma peine, et quand on s’est plu à me calomnier dans le monde, lorsqu’il m’a vu au désespoir, il m’a juré qu’il serait mon époux. Oh ! je veux lui rendre son serment ; Bélinde mérite son cœur bien mieux que moi. Comme il m’en parlait avec feu ! Je le vois, ses louanges n’étaient point exagérées ; qu’il soit heureux avec elle, je sens que je n’ai plus d’autre desir.

J’admire ton courage, lui dit M. Hartley ; mais je n’en ai pas tant que toi. L’idée de te voir malheureuse n’est pas supportable pour moi !

Virginie jeta un cri, et s’évanouit dans les bras de lady Delacour, en voyant entrer Clarence.

Bélinde, mistriss Mangaretta et mistriss Ormond accoururent au secours de miss Hartley. Mistriss Ormond plaignit sa pauvre enfant, assurant qu’elle avait bien prévu qu’elle serait malade après avoir passé toute la huit à pleurer. Bélinde lui prodigua les plus tendres soins : elle était loin de se douter qu’elle fût la cause des souffrances de Virginie. Elle revint à elle, et s’adressant à Bélinde : Promettez-moi de ne pas me refuser ce que je vais vous demander, lui dit-elle ; donnez-moi votre main ; (elle la serra contre son cœur) et saisissant celle de Clarence, elle la joignit avec force à celle de Bélinde. Vous avez été créés l’un pour l’autre, tous deux vous êtes parfaits ! s’écria-t-elle ; vous vous aimez, laissez-moi vous voir heureux !

Le trouble de miss Portman lui ôta la faculté de répondre ; elle regardait tour-à-tour Clarence et Virginie, et des larmes roulaient dans ses yeux.

Qu’entends-je ? dit Clarence ; Virginie, est-ce vous qui parlez ? Vous avez reçu mes sermens, vous avez toute ma tendresse.

Et Bélinde a tout votre amour, reprit Virginie. Lady Delacour m’a ouvert les yeux ; je lui dois plus que la vie, je lui dois votre bonheur.

Qu’avez-vous fait, madame ? s’écria Bélinde en s’adressant à lady Delacour. Vous m’avez trahie ! voyez les pleurs de Virginie ; oh ! pouvez-vous vous pardonner de l’avoir affligée ? pouvez-vous croire que je profite jamais de son malheur ? Non, non ; recevez pour jamais les adieux de Bélinde.

Lady Delacour, frappée de la fermeté de Bélinde, touchée de l’état de Virginie, avait perdu toute sa légèreté.

En voulant votre bonheur, vous aurais-je tous rendus malheureux ! dit-elle, en fondant en pleurs.

Mon parti est irrévocablement pris, ajouta Virginie ; je m’embarquerai demain avec mon père. Il sait qu’il y a un vaisseau prêt à partir. Les affaires de mon père l’appellent dans les Indes. Je serai sa compagne de voyage. Il ne tiendra qu’à vous, chère Bélinde, ainsi qu’à Clarence, d’adoucir pour moi l’amertume de l’absence. C’est en me donnant souvent de vos nouvelles, en m’apprenant que votre union vous rend aussi heureux que je le desire.

On eut de la peine à ramener Bélinde et à la réconcilier avec lady Delacour : mais les sentimens de Clarence éclatèrent enfin malgré lui ; il la conjura à genoux de ne pas lui faire perdre en un moment et son amie et son amante. On devine sans peine qu’un heureux mariage précéda d’heureux jours. Nous supprimerons tous les détails de ce dénouement fortuné.

Le secret d’ennuyer est celui de tout dire. Le mariage se fit à Oakly-Parck ; le souvenir de Virginie fut béni, mais vint seul obscurcir la gaieté générale. Lady Delacour, avec son époux et sa fille, jouit du bonheur de Bélinde. Elle se chargea d’en instruire mistriss Stanhope, et elle dit aux lecteurs qui s’amuseront de cet ouvrage :

Que votre esprit trouve la morale de cette histoire, et que votre cœur en profite.


FIN.
  1. Auteur de Caroline de Lichtfield.
  2. Nota. Nous avertissons le lecteur qu’on a inséré dans la Bibliothèque Britannique quelques morceaux de ce roman pour en donner une idée. Nous n’avons pas voulu changer le style de ces morceaux, traduits par une plume aussi élégante que facile : ç’eût été les défigurer ; et nous respectons trop ce qui peut plaire au public.
  3. Lieu où on se rassemble pour voter.
  4. Marmontel.
  5. On croirait que l’auteur anglais a voulu peindre ici la vertueuse femme du célèbre Lavoisier.